Division. — Le recours pour excès de pouvoir est soumis à deux sortes de règles. Les unes sont relatives à la recevabilité du recours ; les autres, aux moyens d’annulation qui peuvent être invoqués contre les actes administratifs.
Cette division correspond à la distinction qui doit être faite, dans l’étude de toute action, entre les règles de recevabilité et celles du fond. Quelle que soit en effet la juridiction devant laquelle une action est portée et le but auquel elle tend, elle soulève toujours deux questions pour le juge : l’action est-elle recevable ? est-elle fondée ? L’action est dite recevable lorsqu’elle remplit les conditions nécessaires pour qu’elle soit reçue par le juge et examinée dans ses moyens et conclusions ; elle est dite bien ou mal fondée, selon que les conclusions de la demande paraissent ou non justifiées.
Il suit de là qu’il ne faut pas confondre la non-recevabilité d’un recours pour excès de pouvoir avec celle de tel ou tel moyen d’annulation que ce recours aurait invoqué à tort contre un acte administratif. Si, par exemple, on attaque pour vice de forme un acte qui n’est soumis à aucune forme particulière, il est certain qu’on invoque un moyen inefficace, inexistant en droit, et qui peut être qualifié de moyen non-recevable. Mais pour arriver à qualifier ainsi ce moyen, il faut l’apprécier, c’est-à-dire juger une des conclusions du recours. Or le propre du recours non recevable, c’est de [420] se heurter à une fin de non-recevoir qui dispense le Conseil d’État d’examiner les moyens d’annulation proposés, de rechercher s’ils ont quelque valeur en fait ou en droit.
Cette distinction n’a pas toujours été exactement observée par la jurisprudence. On peut citer de nombreux arrêts qui déclarent des recours non recevables, bien qu’ils ne les écartent pas par une fin de non-recevoir proprement dite, mais les rejettent comme dénués de moyens suffisants. On est même quelquefois allé jusqu’à dire qu’un recours n’est pas recevable attendu qu’il n’est pas fondé. Ce sont là des confusions qu’il importe d’éviter si l’on veut mettre un peu de clarté dans la doctrine de l’excès de pouvoir.
Nous croyons donc nécessaire de renfermer la notion de non-recevabilité dans sa véritable acception juridique, celle qui éveille l’idée d’une fin de non-recevoir opposée à une action et faisant échouer cette action avant tout examen de ses moyens. Ainsi circonscrites, les questions de recevabilité n’en conservent pas moins une grande importance dans la matière du recours pour excès de pouvoir. Elles sont relatives : — 1° à la nature de l’acte attaqué ; — 2° à la qualité des parties qui l’attaquent ; — 3° aux formes et délais du recours ; — 4° à l’existence d’un recours parallèle ouvert devant une autre juridiction.
Nous examinerons successivement ces quatre questions de recevabilité. Nous étudierons ensuite les moyens d’annulation qui peuvent être invoqués à l’appui d’un recours reconnu recevable.
I. — RECEVABILITÉ D’APRÈS LA NATURE DE L’ACTE
Des actes qui ne sont pas de nature à être attaqués pour excès de pouvoir. — La première condition pour qu’un recours pour excès de pouvoir soit recevable, c’est que l’acte attaqué soit un acte administratif, émané d’une des autorités comprises dans la hiérarchie administrative.
Pour assurer l’observation de cette règle, il suffit de se reporter aux principes qui ont été exposés dans d’autres parties de cet ouvrage sur les limites de la compétence administrative à l’égard de l’autorité judiciaire (livre III), et à l’égard du Gouvernement et des Chambres (livre IV).
[421] Faisant application de ces principes à la matière du recours pour excès de pouvoir, nous nous bornerons à mentionner les actes suivants comme échappant d’une manière absolue au recours, parce qu’ils échappent à la compétence même du Conseil d’État statuant au contentieux :
I. Les actes judiciaires et de police judiciaire (1. Voy. tome Ier, p. 486.) même s’ils émanent d’autorités comprises dans la hiérarchie administrative, et notamment :
1° Les décisions prises par le ministre de la justice lorsqu’il exerce les pouvoirs de haute surveillance judiciaire qui lui ont fait autrefois attribuer le titre de Grand-Juge, par exemple lorsqu’il exerce le droit d’injonction prévu par l’article 274 du Code d’instruction criminelle. Cette attribution exceptionnelle ne doit pas être confondue avec celles que le ministre de la justice exerce à l’égard du personnel des cours et tribunaux, soit en nommant ou en révoquant des magistrats, soit en prononçant leur mise à la retraite, soit en exerçant les attributions disciplinaires prévues par la loi du 21 avril 1810 et par celle du 30 août 1883. Ce sont là des pouvoirs d’administration qui se rattachent à la fonction ministérielle, et dont l’exercice peut donner lieu à des recours devant la juridiction contentieuse ;
2° Les décisions des consuls, lorsqu’elles ont le caractère d’actes de juridiction ;
3° Les actes d’instruction faits par le préfet de police à Paris et par les préfets dans les départements, en vertu de l’article 10 du Code d’instruction criminelle, à l’effet de rechercher et de constater les crimes, délits et contraventions ;
4° Les actes de même nature faits par les commissaires de police, agissant comme officiers de police judiciaire auxiliaires du procureur de la République, en vertu des articles 11 et suivants du Code d’instruction criminelle ;
5° Les actes faits par les maires et autres officiers municipaux, soit en qualité d’officiers de police judiciaire, soit en qualité d’officiers de l’état civil.
[422] II. Les actes législatifs (1. Voy. tome II, p. 5.), même lorsqu’ils émanent du chef de l’État participant à l’exercice du pouvoir législatif, ce qui comprend :
1° Les décrets dits dictatoriaux qui ont reçu force de loi dans des circonstances politiques exceptionnelles ;
2° Les décrets du chef de l’État réglant des matières sur lesquelles la Constitution ou les lois lui ont conféré la puissance législative, notamment des matières de législation algérienne et coloniale ;
3° Les règlements d’administration publique faits en Conseil d’État en vertu d’une délégation spéciale du législateur.
III. Les actes de gouvernement (2. Voy. tome II, p. 32.) faits par le pouvoir exécutif dans l’exercice de ses attributions politiques et gouvernementales, et notamment :
1° Les décrets par lesquels le Président de la République convoque et proroge les Chambres législatives, ou prononce la dissolution de la Chambre des députés ;
2° Les actes diplomatiques (3. Voy. tome II, p. 46.), c’est-à-dire les actes et décisions du Président de la République, du ministre des affaires étrangères ou des agents qui leur sont subordonnés, concernant les rapports du gouvernement français avec les puissances étrangères ;
3° Les actes dits de sûreté publique (4. Voy. tome II, p. 35.), tels que la déclaration d’état de siège dans les cas où elle relève du pouvoir exécutif ; les mesures prises en vue de protéger le territoire contre l’invasion des épidémies, et consistant dans l’établissement de quarantaines et de cordons sanitaires ; et, d’après certains auteurs, les décisions exceptionnelles de haute police gouvernementale que le Gouvernement prend, sous sa responsabilité, en vue de conjurer un péril public.
4° Les faits de guerre (5. Voy. tome II, p. 53.).
II. Certains actes d’administration peuvent aussi échapper, par leur nature même, au recours pour excès de pouvoir, lorsqu’ils émanent d’autorités qui ne sont pas comprises dans la hiérarchie administrative.
[423] Tels sont les actes d’administration que les Chambres accomplissent en forme de lois (1. Voy. tome II, p. 16.) : déclaration d’utilité publique, autorisations et concessions de travaux publics, actes de tutelle administrative concernant l’État, les départements et les communes. Telles sont aussi les décisions prises par les assemblées parlementaires, par leurs commissions ou par leurs bureaux à l’égard des membres de ces assemblées, de leurs auxiliaires ou des tiers.
Il en est de même des actes d’administration accomplis par les autorités ecclésiastiques, même en vue du temporel des établissements religieux. Ces autorités ne sont pas en effet des « corps administratifs », des « autorités administratives », dans le sens des lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872. Si leurs décisions relèvent, dans certains cas, du Conseil d’État agissant comme conseil du Gouvernement en matière d’abus, elles ne relèvent pas du Conseil d’État statuant au contentieux comme juge des excès de pouvoir (2. Voy. tome II, p. 82.).
Des actes de pure administration. — Doit-on considérer comme échappant de plein droit à tout recours en annulation pour excès de pouvoir certains actes d’administration, émanant d’autorités comprises dans la hiérarchie administrative, et désignés en doctrine et en jurisprudence sous le nom d’actes de pure administration ?
Cette dénomination est souvent appliquée à des actes que l’administration accomplit d’après sa libre appréciation, afin de pourvoir aux intérêts généraux ou particuliers, et non pour satisfaire à des droits ou à la loi. Tels sont les règlements administratifs faits dans un intérêt général ; les mesures de police, spécialement celles qui intéressent la salubrité et la sécurité publiques ; les actes de tutelle administrative ; les nominations et révocations de fonctionnaires, lorsqu’il n’existe pas de lois qui fixent leur état et leurs droits à l’avancement ; les mesures disciplinaires ; les suspensions ou dissolutions de corps administratifs électifs ; le refus ou le retrait d’autorisations ou de concessions révocables, et un grand nombre d’autres actes, dans lesquels domine également la libre appréciation de l’administrateur.
[424] Des recours formés contre des actes de cette nature ont souvent été écartés par une fin de non-recevoir tirée de ce que la décision « est un acte de pure administration qui n’est pas de nature à être déféré par la voie contentieuse ».
Faut-il conclure de là qu’il existe toute une catégorie d’actes d’administration échappant d’une manière absolue au recours pour excès de pouvoir ? Nous ne pensons pas, car de nombreux arrêts ont accueilli des recours formés contre des règlements de police, des actes de tutelle, des actes d’autorité hiérarchique et d’autres mesures souvent qualifiées d’actes de pure administration. Ce qui est vrai, c’est que ces sortes de décisions, à raison du caractère facultatif et discrétionnaire qui leur appartient le plus souvent, ne comportent pas de discussion sur le terrain des droits acquis ou de la violation de la loi : c’est pour cela que les anciens arrêts déclaraient que ces actes n’étaient pas susceptibles de recours contentieux, c’est-à-dire d’un recours fondé sur un droit lésé ; mais il n’en résultait pas qu’ils fussent affranchis de tout recours, car on a pu de tout temps invoquer contre eux les griefs tirés de l’incompétence ou du vice de forme.
Il n’est donc point exact de dire, comme l’ont fait quelques arrêts, que les actes de pure administration, les actes discrétionnaires « ne sont pas de nature à être déférés par application des lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872 » ; leur nature ne répugne point à tout recours devant le Conseil d’État, et il n’y a, sous ce rapport, aucun rapprochement à faire entre eux et les actes de gouvernement. Seulement, il va de soi qu’ils ne peuvent être attaqués que pour les griefs d’illégalité auxquels se prête leur nature plus ou moins discrétionnaire, griefs qui sont quelquefois très restreints, et qui peuvent se réduire au seul cas d’incompétence (1. Ces solutions ne font pas plus de doute en doctrine qu’en jurisprudence. On lit dans le traité de la Compétence administrative de M. Serrigny (t. Ier, p. 35 et suiv.) : — « Si l’acte émané de l’autorité exécutive est l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui lui est confié, il est de pure administration ; mais l’omission ou la violation des formes établies par les lois et règlements suffit en général pour faire passer un acte de pure administration dans la classe des actes qui donnent ouverture à la voie contentieuse. » On lit aussi dans l’article Conseil d’État de M. Dalloz (rédigé par M. A. Dalloz, l’un des rapporteurs de la loi organique de 1846) : — « Remarquons que les actes de pure administration peuvent être déférés au Conseil d’État par voie contentieuse lorsque le fonctionnaire dont ils émanent ne s’est pas renfermé dans les limites des lois et règlements. » (Répertoire, v° Conseil d’État, n° 74.)).
[425] Le Conseil d’État a tenu compte de ces nuances dans plusieurs arrêts rendus depuis 1872. On peut citer notamment : l’arrêt du 10 juillet 1874 (de Grand’maison) sur un recours formé contre un décret approuvant un plan général d’alignement ; on y lit que « le décret attaqué constitue un acte d’administration pris par l’autorité administrative en vertu des pouvoirs qui lui ont été attribués par l’article 52 de la loi du 16 septembre 1807, que dès lors il n’est susceptible de recours par la voie contentieuse que pour violation ou inobservation des formalités prescrites par la loi… » ; — l’arrêt du 17 janvier 1879 (Spindler), rendu sur un recours contre un arrêté préfectoral qui prononçait le remplacement d’un médecin des indigents, porte que « le requérant n’est pas fondé à contester qu’il appartient au préfet de procéder à son remplacement en observant les mêmes formes… et qu’il n’est pas recevable à discuter devant le Conseil d’État les motifs de cette mesure de pure administration » (1. On peut citer plusieurs exemples de rédactions analogues qui distinguent très justement entre la discussion de la légalité de l’acte, qui appartient au Conseil d’État, et la discussion de ses motifs qui lui échappe : — Cf. 14 décembre 1883, Lequeux ; — 18 février 1887, Sortino Valentino ; — 3 février 1888, Buisson ; — 22 mars 1889, Delaine ; — 25 novembre 1892, Schwalbach. Nous verrons plus loin que même les motifs de l’acte de pure administration peuvent quelquefois être discutés devant le Conseil d’État, lorsqu’on soutient qu’ils révèlent un détournement de pouvoir, c’est-à-dire l’usage du pouvoir discrétionnaire en dehors du but pour lequel il a été institué par la loi.).
On peut cependant se demander si, parmi les actes discrétionnaires et de pure administration, il n’en est pas qui échappent véritablement à tout recours par la voie contentieuse, quel que soit le grief invoqué contre eux, même celui d’incompétence ou de vice de forme. La raison de douter vient de ce qu’il existe des actes administratifs ayant un caractère si général et si impersonnel qu’on a peine à concevoir quelle partie pourrait les attaquer s’ils étaient entachés d’excès de pouvoir. Tels sont, par exemple, les règlements qui déterminent la marche d’un service public, qui tracent des règles aux subordonnés pour le fonctionnement de ce service, [426] mais qui n’adressent aucune prescription aux personnes étrangères à l’administration. Alors même que les règlements de cette nature seraient entachés d’incompétence ou de vice de forme, il semble douteux qu’ils puissent être attaqués devant le Conseil d’État. Qui les attaquerait en effet ? Ni les simples citoyens, ni les agents du service intéressé ne semblent avoir qualité pour se constituer les défenseurs officieux de la légalité méconnue, ou les censeurs d’un supérieur hiérarchique. Aussi est-ce avec raison que le Conseil d’État a opposé une fin de non-recevoir à des recours formés par des militaires contre des décisions du ministre de la guerre réglant leur uniforme et les insignes de leur grade (1. 18 novembre 1885, Sévigny ; — même date, Dalard.).
Mais cette fin de non-recevoir se rattache-t-elle réellement à la nature de l’acte ? Ne tient-elle pas plutôt au défaut de qualité des parties qui prétendraient l’attaquer ?
Quoi qu’il en soit, nous pensons qu’on doit être très sobre de la formule : « tel acte n’est pas de nature à être attaqué par la voie contentieuse » et qu’on devrait la réserver pour les actes qui échappent absolument à tout recours devant le Conseil d’État, quelle que soit la partie qui les défère et quelle que soit l’illégalité dont on les prétend entachés.
Ce que nous venons de dire des actes de pure administration s’applique également aux actes dits de haute administration, qui ne sont en réalité qu’une variété des premiers et qui n’en diffèrent que par l’importance des décisions et par le rang élevé de l’autorité dont elles émanent. Cette dénomination a été quelquefois appliquée à des décrets prononçant la dissolution de corps administratifs électifs, créant ou modifiant des circonscriptions administratives ou ecclésiastiques, supprimant des offices ministériels, et à d’autres actes relevant de l’appréciation souveraine du chef de l’État. Si restreints que puissent être les moyens d’annulation opposables à ces décisions, on ne doit pas dire qu’elles échappent par leur nature à tout recours pour excès de pouvoir ; elles peuvent tomber sous la juridiction du Conseil d’État si elles sont entachées d’incompétence ou de vice de forme. C’est pourquoi il faut éviter de confondre, comme on l’a fait quelquefois, les actes dits de haute [427] administration, qui sont des actes administratifs, avec les actes dits de gouvernement dont la nature est différente.
Des actes n’ayant pas le caractère de décisions exécutoires. — L’acte administratif est, comme nous venons de le voir, l’objectif du recours pour excès de pouvoir ; mais toute manifestation des intentions d’un administrateur n’est pas par elle-même un acte sur lequel un débat contentieux puisse s’engager. Pour que le recours soit recevable, il faut qu’il existe une décision susceptible d’être exécutée ; si l’administrateur s’est borné à manifester des intentions qui ne pourraient se réaliser que par des actes ultérieurs, la partie doit attendre que ces actes l’atteignent. Le recours pour excès de pouvoir ne saurait, en effet, être un simple procès de tendance ; pour le former valablement, il ne suffit pas qu’on se croie menacé par une décision éventuelle, il faut qu’on soit réellement touché par une décision actuelle.
La jurisprudence a fait de nombreuses applications de cette règle, en rejetant comme non recevables des recours formés contre des mesures purement préparatoires ou comminatoires, telles que les suivantes :
1° Les instructions données par les supérieurs hiérarchiques à leurs subordonnés, en vue de leur faire prendre des décisions de leur ressort. Ces instructions n’ont point d’effet direct sur les tiers, qui doivent attendre, pour se pourvoir, que ces décisions soient rendues (1. Conseil d’État, 9 février 1870, commune de Beaumont-le-Roger ; — 16 janvier 1880, fabrique d’Astaffort ; — 15 mars 1889, Dubois ; — 25 juillet 1890, commune de Philippeville ; — 9 juin 1893, Delhomme.).
2° Les prétentions que l’administration émet au cours d’une discussion avec une partie, et qui n’ont point par elles-mêmes un caractère décisoire ; elles ne peuvent donner lieu à un recours que lorsqu’elles se sont traduites en décisions exécutoires (2. Conseil d’État, 22 janvier 1863, de la Moskowa ; — 6 juillet 1877, Rousset.).
Quelquefois le Conseil d’État, en présence de véritables décisions qu’il n’appartenait pas à l’administration de prendre, les a qualifiées de « simples prétentions » et leur a dénié par ce moyen [428] toute force exécutoire (1. Conseil d’État, 24 juin 1881, évêque de Coutances ; — 25 juillet 1884, Pacte social de Briche.). Mais ce procédé d’interprétation ne doit être employé qu’avec réserve, car lorsqu’une partie défère au Conseil d’État une décision exécutoire qui est entachée d’illégalité, elle a en principe le droit d’en obtenir l’annulation à moins que l’auteur de l’acte ou son supérieur hiérarchique ne le mettent eux-mêmes à néant.
3° Les mesures d’instruction que l’administration prescrit pour préparer la solution d’une affaire. La décision qui prescrit ces mesures est, à la vérité, susceptible d’exécution en ce qui concerne les vérifications à opérer, mais elle ne préjuge pas par elle-même le fond du droit ; elle ne sert qu’à préparer une décision ultérieure contre laquelle on se pourvoira s’il y a lieu. La règle est ici la même que pour les jugements préparatoires des juridictions contentieuses (2. Conseil d’État, 6 août 1886, ville de Dijon ; — 17 février 1888, Veyrières ; — 15 mars 1889, ville de Douai.).
4° Les mises en demeure, qui précèdent et font pressentir des décisions exécutoires, mais qui ne constituent en réalité que des prétentions émises par l’administration et auxquelles la partie peut ne pas déférer. Il lui suffit de se pourvoir contre la décision qui suivrait la mise en demeure, ou de se défendre contre les poursuites qui seraient engagées si l’infraction à la mise en demeure donnait lieu à un procès-verbal de contravention (3. Conseil d’État, 10 décembre 1875, Béhic ; — 29 décembre 1876, Pomel ; — 5 avril 1884, Compagnie parisienne du gaz ; — 7 mars 1890, Phélippon ; — 5 février 1892, Courmont.).
Il peut cependant arriver qu’une mise en demeure perde son caractère purement comminatoire et se transforme en une véritable décision susceptible d’être ultérieurement exécutée. Tel est le cas où l’administration fait savoir que, faute de satisfaire à une injonction déterminée, elle procédera d’office à des mesures d’exécution, après tel délai et sans décision nouvelle. En pareil cas, il y a une véritable décision à terme, qui peut être l’objet d’un recours, aussi bien qu’une décision susceptible d’exécution immédiate (4. Conseil d’État, 2 juillet 1875, Fouques de Wagnonville ; — 23 mars 1877, Sadoul ; — 21 novembre 1884, fabrique Saint-Nicolas-des-Champs. — Voy. cependant 9 mai 1890, commune de Saint-Leu-Taverny.).
[429] Du silence gardé par l’administration. — Si les décisions purement préparatoires de l’administration ne peuvent pas donner lieu à un recours, à plus forte raison l’absence complète de décision, le silence et l’inaction de l’administration ne sauraient, en principe, faire naître une action devant la juridiction contentieuse. Il n’appartient pas à cette juridiction d’intervenir par voie d’injonction dans le domaine de l’administration active ; or, à quoi pourrait tendre une réclamation contentieuse formée contre l’inaction d’une autorité administrative, sinon à faire juger que cette autorité doit agir et comment elle doit agir ? On placerait ainsi une certaine part d’impulsion et d’action administratives dans le domaine d’une juridiction, c’est-à-dire là où ne sauraient résider ni l’exercice direct de la puissance publique ni la responsabilité qui s’y rattache.
Il est cependant hors de doute que le silence de l’administration, son abstention systématique, peuvent avoir quelquefois pour effet de léser un droit. Tel serait le cas où un ministre laisserait sans réponse une demande tendant à faire liquider une créance sur l’État ou une pension de retraite ; le cas où un préfet ou un maire, saisi d’une demande d’alignement, s’abstiendrait d’y donner aucune suite ; celui où un supérieur hiérarchique affecterait de ne tenir aucun compte des réclamations formées contre les actes d’autorités inférieures et ne rendrait aucune décision. L’incorrection administrative prendrait alors le caractère d’une sorte de déni de justice et l’on serait tenté d’y voir un véritable excès de pouvoir. Comment concilier le principe de justice, qui semblerait en pareil cas autoriser un recours, avec la règle de droit qui l’interdit ?
Cette conciliation ne peut résulter que de dispositions législatives assimilant, par une fiction légale, le silence de l’administration à une décision de rejet, et permettant de recourir contre cette décision supposée comme contre une décision véritable.
