CHAPITRE Ier : NOTIONS GÉNÉRALES
I. NATURE DU CONTENTIEUX ADMINISTRATIF
Dans toutes les lois qui ont régi, depuis le commencement du siècle, l’organisation et les attributions de la juridiction administrative en France, on trouve ces expressions indifféremment employées pour exprimer la même idée: Affaires contentieuses (1. Arrêté du 5 nivôse an VIII ; Décret du 11 juin 1806 ; Décret du 22 juillet 1806; Ordonnances du 26 août 1824, du 5 novembre 1828, du 2 février 1831; Loi du 15 janvier 1849; Décret-Loi du 25 janvier 1852; Décret-Loi du 3 octobre 1870; Loi du 24 mai 1872.), matières administratives contentieuses (2. Ordonnance du 18 septembre 1839 ; Loi du 19 juillet 1845.), contentieux de l’administration (3. Ordonnance du 29 juin 1814 ; Ordonnance du 23 août 1815.), contentieux administratif (4. Loi du 15 janvier 1849.). Mais aucun texte n’a jamais défini l’ensemble des difficultés et des litiges compris sous ces dénominations générales. Le législateur s’est même refusé, toutes les fois qu’il en a été sollicité, à donner une définition du contentieux administratif ou à déterminer par voie d’énumération les affaires qui le composent.
Lors des débats parlementaires auxquels donna lieu la loi organique du Conseil d’État du 19 juillet 1845, M. Dufaure insistait pour qu’on définît les « affaires contentieuses » que l’article 18 de cette loi déclarait soumises à la juridiction du Conseil d’État. Son esprit habitué à la rigueur des définitions juridiques que comporte la législation civile ou pénale, admettait difficilement que la loi ne [4] pût préciser par quelque formule bien étudiée la nature du contentieux, et déterminer exactement le domaine de la juridiction administrative. M. Odilon Barrot lui répondit : « Avez-vous la prétention de déterminer par une disposition de loi ce qui s’appelle contentieux dans notre législation? Avez-vous la prétention de régler cette limite entre ce qui est administratif et ce qui est contentieux, de résoudre le plus vaste problème qui se soit peut-être présenté non seulement à l’égard des légistes mais des publicistes, un problème qui ne se résout que par les questions mêmes, par le sens intime du juge, par la nature qui se modifie à l’infini des contestations et des litiges administratifs (1. Chambre des députés, séance du 27 février 1845.). »
Pendant la préparation de cette même loi du 19 juillet 1845, la commission de la Chambre des députés examina un projet préparé par un de ses membres et contenant plus de deux cents articles, où étaient énumérées les affaires réservées à la juridiction administrative. Mais si longue que fût la nomenclature, elle était incomplète et l’on reconnut l’impossibilité de lui donner un caractère limitatif.
Vivien, faisant allusion à ces tentatives dont il avait été le témoin, les apprécie ainsi dans ses Études administratives (1. Tome I, p. 127-128.) : « Il a souvent été question de dresser la nomenclature des affaires contentieuses, mais ce travail serait impossible. Il faudrait prendre une à une toutes les lois administratives pour rechercher dans chacune les dispositions qui confèrent des droits aux citoyens, et pour en attribuer la connaissance à telle ou telle juridiction administrative. En supposant que cette recherche ne fût pas vaine, la loi qui en consacrerait les résultats deviendrait presque aussitôt incomplète, toute loi administrative ajoutant de nouvelles pierres à l’édifice du contentieux administratif. Il serait donc impossible de faire la liste des affaires qui lui appartiennent. Elles sont innombrables, mobiles, incessantes ; ce n’est point en vertu d’un texte de loi, parce qu’il aura pour ainsi dire plu à un législateur d’en disposer ainsi, qu’elles ressortissent au contentieux, mais bien par leur nature propre. Aucune loi spéciale n’a dû intervenir pour les y classer, [5] il en faudrait une pour les en distraire; elles composent entre elles un ensemble légal, un corps de droit; les lois et les principes généraux qui les concernent forment le droit commun de l’administration, comme le Code civil est celui des intérêts privés et des transactions ordinaires des citoyens. »
Inspirons-nous de ces réflexions d’un des maîtres de la science administrative pour chercher, dans la notion même de l’administration et de sa fonction sociale, les éléments essentiels du contentieux administratif.
Une double mission incombe à l’autorité administrative. D’une part, elle est chargée de veiller à la gestion de la fortune publique et à son emploi, d’assurer la perception des revenus de toute nature destinés à pourvoir aux charges communes, et leur affectation aux services publics. Les actes qu’elle accomplit pour remplir cette mission sont ceux que l’on appelle actes de gestion.
D’un autre côté, l’administration est dépositaire d’une part d’autorité, de puissance, qui est un des attributs du pouvoir exécutif. Elle est chargée de faire exécuter les lois, d’édicter les prescriptions secondaires destinées à assurer leur application, de régler la marche des services publics et de procurer aux citoyens les avantages d’une bonne police ; elle intervient par voie de prescriptions générales ou individuelles, d’injonctions ou de défenses, adressées à ceux qui s’écartent des règles prescrites ou qui nuisent à l’intérêt général. L’administration agit alors comme autorité, comme puissance, et ses actes sont dits actes de commandement ou de puissance publique.
Dans l’accomplissement de cette double mission, l’administration rencontre nécessairement des intérêts rivaux de ceux qu’elle doit servir, et aussi des droits opposés à ceux qu’elle prétend avoir. Le contribuable à qui elle réclame un impôt, l’entrepreneur ou le concessionnaire de travaux publics avec qui elle est en désaccord sur l’exécution d’un marché, le citoyen ou l’autorité locale à qui elle adresse ses prescriptions ou ses défenses, peuvent se trouver lésés dans leurs intérêts ou dans leurs droits et réclamer contre ses décisions. S’ils ne sont lésés que dans leurs intérêts, il appartient à l’administration d’apprécier l’opposition qui se produit entre l’intérêt [6] général et l’intérêt particulier, et de faire pencher la balance du côté où l’équité et la bonne administration semblent l’incliner. C’est ce que l’on appelle la juridiction gracieuse de l’administration ; — expression d’ailleurs impropre, car le mot de juridiction (jus dicere, juris diclio) ne saurait exactement s’appliquer lorsqu’il n’y a point à dire le droit, mais seulement à trancher des questions d’équité et d’opportunité.
Il arrive aussi que la résistance opposée à l’acte de gestion ou à l’acte de puissance publique se fonde sur un droit que l’administration aurait méconnu, sur une erreur de fait ou de légalité qu’elle aurait commise dans ses rapports avec les citoyens ou avec les administrations locales, et qui aurait pour résultat une violation ou une fausse application de la loi, une atteinte à des droits acquis. Si la partie lésée se croit fondée à opposer son droit propre au droit invoqué par l’administration, il y a matière à contestation, à litige ; le contentieux administratif naît aussitôt du choc des prétentions en présence ; un acte de juridiction contentieuse est nécessaire pour résoudre la difficulté.
En d’autres termes, tandis que l’intérêt froissé n’éveille que l’idée d’utilité, d’opportunité et de décision gracieuse, le droit méconnu éveille l’idée de justice, de sanction légale et de juridiction contentieuse. Dans le premier cas, la partie lésée ne peut que solliciter et se plaindre, dans le second elle peut requérir la vérification de son droit et exiger qu’on le respecte.
Il n’existe donc pas à proprement parler des catégories d’affaires administratives ayant par elles-mêmes le caractère contentieux ; toutes les affaires où des questions de légalité peuvent se soulever, où un conflit de droits peut se produire, sont, par cela seul, susceptibles de devenir contentieuses. Quoi de plus étranger, à première vue, à toute idée de litige et de débat juridique qu’un classement de chemin, une délimitation du domaine public, une nomination ou une révocation de fonctionnaire, une autorisation donnée, refusée ou retirée en matière de voirie ou de police de l’industrie ? Et pourtant ces actes d’administration peuvent donner lieu à des débats contentieux, à des litiges dont le champ est plus ou moins étendu selon la nature des décisions prises et des griefs invoqués. Il suffit pour cela qu’on relève contre elles une infraction au droit.
[7] Aussi ne saurions-nous adopter la terminologie employée par quelques auteurs qui réservent la dénomination de « contentieux administratif » aux litiges sur lesquels la juridiction administrative exerce un arbitrage complet, en fait aussi bien qu’en droit, et qui la refusent aux réclamations portant sur le droit seul et tendant uniquement à l’annulation de l’acte ou de la décision attaquée. Sans doute les pouvoirs de la juridiction administrative ne sont pas les mêmes à l’égard de toutes les décisions qui peuvent être attaquées devant elle : tantôt elle a le droit de réviser, de réformer ces décisions et d’imposer à l’administration des décisions nouvelles ; tantôt elle doit se borner à annuler l’acte illégal qui lui est déféré, sans pouvoir l’amender ni le remplacer. Mais si ces distinctions sont utiles à retenir quand on étudie les différentes divisions du contentieux administratif, elles sont sans influence quand il s’agit de déterminer sa nature essentielle et d’en déduire la mission générale de la juridiction administrative. A ce point de vue, nous le répétons, il n’y a que deux éléments à considérer : d’un côté un acte, un contrat, une obligation ayant un caractère administratif, de l’autre une réclamation d’ordre juridique dirigée contre l’administration.
Mais ici une distinction apparaît. Parmi les contestations qui relèvent du contentieux administratif, les unes lui appartiennent par leur nature, les autres par la détermination de la loi. Les premières sont celles qui ont pour objet des actes de la puissance publique, ou des opérations de nature administrative telles que les opérations électorales, le recrutement, la répartition et l’assiette de l’impôt direct. Tout débat qui tend à infirmer ou à modifier des actes et opérations de cette nature, à discuter leur portée légale et leur validité, constitue par sa nature même un litige administratif. Par cela seul il échappe, en principe, à la compétence judiciaire en vertu des règles de droit public qui interdisent aux tribunaux « de troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs » et de « connaître des actes d’administration de quelque espèce qu’ils soient » (1. Loi des 16-24 août 1790, titre II, art. 13, et loi du 16 fructidor an III.). Ne pouvant pas connaître de [8] ces actes, les tribunaux ne peuvent pas les juger. Ces actes échapperaient donc à tout contrôle juridictionnel, ils ne relèveraient que de l’administration elle-même s’ils ne pouvaient pas être attaqués et débattus devant une juridiction spéciale. M. Vivien a pu dire avec raison des litiges de cette espèce : « Aucune loi spéciale n’a dû intervenir pour les classer dans le contentieux administratif, il en faudrait une pour les en distraire. »
Mais il existe aussi, dans le droit administratif français, un grand nombre d’affaires contentieuses qui n’échappent à la compétence judiciaire qu’en vertu de dispositions législatives particulières. La loi leur a imprimé un caractère administratif qui ne s’imposait pas de plein droit, qui ne résultait pas nécessairement du principe de la séparation des pouvoirs. Telles sont les contestations qui intéressent l’administration considérée non comme puissance publique, niais comme partie contractante, comme sujet actif ou passif d’obligations qui se rattachent à la gestion des services publics. Pour les affaires de cette nature, dans lesquelles la puissance exécutive et le droit de commandement ne sont pas en jeu, la formule de M. Vivien cesserait d’être exacte; un texte est nécessaire pour en attribuer la connaissance à la juridiction administrative.
On pourrait donc, en l’absence de définition légale du contentieux administratif, proposer une définition doctrinale qui en résumerait ainsi les éléments essentiels : Le contentieux administratif comprend l’ensemble des réclamations fondées sur un droit ou sur la loi, et qui ont pour objet, soit un acte de puissance publique émané de l’administration, soit un acte de gestion des services publics déféré à la juridiction administrative par des dispositions de loi générales ou spéciales.