L’article 7 du décret du 2 novembre 1864 contient une disposition de ce genre à l’égard des ministres. Il dispose que, « lorsque les ministres statuent sur des recours contre les décisions d’autorités qui leur sont subordonnées, leur décision doit intervenir dans le délai de quatre mois à dater de la réception de la réclamation. Après l’expiration de ce délai, s’il n’est intervenu aucune décision, les parties peuvent considérer leur réclamation [430] comme rejetée et se pourvoir devant le Conseil d’État. » On voit que ce texte assimile fictivement le silence du ministre, prolongé pendant plus de quatre mois, à une décision de rejet ; c’est en vertu de cette fiction qu’il autorise le recours (1. Des textes spéciaux ont créé une fiction semblable en matière de contentieux électoral. Voy. l’article 38, § 4, de la loi du 5 avril 1884 (reproduisant l’article 45, § 4, de la loi du 5 mai 1855), qui considère comme rejetée par le conseil de préfecture une protestation formée contre une élection municipale, si le conseil n’a pas statué dans le délai d’un mois. — Voy. aussi les articles 11 et 12 du décret du 16 mars 1880, relatif aux élections du Conseil supérieur de l’instruction publique et des conseils académiques, qui contiennent une disposition semblable lorsque le ministre de l’instruction publique n’a pas, dans le même délai d’un mois, statué sur les protestations.).
Cette disposition, à raison de son caractère exceptionnel, n’a pas paru au Conseil d’État susceptible d’être étendue par voie de jurisprudence. Elle demeure limitée au cas où le ministre est saisi, en qualité de supérieur hiérarchique, d’un recours contre un acte d’une autorité inférieure ; elle ne s’applique pas quand le ministre est sollicité de prendre une décision à tout autre titre, par exemple comme représentant de l’État, comme liquidateur de ses dettes, ou comme dépositaire direct de la puissance publique (2. Conseil d’État, 19 juillet 1872, Drouard ; — 21 mars 1879, Guimard ; — 27 mai 1881, ville de Beauvais.).
Cette fiction légale ne s’applique pas non plus aux autorités autres que les ministres ; sans qu’il y ait lieu de distinguer si ces autorités sont subordonnées aux ministres, comme les préfets, ou sont seulement placées sous leur surveillance, comme les conseils généraux ou les commissions départementales ou comme l’autorité municipale, dans les matières où elle possède un droit de décision propre. Quelque prolongé que soit le silence gardé par ces autorités, il ne peut pas, dans l’état actuel de la législation, être assimilé à une décision de rejet susceptible d’être directement déférée au Conseil d’État pour excès de pouvoir. Cette solution a été explicitement consacrée, à l’égard des préfets, par plusieurs arrêts du Conseil d’État, notamment par celui du 6 mars 1869 (Hervé), rendu sur un recours qui attaquait le silence gardé par un préfet sur une demande d’autorisation de travaux. « Considérant, porte cet arrêt, qu’aucune disposition de loi ou de règlement n’autorisait le requérant à se pourvoir directement devant nous, contre le refus d’autorisation [431] qu’il prétendait résulter implicitement du silence gardé par le préfet. »
Mais si l’on ne peut pas, en pareil cas, se pourvoir directement au Conseil d’État contre le silence d’une autorité subordonnée, a-t-on du moins la faculté de dénoncer ce silence au ministre, puis de se pourvoir au contentieux, si le ministre s’abstient à son tour de statuer pendant plus de quatre mois ? Précisons la question par un exemple. Un propriétaire, voulant construire le long d’une route nationale, demande un alignement au préfet qui laisse cette demande sans réponse ; il se plaint au ministre qui s’abstient de statuer pendant quatre mois ; ce propriétaire pourra-t-il assimiler ce double silence à une décision portant refus d’alignement ?
L’affirmative a été admise par deux arrêts du 11 janvier 1866 (Chabanne) et du 6 mars 1869 (Hervé). « Dans ce cas, disait le commissaire du Gouvernement (M. Aucoc), le refus de statuer du préfet et le refus de statuer du ministre ne font qu’un (1. Voy. ces conclusions, au Recueil, sous l’arrêt Chabanne du 11 janvier 1868.). » Malgré l’autorité de ces décisions, nous éprouvons des doutes sérieux sur la solution qu’elles consacrent. En effet, l’article 7 du décret de 1864 ne crée d’assimilation entre le silence du ministre et une décision implicite de rejet que « lorsque les ministres statuent sur des recours contre les décisions d’autorités subordonnées » ; or, dans les espèces jugées en 1866 et en 1869, il n’existait pas de décision de l’autorité inférieure, puisqu’on se plaignait précisément de ce qu’elle n’en voulait rendre aucune. Les arrêts précités en arrivent donc à assimiler le silence du préfet à une décision de rejet quand on se pourvoit devant le ministre, tout en déclarant cette assimilation impossible quand on se pourvoit directement devant le Conseil d’État. Nous ne voyons pas comment une telle distinction pourrait se justifier.
Cette application du décret de 1864 soulève deux autres objections : en premier lieu elle laisse sans solution la question de savoir après quel délai le silence du préfet pourrait être assimilé à une décision susceptible d’être déférée au ministre : on ne peut pas appliquer ici le délai de quatre mois qui est exclusivement prévu pour les ministres ; on ne peut pas non plus admettre que [432] ce délai soit indéterminé ou puisse varier au gré de l’impatience des parties ; on est donc en dehors de tout terrain légal. En second lieu, si l’on acceptait la doctrine de ces anciens arrêts, il est clair qu’on pourrait, au moyen d’une simple évolution de procédure, former un recours contentieux contre le silence de toute autorité subordonnée : il suffirait pour cela de remonter l’échelle des recours hiérarchiques jusqu’au ministre, dont la décision ou le silence fournirait la matière du débat contentieux, non seulement contre le ministre lui-même, mais encore contre toutes les autorités dont on lui aurait signalé l’inaction. Un tel système de recours n’aurait certainement rien de commun avec celui que le décret de 1864 autorise.
Au surplus, les arrêts précités n’ont pas eu pour but, dans la pensée même de leurs auteurs, de fonder une jurisprudence extensive du décret de 1864 et de généraliser le droit de recours en cas de silence des autorités administratives ; ce sont plutôt des arrêts d’espèce et d’équité, tels que le Conseil d’État s’est cru autorisé à en rendre, pendant une certaine période, pour déjouer les procédés blâmables d’une grande administration qui était parvenue à se soustraire au contrôle ministériel, et qui avait voulu se soustraire aussi au contrôle du Conseil d’État, en déguisant ses refus sous un silence systématique afin d’éviter tout débat contentieux. De là l’effort de jurisprudence fait par le Conseil d’État pour ouvrir son prétoire aux parties lésées, nonobstant les expédients imaginés pour le leur fermer. Mais, tout en reconnaissant les services que de telles décisions ont pu rendre dans des circonstances exceptionnelles, il faut se garder d’en généraliser la doctrine qui n’est point celle de la loi.
Si maintenant on voulait examiner, non en droit positif mais en législation, la délicate question des refus de statuer ou d’agir, il serait certainement permis de concevoir un autre système que celui du décret de 1864. Le décret ne vise que les ministres, et seulement lorsqu’ils agissent comme supérieurs hiérarchiques ; nous ne verrions pas d’objection grave à ce que l’assimilation entre un silence prolongé et une décision de rejet fût applicable à toute autorité investie d’un droit de décision propre, — surtout depuis que la législation a soustrait au contrôle hiérarchique des ministres [433] plusieurs de ces autorités, telles que les commissions départementales, les conseils généraux et même, dans certains cas, les maires et les conseils municipaux. — Il ne nous répugnerait pas non plus que les ministres eux-mêmes, lorsqu’ils ont à statuer directement comme représentants de l’État ou comme dépositaires de la puissance publique, fussent tenus de prononcer sur les requêtes des parties dans un délai déterminé (1. Des dispositions en ce sens ont été proposées dans un projet de loi relatif au Conseil d’État, élaboré par une commission de la Chambre des députés, et dont le rapport a été déposé le 21 juillet 1894 (annexe n° 869). Ce projet contient un article 12 ainsi conçu : — « Dans les affaires contentieuses qui ne peuvent être introduites « devant le Conseil d’État que sous la forme de recours contre une décision ministérielle, lorsqu’un délai de plus de quatre mois s’est écoulé sans qu’il soit intervenu aucune décision, les parties intéressées peuvent considérer leur demande comme rejetée et se pourvoir devant le Conseil d’État. » Tout en approuvant l’idée dont s’inspire l’innovation proposée, nous pensons que cette disposition serait trop absolue à l’égard des ministres, et qu’elle aurait besoin d’être complétée de manière à atteindre des autorités autres que les ministres. Elle nous parait trop absolue à l’égard des ministres, parce qu’elle ne distingue pas entre le silence qui constituerait un véritable déni de justice (tel qu’un refus de répondre à une demande de pension, de liquidation d’une créance sur l’État), et le silence que le ministre croirait devoir garder en présence de réclamations ou d’injonctions ne reposant sur aucun droit acquis. La faculté donnée à la partie d’actionner, dans tous les cas, le ministre devant le Conseil d’État pourrait avoir pour conséquence non seulement d’encourager des procès téméraires, mais encore, ainsi que nous l’avons fait remarquer ci-dessus, d’introduire la juridiction contentieuse dans le domaine de l’action administrative. A un autre point de vue, la disposition nous parait trop restreinte, car elle n’ouvre le droit de recours que contre les ministres, non contre les autorités départementales ou municipales qui sont investies, elles aussi, de certains droits de décision, et qui peuvent commettre des dénis de justice par leur silence systématique. En matière de pensions par exemple, si l’on crée un recours contre le silence des ministres chargés de liquider les pensions de l’État, il nous paraîtrait rationnel de le créer également contre le silence des préfets ou des conseils généraux chargés de liquider les pensions dues par les communes ou les départements. Remarquons aussi que le silence gardé sur des demandes d’alignement, — c’est-à-dire le genre d’abus qui s’est le plus révélé dans la pratique et qui a donné lieu aux arrêts précités du 11 janvier 1866 et du 6 mars 1869, — ne pourrait pas être réprimé par le texte proposé, puisque ce n’est point aux ministres, mais aux préfets ou aux maires qu’il appartient de statuer sur ces demandes. L’innovation dont il s’agit pourrait donc, ce semble, être mieux réalisée par une disposition qui s’appliquerait aux diverses autorités administratives investies d’un droit propre de décision, mais qui ne viserait que les demandes formées en vertu d’un titre ou d’une disposition de loi, et à l’égard desquelles un refus de statuer équivaudrait à un déni de justice.).
Mais cette extension des règles en vigueur ne saurait être séparée d’une restriction importante : l’assimilation du silence à une décision de rejet ne pourrait, selon nous, être admise que si ce silence constituait un véritable déni de justice, c’est-à-dire si l’autorité qui s’abstient de statuer était légalement tenue de rendre une décision. Tel serait le cas où le ministre serait saisi d’une demande de pension ou de liquidation d’une créance sur l’État ; le cas où les préfets sont chargés de statuer sur les recours de particuliers contre des délibérations de conseils municipaux attaquées comme illégales ; celui où les préfets ou les maires ont à prononcer sur des demandes d’alignement ; tels seraient, en termes plus généraux, les cas où une autorité, hiérarchisée ou élective, a mission de statuer sur une demande qui s’appuie sur un droit et qui, par suite, exige une décision. Si libre que l’administration puisse être de faire une réponse négative, il n’en peut résulter pour elle le droit de ne faire aucune réponse, et de supprimer indirectement tout contentieux sur la demande, en refusant la décision qui peut seule ouvrir l’accès du tribunal administratif. Un tel refus constituerait un véritable déni de justice, et il pourrait, à ce titre, être assimilé à un excès de pouvoir. Mais de telles innovations, si jamais elles semblaient nécessaires, ne sauraient être l’œuvre de la jurisprudence ; elles ne pourraient résulter que d’une loi qui remanierait le système du décret de 1864, déterminerait les délais opposables aux diverses autorités, créerait enfin de nouveaux cas d’assimilation entre le silence et la décision, véritable fiction légale qui ne peut être que l’œuvre du législateur.
[434]
II. — RECEVABILITÉ D’APRÈS LA QUALITÉ DE LA PARTIE
Conditions générales. — Le recours pour excès de pouvoir doit, pour être recevable, être formé par une partie ayant qualité pour en saisir le Conseil d’État.
L’idée de qualité peut être ici envisagée sous deux aspects différents : au point de vue des conditions générales d’aptitude juridique qu’une partie doit remplir pour exercer une action, et au point de vue des conditions spéciales que comporte le recours pour excès de pouvoir.
[435] En ce qui touche les conditions générales, nous nous bornerons à rappeler les règles du droit commun qui refusent le droit d’ester en justice aux mineurs, aux interdits et autres incapables, s’ils ne sont pas assistés de leurs représentants légaux, aux femmes mariées si elles ne sont pas autorisées de leurs maris, aux communes et aux établissements publics si ceux qui les représentent ne sont pas pourvus des autorisations exigées par la loi. Ces règles s’appliquent, selon nous, au recours pour excès de pouvoir dans la même mesure qu’aux autres actions portées devant la juridiction administrative.
Ce point pourrait faire doute si l’on considérait, comme on l’a fait à de certaines époques, le recours pour excès de pouvoir comme un recours suprême au chef de l’État, comme une sorte de pétition au souverain siégeant en son Conseil, en un mot, comme la forme la plus élevée du recours hiérarchique. En effet, les pétitions adressées aux pouvoirs publics, ou les recours purement administratifs ne sont pas rigoureusement soumis aux mêmes conditions d’aptitude légale que les actions proprement dites ; il est dans leur nature d’être plus librement accessibles. Mais depuis que le recours pour excès de pouvoir a définitivement pris le caractère d’une action contentieuse, sur laquelle le Conseil d’État statue souverainement en vertu de l’article 9 de la loi du 24 mai 1872, il ne nous semble pas qu’on puisse légalement l’affranchir des conditions générales d’aptitude juridique imposées à ceux qui agissent en justice.
On devra donc appliquer au recours pour excès de pouvoir les règles relatives à la représentation légale des incapables. Si, par exemple, un mineur veut attaquer une décision d’un conseil de révision ou du ministre de la guerre en matière de recrutement, le pourvoi devra être formé avec l’assistance de son père ou tuteur. S’il s’agit d’un recours intéressant une commune, il devra être formé par le maire à ce autorisé par le conseil municipal, ou par un contribuable dûment autorisé à exercer les actions des communes (1. Conseil d’État, 3 novembre 1882, Duffaut ; — 20 novembre 1885, Rulée.).
Remarquons cependant que les recours pour excès de pouvoir formés par les communes sont dispensés de l’autorisation du conseil [436] de préfecture, prévue par l’article 121 de la loi du 5 avril 1884 pour les actions judiciaires exercées par les communes. Cette dispense n’est pas spéciale à ce recours ; on sait qu’elle s’applique également à toutes les actions portées devant la juridiction administrative, soit en premier ressort, soit en appel.
Nous n’insisterons pas davantage sur ces règles générales, notre attention devant plus particulièrement se porter sur les règles qui sont spéciales au recours pour excès de pouvoir.
Intérêt direct et personnel. — La qualité requise pour former un recours naît de l’intérêt direct et personnel que la partie peut avoir à l’annulation de l’acte. C’est là une règle depuis longtemps consacrée par la jurisprudence. Elle semble plus large que la règle ordinaire relative aux actions en justice, car celui qui exerce une action doit, en principe, invoquer à la fois un droit et un intérêt : un droit, parce que l’action est à proprement parler le moyen de poursuivre en justice ce qui vous est légalement dû, jus persequendi in judicio quod sibi debetur ; un intérêt, parce qu’on n’a pas d’action si l’on ne peut retirer aucun effet utile du jugement qu’on sollicite.
Si l’on avait exigé, pour la recevabilité du recours pour excès de pouvoir, que la partie se prévalût d’un droit contre l’acte administratif attaqué, on n’aurait en réalité ouvert ce recours que contre les actes qui lèsent les droits acquis. Ceux qui ne lèsent que des intérêts auraient échappé au recours, alors même qu’ils auraient été entachés d’incompétence ou de vice de forme ; il était cependant nécessaire que ces irrégularités pussent être relevées, même dans les actes facultatifs et discrétionnaires de l’administration, car la vigilance des intérêts lésés est ici la meilleure sauvegarde de la légalité. On doit d’ailleurs remarquer que si une décision discrétionnaire ne peut jamais blesser que de simples intérêts par les dispositions qu’elle édicte, elle peut néanmoins blesser de véritables droits par la manière dont elle est rendue ; c’est ce qui arrive lorsque les règles de compétence ou de forme ne sont pas observées, car chacun a le droit d’exiger, dans toute décision qui le touche, l’observation de ces règles qui sont la garantie commune de tous les intéressés. C’est ainsi que l’idée de droit lésé, cette idée-mère de tout le contentieux administratif, apparaît aussi dans [437] la matière de l’excès de pouvoir : sans doute, en présence d’actes discrétionnaires, on n’a pas le droit d’exiger que l’autorité prononce dans tel ou tel sens, mais on a le droit d’exiger qu’elle prononce dans les formes de droit et dans les limites de sa compétence.
L’intérêt doit être direct et personnel ; il ne saurait se confondre avec l’intérêt général et impersonnel que tout citoyen peut avoir à ce que l’administration se renferme dans les bornes de la légalité ; un tel intérêt peut suffire pour inspirer une pétition aux pouvoirs publics, mais non pour justifier une action devant une juridiction contentieuse ; cette action ne peut se fonder que sur les intérêts propres du réclamant, car les intérêts généraux ont des représentants investis d’un caractère public, auxquels de simples particuliers n’ont pas le droit de se substituer.
L’intérêt direct et personnel que la partie doit avoir à l’annulation de l’acte attaqué n’est pas nécessairement un intérêt pécuniaire ou matériel ; un intérêt moral peut suffire, pourvu qu’il touche directement l’auteur du recours : tel est l’intérêt qu’un corps constitué peut avoir à faire respecter ses prérogatives, en attaquant une décision de l’administration supérieure qui les aurait méconnues ; tel est aussi l’intérêt que peuvent avoir des particuliers à faire annuler un acte déjà exécuté par l’administration, bien que l’arrêt qu’ils sollicitent ne soit plus susceptible d’aucune application pratique.
Le Conseil d’État s’est quelquefois demandé si, dans ce dernier cas, le recours n’a pas plutôt le caractère d’une protestation contre un fait accompli que d’une procédure à fins utiles, motivée par un intérêt direct et personnel ; mais il s’est toujours prononcé pour l’affirmative, estimant qu’une partie est suffisamment intéressée à obtenir la condamnation même tardive d’un acte illégal qui l’a lésée (1. La jurisprudence sur ce point n’est qu’implicite ; elle résulte des arrêts qui ont passé outre au jugement du pourvoi, bien que les actes attaqués eussent reçu toute l’exécution dont ils étaient susceptibles. On en trouve des exemples dans plusieurs décisions qui ont statué sur des arrêtés préfectoraux ordonnant des battues dans les bois de particuliers, quoique ces battues fussent depuis longtemps exécutées lorsque les arrêts ont été rendus : — 1er avril 1881, Schneider ; — même date, Gravier, Larochefoucauld-Bisaccia. — Cf. 12 avril 1889, Évêque de Marseille ; cet arrêt statue sur un recours formé contre un décret de désaffectation d’un édifice consacré au culte, quoique l’édifice fut déjà démoli lors du recours.). Il y aurait d’ailleurs de graves inconvénients à ce que [438] l’exécution précipitée d’une décision irrégulière pût de plein droit paralyser un recours que la loi laisse ouvert pendant trois mois.
L’intérêt du recours n’est présumé complètement disparaître que si l’acte attaqué est rapporté par son auteur ou annulé par le supérieur hiérarchique avant le jugement du pourvoi ; dans ce cas, le Conseil d’État ne déclare pas la requête non recevable, si elle avait sa raison d’être au moment où elle a été formée ; mais il décide qu’il n’y a lieu à statuer. Il n’y a plus en effet matière à arrêt lorsque la décision attaquée n’existe plus (1. Conseil d’État, 9 août 1880, hospice de Chaumont ; — 20 décembre 1835, commune des Fins ; — 17 mai 1895, commune de Villeréal.).
Cherchons maintenant à distinguer l’intérêt direct et personnel des intérêts plus vagues et plus généraux qui ne peuvent pas servir de base au recours.
Il n’est pas nécessaire, pour que l’intérêt soit réputé direct et personnel, que l’auteur du recours soit nommément désigné dans l’acte attaqué, il suffit qu’il soit atteint. Ainsi, un règlement de police qui impose des obligations à tous les habitants d’une commune peut être attaqué par chacun de ceux à qui ces obligations sont imposées et qui ont intérêt à s’y soustraire. De même, si des plans d’alignement doivent avoir pour effet de modifier l’état de voies publiques et d’enlever à des propriétés riveraines l’accès, l’espace, la vue dont elles jouissaient, les propriétaires sont personnellement intéressés à déférer les actes qui approuvent ces plans. Il peut arriver que cet intérêt soit très distinct d’un droit à indemnité pour dommage, car tel propriétaire qui ne pourrait réclamer aucune indemnité devant le conseil de préfecture parce qu’il ne subirait pas un dommage direct et matériel, n’en serait pas moins recevable à former un recours pour excès de pouvoir en invoquant un dommage moins caractérisé, n’affectant que la commodité ou l’agrément de son immeuble (2. Conseil d’État, 21 mai 1867, Cardeau.).
Dans le même ordre d’idées, la jurisprudence a reconnu qualité à des aubergistes et à des commerçants, établis auprès d’un champ de foire pour attaquer un arrêté modifiant son emplacement et entraînant [439] pour eux une diminution de clientèle (1. Conseil d’État, 14 août 1835, habitants de Richelieu ; — 29 juin 1894, Debrat.) ; à des négociants, voisins d’une gare de chemin de fer où ils faisaient leurs expéditions, pour attaquer une décision ordonnant le déplacement de cette gare (2. Conseil d’État, 20 août 1864, Mesmer ; — 22 janvier 1892, Jaulerry.) ; à des habitants non compris dans le périmètre d’un octroi, pour attaquer un décret qui étendait ce périmètre et devait avoir pour effet de les assujettir à l’octroi (3. Conseil d’État, 28 décembre 1851, Rousset.).