La distinction que nous venons d’indiquer entre les contestations qui sont administratives par leur nature et celles qui n’ont ce caractère que par la détermination de la loi n’est pas purement théorique. Elle peut présenter un sérieux intérêt pratique lorsqu’il s’agit d’apprécier quels peuvent être, à l’égard de l’administration, les effets d’une décision rendue par l’autorité judiciaire sur une affaire étrangère à ses attributions.
Si la décision rendue par les tribunaux n’a méconnu qu’une loi [9] de compétence, si elle a prononcé par erreur sur un contrat, sur des obligations pécuniaires dont le contentieux est attribué à la juridiction administrative, l’administration n’en doit pas moins exécuter la sentence parce que l’autorité de la chose jugée couvre les erreurs de compétence aussi bien que les erreurs de fait et de droit que le juge peut commettre.
Mais si la décision judiciaire incompétemment rendue a méconnu, non de simples lois d’attributions juridictionnelles, mais le principe même de la séparation des pouvoirs ; si elle a statué sur des réclamations qui relèvent, par leur nature propre, de la juridiction ou de l’autorité administrative ; si elle a ainsi empiété non seulement sur le domaine d’un autre juge, mais sur le domaine même de l’autorité publique et de la puissance exécutive, cette décision n’est plus seulement illégale, elle est inconstitutionnelle. Or le vice d’inconstitutionnalité n’est pas de ceux qui peuvent être couverts par l’autorité de la chose jugée. La décision judiciaire demeurera donc, dans ce cas, non avenue pour l’administration, qui ne pourrait y déférer sans s’associer à un acte contraire aux lois fondamentales de l’État. C’est à cette dernière hypothèse que doit s’appliquer la déclaration contenue dans l’instruction législative du 8 janvier 1790 : « Tout acte des tribunaux ou des cours de justice tendant à contrarier ou à suspendre le mouvement de l’administration étant inconstitutionnel, demeurera sans effet et ne devra pas arrêter les corps administratifs dans l’exécution de leurs opérations. »
Cette distinction ne doit pas non plus être perdue de vue par ceux qui raisonnent sur l’état de notre législation et sur la part plus ou moins large qui pourrait être faite à la compétence judiciaire. Aucun motif d’ordre constitutionnel ne s’opposerait à priori à ce que le contentieux des travaux publics, des marchés de l’État, de certaines obligations pécuniaires du Trésor, fût porté devant les tribunaux, comme l’est déjà le contentieux des contributions indirectes et de la plupart des affaires domaniales. Sans doute, une telle réforme ne devrait être abordée qu’avec beaucoup de circonspection et elle ne pourrait guère être tentée avec nos lois actuelles d’organisation judiciaire et de procédure. Mais elle pourrait être inopportune sans être inconstitutionnelle. Au contraire, si l’on attribuait [10] en bloc à l’autorité judiciaire toutes les contestations qui relèvent des tribunaux administratifs, y compris celles qui touchent aux actes de la puissance publique, on porterait atteinte au principe de la séparation des pouvoirs et aux règles fondamentales de notre droit public.
Le contentieux administratif, considéré au point de vue le plus général, c’est-à-dire comme constituant l’ensemble des contestations juridiques auxquelles donne lieu l’action administrative, n’est pas, on le voit, une création artificielle de la législation française et de quelques législations similaires ; il est dans la nature même des choses, il fait partie de ce qu’on peut appeler le droit commun des États ; il existe avec une extension plus ou moins grande partout où fonctionne une administration soumise au régime des lois ; il naît du désaccord entre l’administration et les citoyens, comme le contentieux civil ou commercial naît du désaccord des individus entre eux. Ce qui diffère, selon les législations, ce n’est pas l’essence même du contentieux administratif, c’est la répartition des affaires qui en relèvent entre l’administration active, les tribunaux administratifs et les tribunaux judiciaires.
Essayons de donner un rapide aperçu des systèmes qui sont actuellement en vigueur, en France et dans les principaux États étrangers, pour le jugement des contestations administratives.
II. — APERÇU GÉNÉRAL DU SYSTÈME FRANÇAIS
Le système actuel de la législation française repose sur les trois idées suivantes : — interdiction aux tribunaux judiciaires de connaître des actes d’administration ; — institution de tribunaux administratifs ; — droit attribué à l’administration de revendiquer par la voie du conflit les affaires administratives qui seraient portées à tort devant les tribunaux judiciaires.
Reprenons ces trois éléments.
1° Interdiction aux tribunaux de connaître des actes d’administration. — Cette interdiction est une des règles les plus anciennes de notre droit public. Avant d’être formulée dans les lois [11] de l’Assemblée constituante et de la Convention, elle l’a été dans les Édits et les Déclarations des rois de France : il est même intéressant, lorsqu’on rapproche ces différents textes, d’y retrouver, malgré la différence des époques et du droit public en vigueur, les mêmes idées exprimées en termes presque semblables. Gela tient à ce que les différents régimes qui se sont succédé en France, depuis que l’unité gouvernementale et administrative a commencé de s’y établir, ont considéré comme une nécessité de gouvernement d’assurer l’indépendance des administrations publiques à l’égard des corps judiciaires, et d’empêcher qu’on ne puisse, selon l’énergique expression de Loysel, « mettre la couronne au greffe ». Sous l’ancien régime, cette nécessité gouvernementale était en quelque sorte instinctive ; après 1789 elle est devenue raisonnée, et l’Assemblée constituante l’a rattachée au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs.
On a souvent fait remarquer que l’Assemblée constituante, tout en proclamant le principe de la séparation des pouvoirs, l’avait interprété d’une manière plus favorable à l’administration qu’aux tribunaux. L’esprit de sa législation sur ce point ne saurait être contesté ; il domine encore tout notre droit public et administratif. Mais il ne faut pas s’en étonner. En effet, lorsqu’on parle de séparation ‘des pouvoirs, on ne peut pas avoir en vue une séparation absolue, mathématique. Les pouvoirs constitutionnels, c’est-à-dire les divers attributs de la souveraineté, ne sauraient être entièrement isolés les uns des autres ; il y a entre eux des zones limitrophes souvent très étendues, qui sont réunies à l’un ou à l’autre domaine selon les tendances de chaque société, et selon le besoin qu’elle éprouve de fortifier tel ou tel pouvoir de l’État.
Ainsi, entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, il y a une attribution intermédiaire, celle qui consiste à faire les règlements, à édicter les prescriptions secondaires nécessaires à l’application des lois ; cette faculté est attribuée au législateur ou au Gouvernement, ou bien elle est diversement partagée entre eux, selon que la constitution générale de l’État tend à faire plus ou moins prévaloir l’influence du Parlement ou celle du [pouvoir exécutif. De même, entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, il y a une mission mixte à remplir, celle qui consiste à prononcer sur les contestations [12] administratives. Cette mission est mixte à un double point de vue : d’abord parce que l’administrateur, par la nature même de ses fonctions, est obligé d’exercer dans beaucoup de cas une sorte d’arbitrage de fait et de droit, sans lequel son action risquerait d’être paralysée par toutes les oppositions qu’elle rencontre ; d’où il suit que le fait d’administrer implique forcément le droit de décider ; — en second lieu, parce que le droit de décision inhérent à la fonction administrative et la force exécutoire qui y est attachée ne doivent pas, en bonne justice, s’imposer aux citoyens sans que ceux-ci puissent les contester devant une autorité plus désintéressée, plus accessible à des débats juridiques contradictoires. L’autorité qui sera ainsi appelée à contrôler la décision administrative fera à la fois office de juge, puisqu’elle tranchera un différend, et office d’administrateur supérieur, puisqu’elle redressera une erreur ou une illégalité de l’administration.
Ce pouvoir intermédiaire, qui tient à la fois de l’exécutif et du judiciaire, peut être réuni à l’un ou à l’autre selon que les traditions d’un pays, les conditions générales de son organisation administrative et judiciaire, le portent à fortifier l’influence des tribunaux ou celle de l’administration. En France, l’organisation centralisée du pays, l’importance des services confiés à l’administration, les responsabilités qu’ils entraînent, ont paru incompatibles avec le contrôle des corps judiciaires. Ainsi l’attribution du contentieux administratif à l’autorité administrative ou à des juridictions spéciales, déjà pratiquée sous l’ancien régime, a été admise, depuis 1789, comme une application normale du principe de la séparation des pouvoirs.
On a quelquefois contesté la portée des règles édictées à cette époque ; on s’est demandé si elles n’avaient pas uniquement pour but d’interdire l’intervention spontanée du juge dans les affaires de l’administration, mais non son intervention purement juridictionnelle provoquée par des réclamations contentieuses. La législation de la période révolutionnaire n’a point tenu compte de cette distinction. Son but n’aurait pas pu être atteint s’il avait suffi des réclamations d’une partie pour provoquer et justifier l’intervention des tribunaux judiciaires dans le domaine administratif. En effet ces réclamations et les décisions qui s’ensuivent peuvent avoir pour [13] effet de modifier ou d’infirmer, directement ou indirectement, une décision de l’administration : directement si les conclusions tendent à l’annulation ou la réformation de l’acte ; indirectement si elles tendent à le faire interpréter, à faire statuer sur sa validité et sa portée légale, à faire dire que la partie pourra passer outre et que l’acte sera non avenu à son égard, ou enfin à faire condamner l’administration à payer des indemnités pour le dommage que l’acte a pu causer. Ces dernières sortes de réclamation, tout en paraissant laisser hors de cause l’existence même de l’acte administratif exécutoire, tendent à grever le Trésor public d’une responsabilité pécuniaire par cela seul que l’acte reçoit application. Le trouble ainsi apporté à l’action administrative n’est pas moins grave, car il peut imposer à l’administration, par une inévitable contrainte, le retrait de sa décision.
Sans doute l’annulation d’actes illégaux, la réformation de décisions contraires aux droits des particuliers, la condamnation de l’État à des indemnités à raison de fautes de ses agents ne répugnent pas à notre législation ; loin de là, de telles décisions sont tenues pour conforme à la justice et aux garanties dues aux citoyens dans un pays où il y a tant de points de contact entre les droits individuels et l’action administrative. Mais ce qui serait contraire à l’esprit de nos lois, ce serait l’influence exercée sur l’administration par des décisions de cette nature appartînt aux corps judiciaires. La grande et légitime puissance dont ces corps sont investis pour l’application du droit privé et du droit pénal, aurait risqué, aux yeux du législateur de 1789, de devenir une véritable omnipotence s’il s’y était joint un droit de juridiction dans le domaine du droit public et de l’action administrative. L’exercice de cette double puissance par les mêmes hommes, par les mêmes corps de judicature, portait ombrage au législateur de 1789, il aurait craint de trouver en eux les véritables maîtres de l’État.
2° Tribunaux administratifs. — L’institution des tribunaux administratifs n’a pas été une conséquence immédiate du principe de la séparation des pouvoirs. Proposée, dès le début, par le comité de l’Assemblée constituante chargé de préparer la loi d’organisation judiciaire des 16-24 août 1790, fut écartée comme entraînant [14] d’inutiles complications. L’Assemblée estima que les représentants de l’administration active, — gouvernement central, directoires de département, commissions spéciales, — étaient suffisamment aptes à prononcer sur les réclamations en matière administrative. Pendant toute la période révolutionnaire, le contentieux de l’administration se confond avec l’administration même et relève des mêmes autorités.