Mais le recours serait non recevable pour défaut de qualité, si son auteur n’invoquait pas d’autre intérêt que celui du public et de la généralité des habitants. Dans ce cas, en effet, ce n’est pas sa personne qui est en jeu, c’est la commune, la ville, la collectivité tout entière, laquelle a des représentants légaux ayant seuls qualité pour agir en son nom. En d’autres termes, tout ceux qui font partie d’une collectivité peuvent bien agir ut singuli à raison de leurs intérêts particuliers, mais ils ne peuvent pas agir ut universi pour la défense d’intérêts généraux qu’ils n’ont pas mission de défendre. Ainsi, des décisions relatives aux chemins d’une commune ne peuvent pas être attaquées par tout habitant de cette commune, mais seulement par ses représentants légaux ou bien par les propriétaires riverains du chemin, justifiant d’un intérêt direct et personnel à ce que la décision soit annulée (4. Conseil d’État, 17 juillet 1835, Guillon.).
Il peut se présenter d’autres cas très variés où des personnes appartenant à des associations, corporations, professions, peuvent se croire autorisées à attaquer des décisions intéressant tout le groupe dont elles font partie. Leur recours est ou non recevable, selon qu’elles justifient ou non d’une atteinte portée à leur intérêt personnel. Ainsi, le Conseil d’État n’a pas hésité à statuer sur des recours formés par des facteurs à la halle de Paris, par des propriétaires de bateaux-lavoirs ou d’établissements de bains, contre des actes administratifs imposant des obligations à tous les membres de ces professions (5. Conseil d’État, 30 juillet 1880, Brousse ; — 25 mars 1887, syndicat des propriétaires de bains de Paris.) ; mais il n’a pas admis les membres d’un tribunal, les professeurs d’une faculté, les notaires d’un canton, à [440] attaquer des décrets de nomination d’un magistrat, d’un professeur, d’un notaire, qu’ils estimaient irréguliers, ou des arrêtés ministériels fixant l’ouverture d’un concours en vue de pourvoir à des chaires vacantes (1. Conseil d’État, 23 octobre 1835, Bugnet ; — 7 mars 1849, Bidard ; — 7 juillet 1863, Bonnet. Exceptionnellement, la loi du 18 mars 1889 (art. 24) autorise les sous-officiers rengagés, candidats à des emplois civils, à attaquer par la voie contentieuse les nominations d’autres candidats qui seraient faites au préjudice de leurs droits.). Il a également écarté comme non recevables pour défaut de qualité les recours formés, sous l’empire de la loi sur l’enseignement du 15 mars 1850, par des supérieurs de congrégations religieuses ou par des consistoires, contre des arrêtés remplaçant des instituteurs qui avaient été nommés sur leur présentation (2. Conseil d’État, 16 février 1878, Maraval ; — 9 décembre 1879, Thomas ; — 16 janvier 1880, Legoff ; — 11 février 1881, Roux.). Dans ces différents cas, en effet, l’auteur du recours n’est pas atteint dans sa situation propre, il ne justifie pas d’un intérêt direct et personnel.
Recours formés par les contribuables au nom des communes. — Les contribuables d’une commune, de même que ses habitants, ne sont pas recevables, en cette seule qualité, à attaquer des décisions intéressant les finances de la commune et la bonne gestion de ses biens ; en vain allégueraient-ils que leur intérêt pécuniaire peut être affecté si ces décisions imposent à la commune des charges nouvelles dont ils auraient à supporter leur part sous forme d’impôt ; un tel intérêt n’est pas direct, car il ne peut que dériver de l’intérêt des finances municipales, lequel a ses représentants (3. Conseil d’État, 8 août 1873, Delucq ; — 26 novembre 1880, d’Anvin de Hardenthum ; — 13 janvier 1882, Albert ; — 15 novembre 1889, Vannaire ; — 10 février 1893, Bied-Charreton.).
La loi a cependant prévu des cas où le contribuable peut agir pour la commune, sans justifier d’un intérêt personnel. D’après l’article 123 de la loi du 5 avril 1884, qui reproduit sur ce point l’article 49, § 3, de la loi du 18 juillet 1837, « tout contribuable inscrit au rôle de la commune a le droit d’exercer à ses frais et risques, avec l’autorisation du conseil de préfecture, les actions qu’il croit appartenir à la commune ou section, et que celle-ci, préalablement appelée à en délibérer, a refusé ou négligé d’exercer ». [441] La jurisprudence n’a pas hésité à comprendre le recours pour excès de pouvoir parmi les actions que les contribuables, dûment autorisés, peuvent exercer au nom des communes ou sections (1. Conseil d’État, 15 janvier 1868, Ruby ; — 4 mars 1887, Mainguet.).
On s’est demandé si le contribuable a besoin, dans ce cas, d’une autorisation du conseil de préfecture. On a cru trouver la raison d’en douter dans la jurisprudence qui dispense de cette autorisation les instances engagées par les communes devant la juridiction administrative. Mais les deux cas sont très différents : l’autorisation de plaider, qui est nécessaire aux communes d’après l’article 121 de la loi municipale, a pour but d’habiliter la commune à ester en justice, même quand elle agit par ses mandataires légaux ; l’autorisation de représenter la commune, qui est nécessaire au contribuable d’après l’article 123, a pour but d’habiliter ce contribuable à agir au nom de la commune. On comprend que l’autorisation de plaider soit inutile à la commune quand elle plaide devant le conseil de préfecture ou le Conseil d’État, à qui le droit d’autorisation appartient en premier ou dernier ressort ; mais quand il s’agit d’autoriser le contribuable à exercer une action au lieu et place de la commune, le conseil de préfecture n’a plus seulement à rechercher si la commune a intérêt à plaider, mais s’il est opportun qu’elle plaide par l’organe du contribuable, nonobstant le refus de ses représentants légaux d’exercer eux-mêmes l’action. Cette dernière appréciation conserve toute son utilité pour les recours portés devant la juridiction administrative ; spécialement, quand il s’agit de recours pour excès de pouvoir, la commune peut avoir intérêt à laisser subsister l’acte irrégulier, pour éviter un acte nouveau qui pourrait lui être plus préjudiciable. Aussi la jurisprudence de la section de l’intérieur statuant en matière d’autorisation de plaider est-elle d’accord avec celle du Conseil d’État statuant au contentieux, pour exiger que le contribuable, qui veut représenter la commune devant la juridiction administrative, soit autorisé à cet effet par le conseil de préfecture (2. Décret du 27 mai 1867, Barba, sur le rapport de la section de l’intérieur, annulant une décision du conseil de préfecture de Seine-et-Oise qui avait décidé qu’un contribuable peut, sans autorisation, agir au nom de la commune devant la juridiction administrative. — Conseil d’État au contentieux, 20 novembre 1840, Garnier ; — 23 février 1841, de Vilette ; — 15 janvier 1888, Ruby ; — 30 mai 1890, Siméon et Millot.).
[442] Il y a cependant un cas où le contribuable peut, d’après les dispositions de la loi municipale de 5 avril 1884 (art. 66 et 67), agir au nom de la commune sans aucune autorisation. D’après l’article 66, toute personne intéressée, et en outre « tout contribuable de la commune », même s’il n’invoque aucun intérêt personnel, peut demander au préfet de prononcer en conseil de préfecture l’annulation des délibérations des conseils municipaux déclarées annulables par l’article 64, c’est-à-dire de celles qui ont été prises avec la participation de conseillers municipaux intéressés à l’affaire sur laquelle porte la délibération. D’après l’article 67, « le conseil municipal, et en dehors du conseil toute partie intéressée, peut se pourvoir contre l’arrêté du préfet devant le Conseil d’État ; le pourvoi est instruit et jugé dans les formes du recours pour excès de pouvoir ». Bien que le contribuable ne soit pas spécialement désigné dans ce dernier texte, la jurisprudence du Conseil d’État admet qu’il a le droit de se pourvoir en son nom personnel si son recours a été rejeté par le préfet (1. Conseil d’État, 22 janvier 1886, Castex.).
La règle ne serait pas la même s’il s’agissait, non des délibérations annulables prévues par l’article 64 de la loi de 1884, mais des délibérations nulles de plein droit comme entachées d’excès de pouvoir ou de violation de la loi, prévues par l’article 63. A l’égard de ces dernières, la loi ne mentionne pas le droit de recours du contribuable ; la jurisprudence du Conseil d’État en a conclu que celui-ci n’a pas qualité soit pour déférer la délibération au préfet, soit pour déférer au Conseil d’État l’arrêté préfectoral qui a refusé d’en prononcer l’annulation (2. Conseil d’État, 22 janvier 1886, Castex ; — 8 mars 1889, Védier.).
Les communes et les sections de commune sont les seules collectivités au nom desquelles un contribuable peut, dans les cas prévus par la loi, former un recours pour excès de pouvoir sans avoir à justifier d’un intérêt direct et personnel. Les dispositions qui lui ont conféré ce droit sont exceptionnelles, et elles ne sauraient être étendues, par voie d’analogie, aux recours intéressant d’autres collectivités. Un contribuable ne saurait donc, en sadite [443] qualité, former un recours dans l’intérêt de l’État, d’un département, ou d’un établissement public ayant une personnalité distincte de celle de la commune.
Recours formés par les autorités locales. — En dehors du cas spécial que nous venons d’examiner, les autorités chargées de représenter les diverses collectivités ont seules qualité pour former un recours en leur nom ; en d’autres termes, le recours doit être formé par la collectivité elle-même, véritable partie intéressée agissant par ses organes légaux. Il suit de là que des personnes même investies d’un mandat public, telles que des conseillers généraux ou municipaux, ne peuvent pas former un recours au nom du département ou de la commune ; les membres des corps électifs ne peuvent pas davantage assimiler à un intérêt personnel l’intérêt qu’ils portent, à raison de leur mandat, aux affaires qu’ils contribuent à administrer. Aussi de nombreux arrêts ont déclaré non recevables des recours formés par des membres de conseils généraux ou municipaux, de conseils de fabrique, de commissions administratives, d’établissements hospitaliers, etc., qui ne justifiaient pas d’un intérêt personnel distinct de l’intérêt de la collectivité (1. Conseil d’État, 5 décembre 1873, commune de Saint-Maurice ; — 21 janvier 1881, Fortin ; — 3 novembre 1882, Duffaut ; — 4 mars 1887, Mainguet ; — 14 mars 1890, Duchasseint ; — 4 janvier 1895, Corps et autres.).
Il ne faut pas confondre avec les recours formés par des autorités locales au nom des collectivités qu’elles administrent, les recours que ces autorités peuvent quelquefois former en leur nom propre, dans l’intérêt de leurs prérogatives qu’elles croiraient méconnues par un acte de l’autorité supérieure. En effet, ces autorités, et spécialement les assemblées électives chargées d’administrer les intérêts locaux, ont une personnalité, des droits qu’elles ont intérêt à défendre, par exemple si elles se plaignent d’obstacles mis à leurs sessions légales, à leur organisation intérieure, à leur fonctionnement. Ainsi, un conseil général aurait certainement qualité pour déférer au Conseil d’État un décret de dissolution ou de suspension, ou un arrêté préfectoral enjoignant au conseil de se séparer comme siégeant en dehors de ses sessions légales (2. Conseil d’État, 8 août 1872, Laget. — Cf. 17 avril 1885, Consistoire de l’Église réformée de Paris.). Un [444] conseil municipal pourrait également attaquer la décision qui le dissoudrait en dehors des formes prévues par l’article 43 de la loi municipale. Dans ces cas et autres semblables, les corps administratifs ont qualité pour se pourvoir, au même titre qu’un fonctionnaire qui se prétendrait frappé d’une révocation ou d’une suspension illégale.
Les conseils généraux ou municipaux auraient-ils également qualité pour attaquer, en leur nom personnel, une décision de l’autorité supérieure qui prononcerait l’annulation de leurs délibérations en dehors des formes prescrites, ou qui déclarerait à tort illégales des délibérations qui ne le seraient pas ?
Cette question est plus délicate, parce qu’il ne s’agit plus ici d’une atteinte directement portée aux prérogatives du corps électif, mais de l’usage irrégulier que l’autorité supérieure aurait fait des pouvoirs de surveillance hiérarchique qui lui appartiennent. C’est pourquoi la loi du 5 mai 1855 (art. 23 et 24) n’avait autorisé les conseils municipaux à réclamer contre les arrêtés préfectoraux annulant leurs délibérations comme illégales, que par un recours administratif sur lequel il était statué par décret rendu après avis de la section de l’intérieur du Conseil d’État. Lorsque ces recours étaient formés par la voie contentieuse, ils étaient déclarés non recevables en vertu d’une jurisprudence constante.
La loi municipale du 5 avril 1884 a modifié cet état de choses : les conseils municipaux peuvent, en vertu de l’article 67, attaquer pour excès de pouvoir l’arrêté préfectoral qui annule leurs délibérations. Faut-il en conclure que le législateur de 1884 a implicitement reconnu qualité à tous les corps administratifs électifs pour attaquer par la voie contentieuse les décisions qui annulent leurs délibérations ? Nous ne le pensons pas : la loi municipale de 1884 comme celle de 1855, a voulu que les conseils municipaux pussent faire contrôler les arrêtés d’annulation des préfets par le Conseil d’État ; la loi actuelle, en convertissant en recours contentieux le recours administratif prévu par la loi de 1855, a voulu donner aux conseils municipaux une garantie plus complète contre les erreurs ou les abus de l’autorité préfectorale. Mais on ne saurait tirer de là une conclusion générale et dire que tout corps électif a le droit d’attaquer, en son nom personnel, les décisions de l’autorité supérieure qui annulent ses délibérations comme illégales.
[445] Ce droit de recours contentieux doit notamment être refusé aux conseils généraux contre les décrets en Conseil d’État qui annulent leurs décisions. Si ces conseils pouvaient attaquer par la voie contentieuse les décrets d’annulation rendus en vertu des articles 33 et 47 de la loi du 10 août 1871, le contrôle de leurs délibérations n’appartiendrait plus qu’en apparence au Gouvernement en Conseil d’État, il appartiendrait en réalité au Conseil d’État statuant au contentieux, qui prononcerait en dernier ressort sur la légalité de leurs décisions.
Cependant il existe un cas où l’on ne saurait refuser au conseil général le droit d’attaquer pour excès de pouvoir un décret d’annulation, c’est celui où le recours relèverait une illégalité inhérente au décret lui-même, par exemple un vice de forme résultant de ce qu’il n’aurait pas été rendu après avis de l’assemblée générale du Conseil d’État, ou de ce qu’il n’aurait pas été précédé de la notification prescrite par l’article 47 de la loi du 10 août 1871. Cet avis et cette notification sont en effet des garanties légales que la loi accorde aux conseils généraux et qu’il ne peut dépendre du Gouvernement de leur retirer.
Les recours qui appartiennent à un corps administratif pour la défense de ses droits et prérogatives doivent être exercés par ce corps lui-même, légalement représenté, et non par un ou plusieurs de ses membres agissant individuellement. Le président lui-même ne peut agir qu’en vertu d’une délégation spéciale résultant d’une délibération régulière (1. Conseil d’État, 19 novembre 1880, Kerjégu ; — 3 novembre 1882, Conseil général de la Martinique.).
On peut cependant se demander si le droit de recours n’appartiendrait pas aux membres d’un corps électif agissant ut singuli, en présence d’une décision de l’autorité supérieure prononçant la suspension ou la dissolution de ce corps. Une telle décision, ayant pour effet de paralyser le mandat individuel de chaque membre en même temps que la fonction collective de l’assemblée, nous pensons qu’elle pourrait être attaquée par chacun des intéressés (2. Cette solution parait avoir été implicitement admise par un arrêt du 22 août 1853 (Warnier), qui, tout en déclarant non recevable le recours formé par les électeurs contre l’arrêté de suspension d’un conseil municipal, relève la circonstance qu’aucun des requérants ne justifiait être membre de ce conseil ; d’où, il est permis de conclure que le Conseil d’État aurait reconnu qualité à tout membre du conseil municipal.).
[446] Recours formés par les fonctionnaires. — Il va de soi que les fonctionnaires de tout ordre, civils ou militaires, peuvent demander l’annulation pour excès de pouvoir des décisions prises à leur égard qu’ils estimeraient contraires à leurs droits, aux règles d’avancement, d’inamovibilité, de discipline, auxquelles leur fonction est soumise. Le principe de la subordination hiérarchique n’est pas considéré, en France, comme faisant obstacle aux recours légaux d’un inférieur contre les infractions à la loi ou aux droits acquis que le supérieur commettrait à son préjudice.
Mais si la décision du supérieur hiérarchique, au lieu d’atteindre la personne même du fonctionnaire, atteint ses actes, les réforme, les annule, celui-ci n’a aucune qualité pour se pourvoir devant la juridiction contentieuse. Ce n’est pas que le fonctionnaire inférieur ne puisse avoir un certain intérêt à voir tomber la décision qui annulerait illégalement la sienne ; mais, d’une part, cet intérêt n’est pas personnel ; il concerne la fonction et non l’agent qui l’exerce ; d’autre part, les principes de la hiérarchie et de la subordination administrative s’opposent à ce que l’inférieur puisse entraver l’action de son supérieur et lui susciter une opposition devant un juge. A ce point de vue, la situation du fonctionnaire subordonné, agissant sous l’autorité d’un supérieur hiérarchique, est très différente de celle d’une administration décentralisée, qui n’est soumise qu’à la surveillance de l’autorité centrale, en vue d’infractions déterminées.
C’est pourquoi le Conseil d’État a souvent décidé que les maires ne sont pas recevables à déférer pour excès de pouvoir les arrêtés préfectoraux qui annulent les mesures par eux prises en qualité de représentants du pouvoir central dans la commune, ou qui suspendent ou annulent leurs arrêtés de police municipale en vertu des pouvoirs conférés aux préfets par les articles 92 et 95 de la loi du 5 avril 1884 (1. Conseil d’État, 13 janvier 1853, Barrau ; — 29 janvier 1886, maire de Vassy.).
Au contraire, un maire est recevable à se pourvoir en son nom personnel lorsqu’il défend une attribution qui lui appartient en [447] propre, et lorsqu’il soutient que le préfet a illégalement empiété sur les attributions municipales. La subordination hiérarchique ne serait plus en cause en pareil cas, puisque le préfet aurait, par hypothèse, agi en dehors de ses pouvoirs et exercé une attribution qui lui serait étrangère (1. Conseil d’État, 13 juillet 1883, maire de Bourges ; — 8 avril 1892, maire de Rennes ; — 17 novembre 1893, maire de Lavardin ; — 8 décembre 1893, maire de Gesté.).
Il peut aussi se présenter des cas où le maire aurait qualité pour agir, non plus en son nom personnel, mais comme représentant de la commune et avec l’autorisation du conseil municipal : par exemple, si un arrêté préfectoral annulait ou réformait un arrêté du maire pris au sujet de biens communaux ou d’autres propriétés municipales. Mais alors ce n’est plus le maire c’est la commune qui se pourvoit (2. Conseil d’État, 3 juin 1892, commune de Mustapha.).
Les fonctionnaires soumis à la hiérarchie administrative sont également sans qualité pour déférer au Conseil d’État des décisions du supérieur hiérarchique conférant à un autre fonctionnaire une attribution qu’ils croiraient leur appartenir. Aussi le Conseil d’État a-t-il déclaré non recevable un recours formé par le préfet de la Seine contre une décision du ministre des travaux publics qui chargeait le préfet de Seine-et-Marne de prendre certaines décisions concernant la rivière l’Ourcq, alors que le préfet de la Seine revendiquait pour lui-même ce droit de décision (3. Conseil d’État, 6 janvier 1865, préfet de la Seine.).
Recours formés par les ministres. — La question de savoir si les ministres ont qualité pour former un recours par la voie contentieuse contre des décisions administratives entachées d’excès de pouvoir ne peut se poser que rarement dans la pratique. Le plus souvent, en effet, le ministre a le droit d’annuler lui-même les décisions des autorités qui ressortissent à son département, ou bien d’en provoquer l’annulation par décret lorsqu’elles échappent à son action hiérarchique directe.
Il peut cependant arriver que le ministre se trouve en présence d’autorités dont les décisions ne peuvent pas être annulées administrativement [448] et ne peuvent l’être que par la voie contentieuse. Telles sont les autorités administratives investies d’une juridiction ou d’une quasi-juridiction de dernier ressort, par exemple les conseils de révision, les commissions spéciales prévues par la loi du 16 septembre 1807, les commissions chargées de liquider certaines indemnités ; telles étaient aussi les commissions scolaires avant que la loi du 30 octobre 1886 (art. 59) eût soumis leurs décisions à un appel devant les conseils départementaux de l’instruction publique.
Dans ces cas et autres semblables, où il n’existerait pas d’autre moyen d’annulation que le recours par la voie contentieuse pour faire tomber une décision illégale, les ministres auraient qualité pour saisir le Conseil d’État. Ce droit leur a été formellement reconnu par la jurisprudence : « Le leur dénier, disait très justement le commissaire du Gouvernement dans une affaire jugée le 16 mars 1883, ce serait reconnaître que des intérêts privés et individuels sont mieux protégés que les intérêts généraux et collectifs du pays, en vue desquels les départements ministériels ont été institués. Si une décision peut compromettre l’exécution d’une loi intéressant le service public que le ministre a mission d’assurer sous sa responsabilité, ce ministre a non seulement le droit, mais encore le devoir de la déférer au Conseil d’État, quand c’est le seul moyen de la faire disparaître. » Aussi le Conseil d’État a-t-il reconnu qualité au ministre de l’instruction publique pour former un recours contre les décisions des commissions scolaires entachées d’excès de pouvoir, à une époque où ces décisions n’étaient pas encore susceptibles d’appel devant le conseil départemental. L’arrêt du 16 mars 1883 (ministre de l’instruction publique) se fonde sur ce que l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 ouvre le recours au Conseil d’État contre toute décision administrative entachée d’excès de pouvoir, et il justifie la qualité du ministre par le motif « qu’il est chargé de veiller à l’observation des lois et au maintien des compétences parmi les autorités ressortissant à son département ».
Cette doctrine n’est d’ailleurs pas nouvelle ; on la retrouve dans un arrêt du 26 août 1842 (ville de Lyon), rendu sur un recours du ministre de l’intérieur contre une décision d’une commission spéciale. Une fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité du ministre [449] ayant été opposée au pourvoi, cet arrêt l’écarte en disant « que le ministre de l’intérieur avait dans ses attributions l’exécution de la loi du 16 septembre 1807 ; que d’ailleurs l’exécution des ordonnances du… lui était confiée ; que dès lors, s’il pensait que la commission spéciale avait excédé les pouvoirs qui lui avaient été confiés par lesdites ordonnances, il avait le droit et l’obligation de nous déférer cette décision ».