L’organisation de tribunaux administratifs séparés de l’administration active ne commence à se dessiner qu’en l’an VIII. Les conseils de préfecture ; le Conseil d’État et sa commission du contentieux, la Cour des comptes, sont successivement organisés sous le Consulat et sous l’Empire ; plus tard, les conseils de révision et les conseils privés des colonies statuant en matière contentieuse. Mais plus d’un demi-siècle s’écoule avant que le Conseil d’État, qui domine l’ensemble des juridictions administratives, exerce un droit de juridiction propre. Il n’est d’abord considéré que comme le conseil du Chef de l’État, l’assistant dans l’exercice de sa juridiction personnelle, préparant les décrets ou les ordonnances que le souverain signe et par lesquels il est censé rendre lui-même ses arrêts. Deux fois le gouvernement républicain, modifiant sur ce point la tradition monarchique, confère au Conseil d’État un droit de juridiction propre, d’abord par la loi organique du 3 mars 1849, puis par celle du 24 mai 1872. Ainsi se trouve complétée, dans ce qu’elle a d’essentiel, l’évolution accomplie en France par la juridiction administrative, d’abord confondue avec l’administration proprement dite, puis confiée à des corps consultatifs qui se transforment progressivement en tribunaux. On peut donc dire que, depuis 1872, les tribunaux administratifs sont devenus un des éléments essentiels du système français.
A la vérité on s’est demandé, et l’on se demande encore aujourd’hui si notre législation a laissé subsister, à côté de cette organisation juridictionnelle, une organisation toute différente dans laquelle des représentants de l’administration active, les ministres et même les préfets et les maires, exerceraient une véritable juridiction en matière contentieuse. On a aussi soutenu, — et cette opinion conserve encore quelques partisans, — que les ministres sont non seulement des juges, mais encore les juges ordinaires du contentieux [15] administratif. Nous espérons établir dans la suite de cet ouvrage que cette anomalie n’existe pas dans notre législation, que les attributions importantes qui appartiennent aux ministres en matière contentieuse ne sont pas des attributions d’ordre juridictionnel, et que celles-ci résident tout entières dans les tribunaux administratifs.
Les pouvoirs des tribunaux administratifs n’ont pas la même nature et la même étendue dans toutes les matières contentieuses. Ce sont, selon les cas : des pouvoirs de pleine juridiction, comportant l’exercice d’un arbitrage complet, de fait et de droit, sur le litige -, — ou des pouvoirs d’annulation limités au droit d’annuler les actes entachés d’illégalité, sans que le juge administratif ait le pouvoir de les réformer et de leur substituer sa propre décision ; — ou des pouvoirs d’interprétation, consistant uniquement à déterminer le sens et la portée d’un acte administratif ou à apprécier sa valeur légale, sans faire l’application de l’acte aux parties intéressées ; — ou enfin des pouvoirs de répression consistant à réprimer les infractions commises aux lois et règlements qui protègent le domaine public et en assurent la destination légale.
A ces diverses natures d’attributions correspondent les divisions suivantes, qui peuvent faciliter l’étude du contentieux administratif :
Contentieux de pleine juridiction ;
Contentieux de l’annulation ;
Contentieux de l’interprétation ;
Contentieux de la répression.
Essayons de donner un rapide aperçu des principaux litiges compris dans ces quatre divisions du contentieux administratif.
Contentieux de pleine juridiction. — Cette première branche du contentieux administratif comprend de nombreuses catégories d’affaires dans lesquelles la juridiction administrative exerce les pouvoirs les plus larges. Elle est juge du fait et du droit, elle prononce entre l’administration et ses contradicteurs comme les tribunaux ordinaires entre deux parties litigantes ; elle réforme les décisions prises par l’administration, non seulement quand elles sont illégales, mais encore lorsqu’elles sont erronées ; elle leur substitue [16] des décisions nouvelles ; elle constate des obligations et prononce des condamnations pécuniaires.
À cette division du contentieux administratif se rattachent les contestations qui s’élèvent entre l’administration et les particuliers, au sujet de divers contrats intéressant la marche des services publics et dont le contentieux a été réservé à la juridiction administrative par des dispositions de lois générales ou spéciales. Tels sont: les marchés passés pour l’exécution des travaux publics, sans qu’il y ait lieu de distinguer si les travaux sont exécutés par l’État, les départements, les communes ou les établissements publics ; les marchés de fourniture, mais seulement lorsqu’ils sont passés par l’État ; les conventions intervenues entre l’État et les particuliers en matière d’emprunts, d’émissions et de conversions de rentes et d’autres opérations du Trésor public ; et d’une manière générale les conventions d’où résulte une créance contre l’État, à moins qu’elles n’aient le caractère de contrats prévus et régis par le droit privé.
Outre les engagements nés des contrats, le contentieux de pleine juridiction comprend les débats qui s’élèvent sur les obligations pécuniaires de l’État nées des autres sources d’obligations, des quasi-contrats, des quasi-délits, de la loi. Telles sont les réclamations d’indemnités formées contre le Trésor public à raison de faits imputables à l’État ou de fautes commises par ses agents; celles qui ont pour objet des dommages causés par les travaux publics, par les occupations de terrains et les extractions de matériaux se rattachant à ces travaux, quelle que soit l’administration qui les fasse exécuter ; telles sont encore les réclamations relatives aux traitements, soldes et pensions des fonctionnaires civils et militaires.
Appartiennent enfin au contentieux de pleine juridiction les contestations qui s’élèvent au sujet d’opérations administratives d’où résultent des obligations ou des droits : comptabilité publique ; assiette et recouvrement de l’impôt direct et des taxes assimilées ; partages de biens communaux ; recrutement ; opérations électorales, etc. ; notons toutefois que le contentieux du recrutement et celui de la comptabilité publique ressortissent, pour l’exercice de la pleine juridiction, à des tribunaux spéciaux (Cour des comptes, [17] conseils de révision), dont la compétence ne s’étend pas à d’autres natures d’affaires.
Contentieux de l’annulation. — Lorsque les actes et décisions de l’administration ont le caractère d’actes de commandement et de puissance publique, ils ne peuvent pas être revisés et réformés par la juridiction administrative ; ils ne peuvent être qu’annulés, et seulement pour illégalité, non pour inopportunité ou fausse appréciation des faits. Le seul recours contentieux qui puisse être dirigé contre les actes de cette nature est le recours à fin d’annulation qui porte le nom de recours pour excès de pouvoir.
Ce recours a été à bon droit signalé comme une des créations les plus intéressantes de la jurisprudence française ; il n’a été explicitement reconnu par des textes législatifs qu’après avoir été consacré et développé, pendant un demi-siècle,, par une lente élaboration de la jurisprudence administrative, qu’on a quelquefois comparée à l’œuvre ingénieuse et patiente accomplie dans le droit romain par la jurisprudence du préteur. Il fallait en effet un effort soutenu et prudent à la fois pour placer entre les mains du juge administratif un pouvoir qui avait longtemps passé pour un attribut exclusif de l’administration supérieure, le pouvoir de rapporter et de mettre à néant un acte de la puissance publique dénoncé comme illégal et attentatoire à un droit. Aussi est-ce uniquement au Chef de l’État que la législation de l’Assemblée constituante avait remis le droit de prononcer l’annulation des actes administratifs, en se réservant pour elle-même, comme dépositaire de la souveraineté nationale, le droit de contrôler les décisions royales. Encore cette législation ne prévoyait-elle que l’annulation pour « incompétence », en donnant à ce mot son sens le plus restreint, celui d’un empiétement de l’autorité administrative sur les attributions d’une autre autorité.
Le Conseil d’État, associé après l’an VIII à cette attribution d’ordre gouvernemental, l’étendit progressivement aux différents cas d’illégalité que sa jurisprudence réunit sous la dénomination générale d’excès de pouvoir : incompétence, vice de forme, violation de la loi, abus d’un pouvoir légal détourné de sa destination régulière. A vrai dire, ce droit de cassation souverainement exercé sur [18] les actes illégaux de l’administration par la juridiction administrative supérieure a conservé longtemps, du moins en théorie, le caractère d’une attribution de la puissance exécutive ; c’était en effet le Chef de l’État qui était censé annuler, sur l’avis de son conseil, la décision d’une autorité inférieure, ou rapporter sa propre décision lorsqu’elle était reconnue illégale. Grâce à cette fiction, l’acte annulé semblait encore ne relever que du souverain et non d’une juridiction. Mais la fiction même a disparu le jour où le Conseil d’État a été investi d’une juridiction propre ; l’annulation des actes administratifs par la voie contentieuse est alors devenue un acte de juridiction, et le législateur de 1872 a marqué sa volonté de lui reconnaître ce caractère, en mentionnant expressément le recours pour excès de pouvoir parmi les matières soumises à la juridiction souveraine du Conseil d’État (1. V. l’article 9 de la loi du 24 mai 1872.).
Les pouvoirs d’annulation et de cassation que la juridiction administrative supérieure exerce à l’égard des actes administratifs, s’appliquent également à des décisions ayant un caractère juridictionnel, lorsque ces décisions émanent de juridictions spéciales statuant en dernier ressort, telles que la Cour des comptes, les conseils de révision, le conseil supérieur de l’instruction publique. Les décisions rendues par ces tribunaux spéciaux ne relèvent pas du Conseil d’État en appel, elles ne peuvent pas être révisées et réformées par lui ; mais elles peuvent être cassées si elles sont entachées d’incompétence, d’excès de pouvoir et, dans certains cas, de violation de la loi, c’est-à-dire d’erreur de droit.
Contentieux de l’interprétation. — L’interprétation litigieuse des actes administratifs rentre dans le contentieux de ces actes ; par suite, elle est réservée à la juridiction administrative, alors même qu’elle se discute entre parties privées, au cours d’une contestation relevant des tribunaux judiciaires. Le débat qui s’élève sur l’interprétation de l’acte administratif invoqué dans un litige judiciaire, se distingue et se détache du fond même de ce litige ; il le tient en suspens jusqu’à ce que la question préjudicielle d’interprétation ait été résolue par le juge compétent. Il en est de même si [19] la contestation engagée devant les tribunaux judiciaires, au lieu de porter sur l’interprétation de l’acte administratif, porte sur sa validité. Dans un cas comme dans l’autre, l’acte administratif est en cause : de là l’intervention du juge administratif.
Cette application du principe de la séparation des pouvoirs est-elle excessive? On l’a soutenu, en faisant remarquer que le fond du débat s’agite entre parties privées ; que l’acte administratif n’est en cause que d’une manière indirecte, comme un moyen invoqué par une de ces parties et non comme l’objet même de la contestation ; que les effets du jugement à intervenir sont limités à ces parties et ne peuvent atteindre l’administration, ni altérer, à son égard, le sens ou l’efficacité de l’acte qu’elle a fait. D’où l’on a conclu que l’administration et la juridiction administrative devraient rester étrangères à ces contestations quand le fond même du débat leur échappe. Mais la’ doctrine contraire a toujours prévalu, comme étant seule conforme au principe de la séparation des pouvoirs.
En effet, dans les cas très nombreux où l’administration confère à des particuliers des titres qu’ils peuvent invoquer devant les tribunaux judiciaires,— tels que des concessions de mines, des actes d’aliénation de domaines nationaux, des approbations ou autorisations administratives nécessaires à la validité de certaines conventions, —l’action de l’autorité administrative pourrait être paralysée par un jugement qui méconnaîtrait le sens ou la valeur légale de ces actes ; les parties seraient ainsi privées par décision judiciaire des droits qui leur auraient été conférés par l’autorité administrative, et cette autorité serait elle-même atteinte dans ses prérogatives.
Au surplus, la règle qui consacre la division des compétences dans les litiges judiciaires qui soulèvent des questions préjudicielles d’interprétation ou de validité d’actes administratifs, s’applique avec une entière réciprocité aux litiges administratifs qui soulèvent des questions préjudicielles du ressort des tribunaux judiciaires, telles que les questions d’état civil ou de domicile, les questions d’interprétation ou de validité d’actes ou de contrats de droit commun.