Les principes posés par cette jurisprudence peuvent être d’autant moins contestés que la loi les applique elle-même quand il s’agit de décisions juridictionnelles qui ne peuvent être annulées que par la voie du recours en cassation : c’est ainsi qu’elle reconnaît aux ministres compétents le droit de se pourvoir pour excès de pouvoir ou violation de la loi contre les décisions définitives de la Cour des comptes et des conseils de révision (voy. ci-après, chap. V). La raison de décider est la même quand il s’agit d’autres décisions définitives dont l’annulation ne peut être poursuivie que par la voie contentieuse.
III. —RECEVABILITÉ D’APRÈS LES FORMES ET DÉLAIS DU RECOURS
Le recours pour excès de pouvoir n’est pas recevable s’il n’est pas introduit dans les formes et les délais déterminés par la loi.
Formes du recours. — Jusqu’en 1864, le recours pour excès de pouvoir était soumis aux mêmes règles que les autres recours formés devant le Conseil d’État ; il était régi par l’article 1er du décret du 22 juillet 1806 qui exigeait le ministère d’un avocat au Conseil. Le décret du 2 novembre 1864, voulant faciliter l’accès du Conseil d’État aux parties lésées par un acte administratif illégal, les a autorisées à présenter elles-mêmes leurs requêtes et mémoires, sans l’assistance d’un avocat. D’après l’article 1er de ce décret, « seront jugés sans autres frais que les droits de timbre et d’enregistrement : 1° les recours portés devant le Conseil d’État en vertu de la loi des 7-14 octobre 1790 contre les actes des autorités administratives pour incompétence ou excès de pouvoir… ».
[450] Il suit de là que le recours n’est pas recevable s’il est présenté sur papier non timbré ou si les droits d’enregistrement n’ont pas été acquittés (1. Ces droits s’élèvent actuellement à 46 fr. 90 c., quelle que soit la décision contre laquelle est formé le recours.).
Par exception, l’exemption de frais est complète et s’étend même aux droits de timbre et d’enregistrement, dans les deux cas suivants :
En premier lieu, s’il s’agit de recours dirigés contre les décisions des commissions départementales en vertu de l’article 88 de la loi du 10 août 1871. D’après ce texte, les décisions prises par « la commission départementale sur les matières énumérées aux articles 86 et 87 de la présente loi… pourront être déférées au Conseil d’État statuant au contentieux pour cause d’excès de pouvoir ou de violation de la loi ou d’un règlement d’administration publique. Le recours au Conseil d’État peut être formé sans frais. » L’exemption de frais est donc ici complète, et comprend celle des droits fiscaux. Mais on peut se demander si cette disposition s’applique indistinctement à tous les recours pour excès de pouvoir qui peuvent être formés contre des décisions prises par une commission départementale. Remarquons en effet que l’article 88 ne parle que des décisions prises dans les cas prévus par les articles 86 et 87, c’est-à-dire lorsque la commission exerce un droit de décision propre en matière de vicinalité et d’évaluations cadastrales ; mais elle peut, en outre, prendre des décisions de nature très diverse, au lieu et place du conseil général, en vertu d’une délégation de cette assemblée (loi du 10 août 1871, art. 77) ; l’exemption totale des frais s’appliquerait-elle également à ces décisions ? Nous ne le pensons pas : d’une part, en effet, la disposition exceptionnelle de l’article 88 vise limitativement les décisions prises en vertu des articles 86 et 87 et non les décisions d’une nature toute différente prévues par l’article 77 (2. Conseil d’État, 17 mai 1895, commune de Moltifao.) ; d’autre part, lorsqu’il s’agit d’affaires ressortissant au conseil général, l’exemption de frais ne s’appliquerait certainement pas si le recours était dirigé contre la décision de ce conseil (3. Conseil d’État, 22 mars 1889, Joly de Brésillon.) ; la règle ne saurait être différente [451] quand le recours est formé contre la décision de la commission statuant au lieu et place du conseil général.
L’exemption complète de frais s’applique, en second lieu, aux recours pour excès de pouvoir formés contre les décrets ou arrêtés portant déclaration d’utilité publique. La jurisprudence s’inspire ici de l’article 58 de la loi sur l’expropriation du 3 mai 1841, d’après lequel « les plans, procès-verbaux, certificats, significations, jugements, contrats, quittances et autres actes faits en vertu de la présente loi seront visés pour timbre et enregistrés gratis lorsqu’il y aura lieu à la formalité de l’enregistrement ». On aurait pu certainement soutenir qu’un recours pour excès de pouvoir formé contre une déclaration d’utilité publique ne rentre pas dans les prévisions de ce texte ; cependant le Conseil d’État, s’inspirant de l’esprit de la loi de 1841, qui tend à exempter de frais toutes les procédures relatives à l’expropriation, a admis que le recours était recevable bien que formé sur papier libre et non enregistré ; de son côté, l’administration de l’enregistrement a renoncé à toute perception sur la requête et sur l’arrêt.
Recours « omisso medio ». — Le recours pour excès de pouvoir peut toujours être formé omisso medio, sans recours préalable au ministre. Cette règle était admise même à l’époque où la doctrine du ministre-juge était le plus en faveur (1. Conseil d’État, 18 janvier 1826, Bouis ; — 25 mars 1835, Krils — 4 février 1836, Saint-Didier ; — 6 mai 1853, Perruche.) ; à plus forte raison ne peut-elle faire aucun doute depuis qu’il est reconnu par la jurisprudence que l’on peut se pourvoir au Conseil d’État contre les décisions des autorités inférieures, lorsqu’elles ont le caractère d’actes administratifs exécutoires par eux-mêmes (2. Voy. t. Ier, p. 316 et 322.).
Il n’est donc plus nécessaire d’invoquer aujourd’hui, pour justifier le recours direct au Conseil d’État, dans le cas d’excès de pouvoir, les motifs très contestables auxquels s’étaient arrêtés les auteurs. « La jurisprudence est fondée, disait M. Serrigny, sur ce qu’il importe de réprimer promptement les actes d’incompétence qui troublent plus ou moins l’ordre public, d’où l’on a conclu que [452] le recours au Conseil d’État faisant office de Cour de cassation doit être ouvert immédiatement (1. Serrigny, Compétence administrative, t. Ier, p. 307.). » Mais cette raison perd beaucoup de sa valeur lorsqu’on remarque que le recours direct au Conseil d’État est une simple faculté pour la partie, que celle-ci peut toujours demander d’abord au ministre l’annulation de la décision rendue par son subordonné, et que le décret du 2 novembre 1864 a même organisé une procédure spéciale à cet effet.
Or il est difficile d’admettre qu’il puisse dépendre des parties de rétablir un premier degré de juridiction que des raisons d’ordre public auraient fait supprimer. Le motif tiré de l’urgence se concilierait d’autant moins avec la faculté laissée à la partie d’adresser d’abord un recours au ministre, que ce recours a été longtemps considéré comme affranchi de tout délai ; la procédure d’excès de pouvoir, réputée si urgente par les commentateurs, pouvait ainsi être la plus lente de toutes les procédures administratives.
Ces anomalies disparaissent lorsqu’on rattache la faculté de recourir omisso medio au Conseil d’État, dans le cas d’excès de pouvoir, non plus à des motifs d’ordre public et d’urgence, mais à la nature même de la juridiction du Conseil d’État telle que nous avons cherché à la définir dans notre premier volume (2. Voy. tome Ier, p. 316 et suiv.). Étant admis que le Conseil d’État a juridiction sur tous les actes administratifs qui violent la loi ou les droits acquis, il s’ensuit que l’on peut recourir directement devant lui, aussi bien contre l’acte d’une autorité inférieure investie du droit de décision, que contre l’acte d’un ministre ou du chef de l’État.
Délai du recours. — Aucun des textes sur lesquels repose le recours pour excès de pouvoir n’en a déterminé le délai. La loi des 7-14 octobre 1790, le décret du 2 novembre 1864 et l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 sont également muets sur ce point. A défaut de textes spéciaux, on applique la règle générale posée par l’article 11 du décret du 22 juillet 1806, d’après lequel « le recours au Conseil d’État contre la décision d’une autorité qui y ressortit [453] ne sera pas recevable après trois mois du jour où cette décision aura été notifiée ».
Toutefois, l’application de cette règle n’a pas toujours été unanimement admise. Quelques auteurs, parmi lesquels M. Gabriel Dufour, ont soutenu que l’article 11 du décret de 1806, en parlant d’autorités qui ressortissent au Conseil d’État, n’a eu en vue que le cas d’appel et non celui de cassation. Le même auteur ajoute que la déchéance de l’article 11 repose sur une présomption d’acquiescement et que l’acquiescement ne peut pas se présumer en présence de moyens d’annulation intéressant l’ordre public (1. Dufour, Droit administratif appliqué, t. Ier, p. 389.).
Mais, avant même que la jurisprudence se fût définitivement prononcée, la grande majorité des auteurs, parmi lesquels MM. de Cormenin (2. M. Dufour invoquait à tort l’opinion de M. de Cormenin, qui enseigne au contraire que le délai de l’article 11 s’applique aux recours « contre les arrêtés des préfets quand ils ont excédé leur compétence, contre les décisions des conseils de révision pour incompétence ou excès de pouvoir, etc. » (Droit administratif, t. Ier, p. 53 et note 2). — Le passage de M. de Cormenin invoqué à tort par M. Dufour (t. Ier, p. 381), ne vise pas le recours direct au Conseil d’État, mais le recours au ministre précédant un recours au Conseil d’État. Cette question spéciale est examinée plus loin.), Chauveau, Serrigny, enseignaient que le délai de trois mois s’applique au recours en annulation aussi bien qu’à l’appel, parce que toute autorité administrative ressortit au Conseil d’État pour les questions d’excès de pouvoir (3. Serrigny, Compétence administrative, t. Ier, p. 381.).
C’est aussi la solution que la jurisprudence a toujours consacrée, bien qu’on ait cherché à la mettre en doute à une époque où l’on souhaitait, pour des raisons d’ordre politique, une extension presque illimitée du recours pour excès de pouvoir, où on le présentait comme la « soupape de sûreté » du régime existant, et où on allait jusqu’à le comparer au droit de pétition (4. Voy. les conclusions de M. Aucoc, commissaire du Gouvernement dans l’affaire Bizet (13 mars 1867), et celles de M. Charles Robert dans l’affaire Académie des Beaux-Arts (21 juillet 1864).). Plusieurs arrêts de principe décidèrent néanmoins que le délai du décret de 1806 est applicable au recours pour excès de pouvoir (5. Conseil d’État, 8 décembre 1859, commune de Saint-Pierre ; — 20 mars 1862, ville de Chaton ; — 5 juin 1862, d’Andigné de Resteau ; — 16 avril 1863, Guibert. Le projet de loi de 1894 sur le Conseil d’État, que nous avons déjà eu occasion de mentionner, contient un article 11 portant que « le délai du recours au Conseil d’État, fixé à trois mois par l’article 11 du décret du 22 juillet 1806, est réduit à deux mois. ». Le rapport donne pour motif de cette abréviation du délai « qu’il y a lieu de généraliser la règle admise par la loi du 22 juillet 1889 pour l’appel des décisions des conseils de préfecture, et d’uniformiser les délais devant le Conseil d’État et devant la Cour de cassation ». L’assimilation qui est ainsi faite entre les délais de l’appel ou du pourvoi en cassation, et ceux des recours dont le Conseil d’État connaît en premier et dernier ressort, ne nous paraît point exacte. La partie qui fait appel ou se pourvoit en cassation est depuis longtemps, éclairée sur les éléments d’un litige qui a déjà donné lieu à une ou deux instances ; un court délai peut lui suffire pour décider si elle se pourvoira ou non devant une nouvelle juridiction. Au contraire les recours pour excès de pouvoir, — ainsi que les recours contre les décisions ministérielles et tous ceux dont le Conseil d’État connaît comme juge unique — sont des demandes initiales, de véritables actions sur lesquelles la partie doit avoir le temps de délibérer et de consulter. Le délai de trois mois, auquel ces recours sont soumis, est déjà très bref si on le compare au délai ordinaire des actions en justice, et sa réduction à deux mois constituerait une innovation peu favorable aux parties.).
[454] La déchéance résultant de l’inobservation du délai est d’ordre public, d’où il suit qu’elle peut être prononcée d’office (1. La question avait fait doute lorsque le Conseil d’État avait été investi pour la première fois d’une juridiction propre en 1849, mais elle fut résolue affirmativement par un arrêt du 9 juin 1849 (de Carbon). Depuis, le droit d’opposer d’office la déchéance n’a jamais fait doute, soit sous le régime de la justice retenue, soit sous celui de la justice déléguée. — Cf. Serrigny, Compétence administrative, t. Ier, p. 401.). Le Conseil d’État s’est souvent abstenu de le faire quand le recours lui semblait fondé et que la déchéance n’était pas relevée par des conclusions formelles. Toutefois, depuis qu’il statue comme juridiction souveraine en vertu de la loi de 1872, il hésite davantage à laisser les parties exercer devant lui un recours périmé. Il pourrait d’ailleurs y avoir un certain danger d’arbitraire, si des recours reconnus tardifs étaient ou non l’objet d’une décision au fond, selon que la requête paraîtrait plus ou moins fondée.
Le délai de trois mois est exceptionnellement réduit à deux mois, en vertu de l’article 88 de la loi du 10 août 1871, quand il s’agit des recours formés contre les décisions des commissions départementales. Mais nous reproduirons ici l’observation que nous avons déjà faite sur ces recours en parlant du timbre et de l’enregistrement des requêtes : les règles spéciales de l’article 88 ne sont applicables que si les décisions attaquées ont été prises par la commission départementale en vertu des pouvoirs propres qu’elle tient [455] des articles 86 et 87, mais non si ces décisions ont été prises par délégation du conseil général. Dans ce dernier cas, les conditions du recours restent les mêmes que si le conseil général avait lui-même statué.
Le délai ordinaire de trois mois peut s’augmenter des délais de distance prévus par l’article 13 du décret du 22 juillet 1806. Du moment que l’article 11 et le délai de trois mois qu’il édicte sont applicables au recours pour excès de pouvoir, on ne peut refuser à ce recours le supplément de délai dont bénéficient tous les pourvois régis par l’article 11. D’après l’article 13, « ceux qui demeurent hors de la France continentale auront, outre le délai de trois mois, celui qui est réglé par l’article 73 du Code de procédure civile ». D’après cet article 73, modifié par la loi du 3 mai 1862, les délais de distance varient de un à huit mois, selon la région dans laquelle le requérant a sa résidence, et il est doublé pour les pays d’outre-mer en cas de guerre maritime (1. Conseil d’État, 20 juillet 1877, de Mathos et Green.).
Point de départ du délai. — D’après l’article 11 du décret de 1806, le délai de trois mois ne court que « du jour où la décision aura été notifiée ». Cette règle est applicable en principe au recours pour excès de pouvoir, mais elle comporte certaines exceptions qui tiennent à la nature même des décisions attaquées. Il faut distinguer, à cet égard, entre les actes qui sont susceptibles d’une notification individuelle, parce qu’ils visent des personnes ou des administrations déterminées, et ceux qui ne sont susceptibles que d’une publicité plus ou moins étendue, parce qu’ils s’adressent à un ensemble d’intéressés qui ne pourraient pas être individuellement avertis.
Lorsque l’acte vise une personne déterminée, la notification peut et doit être faite, et le délai ne court que du jour où elle a eu lieu. Cette notification doit émaner de l’autorité qui a fait l’acte ou d’un de ses subordonnés ; elle se fait administrativement et non par acte extrajudiciaire, car l’administration n’a jamais besoin de recourir au ministère d’un huissier pour signifier ses propres [456] décisions. Elle n’est assujettie à aucune forme sacramentelle et elle est ordinairement constatée, soit par un récépissé de la partie intéressée, soit par un procès-verbal dressé par l’agent de transmission, soit par une mention consignée sur l’original, ou par toute autre déclaration écrite de l’agent. Toutefois, ces procès-verbaux, mentions ou déclarations ne font foi que jusqu’à preuve contraire. Ils ne constituent d’ailleurs que des procédés de constatation, non des formalités substantielles, d’où il suit qu’il peut y être suppléé par d’autres moyens de preuve, notamment par l’aveu de la partie, consigné dans sa correspondance avec l’administration ou dans ses mémoires devant le Conseil d’État (1. Conseil d’État, 7 décembre 1877, Meinier.).
La notification pourrait aussi résulter d’une lettre missive et même d’un télégramme portant officiellement la décision à la connaissance de l’intéressé, mais non d’une simple communication verbale, car toute notification suppose l’existence d’un document écrit remis à un tiers (2. Conseil d’État, 3 décembre 1864, Lemoine ; — 30 avril 1868, Desanges.).
Dans tous les cas, la notification doit faire suffisamment connaître la teneur de la décision, et non pas seulement son existence et l’énoncé sommaire de son dispositif (3. Conseil d’État, 11 décembre 1871, Roussel.).
La notification ne doit pas être confondue avec la simple communication, qui n’implique pas la remise effective d’un document à la partie, mais seulement une autorisation ou une invitation de prendre connaissance de certaines pièces dans les bureaux de l’administration. Si ce mode de divulgation peut suffire pour les actes qui ne sont pas susceptibles de notification individuelle, il ne suffirait pas pour ceux qui visent des personnes déterminées. Celles-ci ne sont pas tenues d’aller à la recherche des documents qui les touchent personnellement ; ce sont ces documents qui doivent se manifester à elles au moyen de la notification.
Des équivalents à la notification peuvent plus facilement être admis lorsque l’acte intéresse non un particulier mais une administration publique. Sans doute, il est possible d’adresser à ces administrations une notification individuelle en la personne de leur représentant légal, et il sera toujours plus régulier de procéder [457] ainsi. Mais la jurisprudence admet que le délai peut courir à leur égard du jour où elles sont en possession de la décision, alors même qu’il n’est pas justifié d’une notification régulière ; elle tient ainsi compte des rapports que ces administrations ont avec les autorités dont elles relèvent, rapports plus fréquents et plus étroits que ceux des particuliers, et qui leur fournissent de nombreux moyens de connaître les documents qui les intéressent et d’en faire prendre copie.
C’est pourquoi plusieurs arrêts ont fait courir le délai, à l’égard d’une commune ou d’une fabrique, du jour où le conseil municipal ou le conseil de fabrique a délibéré sur un décret ou sur un arrêté préfectoral, en a discuté les dispositions et a agité la question de savoir s’il y avait lieu de former un recours (1. Conseil d’État, 8 décembre 1859, commune de Saint-Pierre de Sémilly ; — 10 décembre 1870, commune de Lugo-di-Nazza ; — 7 juin 1881, fabrique de Nailloux ; — 10 mai 1885, hospice de Fontenay-le-Comte ; — 8 août 1890, commune de Mantes ; — 20 juillet 1894, commune de Proviseux.). Ces discussions prouvent en effet que l’administration intéressée était en possession de la décision et qu’elle en avait le texte sous les yeux. Mais encore faut-il qu’il y ait possession de ce texte, et non simple connaissance acquise, plus ou moins complète, du contenu de la décision.
A défaut de notification individuelle, dans les cas où elle est nécessaire, le délai du recours courrait-il du jour où la décision a reçu son exécution à l’égard de la partie ? Nous ne parlons ici que d’une exécution forcée, car la question ne peut guère se poser dans le cas d’une exécution volontaire et sans réserve, qui équivaudrait à un acquiescement et impliquerait renonciation à tout recours. On peut certainement soutenir que l’exécution forcée révèle avec une énergie toute particulière l’existence de la décision ; mais elle n’en révèle pas nécessairement la teneur et les motifs ; elle ne permet pas de vérifier les vices de forme ou autres irrégularités dont elle peut être entachée ; elle ne peut, en tout cas, équivaloir qu’à la notification d’un extrait, d’un simple dispositif, laquelle ne suffit pas pour faire courir le délai (2. Conseil d’État, 22 janvier 1863, Milon. — Cet arrêt déclare recevable le recours formé par un notaire contre un décret prononçant la suppression de son étude, bien qu’il eût été invité, depuis plus de trois mois, à exécuter ce décret en remettant ses minutes à un de ses collègues. L’arrêt décide que le délai n’avait couru que du jour où le requérant avait ultérieurement reçu une notification régulière du décret. — Nous n’hésitons pas à préférer cette décision à un arrêt du 9 février 1870 (Poulizac) qui déclare tardif le recours formé par un officier contre un décret de mise en réforme dont la notification n’était pas établie, parce qu’il s’était écoulé plus de trois mois depuis que le requérant avait su qu’il était rayé des contrôles de son régiment en exécution de ce décret. Cette radiation révélait sans doute l’existence du décret, mais elle n’en faisait pas connaître la teneur et, par suite, elle n’équivalait pas à la notification.).
[458] Parlons maintenant des actes qui ne sont pas susceptibles de notification individuelle parce qu’ils ne s’adressent pas à des personnes ou à des administrations déterminées, mais à un public plus ou moins nombreux. Tels sont les actes réglementaires, les mesures de police générale ou locale, les décisions qui prononcent des déclarations d’utilité publique, des classements ou déclassements de routes, chemins ou rues, etc.
Le délai dans lequel ces actes peuvent être attaqués court, à l’égard de tous les intéressés, du jour où ils ont été portés à la connaissance du public par un mode de divulgation approprié à la nature de l’acte et, le plus souvent, par une publication dans un recueil officiel. Cette espèce de notification erga omnes résulte d’une insertion au Journal officiel ou au Bulletin des lois pour les actes du pouvoir central, au Journal militaire pour les décisions de l’autorité militaire, au Recueil des actes administratifs du département pour les arrêtés préfectoraux.
Il convient aussi de tenir compte des dispositions de loi qui déterminent la manière dont certains actes administratifs doivent être publiés. Ainsi, les arrêtés des maires contenant des dispositions générales doivent être portés à la connaissance des intéressés par voie d’affiches et de publications (loi du 5 avril 1884, art. 96) (1. Les publications prévues par ce texte sont des publications à son de caisse ou de trompe faites par le crieur public, et non la publication écrite ; celle-ci résulte des affiches qui peuvent n’être que manuscrites.) ; les décisions des commissions départementales sont l’objet d’une simple communication aux intéressés (loi du 10 août 1871, art. 88).
La distinction que nous venons d’indiquer entre les cas où le délai court d’une notification individuelle ou d’une simple publication a été faite de tout temps par la jurisprudence (2. On peut consulter les arrêts suivants : pour des décrets portant déclaration d’utilité publique, 9 juin 1849, de Carbon ; — pour des décrets réglementaires, 1er juillet 1839, Fermy de Saint-Martin ; — 30 avril 1880, Albrecht ; — 17 juillet 1885, Chambre de commerce de Dunkerque ; — pour des arrêtés de curage, 5 juin 1862, d’Andigné de Resteau ; — 8 février 1846, Marqué ; — pour des décrets déterminant le rang d’ancienneté des officiers, 27 mars 1874, Faidherbe ; — pour des délibérations de conseils généraux, 14 mai 1886, Tesle.), mais elle [459] a été pour la première fois affirmée en doctrine par un arrêt du 30 avril 1880 (Albrecht), portant « que si, aux termes de l’article 11 du décret du 22 juillet 1806, le délai de trois mois pendant lequel le recours au Conseil d’État est recevable ne court que du jour de la notification de la décision attaquée, cette règle ne saurait s’appliquer aux recours formés contre les actes qui ne sont pas susceptibles de notification individuelle et qui sont portés à la connaissance du public par leur insertion au Bulletin des lois ou au Journal officiel ; que pour ces actes, le délai du recours ne commence à courir qu’à partir de la publication qui résulte de cette insertion. »
Le vœu de la loi étant que chaque partie intéressée reçoive la notification prévue par l’article 11, la jurisprudence évite d’étendre les cas où il peut y être suppléé par une simple publication. Elle n’admet pas que celle-ci suffise toutes les fois que l’acte s’adresse à un groupe plus ou moins nombreux d’intéressés et surtout quand il s’agit de propriétaires ou de commerçants que l’administration peut connaître et mettre nominativement en demeure. Aussi le Conseil d’État a-t-il décidé que les loueurs de voitures de Paris, auxquels un arrêté du préfet de la Seine imposait l’emploi d’un compteur kilométrique et horaire, avaient le droit de recevoir une notification individuelle parce qu’ils étaient suffisamment connus de l’administration (1. Conseil d’État, 9 août 1893, Chambre syndicale des entrepreneurs de voitures.).
Dans les cas où une publication peut suffire parce que l’acte n’est pas susceptible de notification individuelle, la jurisprudence admet qu’il peut y être suppléé par l’exécution même de l’acte, et nous acceptons ici cette règle que nous avons écartée quand il s’agit d’actes susceptibles de notification individuelle. Mais encore faut-il que l’exécution ait effectivement atteint le requérant, par exemple si on l’a mis personnellement en demeure d’exécuter les prescriptions de l’acte (2. 1869, p. 469 ; — 24 janvier 1879, Le Marrois ; — 19 décembre 1879, Briet. Dans cette dernière affaire, le Conseil d’État a retenu comme point de départ du délai la date d’une condamnation prononcée contre le requérant pour infraction à un règlement et a déclaré tardif le recours formé plus de trois mois après cette condamnation.) ; il faut tout au moins que l’exécution ait été publique, notoire [460] et de nature à s’imposer à l’attention de tous les intéressés (1. Conseil d’État, 22 février 1878, Choppin.).
Calcul du délai. — Le point de départ du délai étant déterminé, les trois mois sont comptés de quantième à quantième, quel que soit le nombre de jours de chaque mois. On ne fait entrer dans le calcul du délai ni les dies à quo, c’est-à-dire celui de la notification ou de l’acte équivalent, ni le dies ad quem, c’est-à-dire celui de l’enregistrement du pourvoi. En conséquence, la notification ayant eu lieu, par exemple, le 15 janvier, le délai courra du 16 janvier au 15 avril inclus, et le pourvoi pourra encore être formé le 16 avril. En d’autres termes, la partie a droit à un délai franc de trois mois pour délibérer sur le pourvoi, ce délai se place entre le jour de la notification et celui du pourvoi qui lui servent de limite et de cadre, mais qui n’empiètent pas sur lui (2. Conseil d’État, 14 décembre 1843, — Colonna ; 23 novembre 1850, Mourier ; — 20 janvier 1859, Chemin de fer du Midi ; — 22 janvier 1863, Milon.).
Ce mode de calcul, consacré par la jurisprudence, est conforme aux dispositions générales de l’article 1033 du Code de procédure civile et à celles des lois du 1er frimaire an II et du 2 juin 1862 sur le pourvoi en cassation. Mais est-il également d’accord avec l’article 11 du décret de 1806, plus directement applicable à notre matière ? Le doute est permis. En effet, ce texte porte « que le recours au Conseil d’État ne sera pas recevable après trois mois du jour où la décision aura été notifiée » ; il exclut certainement ainsi le jour de la notification, mais il semble bien comprendre dans les trois mois le jour du pourvoi, puisque le recours n’est plus recevable une fois ces trois mois accomplis ; or, dans l’exemple cité plus haut, les trois mois commencés le 16 janvier seront accomplis le 15 avril à minuit, car il ne peut y avoir quatre 16 dans trois mois. Quoi qu’il en soit, la pratique est constante, et les auteurs l’ont acceptée (3. Aucoc, Conférences, t. Ier, p. 672 ; — Serrigny, Compétence administrative, t. Ier, p. 389.), ce qui nous dispense d’insister davantage sur la question.
[461] L’acte que la partie est tenue d’accomplir dans le délai légal consiste dans le dépôt de son recours au secrétariat du contentieux, dépôt qui est constaté par l’inscription du pourvoi sur un registre ad hoc et par un timbre apposé sur la requête. Il ne faut pas confondre cette inscription (appelée aussi dans la pratique enregistrement du pourvoi) avec la formalité fiscale de l’enregistrement à laquelle sont soumis tous les recours que la loi n’a pas déclarés sans frais. D’un autre côté, les règlements fiscaux s’opposant à ce que le secrétariat du contentieux inscrive sur son registre un recours qui n’a pas acquitté les droits, il peut arriver que la date de cette inscription ne coïncide pas avec celle du dépôt effectif du recours, par suite d’un retard dans le paiement des droits d’enregistrement. Dans ce cas, le Conseil d’État, — par une jurisprudence plus bienveillante pour les parties qu’elle n’est peut-être strictement légale, — s’attache à la date de ce dépôt, et il décide que le pourvoi est recevable s’il a été déposé dans les délais, bien qu’il n’ait été régularisé que plus tard par la formalité de l’enregistrement (1. Conseil d’État, 28 novembre 1873, Aymé ; — 10 février 1882, Brun.).
Du cas où le recours pour excès de pouvoir est précédé d’un recours au ministre. — Les ministres sont investis d’un pouvoir hiérarchique qui leur permet d’annuler et de réformer à toute époque, soit spontanément, soit sur la demande de parties intéressées, les décisions des autorités inférieures. Aucun délai ne peut être assigné à l’exercice de ce droit : un ministre peut mettre à néant aujourd’hui un arrêté d’un préfet de l’an VIII, aussi bien qu’un arrêté signé d’hier ; son droit est illimité dans sa durée : il n’est limité dans ses effets que par l’obligation de respecter les droits acquis.
Un pouvoir analogue appartient aux préfets à l’égard des maires agissant comme agents de la puissance publique : ils peuvent, à toute époque, annuler les arrêtés municipaux, soit d’office, soit sur la réclamation des intéressés, soit sur l’invitation du ministre compétent, à condition de respecter les droits acquis et les faits accomplis.
[462] Cette perpétuité du pouvoir hiérarchique, cette pérennité du recours qui peut en provoquer l’exercice, se retrouvent-elles également dans le recours contentieux, et dans les pouvoirs du Conseil d’État, statuant pur une demande en annulation d’un acte administratif préalablement examinée et rejetée par le ministre ? Telle est la question sur laquelle la doctrine s’est divisée et qui a donné lieu, en 1881, à une évolution très remarquée de la jurisprudence du Conseil d’État.
Notons d’abord un point qui n’a jamais fait doute. Lorsque le ministre ou tout autre supérieur hiérarchique, agissant spontanément ou à l’instigation d’autrui, annule ou réforme la décision d’une autorité inférieure investie d’un pouvoir propre, il fait un acte nouveau, il substitue sa décision à celle de son subordonné. La décision du supérieur hiérarchique peut alors soulever des griefs entièrement distincts de ceux que l’acte primitif aurait pu provoquer ; par suite, un recours est ouvert contre cette décision nouvelle dans le délai ordinaire de trois mois.
Mais s’il n’y a pas de décision nouvelle ; si le ministre refuse de la prendre, et se borne à laisser subsister l’acte ancien, la question est de savoir si sa décision purement confirmative, à quelque époque qu’elle ait été provoquée et rendue, fait revivre le délai du recours à l’égard de l’acte émané d’une autorité inférieure.
Cette question a été longtemps résolue dans le sens de l’affirmative, plutôt, il est vrai, par des décisions implicites du Conseil d’État que par des arrêts formels, jusqu’en 1862. Elle n’avait d’ailleurs qu’un intérêt pratique assez limité, à raison du petit nombre des recours, et avant que le décret du 2 novembre 1864 eût permis d’assimiler le silence des ministres, prolongé pendant quatre mois, à une décision de rejet (1. Le peu d’intérêt de la question, avant le décret du 2 novembre 1864, a fait que les anciens auteurs ne s’en sont guère préoccupés. M. Macarel n’en dit rien, M. de Cormenin se borne à y faire brièvement allusion dans une note où il cite quelques arrêts dans les deux sens : ceux du 28 juillet 1820 (Ogier) et du 30 juin 1839 (Cogordan) dans le sens de la recevabilité du recours ; en sens contraire, d’anciens arrêts du 18 août 1807 et du 9 décembre 1810. (Cf. Questions de droit, édit. de 1826, t. Ier, p. 159, et note 1 ; et édit. de 1840, t. Ier, p. 169, et note 2.) L’arrêt Cogordan, de 1839, dit explicitement « que la loi n’a prescrit aucun délai pour attaquer devant le ministre les arrêtés pris par les préfets » ; mais il ne vise pas notre question ; il s’agissait, en effet, dans cette espèce, d’une décision ministérielle qui avait modifié un arrêté préfectoral. Le pourvoi soutenait que l’arrêté avait acquis autorité de chose jugée à l’égard du ministre par suite de l’expiration du délai de trois mois et de l’exécution donnée à l’arrêté ; l’arrêt répond avec raison que ces circonstances ne pouvaient pas faire obstacle à l’exercice de l’autorité ministérielle ; avec raison aussi, il statue au fond sur le recours formé contre la décision ministérielle qui constituait un acte nouveau. Les autres décisions antérieures à l’arrêt de 1865 dont nous parlons ci-après, ne sont qu’implicites ; mais comme aucune d’elles n’oppose de fin de non-recevoir à des recours formés contre des arrêtés préfectoraux souvent fort anciens, pourvu que ces recours aient été formés en même temps contre une décision ministérielle confirmative notifiée depuis moins de trois mois, on doit certainement en conclure que la jurisprudence du Conseil d’État admettait la recevabilité du recours, sans avoir égard à la date de l’acte primitif.).
[463] La question s’est, au contraire, très nettement posée après le décret du 2 novembre 1864, notamment dans une affaire d’Andigné de Resteau. Un premier arrêt du 5 juin 1862 avait déclaré non recevable, par application de l’article 11 du décret du 22 juillet 1806, un recours directement formé devant le Conseil d’État contre un arrêté préfectoral rendu cinq ans auparavant. Par une ingénieuse évolution de procédure, le réclamant alla porter au ministre la requête que le Conseil d’État avait écartée comme tardive. Le ministre l’ayant rejetée à son tour, le sieur d’Andigné de Resteau revint devant le Conseil d’État ; il soutint que l’arrêté préfectoral ainsi confirmé faisait désormais corps avec la décision ministérielle, et qu’il pouvait être annulé en même temps qu’elle, en vertu d’un nouveau pourvoi formé contre cette décision.
Cette prétention fut accueillie par un arrêt du 9 février 1865 (d’Andigné de Resteau), rendu conformément aux conclusions de M. le commissaire du Gouvernement L’Hôpital, qui ne se dissimulait pas, disait-il, la « bizarrerie » de la solution (1. Cet arrêt est ainsi conçu sur la question du délai : « — Considérant que notre ministre a statué sur le pourvoi formé devant lui par le sieur d’Andigné de Resteau contre les arrêtés du préfet de la Sarthe ; que cette décision peut nous être déférée par la voie contentieuse ; et que le décret qui a déclaré que le requérant n’était plus recevable à se pourvoir directement devant nous pour excès de pouvoir contre les arrêtés du préfet ne faisait pas obstacle à ce qu’il attaque devant nous la décision prise par le ministre… » — Voy. les conclusions du commissaire du Gouvernement au Recueil des arrêts du Conseil d’État, année 1865, p. 171.). Il était en effet singulier qu’un recours, déclaré tardif parce qu’il était formé cinq ans après l’acte attaqué, cessât de l’être en se reproduisant trois ans plus tard.
La doctrine ainsi adoptée en 1865 se comprend mieux lorsque [464] l’on fait la part des préoccupations politiques qui exerçaient leur influence sur la jurisprudence de cette époque, et qui tendaient à faciliter le recours pour excès de pouvoir, à l’affranchir de toute entrave de procédure, afin d’en faire une « soupape de sûreté » donnant issue aux mécontentements nés d’erreurs ou d’abus de l’administration (1. Ces préoccupations ont été fidèlement rapportées par M. Aucoc, dans ses conclusions souvent citées du 13 mars 1867, dans l’affaire Bizet : « Le Gouvernement, disait-il, sur qui retombe la responsabilité des fautes de ses agents, a grand intérêt à ce que les plaintes qu’elles soulèvent puissent arriver jusqu’à lui, parce que les griefs les plus minimes peuvent, en se multipliant, amener de graves mécontentements. Il y a là une soupape de sûreté qui doit rester toujours ouverte. » Un autre organe autorisé du Conseil d’État à cette époque, M. le commissaire du Gouvernement Charles Robert, développait le même ordre d’idées dans des conclusions qui furent jugées dignes, par leur haute portée politique, d’être insérées in extenso dans le Moniteur universel. « Oui, Messieurs, disait-il dans l’affaire jugée le 21 juillet 1861 (Académie des Beaux-Arts), ouvrir un droit de recours direct au souverain contre toute irrégularité commise dans l’étendue de l’Empire par une autorité administrative, organiser au sein même du Gouvernement le contrôle sérieux et efficace des subordonnés par le chef suprême, c’est évidemment une grande pensée. On comprend que, sous le régime parlementaire, il n’ait paru ni opportun ni utile de donner au recours pour excès de pouvoir toute l’extension qu’il comporte, mais à présent, la loi de 1790, ou plutôt son principe développé et rajeuni, est appelée à prendre une place de plus en plus importante dans l’économie des institutions impériales. Notre Constitution déclare l’Empereur responsable devant le pays, quoi de plus naturel et de plus logique que de lui donner les moyens de redresser lui-même, avec l’aide de son Conseil, les actes qui lui sont signalés comme lésant les droits acquis ? Aussi appelons-nous de nos vœux le jour où le Gouvernement impérial croirait possible d’ouvrir toute grande la porte du Conseil d’État en rendant le recours pour excès de pouvoir gratuit comme le droit de pétition. » On voit par ces citations que la procédure administrative, avec ses règles strictes, ses délais et ses déchéances, devait mal se concilier avec l’idée d’un recours au chef de l’État exerçant une de ses plus précieuses prérogatives. Cette procédure devait paraître importune, presque irrespectueuse, quand elle prétendait limiter par de froids calculs de délais l’action personnelle du souverain, et lui interdire des décisions capables d’alléger sa responsabilité constitutionnelle.).
Aussi, lorsque la question du délai du recours pour excès de pouvoir, en cas de recours préalable au ministre, s’est posée de nouveau après 1872, a-t-elle été résolue autrement qu’en 1865. Elle l’a été sans précipitation, car tout changement important de jurisprudence doit être longuement médité et l’on pourrait encore citer, dans la période 1872-1880, plus d’un arrêt qui omet d’appliquer la déchéance. Mais il vint un moment où il fallut prendre parti entre la jurisprudence de 1865 et les principes généraux de la procédure administrative. Dans une affaire jugée le 13 avril 1881 (Bansais), [465] le Conseil d’État se trouvait en présence d’un arrêté d’alignement en date du 14 avril 1831, qui n’avait été attaqué devant le préfet, puis devant le ministre de l’intérieur, qu’en 1879, quarante-huit ans après avoir été exécuté. Le recours formé contre cet arrêté, en même temps que contre les décisions confirmatives du préfet et du ministre, était-il encore recevable ? Avec la jurisprudence de 1865, il aurait fallu répondre affirmativement, mais le Conseil d’État, abandonnant ouvertement cette jurisprudence, a déclaré le recours tardif.
D’autres arrêts du 14 janvier 1887 (Société de l’Union des Gaz) et du 14 mars 1890 (ville de Constantine), ont appliqué et confirmé la jurisprudence de l’arrêt Bansais (1. L’arrêt du 14 janvier 1887 (Société de l’Union des Gaz), qui reproduit tous les considérants de doctrine de l’arrêt Bansais, est ainsi conçu : « Considérant que le recours formé devant le Conseil d’État par la Société « l’Union des Gaz » tend à obtenir, d’une part, l’annulation d’une décision du 20 novembre 1884, par laquelle le ministre des travaux publics a refusé d’annuler deux arrêtés du préfet du département du Gard du 24 janvier 1881, d’autre part et par voie de conséquence, l’annulation desdits arrêtés préfectoraux ; — Considérant qu’il résulte de l’instruction et qu’il n’est pas contesté qu’à la date du recours formé par la Société « l’Union des Gaz » devant le ministre des travaux publics, il s’était écoulé plus de trois mois depuis que les arrêtés attaqués avaient été exécutés à l’égard de la Société requérante ; qu’ainsi et par application de l’article 11 du décret du 22 juillet 1806, lesdits arrêtés n’étaient plus, à la date précitée, susceptibles d’être déférés au Conseil d’État par la voie du recours pour excès de pouvoir ; — Considérant que si la Société requérante, au lieu de porter directement son recours au Conseil d’État, l’a préalablement soumis au ministre des travaux publics, ce mode de procéder n’a pu avoir pour effet de proroger le délai pendant lequel elle pouvait se pourvoir contre l’arrêté précité par la voie contentieuse ; — Considérant, en effet, que si le recours pour excès de pouvoir peut être, au gré de la partie intéressée, formé directement devant le Conseil d’État, ou préalablement porté devant le supérieur hiérarchique de l’autorité dont la décision est attaquée, ledit recours ne saurait être affranchi, dans ce dernier cas, du délai de trois mois qui lui est imposé quand le Conseil d’État en est directement saisi ; qu’il suit de là qu’en admettant qu’en 1878 le recours par la voie administrative et hiérarchique contre l’arrêté d’alignement du 14 avril 1831 fût resté ouvert à la Société requérante, la réclamation par elle formée à cette date n’a pu avoir pour effet de saisir valablement la juridiction contentieuse ; qu’ainsi son recours doit être déclaré non recevable… » Cf. Revue d’administration (mai 1881, p. 68) l’article de M. Le Vavasseur de Précourt sur cette jurisprudence. En sens contraire, Recueil des arrêts du Conseil d’État, note sous l’arrêt du 14 janvier 1887 (p. 43).).
Ces décisions reposent sur la distinction que nous avons précédemment indiquée entre le recours hiérarchique, affranchi de tout délai, et le recours contentieux, nécessairement soumis à des [466] délais de procédure. En vertu d’une jurisprudence immuable, aussi ancienne que le recours pour excès de pouvoir lui-même, les demandes tendant à l’annulation d’actes administratifs par la voie contentieuse peuvent être présentées, au gré de la partie, soit au Conseil d’État, juge de premier et dernier ressort, soit au ministre, sauf recours au Conseil d’État. Quelle que soit la voie suivie, l’action est la même et le Conseil d’État décide qu’elle est soumise au même délai de trois mois : soit par un texte formel, l’article 11 du décret du 22 juillet 1806, lorsqu’elle est directement portée devant le Conseil d’État ; soit en vertu d’un argument à pari tiré de ce même texte, lorsqu’elle est présentée d’abord au ministre.
En d’autres termes, le Conseil d’État considère le délai de trois mois comme un délai donné aux parties pour attaquer l’acte par la voie contentieuse, — devant le Conseil d’État ou devant le ministre, à leur choix, — ou pour y acquiescer. Ce délai expiré, l’acquiescement est présumé et l’action en annulation est éteinte. Toutefois, la partie conserve le droit de provoquer en tout temps, par la voie administrative, l’intervention du supérieur hiérarchique, et celui-ci peut, à toute époque, annuler l’acte de son subordonné ; mais s’il s’y refuse, la partie n’a plus d’action pour l’y contraindre, parce qu’elle n’a plus de recours contentieux en annulation contre l’acte lui-même.