Il est à remarquer que si le débat préjudiciel a porté sur la validité de l’acte administratif et si l’acte est reconnu illégal, la décision [20] de la juridiction administrative qui constate et déclare cette illégalité n’a nullement pour effet de mettre l’acte à néant. N’intervenant que comme élément d’un jugement à rendre par un autre tribunal, elle laisse subsister l’acte même qu’elle condamne. A ce point de vue, le contentieux de l’interprétation diffère essentiellement du contentieux de l’annulation: l’un et l’autre peuvent porter sur une question identique, celle de savoir si l’acte administratif contesté est ou non légal et valable ; mais tandis que le pouvoir d’annulation permet de mettre l’acte à néant comme conséquence de son illégalité reconnue, le pouvoir d’interprétation ne permet d’émettre qu’une simple déclaration d’invalidité. Il pourra même «arriver que cette déclaration soit prononcée sur un acte qu’aucune annulation ne pourrait plus atteindre, parce qu’il aurait acquis un caractère définitif, soit par suite du temps écoulé, soit par quelque autre circonstance. Ainsi paraît justifiée la distinction que nous croyons devoir établir entre le contentieux de l’annulation et celui de l’interprétation, dans la notion générale du contentieux administratif.
Contentieux de la répression. — Les contestations qui rentrent dans cette dernière division du contentieux administratif diffèrent des précédentes en ce qu’elles ont pour objet immédiat non des actes ou décisions de l’autorité administrative, mais certains actes émanés de particuliers et dénoncés comme illicites par l’administration qui en requiert la répression. Ces actes sont ceux qui portent atteinte à l’intégrité et à la destination légale de la grande voirie, —c’est-à-dire de la partie du domaine public qui comprend les voies de communication naturelles ou artificielles servant à la ; circulation générale : routes de terre, voies ferrées, cours d’eau navigables ou flottables, canaux, ports maritimes, rivages de la mer, — ainsi que de divers ouvrages que la loi a placés sous le même régime de protection légale, tels que les ouvrages de fortification, les lignes télégraphiques, les travaux d’endiguement dûment autorisés, etc..
L’atteinte portée à ce domaine et à ces ouvrages constitue une infraction spéciale dite contravention de grande voirie, dont la répression et la réparation sont confiées à la juridiction administrative.
[21] Dans l’exercice de cette attribution, les tribunaux administratifs sont juges du fait et du droit ; on pourrait donc, à ne consulter que la nature de leurs pouvoirs, faire rentrer cette division du contentieux administratif dans le contentieux de pleine juridiction. Mais deux motifs semblent justifier la classification de ces sortes d’affaires dans une division spéciale. D’une part, en effet, la juridiction administrative intervient exceptionnellement, en cette matière, comme juridiction répressive, alors que toute infraction aux lois et règlements, tout acte illicite susceptible de répression légale, relève en principe de l’autorité judiciaire. D’un autre côté, la matière de la grande voirie présente une particularité qui justifie la dérogation faite aux règles ordinaires de la compétence en matière répressive ; elle est dominée tout entière par le principe d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité du domaine public, nous dirions volontiers, en termes plus absolus encore, par le principe d’inviolabilité de ce domaine.
Ce principe, qui place les choses du domaine public au-dessus des atteintes de tous, qui incorpore en quelque sorte en elles une part de puissance publique et de souveraineté, donne à la protection dont elles sont l’objet un caractère essentiellement administratif. Aussi les mesures répressives édictées par cette législation spéciale, ainsi que les restitutions et les réparations qu’elle ordonne, relèvent-elles du droit administratif beaucoup plus que du droit pénal. Tels sont les motifs qui ont fait attribuer, depuis l’an X, à la juridiction administrative ce contentieux, auquel le développement des grands travaux publics, et la création des réseaux électriques soumis à la même protection, ont donné une importance particulière.
3° Conflit d’attributions. — Le conflit est le troisième élément du système français. Il en est la sanction; il permet à l’autorité administrative de revendiquer les affaires de sa compétence qui auraient été portées à tort devant les tribunaux judiciaires, et d’assurer ainsi l’observation du principe de la séparation des pouvoirs.
Le conflit constitue un moyen exceptionnel mis à la disposition de l’administration pour décliner la compétence judiciaire. Il diffère [22] essentiellement de ceux qui sont offerts aux parties privées pour faire régler les questions de compétence qui les intéressent. Les conclusions que ces parties peuvent prendre, les exceptions d’incompétence qu’elles peuvent soulever sont des actes de procédure ; le conflit est un véritable acte de puissance publique. Il émane de l’administration considérée non comme plaideur, mais comme autorité ; il a pour effet immédiat de suspendre l’action du tribunal judiciaire jusqu’à ce que la question de compétence ait été souverainement appréciée par la juridiction instituée comme arbitre des compétences judiciaire et administrative.
Le conflit étant l’acte d’une autorité et non celui d’une partie, il en résulte que l’administration peut l’élever, non seulement lorsqu’elle est citée à raison de ses actes devant les tribunaux judiciaires, mais encore dans des litiges où elle n’est pas personnellement en cause et où ses actes ne sont invoqués et discutés qu’entre des parties privées. Il en résulte aussi que l’administration, lorsqu’elle est partie en cause, peut user du droit qui appartient à tout plaideur, de soulever, dans les formes ordinaires, l’exception d’incompétence, sans être privée du droit qui lui appartient, en tant qu’autorité publique, d’élever ultérieurement le conflit. Elle conserve même ce droit en présence d’une décision passée en force de chose jugée qui aurait rejeté son exception d’incompétence. Le même caractère exceptionnel appartient au déclinatoire qui doit précéder l’arrêté de conflit, et qui constitue une sorte d’invitation, de mise en demeure adressée à l’autorité judiciaire de se dessaisir elle-même d’un litige réputé administratif avant qu’elle y soit obligée par un arrêté de conflit. Moins énergique et moins décisif que le conflit, le déclinatoire est cependant comme lui un acte de l’autorité publique, qui ne saurait se confondre avec les moyens de procédure dont disposent les parties.