Telle est la doctrine à laquelle le Conseil d’État s’est arrêté depuis 1881. Elle a été accueillie par la majorité des jurisconsultes et des praticiens comme une solution rationnelle, devenue inévitable en présence des abus engendrés par la jurisprudence de 1865. « Tout en convenant que la question est fort délicate, écrivait un commentateur autorisé de la jurisprudence du Conseil d’État, nous considérons la solution adoptée par le Conseil d’État comme un complément nécessaire de la théorie de l’excès de pouvoir, venant combler une lacune manifeste de cette heureuse création de notre jurisprudence administrative (1. Revue critique de législation et de jurisprudence. Examen doctrinal de la jurisprudence du Conseil d’État, par M. Gautier, professeur à la Faculté de droit d’Aix. (Année 1882, p 13.) Voy. aussi : — les conclusions du commissaire du Gouvernement sur l’affaire Bansais (Recueil des arrêts du Conseil d’État, année 1881, p. 431) ; — la Revue générale d’administration, mai 1881, p, 68 ; — le Recueil périodique de Dalloz, année 1882, 3e partie, p. 49. L’arrêtiste du Recueil de Dalloz, dont la haute compétence est connue, se demande s’il n’aurait pas fallu séparer plus complètement encore que ne l’a fait le Conseil d’État, le recours contentieux du recours hiérarchique : « Le ministre, dit-il, n’a aucune juridiction comme juge des actions pour excès de pouvoir, en tant que ces actions prennent la forme contentieuse ; l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 réserve au Conseil d’État la haute fonction de statuer sur les actions de cette nature. » Il en conclut que les parties ont le choix entre deux voies distinctes, le recours administratif et le recours contentieux, ce dernier réservé au Conseil d’État seul, et toujours soumis au même délai de trois mois, sans que ce délai puisse être prorogé par l’effet d’un recours au ministre. Ce système nous parait trop absolu et c’est avec raison, croyons-nous, que le Conseil d’État ne l’a pas consacré. En effet, toute la jurisprudence des excès de pouvoir laisse aux parties l’option entre la voie contentieuse directe, omisso medio, et la voie du recours préalable au ministre, aboutissant également à une action contentieuse devant le Conseil d’État. Que l’on oblige la partie à attaquer l’acte dans le délai de trois mois, quelle que soit la voie qu’elle adopte, rien de mieux, car son option ne saurait avoir pour effet de rendre l’acte administratif définitif après trois mois ou indéfiniment précaire ; mais ce serait lui enlever cette option elle-même que de compter pour rien le recours au ministre formé dans le délai du recours contentieux, car il serait matériellement impossible à la partie d’obtenir une décision ministérielle assez tôt pour se pourvoir au Conseil d’État dans un délai de trois mois à partir de la notification de l’acte attaqué. La jurisprudence de 1881 concilie l’intérêt qu’a la partie à conserver cette option, avec la nécessité d’agir dans un certain délai, et cela parce que l’esprit général de la législation, comme le dit fort bien la note de Dalloz, « est de soumettre à un très bref délai les actions qui peuvent mettre en suspens la validité des actes administratifs ». Il y a cependant un cas où le système proposé par M. Dalloz est appliqué par le Conseil d’État, c’est celui où les décisions des commissions départementales sont déférées, en appel, au conseil général exerçant une sorte d’autorité hiérarchique (Loi du 10 août 1871, art. 88). Dans ce cas particulier, le Conseil décide que l’appel au conseil général, pour inopportunité ou fausse appréciation des faits, est entièrement distinct du recours au Conseil d’État, pour excès de pouvoir ou violation de la loi ou d’un règlement d’administration publique ; pour ce dernier recours, le délai accordé aux parties ne peut pas être prorogé par un appel au conseil général. (Voy. Conseil d’État, 9 février 1883, Bouvier ; — 1er février 1884, Lasvignas.)). »
[467] M. Aucoc a cependant formulé contre cette jurisprudence diverses objections (1. Ces objections se bornaient à une simple réserve dans les Conférences de M. Aucoc, édit. de 1885, t. Ier, p, 671. Mais, depuis lors, et peu de temps avant l’arrêt du 14 janvier 1887 qui a confirmé l’arrêt Bansais, M. Aucoc a développé ses objections dans un article de la Gazette des tribunaux du 24 décembre 1886, et dans un article de la Revue critique de législation et de jurisprudence (livraison de janvier 1887, nouvelle série, t. XVI, p. 63).), dont la plus importante nous paraît reposer sur un malentendu. Le savant auteur interprète en effet la jurisprudence comme si elle obligeait la partie à se pourvoir au Conseil d’État, dans le délai de trois mois à partir de la notification de l’acte, même si elle a déféré cet acte au ministre : — « Toutes les [468] décisions, dit-il, des préfets, des maires, des autres autorités administratives qui n’auront pas été attaquées devant le Conseil d’État dans le délai de trois mois deviennent irréformables ; et si les parties désireuses de s’épargner les frais d’un recours devant le Conseil d’État, ont été d’abord devant le ministre pour obtenir la réformation de l’acte qui leur fait grief, c’est en vain qu’après le rejet de leur réclamation par le ministre elles voudront former un pourvoi devant le Conseil. Le délai de trois mois étant toujours expiré, leur pourvoi ne sera plus recevable. » Cette conséquence de la nouvelle doctrine, ajoute M. Aucoc, n’est pas une hypothèse de notre part, et il cite l’arrêt Bansais du 13 avril 1881, comme en ayant fait une application (1. Revue critique, loc. cit.).
Le savant auteur nous paraît s’être mépris sur la véritable portée de la nouvelle jurisprudence. Cette jurisprudence ne dit pas qu’on est déchu de son pourvoi contre une décision d’un préfet ou d’une autre autorité inférieure si on ne l’a pas formé devant le Conseil d’État dans le délai de trois mois ; elle dit qu’on est déchu si on n’a formé, dans ce délai, ni recours au Conseil d’État ni recours au ministre. Les arrêts précités de 1881, de 1887 et de 1890 sont formels en ce sens. Le système que M. Aucoc attribue au Conseil d’État est celui qui a été proposé dans le Recueil périodique de Dalloz, et que nous avons discuté et écarté ci-dessus (page 466, note 1).
Donc, nul doute à cet égard : les parties conservent la faculté de réclamer devant le ministre, seulement, elles doivent le faire dans le délai de trois mois, si elles veulent donner à cette réclamation le caractère d’une réclamation contentieuse et se réserver un recours ultérieur devant le Conseil d’État. Quant à ce recours au Conseil d’État, il sera valablement formé dans les trois mois de la décision ministérielle, à quelque époque que celle-ci ait été rendue, pourvu qu’elle ait été provoquée dans les délais du recours contentieux.
Nous ferons remarquer en terminant que cette jurisprudence unifie d’une manière très rationnelle le délai après lequel les divers actes administratifs, de quelque autorité qu’ils émanent, cessent [469] de pouvoir être attaqués par la voie contentieuse. Pour les actes du Chef de l’État et des ministres, qui échappent à tout recours hiérarchique, ce délai a toujours été de trois mois après leur notification ; pour les actes des préfets, des maires et des autres autorités relevant d’un supérieur hiérarchique, il n’existait aucun délai d’après la jurisprudence de 1865, puisque le recours hiérarchique dont ces actes sont toujours susceptibles est affranchi de tout délai, et que le délai du recours au Conseil d’État ne commençait à courir que lorsque le ministre avait statué ou était resté quatre mois sans répondre. Il y avait ainsi deux catégories d’actes administratifs soumis à des règles très différentes : les uns qui étaient définitifs au bout de trois mois, les autres qui ne l’étaient jamais.
La jurisprudence de 1881 a fait cesser cette disparate en décidant que l’acte devient toujours définitif après trois mois, s’il n’a pas été déféré, dans ce délai, à une autorité ou à une juridiction ayant qualité pour l’annuler.
Du cas où le recours préalable est formé devant un ministre incompétent. — Sous l’empire de la jurisprudence que nous venons d’exposer, que décider si un recours hiérarchique est formé, dans le délai de trois mois, devant un ministre qui n’a pas qualité pour annuler l’acte attaqué ? Ce recours pourra-t-il néanmoins proroger le délai du recours au Conseil d’État ? La négative résulterait d’une stricte application des principes de la procédure. Il est de règle en effet que les forclusions et déchéances ne sont pas évitées par un recours formé devant une autorité incompétente ; elles diffèrent en cela de la prescription proprement dite qui peut être interrompue par une citation devant un juge incompétent (C. civ., art. 2246).
D’un autre côté, il semble difficile que les parties intéressées puissent être tenues, sous peine de perte de leurs droits de recours, d’être exactement au courant des changements qui peuvent survenir dans la répartition de certains services entre les différents ministères, et par suite dans la compétence des ministres ; cette connaissance exacte des attributions peut surtout présenter des difficultés pour les affaires de l’Algérie soumises au régime dit « des rattachements ».
[470] Aussi serions-nous disposés à résoudre la question par la distinction suivante : Si la décision qu’il s’agit d’attaquer est de telle nature qu’aucun ministre ne puisse la réformer et que le recours hiérarchique soit nécessairement frustratoire, nous pensons que ce recours, inexistant en droit, ne saurait proroger le délai du recours pour excès de pouvoir. Tel serait le cas si l’on demandait au ministre de l’intérieur d’annuler une délibération d’un conseil général, qui ne peut être annulée que par décret, ou bien un arrêté préfectoral annulant ou refusant d’annuler une délibération de conseil municipal, alors que l’article 67 de la loi municipale de 1884 n’autorise qu’un recours direct au Conseil d’État contre cet arrêté (1. Conseil d’État, 21 novembre 1890, commune de Fagnières.).
Mais si l’acte, par sa nature, comporte un recours au ministre, et si la partie l’a formé dans le délai de trois mois en se trompant sur le département ministériel compétent, si, par exemple, elle a déféré au ministre des travaux publics, au lieu du ministre de l’agriculture, une décision ressortissant au service de l’hydraulique agricole, nous ne pensons pas que cette erreur ait pour effet de supprimer la prorogation du délai du recours pour excès de pouvoir. Dans ce cas, en effet, la partie aura manifesté clairement, et par une réclamation dont la loi admet le principe, son intention de se pourvoir par la voie contentieuse.
Du cas où l’acte attaqué est devenu définitif avant l’expiration du délai. — En dehors de la fin de non-recevoir de procédure résultant de l’expiration du délai, la partie peut encourir une forclusion d’une autre nature qui n’est pas sans analogie avec la précédente, et qui résulte de ce que l’acte attaqué est devenu définitif et inattaquable avant l’expiration du délai de trois mois. Ce cas se présente lorsque l’acte administratif a été suivi de décisions ou de contrats qui ont créé des droits acquis et avec lesquels il s’est combiné et uni de telle sorte qu’on ne pourrait plus infirmer l’un sans porter atteinte aux autres. Le juge de l’excès de pouvoir, qui doit respecter ces droits et à qui, souvent, le contentieux de ces contrats n’appartient pas, doit alors écarter le recours qui tend à les remettre en question.
[471] Citons quelques exemples à l’appui de cette règle.
La délibération d’un conseil municipal relative à un bail ou à une vente de bien communal peut être entachée d’irrégularités qui la rendent annulable. Mais si, avant l’expiration du délai de recours, ce bail ou cette vente sont réalisés, le recours cesse aussitôt d’être recevable, parce qu’il ne pourrait être accueilli sans qu’un contrat civil fût atteint dans une de ses conditions essentielles de validité (1. Conseil d’État, 29 juin 1869, Prieur. — Cet arrêt distingue, dans une même délibération d’un conseil municipal, les dispositions relatives à une aliénation consommée et qu’il déclare non susceptibles de recours, et d’autres dispositions non encore exécutées relatives au mode de paiement du prix. Il retient le recours sur ce dernier point et annule in parte quâ la délibération illégale. Cet arrêt marque ainsi très nettement la raison d’être de la fin de non-recevoir.).
Il en est de même des actes de tutelle par lesquels l’autorité administrative habilite une commune ou un établissement public à passer, soit un contrat civil, soit un marché de travaux publics. Bien que ces actes de tutelle pris isolément soient susceptibles d’être annulés pour excès de pouvoir, ils cessent de l’être dès que le contrat ou le marché ont été passés (2. Conseil d’État, 9 janvier 1867, Verdier ; — 1er août 1867, Delaplane ; — 9 avril 1868, Rivolet ; — 21 juillet 1870, Pointeau ; — 13 novembre 1874, commune de Sainte-Marie-du-Mont ; — 2 décembre 1892, Jullien.).
Il en est de même encore des actes déclaratifs d’utilité publique ; ils ne peuvent plus être l’objet d’un recours lorsqu’ils ont été suivis d’un jugement d’expropriation qui a créé des droits à l’acquéreur et à l’exproprié lui-même (3. Conseil d’État, 27 mars 1856, de Pommereu ; — 8 janvier 1863, de Rochetaillé ; — 31 mai 1878, Touchy ; — 5 juin 1885, Fenaux ; — 29 juillet 1892, commune de Chapois ; — 16 décembre 1892, Grados.).
Le caractère définitif que le jugement d’expropriation imprime à la déclaration d’utilité publique subsiste-t-il en présence d’un pourvoi en cassation formé contre ce jugement ? S’il y a cassation, le jugement tombe, il n’y a plus d’expropriation consommée, plus de consécration judiciaire de la déclaration d’utilité publique, celle-ci peut donc être attaquée et annulée comme elle pouvait l’être avant tout jugement. Si le pourvoi n’est pas encore jugé, le jugement d’expropriation subsiste et il ne nous semble pas douteux [472] que le recours pour excès de pouvoir demeure paralysé jusqu’à ce qu’il y ait cassation (1. Quelques arrêts du Conseil d’État ont paru se fonder, pour déclarer non recevable le recours formé contre une déclaration d’utilité publique, suivie d’un jugement d’expropriation déféré à la Cour de cassation, sur ce que le pourvoi en cassation avait été rejeté ou avait pris fin par un désistement, et sur ce que l’expropriation demeurait ainsi consommée. (Conseil d’État, 13 février 1874, André et Champelier ; — 31 mai 1878, Touchy ; — 5 juin 1885, Pénaux.) Mais si ces arrêts ont ainsi relevé une circonstance décisive assurant au jugement un caractère définitif, on ne peut pas en conclure que la décision devrait être différente si le pourvoi était encore pendant devant la Cour de cassation. Quelque douteux que le sort du jugement puisse être dans l’avenir, son existence n’en est pas moins certaine dans le présent ; or, la juridiction administrative ne saurait, selon nous, anéantir indirectement le jugement attaqué, en lui retirant l’appui de la déclaration d’utilité publique.).
De la fin de non-recevoir résultant de l’acquiescement. — Une partie peut-elle acquiescer à un acte administratif entaché d’excès de pouvoir et le rendre ainsi définitif à son égard ? L’affirmative n’est pas douteuse, malgré l’opinion contraire émise par M. Dufour (2. Dufour, Droit administratif, t. Ier, p. 389.). Elle le peut même si la décision qui l’atteint est entachée d’une nullité d’ordre public telle que l’incompétence. La distinction des moyens qui sont d’ordre public et de ceux qui ne le sont pas intéresse le juge qui peut relever d’office les premiers et non les seconds ; mais il n’intéresse pas la partie à qui la sauvegarde de l’ordre public, n’est pas confiée, mais seulement celle de son intérêt propre. Si cet intérêt lui conseille d’adhérer à une décision irrégulière, — peut-être parce qu’elle pourrait en appréhender une plus rigoureuse, — la partie le peut ; elle renonce ainsi à attaquer l’acte, et le recours qu’elle formerait après cette renonciation devrait être déclaré non recevable.
Toutefois, l’acquiescement à une décision administrative, comme l’acquiescement à une décision judiciaire, ne doit pas être aisément présumé, on doit ici appliquer l’adage : nemo juri suo renuntiasse facile præsumitur. Mais il ne s’ensuit pas que l’acquiescement doive être exprès et ne puisse jamais résulter de sérieuses présomptions ; on ne saurait professer ici une doctrine plus sévère que pour l’acquiescement aux jugements, lequel est valable pourvu qu’il soit formel, c’est-à-dire non équivoque (3. Dalloz, Répertoire, v° Acquiescement, nos 59 et suiv., 83 et suiv. — Pothier, Obligations, n° 861.) ; il faut seulement conclure [473] de cette règle que le doute doit s’interpréter en faveur du droit de recours.
La présomption d’acquiescement naît le plus souvent d’une exécution de l’acte consentie par la partie. Mais il faut que cette exécution soit volontaire et sans réserve. En effet, les actes administratifs étant exécutoires par provision, le fait de s’y soumettre n’implique pas qu’on renonce à les attaquer ; le Conseil d’État l’a souvent décidé, même en présence de décisions de tribunaux administratifs soumis à sa juridiction d’appel. « Considérant, — dit un arrêt du 14 décembre 1853 (Simonet) souvent reproduit depuis, — qu’aux termes de l’article 3 du règlement du 22 juillet 1806 le recours devant notre Conseil d’État n’est pas suspensif ; qu’en conséquence le seul fait d’avoir acquitté sans réserve le montant des condamnations prononcées par le conseil de préfecture ne saurait être considéré comme une exécution volontaire (1. Cf. Conseil d’État, 12 juillet 1866, de Peyronny ; — 7 mai 1875, Tréheu ; — 9 février 1877, Fortin-Hermann ; — 21 janvier 1881, Bridet ; — 15 décembre 1882, ville de Paris. — Voy. aussi un arrêt du 29 décembre 1870, Duval, qui déclare non avenu un acquiescement formulé en termes exprès, mais qui ne pouvait pas être considéré comme librement consenti.)… » A plus forte raison doit-il en être de même quand il s’agit d’un acte de puissance publique, qui n’est pas susceptible d’appel et qu’on ne peut attaquer que pour excès de pouvoir.
Nous pensons même qu’aucun acte d’exécution sans réserve, de soumission absolue à l’acte administratif, ne saurait être considéré comme un acquiescement quand on est en présence d’un règlement dont l’exécution est sanctionnée par l’article 471, § 15, du Code pénal. Nul, en effet, ne peut être tenu de se mettre en contravention et de s’exposer à des poursuites devant un tribunal de répression, pour sauvegarder son droit de recours devant un tribunal administratif.
[474]
IV. — DE LA FIN DE NON-RECEVOIR RÉSULTANT DU RECOURS PARALLÈLE
Position de la question. — Le recours pour excès de pouvoir n’est pas recevable, si la partie lésée par un acte administratif argué d’illégalité peut obtenir satisfaction en exerçant un autre recours, dit recours parallèle, devant une juridiction judiciaire ou administrative.
Un tel recours existe dans beaucoup de cas. En effet, si le Conseil d’État est le seul tribunal qui puisse annuler un acte administratif, il n’est pas le seul qui puisse en apprécier la légalité ; d’autres juridictions très diverses ont le droit de discuter à ce point de vue les actes administratifs, et de les tenir pour non avenus à l’égard des parties qui les attaquent ou qui se défendent contre eux. Ce droit appartient aux tribunaux administratifs ou judiciaires, toutes les fois que la loi les a institués juges d’un contentieux de pleine juridiction dans des matières où des actes administratifs sont plus ou moins directement en jeu. Ainsi les tribunaux civils, juges du contentieux des contributions indirectes, sont juges de la légalité des tarifs et des décisions administratives qui règlent la perception des taxes (1. Voy. t. Ier, p. 696.) ; les tribunaux de simple police et les tribunaux de police correctionnelle, juges de la pénalité à infliger à ceux qui ont contrevenu à certaines prescriptions administratives, ont le droit de vérifier si ces prescriptions sont légales et obligatoires (2. Voy. t. Ier, p. 480 et 633.) ; les conseils de préfecture, juges du contentieux des contributions directes, prononcent sur la légalité des impositions et, par suite, sur celle des actes administratifs qui en règlent l’assiette et le recouvrement ; juges du contentieux des élections municipales, ils apprécient, au point de vue de la validité d’une élection, les arrêtés de convocation des électeurs et les décisions qui sectionnent les collèges électoraux ; juges du contentieux des occupations temporaires et des extractions de matériaux, ils connaissent des griefs de toute nature relevés contre les arrêtés préfectoraux [475] autorisant l’occupation. Le Conseil d’État lui-même prononce sur la légalité des actes administratifs, sans statuer comme juge des excès de pouvoir, quand il connaît d’un contentieux de pleine juridiction, soit comme juge des élections des conseils généraux, soit comme juge des actions en indemnité formées contre l’État à raison d’actes de l’autorité publique irréguliers et dommageables, soit comme juge d’appel des conseils de préfecture.
Il y a donc des cas très nombreux où la discussion d’un acte administratif argué d’illégalité n’est qu’un élément d’un débat plus complet qui peut être porté devant des juridictions très diverses. Dans ces différents cas, la question de légalité de l’acte administratif peut-elle être détachée du contentieux plus général auquel elle se rattache, et être directement portée devant le Conseil d’État par la voie du recours pour excès de pouvoir ? Ou bien, au contraire, la demande d’annulation pour excès de pouvoir devient-elle non recevable en présence de l’autre recours contentieux qui est ouvert à la partie ? Telle est la question qui a longtemps donné lieu à des hésitations de jurisprudence et à des dissidences de doctrine.
Examen de la doctrine du recours parallèle. — D’après un système que plusieurs auteurs ont défendu, mais que la jurisprudence du Conseil d’État n’a jamais adopté, le recours pour excès de pouvoir n’est pas paralysé par la faculté accordée à la partie de contester, devant un tribunal administratif ou judiciaire, la légalité de l’acte qui lui fait grief et d’obtenir qu’il soit tenu pour non avenu à son égard. L’annulation peut toujours être demandée par action principale devant le Conseil d’État, bien que la nullité puisse être invoquée à l’appui d’une réclamation d’une autre nature soumise à une autre juridiction.
Ce système, qui a été défendu par M. Rozy et par M. P. Collet (1. Voy. les dissertations de M. Rozy, professeur à la Faculté de droit de Toulouse, et de M. le président P. Collet, alors avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, dans la Revue critique de législation et de jurisprudence, année 1870, p. 97, et année 1876, p. 225.) et qui est également professé, mais non développé, par M. Dufour [476] et par M. Ducrocq (1. Dufour, t. Ier, nos 463 et 721. — Ducrocq, t. Ier, p. 237.), repose sur les arguments suivants. — Les lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872 admettent d’une manière générale les demandes tendant à l’annulation d’actes administratifs entachés d’incompétence ou d’excès de pouvoir. On n’a pas le droit de distinguer là où ces textes ne distinguent pas, et d’interdire le recours direct au Conseil d’État par le motif que ces actes pourraient être également discutés devant une autre juridiction. — En effet, d’après les principes généraux du droit on ne peut pas opposer de fin de non-recevoir à une action sous prétexte que la partie pourrait arriver aux mêmes fins en exerçant une action différente ; la loi elle-même a souvent consacré le droit d’option : ainsi, la partie lésée par un fait délictueux peut à son choix exercer son action en indemnité soit devant le tribunal civil, soit devant le tribunal de répression conjointement avec l’action publique ; de même, la nullité ou la déchéance d’un brevet d’invention peut être demandée devant la juridiction civile par voie d’action directe, ou opposée devant la juridiction correctionnelle comme défense à une action en contrefaçon (2. Argument développé par M. P. Collet, loc. cit.).
Au surplus, ajoutent les partisans de cette opinion, le recours pour excès de pouvoir ne fait pas double emploi avec les autres contestations qui peuvent s’élever sur la légalité de l’acte administratif ; ces dernières ne peuvent que prévenir les effets d’un acte illégal dans un cas spécial et à l’égard d’une personne déterminée ; seul le recours pour excès de pouvoir peut produire l’annulation erga omnes et supprimer l’acte d’où naît le litige. Enfin, il est contraire à l’esprit général de la législation sur l’excès de pouvoir de dérober au Conseil d’État, juge souverain de la légalité des actes administratifs, tous les actes administratifs qui peuvent être incidemment discutés devant d’autres juridictions. On diminue ainsi la garantie d’ordre politique et administratif que cette législation a voulu assurer aux citoyens, on les oblige à recourir à des procédures compliquées, à renouveler leurs réclamations tant que l’administration n’aura pas elle-même rapporté son acte ou renoncé à lui faire produire tout effet, tandis que la procédure expéditive et [477] peu coûteuse du recours pour excès de pouvoir trancherait une fois pour toutes la question de validité de l’acte administratif (1. Argument développé par M. Rozy, loc. cit. Mais le savant auteur nous paraît aller un peu loin dans l’interprétation qu’il propose de la loi des 7-14 octobre 1790, lorsqu’il écrit : « La loi de 1790 a voulu empêcher que l’on puisse dire, comme on disait avec une espèce d’accent de désespoir sous l’ancienne monarchie : Ah ! si le roi le savait ! Il faut donc que le chef du pouvoir exécutif en son Conseil d’État soit facilement abordable sans barrières et sans conditions particulières. » On doit reconnaître que ce passage s’appliquerait mieux au droit de pétition qu’au recours pour excès de pouvoir.).
Ce système est séduisant au premier abord et il paraît étayé de bons arguments juridiques. Mais, lorsqu’on va au fond des choses, on n’est pas surpris que le Conseil d’État l’ait écarté comme trop absolu, et comme inconciliable avec les pouvoirs attribués à d’autres juridictions. Ce système tend en effet à investir le Conseil d’État, comme juge des excès de pouvoir, d’une juridiction presque universelle ; à apporter indistinctement devant lui toutes les questions de légalité d’actes administratifs, même quand elles sont étroitement liées à des contestations réservées à d’autres juges. Il pourrait ainsi faire revivre, sous une autre forme, l’abus des évocations si justement reproché à l’ancien Conseil du roi. Les tribunaux administratifs de premier ressort et même les tribunaux judiciaires seraient exposés, dans mille affaires, à se voir enlever la matière d’un débat dont ils sont compétemment saisis, à voir leurs jugements devancés par un arrêt du Conseil d’État qui trancherait la question de la légalité dont la loi les a faits juges. Que deviendrait, par exemple, la compétence des tribunaux civils, sur les réclamations en matière de contributions indirectes ou d’octrois fondées sur l’illégalité des tarifs servant de base à la perception, si le Conseil d’État pouvait être directement saisi d’un recours contre la légalité des actes administratifs édictant ces tarifs ? Que deviendrait la compétence des conseils de préfecture sur les demandes en décharge de contributions directes, de taxes syndicales ou d’autres taxes assimilées, si les questions qui touchent à la légalité des impositions et à la régularité des rôles pouvaient lui être dérobées par un recours pour excès de pouvoir ?
A ce danger d’usurpation s’ajouterait un danger de conflit. Si, en effet, le Conseil d’État, au lieu d’annuler l’acte sur lequel un [478] débat s’engage devant une autre juridiction, décidait qu’il est valable et rejetait le recours, cela n’empêcherait pas que le juge du fond ne décidât le contraire et ne proclamât l’illégalité de l’acte. Sans doute il ne faut pas systématiquement reculer devant l’éventualité de pareilles contradictions, elles sont quelquefois une conséquence forcée de l’indépendance respective des juridictions, ainsi que nous l’avons nous-même expliqué et justifié (1. Voy. t. Ier, p. 504 et suiv.). Mais il serait peu sage, peu conforme à l’intérêt public et à celui des parties, de multiplier à plaisir ces occasions de conflit, et d’ériger en pratique normale des oppositions de décisions qui ne doivent être que rares et accidentelles.
Telles sont les raisons d’ordre général, qui ont fait écarter de tout temps par la jurisprudence le système qui admet le recours pour excès de pouvoir contre tout acte administratif argué d’illégalité, sans se préoccuper des compétences spéciales instituées par la loi. Nous préférons de beaucoup ce motif, tiré du respect dû à la compétence de chaque juridiction, au motif qu’on a quelquefois induit du caractère tout spécial qu’aurait le recours pour excès de pouvoir : il n’est, a-t-on dit souvent, qu’un recours subsidiaire, un ultimum præsidium dont on ne peut user que lorsque toute autre voie de droit est fermée. Non ; le recours pour excès de pouvoir n’est, à proprement parler, ni principal ni subsidiaire à l’égard d’un autre recours ; il est d’une nature différente ; il répond à l’idée d’annulation, de cassation, abstraction faite de toute décision sur le fond du droit, tandis que les autres procédures d’ordre administratif ou judiciaire ont le fond du droit même pour objet. Or, la partie à qui une action est donnée pour faire reconnaître intégralement son droit, pour le faire sanctionner par le juge dans la mesure de son intérêt propre, obtient de la loi tout le secours juridique qu’elle est en droit d’en attendre ; la partie n’a pas mission de provoquer l’annulation erga omnes d’un acte irrégulier dont on a fait justice à son égard.
Cette considération répond, ce nous semble, à l’objection tirée de la non-identité des recours. Autre chose, a-t-on dit, est d’obtenir la décharge d’une taxe reposant sur un acte illégal, ou d’obtenir [479] l’annulation de l’acte lui-même ; dans ce dernier cas, l’imposition irrégulière tombe pour tous et pour toujours, tandis que la demande en décharge n’opère que pour une taxe déterminée et laisse subsister l’imposition pour les autres contribuables moins vigilants, pour le contribuable vigilant lui-même, qui devra renouveler sa demande à chaque perception nouvelle. — Cela est vrai, mais c’est ainsi que les choses doivent être. En effet, le recours pour excès de pouvoir n’est point une sorte d’action publique, d’action populaire, que chacun ait mission d’exercer en vue de l’intérêt de tous ; nous savons au contraire qu’il ne peut reposer que sur l’intérêt direct et personnel. Sans doute, une fois qu’il est formé sur la base de cet intérêt, l’annulation qu’il provoque opère erga omnes ; c’est une conséquence de la juridiction toute spéciale exercée en cette matière par le Conseil d’État, et à laquelle est inhérente une part de puissance publique et d’autorité hiérarchique. Mais il ne faut pas conclure de là que l’auteur du recours a agi au nom de tous ; il n’a agi qu’en son nom propre et dans la mesure de son intérêt : le reste s’est fait en dehors de lui, par la force propre de l’annulation pour excès de pouvoir. Si donc cet intérêt trouve satisfaction dans une action plus personnelle, plus immédiate dans ses effets, que le recours pour excès de pouvoir, la partie n’a plus aucune raison pour demander que l’acte disparaisse ; il lui suffit qu’il ne l’atteigne pas, dût-il continuer à atteindre d’autres intéressés moins vigilants.
On a fait aussi remarquer que, lorsqu’il s’agit d’actes touchant à des intérêts collectifs, on doit réserver à chacun la faculté d’en accepter ou d’en répudier les effets, et qu’on doit laisser à l’administration le bénéfice des adhésions, des acquiescements que l’acte peut recevoir, en dépit des irrégularités dont il peut être entaché (1. Aucoc, Conférences, t. Ier, p. 542.). Mais cet argument comporterait des réserves. En effet, la prétention qu’émettrait la partie, d’être dispensée, par une annulation prononcée une fois pour toutes, de renouveler sa réclamation toutes les fois qu’elle serait atteinte par un acte susceptible d’applications successives, ne saurait être accueillie, parce qu’elle ne repose que sur un intérêt à venir et éventuel, non sur l’intérêt né et actuel [480] qui peut seul autoriser une action. Il suffit à la partie que l’action lui soit ouverte aussi souvent que l’acte lui fera grief.
Mais s’il suffit que la partie ait une action qui lui permette de détourner les effets de l’acte administratif, il ne suffirait pas qu’elle n’eût à sa disposition qu’une exception, un moyen de défense à opposer à des poursuites à fins répressives qu’on exercerait contre elle en vertu de cet acte. Cette distinction, que la jurisprudence a consacrée depuis 1872, est importante et constitue une juste concession au système dont nous avons combattu la doctrine trop absolue. Un exemple en fera bien comprendre l’application. Supposons que l’acte dont la légalité est contestée soit un règlement administratif, dont l’exécution est garantie par l’article 471, § 15, du Code pénal et par les peines de simple police que ce texte édicté, ou bien une prescription administrative individuelle garantie par une sanction pénale, par exemple un arrêté d’expulsion prononcé contre un étranger, dont l’infraction est punie de peines correctionnelles. Le contrevenant poursuivi devant le tribunal de répression aura certainement le droit de se défendre en invoquant l’illégalité du règlement ou de l’arrêté (1. Voy. t. Ier, p. 480 et 633.), mais pour cela il faudra qu’il soit poursuivi, c’est-à-dire qu’il se soit mis en contravention. Or il ne serait ni juridique ni équitable de considérer ce moyen de défense, qu’il tirerait de l’illégalité de l’acte, comme l’équivalent d’une action ; d’exiger que la partie lésée soit réduite à la défensive devant le juge de répression, au lieu de prendre l’offensive devant le juge de l’excès de pouvoir. C’est pourquoi le recours au Conseil d’État peut être directement formé contre le règlement ou l’arrêté dont il s’agit.
La fin de non-recevoir tirée du recours parallèle n’est donc opposable que si la partie lésée peut prendre l’initiative d’un véritable recours, soit contre l’acte administratif illégal, soit tout au moins contre les applications qui lui en sont faites.
Un tel recours existe, par exemple, en matière d’impôts directs, sous forme de demande en décharge devant le conseil de préfecture ; en matière d’impôts indirects, sous forme d’opposition à la perception de la taxe, ou de demande en restitution de la taxe [481] acquittée, devant le tribunal civil. En vain dirait-on que ces actions ne constituent pas un recours direct, parce qu’elles sont précédées d’une mise à exécution de l’acte administratif, d’un recouvrement de taxe et peut-être d’un paiement. Il ne faut pas oublier que tous les actes de la puissance publique sont exécutoires par provision ; le recours pour excès de pouvoir n’y fait pas obstacle, il ne paralyserait par lui-même ni un rôle, ni un tarif, ni des poursuites commencées. Il ne faut donc pas confondre une action directe avec une action suspensive. Cette dernière n’existe, à l’égard des actes administratifs, que si le Conseil d’État ordonne un sursis ; la règle générale est qu’on doit se soumettre d’abord et réclamer après ; l’essentiel est qu’on puisse appeler soi-même l’administration devant un juge, au lieu d’être obligé d’attendre qu’elle prenne l’initiative d’une poursuite.
C’est pourquoi — d’après une formule souvent employée — la fin de non-recevoir tirée du recours existant devant une autre juridiction, n’est opposable que si ce recours est à la fois parallèle et direct : — parallèle, c’est-à-dire s’il conduit la partie au but auquel elle a le droit de tendre en vue de son intérêt personnel ; direct, c’est-à-dire s’il l’y conduit directement au moyen d’une action résultant de sa propre initiative.
Ces conditions ne seraient pas remplies si la partie atteinte par un acte administratif ne disposait que d’une action en indemnité fondée sur le dommage que l’acte lui aurait causé : une telle action ne lui permettrait pas de détourner les effets de l’acte, mais seulement de les réparer après les avoir subis. Ainsi les déclarations d’utilité publique et les plans généraux d’alignement peuvent être attaqués pour excès de pouvoir, même par des parties qui pourraient, après la mise à exécution, réclamer une indemnité pour dommages résultant de travaux publics ; de même le droit qui peut appartenir à un citoyen, victime d’un acte illégal et arbitraire, de mettre en jeu, dans certains cas, la responsabilité pécuniaire de l’État, ne fait pas obstacle à ce qu’il réclame l’annulation de l’acte par la voie du recours pour excès de pouvoir.
Enfin le recours parallèle et direct qui fait obstacle au recours pour excès de pouvoir ne doit s’entendre que d’un recours de nature contentieuse, d’une action devant un tribunal judiciaire ou administratif, [482] et non d’un simple recours hiérarchique devant l’autorité supérieure (1. Conseil d’État, 6 juin 1879, de Vilar.).
Nous venons d’indiquer, en doctrine, les principes qui régissent la fin de non-recevoir tirée du recours parallèle ; étudions maintenant les applications que la jurisprudence en a faites.
Du recours parallèle ouvert devant les tribunaux judiciaires. — Occupons-nous d’abord du cas où la légalité d’un acte administratif peut être discutée devant les tribunaux judiciaires.
Pendant longtemps il a été de règle que la compétence judiciaire, de quelque manière qu’elle s’exerçât à l’égard de l’acte administratif, rendait le recours pour excès de pouvoir non recevable. Cette jurisprudence était toujours appliquée, avant 1852, aux règlements administratifs dont l’exécution est garantie par l’article 471, § 15, du Code pénal ; la légalité de ces règlements ne pouvait être discutée que devant les tribunaux judiciaires juges de la contravention, ou devant l’autorité supérieure saisie d’un recours hiérarchique ; elle ne pouvait pas l’être par la voie du recours pour excès de pouvoir.
Pendant la période 1852-1870, cette règle subsista en principe (2. Elle est encore rappelée en termes explicites dans un arrêt du 4 février 1869, boulangers de Montluçon, bien que des dérogations fréquentes y eussent déjà été apportées.) ; mais le Conseil d’État admit que des exceptions pouvaient y être faites, sans toutefois faire connaître avec une précision suffisante dans quels cas elles pouvaient se produire.
I. Aucoc expliquait, en 1869, que le recours pour excès de pouvoir contre les actes réglementaires était recevable quand on y relevait « un excès de pouvoir flagrant, empiétant sur les attributions d’une autre autorité ou portant atteinte aux droits des citoyens sans qu’on puisse le rattacher à l’exercice des pouvoirs attribués par le législateur à l’autorité dont il émane (3. Aucoc, Conférences, t. Ier, p. 404. 1re édit.) ». La même réserve était indiquée, en termes plus vagues encore, dans des conclusions données par M. de Belbeuf sur une affaire jugée le 4 février 1869 (Mazet) : « Il y a des cas, disait-il, des cas rares il est vrai, dans [483] lesquels les traditions de l’esprit français, l’intérêt sagement entendu du Gouvernement nous paraissent devoir autoriser le recours pour excès de pouvoir concurremment avec la compétence judiciaire… »
Cependant, à ces formules peu précises correspondait une idée qui se dégage de la jurisprudence de cette époque : ces cas exceptionnels, ces cas d’excès de pouvoir flagrant auxquels MM. Aucoc et de Belbeuf faisaient allusion, c’était ce que nous appelons aujourd’hui des cas de détournement de pouvoir, c’est-à-dire ceux où une autorité abuse de son pouvoir réglementaire pour édicter des prescriptions étrangères au but que le législateur a eu en vue en instituant ce pouvoir. Dans cet ordre d’idées, on peut citer plusieurs arrêts qui ont accueilli des recours formés contre des arrêtés de préfets ou de maires qui usaient de leurs pouvoirs de police, non dans un intérêt général de sécurité, de salubrité, d’ordre public, mais en vue des intérêts financiers d’une commune, d’une compagnie de chemins de fer, de certains industriels, en un mot en vue d’intérêts particuliers étrangers au but que doit poursuivre l’autorité chargée de la police (1. Conseil d’État, 19 mai 1858, Vernes ; — 15 février 1864 et 5 juin 1865, Lesbats ; — 5 mai 1865, de Montailleur ; — 30 mars 1867, Carbillers.).
Il était difficile de trouver là un véritable critérium, pouvant éclairer les parties et même les juges sur la recevabilité ou la non-recevabilité des recours formés contre des actes réglementaires : celle-ci dépendait, en effet, d’une appréciation souvent difficile des cas de détournement de pouvoir. D’ailleurs, la règle n’était pas fixe et l’on pourrait relever plusieurs arrêts, rendus pendant la même période, qui admettent d’autres cas d’excès de pouvoir « flagrant » que le cas de détournement de pouvoir, par exemple l’incompétence d’un préfet empiétant sur les pouvoirs du chef de l’État en matière de police du domaine public (2. Conseil d’État, 22 septembre 1859, Corbin.), ou sur ceux d’un maire en matière de police rurale (3. Conseil d’État, 30 mars 1867, Leneveu.).
Cette jurisprudence, malgré les critiques auxquelles elle peut donner lieu, a eu l’avantage de rompre avec la doctrine antérieure qui prohibait tout recours contre les règlements de police argués [484] d’illégalité, et d’ouvrir ainsi la voie à la jurisprudence plus complète et plus précise qui s’est établie depuis 1872.
D’après cette dernière jurisprudence, le recours pour excès de pouvoir est toujours recevable, nonobstant la faculté qu’auraient les intéressés de contester la légalité de l’acte devant les tribunaux judiciaires en cas de poursuite pour contravention. Cette doctrine s’est affirmée par deux arrêts de principe rendus le 29 novembre 1872 (Baillergeau) et le 20 décembre 1872 (Billette), qui ont déclaré recevables des recours formés, l’un contre un décret créant une réserve pour la reproduction du poisson en dehors des eaux où la réserve peut être établie, l’autre contre un arrêté de police municipale prescrivant aux riverains de la voie publique d’exécuter certains travaux d’entretien du pavage au droit de leurs propriétés. Dans ces deux cas, les intéressés auraient pu enfreindre les prescriptions qu’ils jugeaient illégales, pêcher dans les eaux interdites, s’abstenir de faire les travaux, puis discuter la légalité du décret et de l’arrêté devant les tribunaux judiciaires à qui leur infraction aurait été déférée. Mais c’est précisément ce que le Conseil d’État a voulu éviter. Il a pensé que les parties qui se croient lésées par un acte administratif garanti par une sanction pénale doivent avoir le droit d’attaquer cet acte, sans commencer par se faire poursuivre pour contravention ou délit ; d’un autre côté, il est conforme au bon ordre que les citoyens se soumettent aux actes de l’autorité publique, exécutoires par provision, tant que ces actes n’ont pas été rapportés ou annulés.
La jurisprudence ainsi motivée n’a pas varié depuis 1872 (1. Conseil d’État, 5 décembre 1878, Lièvre ; — 26 novembre 1875, Pariset ; — 3 décembre 1875, Clairouin ; — 3 août 1877, Chardin ; — 18 janvier 1884, Belleau ; — 9 avril 1886, Argellier ; — 16 juin 1893, Codevelle.), et elle a ainsi rendu inutile la difficile distinction qu’on avait cherché à faire entre les cas d’excès de pouvoir flagrants ou non flagrants. Tous les cas d’excès de pouvoir qui peuvent être relevés contre un acte administratif, réglementaire ou non, susceptible d’une sanction pénale, peuvent être directement dénoncés au Conseil d’État.
Bien entendu, ni cette faculté de recours ni même le rejet de la requête par le Conseil d’État, ne font obstacle à ce que l’intéressé [485] discute également la légalité de l’acte devant le tribunal judiciaire auquel il serait déféré pour contravention. Nous avons déjà eu occasion de nous expliquer sur ce point et sur les conséquences juridiques des décisions, peut-être contradictoires, que le Conseil d’État et les tribunaux judiciaires pourraient rendre en pareil cas (1. Voy. t. Ier, p. 504.).
On s’est demandé si la recevabilité du recours pour excès de pouvoir doit être exceptionnellement écartée lorsque le réclamant n’attaque l’arrêté devant le Conseil d’État qu’après avoir été poursuivi et même condamné devant le tribunal de répression. La raison de douter peut naître de ce que le recours au Conseil d’État semblerait être alors une sorte d’appel de la décision déjà rendue par le tribunal de répression sur la question de légalité de l’arrêté ; ou bien, si le tribunal n’a pas encore statué, une tentative faite pour influencer sa décision. D’ailleurs, a-t-on dit, la raison qui a déterminé le Conseil d’État à admettre la recevabilité du recours n’existe pas en pareil cas ; il n’y a plus lieu d’éviter au requérant les risques d’une contravention, puisque la contravention est commise, qu’elle est jugée, ou qu’elle va l’être (2. Voy. en ce sens : les conclusions du commissaire du Gouvernement sur l’arrêt du 19 décembre 1879 (Briet) et sur l’arrêt du 14 mars 1884 (Morphy). Dans cette dernière affaire, le Conseil d’État a déclaré non recevable un recours pour excès de pouvoir formé contre un arrêté d’expulsion au cours d’une poursuite correctionnelle intentée contre la personne expulsée pour infraction audit arrêté. L’arrêt semble s’appuyer sur cette circonstance exceptionnelle, relevée par le commissaire du Gouvernement, que le prévenu, après avoir opposé l’illégalité de l’arrêté devant le tribunal correctionnel, avait obtenu une remise de l’affaire avec mise en liberté provisoire pour faire juger la question par le Conseil d’État, de telle sorte que celui-ci se trouvait indirectement saisi d’une sorte de question préjudicielle que le tribunal n’aurait pas pu lui renvoyer directement sans méconnaître sa propre compétence. C’est cette marche anormale de la procédure que le Conseil d’État paraît viser dans son arrêt, lorsqu’il dit que l’autorité judiciaire, « compétente pour statuer sur les poursuites exercées en vertu de l’article 8 de la loi du 3 décembre 1849, l’est également pour apprécier les moyens de défense que le prévenu croit pouvoir tirer de l’illégalité prétendue de l’arrêté, et qu’il n’appartient pas au Conseil d’État de statuer sur le mérite desdits moyens de défense par la voie du recours pour excès de pouvoir ». L’arrêt constate, d’autre part, que le recours était tardif comme formé plus de trois mois après la notification de l’arrêté d’expulsion. Pour tous ces motifs, l’arrêt Morphy doit être considéré comme un arrêt d’espèce. — Cf. les observations publiées sur cet arrêt dans la Revue générale d’administration, mai 1887, p. 63.).
Nous ne pensons pas qu’il y ait lieu de déroger, dans ce cas, aux règles générales sur la recevabilité du recours. D’une part, en [486] effet, il n’est pas exact de dire que la contravention suivie de poursuite et même de condamnation enlève tout intérêt au recours pour excès de pouvoir ; il peut encore avoir pour effet de prévenir d’autres contraventions et de rendre non punissables, d’après la jurisprudence de la Cour de cassation, celles qui auraient été commises et poursuivies, même avant que le Conseil d’État eût annulé le règlement (1. Crim. cass., 25 mars 1882, Darsy. — Cf. t. Ier, p. 457-458.).
D’un autre côté, si la recevabilité du recours pour excès de pouvoir était subordonnée à l’état de la procédure devant le tribunal de répression, il faudrait que le Conseil d’État se livrât, à cet égard, à des investigations difficiles et peu compatibles avec le rôle de cette juridiction. Enfin, il serait regrettable que le délai déjà bref de trois mois, imparti au recours pour excès de pouvoir, pût être abrégé par la date d’une poursuite peut-être légèrement intentée.
Nous écartons, par ces motifs, la restriction proposée, qui d’ailleurs n’a jamais été formellement admise, depuis 1872, par la jurisprudence (2. Conseil d’État, 26 novembre 1875, Pariset ; — 3 août 1887, Chardin. — Ces arrêts statuent sur le recours, nonobstant des poursuites antérieures. On ne saurait invoquer en sens contraire l’arrêt du 19 décembre 1879 (Briet) qui déclare, il est vrai, le recours non recevable en visant une condamnation prononcée pour contravention, mais qui la vise uniquement comme point de départ du délai du recours, et qui oppose la fin de non-recevoir tirée de l’expiration de ce délai.).