Mais si l’autorité administrative a le droit de suspendre, par le déclinatoire et l’arrêté de conflit, l’action d’un tribunal judiciaire, elle n’a pas le pouvoir de la paralyser indéfiniment. Pour que le dessaisissement s’accomplisse, il faut que l’arrêté de conflit soit confirmé par une décision qui statue souverainement sur la revendication d’attributions formulée par l’autorité administrative. Si celte revendication est reconnue mal fondée, ou même si elle est entachée [23] d’un vice de forme, l’arrêté de conflit tombe et la juridiction judiciaire reprend son cours, qui ne peut plus être désormais suspendu.
Le jugement qui est ainsi rendu participe du caractère exceptionnel que nous avons signalé dans le déclinatoire et l’arrêté de conflit. Quelles que soient les formes de la sentence et les procédures qui la préparent, ce jugement est moins un acte de juridiction qu’un acte de souveraineté accompli dans des formes juridictionnelles. Devant le juge des conflits il n’y a pas à proprement parler de parties ; celles qui sont en cause dans le procès n’ont que le droit d’assister à ce débat de compétence qui n’est pas engagé par elles, qui a pour objectif l’arrêté de conflit lui-même, et qui s’agite entre les autorités administrative et judiciaire (1. Ces observations ne s’appliqueraient pas au conflit dit négatif, qui se produit lorsque les autorités administrative et judiciaire se déclarent l’une et l’autre incompétentes. Il n’y a évidemment, dans ce cas, aucune revendication à exercer contre l’autorité judiciaire, puisqu’elle décline elle-même sa compétence. Il n’y a lieu qu’à règlement de juges et il est naturel qu’il puisse être provoqué par les parties. Il est naturel aussi que ce règlement de juges relève du Tribunal des conflits, arbitre suprême des compétences, quoiqu’il n’y ait pas, à proprement parler, de conflit.).
Le juge du conflit, constitué arbitre entre ces deux autorités, statue sur l’étendue de leurs attributions respectives avec une puissance propre qui s’impose aux deux pouvoirs, et qui résulte d’une véritable délégation de souveraineté donnée à ce juge pour le règlement des compétences et pour l’application du principe de la séparation des pouvoirs.
Aussi la législation française, sous tous les régimes qui se sont succédé jusqu’en 1872 — sauf une courte interruption de 1849 à 1851 — avait-elle placé dans le Gouvernement lui-même le droit de décision en matière de conflits d’attributions ; en 1790, elle l’avait confié au roi, sauf recours devant l’Assemblée nationale; en l’an III, au Directoire exécutif, qui pouvait en référer au Corps législatif; en l’an VIII, au premier Consul statuant en Conseil d’État, puis au Chef de l’État, roi ou empereur, statuant dans les mêmes formes. Ces décisions étaient considérées toujours comme rendues, non en matière administrative contentieuse, mais sur des questions d’ordre public et de haute police gouvernementale.
Ce pouvoir a été transféré, d’abord par la législation de 1849, [24] puis par celle de 1872, à un tribunal spécial, le Tribunal des conflits, composé d’éléments administratifs et judiciaires et présidé par le Garde des sceaux, ministre de la justice. Ces lois ont-elles ainsi modifié la nature propre des décisions sur conflit ? En ont-elles fait de simples actes de juridiction au lieu d’actes empreints de la puissance gouvernementale? Nous ne le pensons pas. Elles ont entouré de garanties nouvelles l’application des lois de compétence entre les autorités administrative et judiciaire, mais elles n’ont pas modifié l’essence même de ces décisions qui restent ce qu’elles ont toujours été, un suprême arbitrage entre des pouvoirs publics, et non un jugement entre des plaideurs.
A cet ordre d’idées peut se rattacher, ce nous semble, l’explication d’un fait qu’on a quelquefois critiqué dans l’organisation du Tribunal des conflits ; nous voulons parler de l’attribution de la présidence au ministre de la justice.
On a dit que l’intervention d’un membre du Gouvernement dans les délibérations de ce tribunal risquait de rompre, au profit de l’administration, l’équilibre des éléments judiciaires et administratifs. On a dit, en sens inverse, que la présidence du Garde des sceaux tendait à assurer une prédominance à l’autorité judiciaire. « L’élément judiciaire, — disait M. Serrigny en appréciant l’organisation du Tribunal des conflits de 1849, — prédominait dans la composition du Tribunal, à raison de la présidence attribuée au ministre de la justice, qui était ordinairement un ancien magistrat étranger à la science du droit administratif (1. Serrigny, Questions de droit administratif, v° Affouage, p. 36.). »
Quoi qu’il en soit de ces appréciations, si l’on ne veut voir dans le Tribunal des conflits qu’une juridiction spéciale jugeant des difficultés de compétence entre l’administration et des particuliers, on ne peut nier que la présence d’un ministre parmi les juges peut présenter quelque chose d’insolite. Le législateur l’a pensé lui-même, puisque dans les lois organiques du Conseil d’État, il a refusé au ministre de la justice, quoiqu’il soit le président de ce corps, le droit de prendre part au jugement des affaires contentieuses. Mais si l’on voit dans la décision sur conflit ce qui s’y trouve réellement, c’est-à-dire un règlement d’attributions entre [25] deux pouvoirs publics en désaccord, une application des lois fondamentales qui limitent leurs compétences respectives et leur interdisent de mutuels empiétements, il est difficile de ne pas reconnaître que l’autorité gouvernementale a le droit d’être représentée dans cette œuvre, non pour incliner systématiquement vers un sens plutôt que vers l’autre des décisions qui doivent toujours s’inspirer de la loi, mais pour conserver au gouvernement de l’État la place qui lui appartient dans cette mission d’ordre public.
Nous avons indiqué, dans ses traits généraux, le système de la législation française touchant la séparation des pouvoirs et le jugement des litiges administratifs. Essayons maintenant d’exposer, dans leurs éléments essentiels, les systèmes en vigueur dans les principaux États étrangers.
Table des matières