A la différence des règlements administratifs, dont la légalité ne peut être discutée devant les tribunaux judiciaires que par voie d’exception et de défense à une poursuite, les actes administratifs qui servent de base à la perception de contributions indirectes ou de taxes assimilées peuvent être discutés directement et par voie d’action devant ces tribunaux : non que la partie lésée puisse leur demander de prononcer l’annulation de ces actes, mais elle peut leur demander d’en annuler les effets à son égard (3. Voy. sur la compétence des tribunaux judiciaires en matière de contributions indirectes, t. Ier, p. 690 et suiv.) ; cela suffit pour que cette partie soit considérée comme ayant un recours parallèle et direct devant l’autorité judiciaire, et pour qu’elle soit, en conséquence, non recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre les actes dont il s’agit.
[487] La jurisprudence est aujourd’hui bien fixée en ce sens ; elle s’est entièrement dégagée, depuis 1872, des distinctions quelque peu arbitraires auxquelles la théorie de l’excès de pouvoir flagrant avait donné lieu pendant la période précédente. Cette théorie s’appliquait, en effet, aux actes administratifs fixant des tarifs de taxes indirectes ou d’octrois. Quand ces actes ne paraissaient pas entachés d’une irrégularité grave, le Conseil d’État décidait que leur légalité ne pouvait être discutée que devant les tribunaux, juges du contentieux des contributions indirectes. Dans le cas contraire, le Conseil d’État cessait d’opposer au réclamant la compétence exclusive des tribunaux judiciaires, il retenait l’affaire et annulait l’acte attaqué. Cette dérogation aux règles générales de la compétence était considérée comme une mesure de haute prévoyance administrative rentrant dans les pouvoirs souverains du chef de l’État statuant en son Conseil (1. Cette jurisprudence était ainsi expliquée dans une affaire jugée le 15 mai 1869 (commune de Petite-Synthe), où il s’agissait d’un recours formé contre un décret approbatif d’un tarif et d’un règlement d’octroi, qui consacrait une extension du périmètre : — « En thèse générale, disait le commissaire du Gouvernement, la raison d’être d’un pourvoi ne saurait servir de critérium à sa recevabilité. Cependant, à la raison de la nature exceptionnelle de la matière, de sa délicatesse, de l’intérêt politique, du respect qui est dû aux droits des redevables et aux prérogatives de l’autorité judiciaire, nous n’oserions pas répondre de ne pas avoir recours, dans les questions de l’espèce, à un expédient que la droiture des intentions, l’honnêteté du but et son utilité pratique justifient, mais qui peut-être ne s’accorde pas parfaitement avec la rigueur des principes. » Cet expédient consistait à retenir le jugement du recours, tout en reconnaissant la compétence des tribunaux judiciaires sur les questions qu’il soulevait : — « Nous trouvons en présence, disait-on, un pouvoir et un droit, le pouvoir de l’empereur, le droit des justiciables. En cas d’illégalité de la mesure attaquée, le chef de l’État puise dans la plénitude de son autorité souveraine une faculté incontestable de réformation, mais ce pouvoir ne va pas jusqu’à priver les redevables de l’examen par les tribunaux de leurs réclamations individuelles. » Le commissaire du Gouvernement expliquait enfin comment le Conseil d’État était amené, pour ménager les droits de l’autorité judiciaire et ceux du réclamant, à atténuer la portée de ses arrêts par un artifice de rédaction, à décider que le recours était non recevable quand il l’estimait mal fondé, de manière à ne pas paraître, dans ce cas, juger la question de la légalité de l’acte : « Quand l’acte ne vous paraît pas susceptible d’annulation, vous évitez de rejeter le pourvoi au fond, vous vous contentez de le déclarer non recevable. Ce procédé ménage le droit des redevables en écartant un préjugé qui pourrait leur être opposé devant le juge naturel du litige ; il laisse à l’autorité judiciaire, avec une complète liberté d’action, la responsabilité de ses décisions. » C’était, comme on le voit, une confusion voulue, que celle que l’on faisait alors entre la recevabilité du pourvoi et sa valeur au fond. Le Conseil d’État y était amené par le désir de ne pas paraître empiéter sur la compétence judiciaire quand il déclarait légaux des actes que les tribunaux avaient le droit d’apprécier autrement. Mais il est douteux que cet « expédient », si bien intentionné qu’il fut, ait jamais produit assez d’avantages pratiques pour compenser ses inconvénients juridiques reconnus par ceux mêmes qui en conseillaient l’usage. On ne peut guère citer, comme ayant prononcé l’annulation d’actes administratifs relevant du contentieux des contributions indirectes, qu’un arrêt du 28 décembre 1854 (Rousset) annulant pour vice de forme un décret qui avait compris dans le périmètre d’un octroi de ville une commune de la banlieue dont le conseil municipal n’avait pas été consulté. Dans une espèce semblable, 15 mai 1869 (commune de Petite-Synthe), cette décision était rappelée par le commissaire du Gouvernement, mais la solution n’a pas été la même, et le recours a été simplement rejeté comme tardif. Au contraire, de nombreux arrêts, statuant sur des recours formés contre des actes établissant des taxes indirectes ou d’octroi, et reconnaissant que ces recours étaient mal fondés, les ont écartés comme non recevables. (19 mai 1865, Barthélemy ; — 25 février 1866, Lavenant ; — 19 décembre 1867, Point ; — 26 décembre 1867, Deladerrière ; — 19 février 1868, Compagnie d’Orléans.)).
[488] Ces distinctions sont aujourd’hui écartées par la jurisprudence. La fin de non-recevoir tirée du recours parallèle s’applique à tous les recours formés contre des actes administratifs qui servent de base à des taxes indirectes, quel que soit le grief d’illégalité relevé contre ces actes, et de quelque autorité administrative qu’ils émanent (1. Comme exemple de cette jurisprudence, postérieure à 1872, on peut consulter notamment : en matière de contributions indirectes proprement dites : 3 mars 1876, Pillas ; 4 janvier 1878, Sougues ; — en matière d’octrois, 24 mars 1876, Bonnet ; — en matière de droits de stationnement et de droits de place, 5 avril 1878, Valentin ; 13 juillet 1886, commune de Courbevoie ; 11 mars 1887, Compagnie parisienne du gaz ; — en matière de droits de chancellerie, 17 février 1882, Lemaître ; — en matière de tarifs d’oblations, 28 avril 1875, Gravelet ; — en matière de droits de tonnage, 26 juin 1874, Lacampagne.).
La fin de non-recevoir s’applique également lorsqu’on défère directement au Conseil d’État un acte de tutelle administrative ayant autorisé ou approuvé un contrat de droit commun relevant des tribunaux judiciaires. La juridiction administrative est cependant compétente, et même seule compétente, pour statuer sur la validité de l’acte de tutelle, mais elle ne peut le faire que si le juge du contrat lui renvoie cette question, sous forme de question préjudicielle reconnue nécessaire pour la solution du litige (2. Jurisprudence constante et, parmi les arrêts les plus récents : 21 novembre 1890, commune de Mas-d’Azil ; — 30 juin 1893, Bloquel.).
Du recours parallèle ouvert devant les conseils de préfecture. — Occupons-nous maintenant du cas où le recours parallèle s’exerce devant un tribunal administratif.
[489] En ce qui touche les conseils de préfecture, nous avons expliqué, dans d’autres parties de cet ouvrage, qu’ils sont compétents pour apprécier la validité des actes administratifs se rattachant directement aux contestations dont ils sont juges, par exemple aux contestations en matière de contributions directes, de travaux publics, d’élections municipales, etc. Le recours pour excès de pouvoir formé contre ces actes administratifs doit donc être écarté par la fin de non-recevoir tirée du recours plus général organisé devant ces conseils. En vain dirait-on que le Conseil d’État, juge d’appel des conseils de préfecture, ne commettrait point d’empiétement grave en statuant directement, comme juge des excès de pouvoir, sur des questions dont il peut être appelé à connaître comme juge d’appel. L’ordre de juridiction n’en serait pas moins troublé dans ce cas, car il est de principe que les litiges soumis à deux degrés de juridiction ne peuvent être évoqués par le juge d’appel que dans les cas et dans les formes déterminés par la loi. On doit donc réserver aux conseils de préfecture, aussi bien qu’aux tribunaux judiciaires, la juridiction qui leur appartient sur les actes administratifs inhérents aux litiges qu’ils ont mission de juger.
La jurisprudence s’est toujours prononcée en ce sens dans les matières où la pleine juridiction des conseils de préfecture ne fait aucun doute : contributions directes, marchés de travaux publics, élections municipales.
Ainsi, en matière de contributions directes le conseil de préfecture étant juge de la légalité des impositions, le recours pour excès de pouvoir est non recevable contre les décrets, arrêtés, délibérations de conseils généraux ou municipaux qui établissent des contributions extraordinaires et servent de base à la perception de centimes additionnels (1. Conseil d’État, 23 novembre 1877, Séré ; — 2 août 1878, Bernichon ; — 26 novembre 1880, d’Anvin de Hardethun ; — 1er juin 1883, Raba ; — 6 janvier 1883, Guicheux ; — 17 mai 1890, Lafosse ; — Voy. ci-dessus p. 268.).
Il en est de même pour les actes tendant à établir des taxes assimilées aux contributions directes, telles que les taxes syndicales (2. 23 mai 1879, Chemin de fer de Lyon ; — 26 novembre 1880, Mainemare.), et les taxes spéciales qui sont imposées d’office par l’administration [490] à défaut d’exécution de travaux prescrits par elle, telles que les taxes de curage, de trottoirs, etc.
On s’est cependant demandé si l’arrêté préfectoral, enjoignant aux riverains d’un cours d’eau non navigable d’exécuter à leurs frais un curage, ne peut pas donner lieu à un recours direct pour excès de pouvoir, lorsqu’il déroge aux règlements ou aux anciens usages et empiète ainsi sur les attributions du chef de l’État. Mais peu importe la nature du grief relevé contre l’acte, lorsque tous les griefs d’illégalité, quels qu’ils soient, peuvent être soumis au juge du contentieux de la taxe. Le Conseil d’État a plusieurs fois décidé que les conseils de préfecture, juges de ce contentieux, ont pleine compétence pour apprécier tous les reproches d’illégalité dirigés contre un arrêté de curage, d’où il suit que le recours pour excès de pouvoir n’est pas recevable (1. 25 avril 1868, Gobert ; — 4 août 1876, Lhotte ; —13 mai 1881, Arrérat ; —20 novembre 1885, Decamps ; — 19 novembre 1886, Nau ; — 4 juillet 1890, Périer.).
Les taxes de trottoirs ont donné lieu à une difficulté plus sérieuse. En effet, l’arrêté qui enjoint à un riverain de la voie publique de construire un trottoir est soumis, d’après la jurisprudence de la Cour de cassation, à la sanction pénale de l’article 471, § 15, du Code pénal (2. Cass. 25 septembre 1834, Loriot ; — 25 avril 1856, Wattine.). Le contrevenant n’étant pas seulement exposé à une exécution d’office et à une taxe, mais encore à une poursuite devant le tribunal de simple police, on pourrait en conclure, en vertu des règles ci-dessus exposées, qu’il a le droit d’attaquer directement l’arrêté. La jurisprudence s’est cependant prononcée pour la négative, en se fondant sur ce que l’intéressé peut, même dans ce cas, prendre l’initiative d’une réclamation devant le conseil de préfecture ; il n’est pas obligé de se mettre en contravention pour faire juger la question de légalité de l’arrêté par le tribunal de répression ; il peut la porter directement devant le conseil de préfecture : soit en exécutant d’abord le travail et en demandant la restitution des sommes par lui dépensées, soit en laissant la commune exécuter d’office et en demandant décharge de la taxe qu’elle voudrait percevoir en remboursement de ses avances (3. Conseil d’État, 16 janvier 1880, Lefebvre ; — 27 février 1880, Godard-Bellois ; — 18 novembre 1881, Pascal.). Cette jurisprudence, comme celle qui a prévalu en matière [491] de curage, tend donc à attribuer au conseil de préfecture non seulement tout le contentieux de la taxe, mais encore tout le contentieux du travail dont cette taxe est la représentation. Il y a en effet un lien étroit entre ces deux éléments du litige, et il est bon que le juge de la taxe puisse prononcer en même temps sur l’obligation du riverain et sur la légalité des décisions qui ont créé cette obligation.
Le Conseil d’État a cependant admis qu’on peut lui déférer pour excès de pouvoir la déclaration d’utilité publique en vertu de laquelle la construction des trottoirs peut être imposée aux riverains dans les communes où il n’existe pas d’anciens usages mettant le premier pavage à leur charge (1. Conseil d’État, 7 août 1886, Besnier-Jourdain. — Sur la déclaration d’utilité publique, voy. la loi du 7 juin 1845, art. 2. — On sait que, dans les communes où il existe des anciens usages relatifs au premier pavage, cette déclaration d’utilité publique n’est pas nécessaire, parce que le trottoir est alors considéré comme un pavage d’une nature spéciale.). Il n’a pas entendu se départir ainsi de sa jurisprudence sur le recours parallèle, mais au contraire l’appliquer, en tant qu’elle exige que le recours soit direct, et qu’il puisse détourner les effets de l’acte à l’égard du requérant. Or la déclaration d’utilité publique peut donner lieu à des contestations d’un autre ordre que celles qui portent sur l’obligation de construire le trottoir ou d’acquitter la taxe, par exemple à des questions de voirie, de circulation, d’usage de la voie publique, auxquelles des habitants peuvent être directement intéressés, même sans être personnellement tenus d’établir le trottoir.
En matière de marchés de travaux publics, les décisions prises par l’administration à l’égard d’un entrepreneur ou d’un concessionnaire relèvent du conseil de préfecture et échappent au recours pour excès de pouvoir (2. Conseil d’État, 23 mars 1870, Sellier ; — 1876, Chemin de fer du Nord ; — 8 février 1878, Chemin de fer de Lyon ; — 15 novembre 1878, de Preigne ; — 9 décembre 1879, fabrique de Marans ; — 29 juillet 1887, Chemin de fer de Lyon.). Il en est ainsi non seulement si ces décisions sont attaquées pour infraction au cahier des charges, mais encore si elles sont arguées d’incompétence ou de vice de forme ; ainsi l’arrêté qui met un entrepreneur en régie, ou qui prononce la déchéance d’un concessionnaire, sans observer les formes prescrites, ne saurait jamais être l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
[492] Peut-être cependant y aurait-il lieu de faire une distinction entre les décisions que le ministre des travaux publics prend à l’égard des compagnies de chemin de fer ; celles qui se fondent sur le cahier des charges rentrent incontestablement dans le contentieux de la concession et relèvent du conseil de préfecture (1. Conseil d’État, 16 janvier 1885, Galbrun.) ; mais celles qui sont prises en vertu de l’ordonnance du 15 novembre 1846 et qui ont le caractère de mesures de police et d’actes de puissance publique, se distinguent du contentieux de la concession et peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
En matière d’élections municipales, il est de règle en jurisprudence que les réclamations dirigées contre les actes administratifs qui peuvent exercer une influence sur l’élection, — tels que les arrêtés préfectoraux prescrivant la confection de nouvelles listes électorales ou portant convocation des électeurs, ou les décisions des conseils généraux opérant le sectionnement d’une commune, — doivent être portées devant les conseils de préfecture juges du contentieux électoral ; d’où il suit que ces réclamations ne peuvent pas être directement soumises au Conseil d’État (2. Voy. ci-dessus, page 343, et les arrêts cités.). Sans doute, on pourrait soutenir qu’il y a intérêt, pour l’électeur ou pour le candidat, à faire annuler, avant toute élection, un sectionnement irrégulier qui peut vicier toutes les opérations électorales à venir ; mais c’est là un intérêt d’ordre public, et non un intérêt direct et personnel pouvant servir de base au recours. Ce dernier intérêt n’est réputé naître que du jour de l’élection, lorsque les conséquences de l’acte se sont fait sentir sur le corps électoral (3. Voy. ci-dessus, p. 345.).
Au contraire, la fin de non-recevoir ne serait pas opposable si un candidat ou un électeur dénonçait l’illégalité d’un acte qui l’a lésé personnellement et qu’il a intérêt à faire mettre à néant. Telle est la décision qui refuse à un électeur la communication des listes électorales ou des listes d’émargement. Ce refus viole le droit que l’électeur tient de l’article 7 du décret du 2 février 1852 et de l’article 5, § 2, de la loi du 30 novembre 1875 ; aussi le Conseil d’État admet-il que l’intéressé est recevable à déférer la décision, et que ce grief personnel ne se confond pas avec ceux qu’il pourrait [493] faire valoir, dans un intérêt général, contre les opérations électorales (1. Conseil d’État, 19 juin 1863, de Sonnier ; — 28 janvier 1864, Anglade ; — 8 juin 1883, Delahaye ; — 2 mars 1888, Despelis. L’arrêt Delahaye de 1883, rendu contrairement à l’avis du ministre de l’intérieur qui opposait la fin de non-recevoir, indique très nettement la distinction ci-dessus : « Considérant que la faculté qui appartient au sieur Delahaye de poursuivre devant la juridiction compétente l’annulation des opérations électorales en invoquant comme grief le refus de communication des listes d’émargement, ne faisait pas obstacle à ce qu’il attaquât directement la décision dont il s’agit, comme portant atteinte à l’exercice de ses droits d’électeur, et en demandât l’annulation par la voie du recours pour excès de pouvoir… »). Il en est de même de l’arrêté par lequel un maire interdit le stationnement aux abords de la salle du vote (2. Conseil d’État, 28 mars 1885, Marie.).
Dans deux autres matières relevant des conseils de préfecture, celle des occupations temporaires et celle des ateliers insalubres, la jurisprudence du recours parallèle a donné lieu à plus d’hésitations.
Plusieurs arrêts ont admis, même depuis 1872, que les arrêtés préfectoraux autorisant des occupations temporaires ou des extractions de matériaux pouvaient être directement attaqués pour excès de pouvoir (3. Conseil d’État, 20 février 1868, Chemin de fer de Saint-Ouen ; — 17 juillet 1874, Monnier.). La jurisprudence n’était pas encore suffisamment fixée sur le droit qui appartient aux conseils de préfecture de reconnaître l’illégalité de l’arrêté et de faire cesser l’occupation ; elle considérait leur juridiction comme limitée à la question d’indemnité. Mais, depuis que le Conseil d’État a reconnu que le contentieux des occupations appartient tout entier à ces conseils, elle a décidé, par voie de conséquence, que le recours pour excès de pouvoir n’est pas recevable contre les arrêtés argués d’illégalité. Cette jurisprudence est constante depuis 1876 (4. Voy. ci-dessus pages 172 et suiv., la note de la page 174 et les arrêts cités.).
La même évolution de jurisprudence s’est produite en matière d’établissements insalubres. Le Conseil d’État distinguait autrefois entre les oppositions formées devant le conseil de préfecture pour des raisons d’opportunité et de voisinage, et les oppositions fondées sur l’illégalité de l’arrêté d’autorisation ; il admettait dans ce dernier cas le recours pour excès de pouvoir (5. Conseil d’État, 6 mai 1835, Perrache ; — 17 juillet 1862, Larnac ; — 28 juillet 1859, Gaz de Saint-Quentin.). Mais, puisque [494] l’opposition soumise au conseil de préfecture peut se fonder sur l’incompétence ou le vice de forme entachant l’arrêté d’autorisation, aussi bien que sur les inconvénients de la mesure, il n’y a pas de raison pour ouvrir la voie directe du recours pour excès de pouvoir à ceux qui invoquent ces griefs : ce serait enfreindre la règle des deux degrés de juridiction, car le Conseil d’État, juge d’appel des conseils de préfecture en matière d’établissements insalubres, ne doit pas se créer juge unique des oppositions faites à ces établissements, quels qu’en soient d’ailleurs les moyens. La jurisprudence postérieure à 1872 devait donc appliquer là encore la fin de non-recevoir tirée du recours parallèle (1. Conseil d’État, 14 janvier 1876, Regnault ; — 25 février 1876, Duboys d’Angers.).
Du recours parallèle devant le Conseil d’État. — Le Conseil d’État doit-il déclarer le recours pour excès de pouvoir non recevable, lorsqu’il en est saisi dans des matières où il est juge du fond, par exemple en matière d’élections départementales, de marchés de fournitures, de liquidation des dettes de l’État, de questions préjudicielles touchant l’interprétation ou la validité d’actes administratifs, etc. ? Il est certain que, dans ces cas, la procédure d’excès de pouvoir est incorrecte, car la partie possède un autre recours plus complet que celui qu’elle exerce ; elle doit mettre en mouvement le contentieux de pleine juridiction, ou le contentieux de l’interprétation, et non le contentieux de l’annulation. Mais on doit reconnaître aussi que l’erreur commise par la requête n’entraîne pas d’infraction grave à l’ordre des juridictions, puisque c’est toujours devant le Conseil d’État statuant en premier et dernier ressort que le litige doit être porté. Ce serait donc pousser trop loin la rigueur que de considérer systématiquement le recours pour excès de pouvoir comme non recevable en pareil cas, mieux vaut l’interpréter, lorsque cela est possible, polius ut valeat quam ut pereat. C’est pourquoi le Conseil d’État ne refuse pas de statuer sur certains recours tendant à la solution d’une question préjudicielle de validité d’actes administratifs, ou à la réformation de décisions ministérielles rendues en matière de marchés de fournitures, de dettes de l’État, d’arrêtés de débet, etc., lorsque ces recours [495] sont mal à propos qualifiés de recours pour excès de pouvoir.
Mais cette concession ne saurait dépasser certaines limites. Il est évident d’abord que si le Conseil d’État n’est saisi que de conclusions à fin d’annulation, en présence de décisions qu’il aurait le droit de réformer au fond, il ne peut qu’annuler la décision attaquée, ou la maintenir telle qu’elle est, mais non la modifier dans sa teneur.
D’un autre côté, si le recours pour excès de pouvoir vise un acte qui ne peut jamais être détaché d’un contentieux de pleine juridiction, par exemple un arrêté portant convocation des électeurs ou création de bureaux de vote pour une élection au conseil général, il doit être déclaré non recevable. Dans ce cas, en effet, le recours tendrait à attaquer par voie d’action principale un acte qui ne peut être discuté qu’incidemment et comme élément d’un litige électoral.
Enfin il va de soi que, si la partie formait son recours sans le ministère d’un avocat, en se fondant sur ce qu’elle invoque l’incompétence ou tout autre moyen d’excès de pouvoir, ce recours devrait être déclaré non recevable toutes les fois que la matière comporterait un contentieux de pleine juridiction soumis à la procédure ordinaire du décret de 1806 (1. Conseil d’État, 20 mars 1891, Pierret.).
Sous ces réserves, la fin de non-recevoir tirée du recours parallèle peut être moins sévèrement appliquée, lorsque la partie confond entre elles deux attributions différentes du Conseil d’État, que lorsqu’elle confond la compétence du juge des excès de pouvoir avec celle d’un autre tribunal administratif ou judiciaire.
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