Nous avons vu, dans les chapitres précédents, comment les dettes de l’État sont discutées et jugées ; nous devons maintenant étudier comment elles sont acquittées, et quelles contestations spéciales peuvent naître à cette occasion.
Trois opérations concourent à l’acquittement des dettes de l’État : la liquidation, l’ordonnancement et le paiement.
Examinons-les successivement.
I. — LIQUIDATION
En quoi consiste la liquidation. — La liquidation est une opération administrative qui consiste à vérifier si un créancier de l’État a droit au paiement d’après ses titres, et si ce droit n’est pas supprimé ou restreint par suite de paiements antérieurs, de compensation ou de déchéance.
La liquidation comprend, dans beaucoup de cas, la vérification de la créance ; mais elle ne l’implique pas nécessairement ; elle doit avoir lieu même quand la créance est reconnue par le ministre, ou constatée par des jugements passés en force de chose jugée. Cette reconnaissance ou ces jugements ne peuvent, en effet, résoudre les questions qui font spécialement l’objet de la liquidation.
La liquidation est faite par les ministres, chacun pour les dépenses comprises dans le budget de son département, et sans qu’il y ait à distinguer entre les dépenses de l’exercice courant et celles [241] des exercices clos. Il n’en a pas toujours été ainsi. A l’époque où la liquidation de l’arriéré était une des plus grandes préoccupations des gouvernements, elle avait été successivement confiée, de 1790 à 1814, à des commissions spéciales ou à un ministre unique, le ministre d’État directeur général de la liquidation (1. Voy. la loi du 22 janvier 1790, qui institue un comité de liquidation agissant sous l’autorité de l’Assemblée nationale ; — les lois des 26 septembre 1793 et 24 frimaire an VI, qui chargent de la liquidation le pouvoir exécutif, sous certaines conditions ; — l’arrêté du 23 vendémiaire an IX, qui crée un liquidateur général, et celui du 13 prairial an X, qui le remplace par un conseil général de liquidation ; — les décrets des 25 février 1808 et du 13 décembre 1809, confirmés par la loi du 15 janvier 1810, qui, après avoir clos les opérations antérieures, renvoient les autres liquidations au ministre d’État directeur général de la liquidation.). La loi de finances du 23 septembre 1814 (art. 23) a établi l’unité de compétence pour la liquidation de toutes les dépenses tant anciennes que courantes, en décidant que tous les budgets antérieurs à 1814 seraient clos au 1er avril 1814, et que les créances pour dépenses antérieures à cette date seraient « liquidées et ordonnancées par les ministres dans la forme ordinaire ».
Le ministre peut déléguer ses pouvoirs de liquidateur dans la mesure prévue par les lois et règlements. Cette délégation a été autorisée en principe par l’ordonnance du 31 mai 1838 (art. 39) et le décret du 31 mai 1862 (art. 62), aux termes desquels « aucune créance ne peut être liquidée à la charge du Trésor que par l’un des ministres ou par ses délégués ».
La liquidation ne peut se faire que sur le vu de titres offrant « la preuve des droits acquis aux créanciers de l’État » et elle doit être rédigée dans la forme déterminée par les règlements spéciaux à chaque service (2. Décret du 31 mai 1862, art. 63.).
Ainsi que nous l’avons dit, le ministre liquidateur n’a pas seulement à vérifier les titres de créances et les pièces à l’appui ; il doit aussi rechercher tous les faits qui peuvent exercer une influence sur la situation respective du créancier et de l’État. Si, par exemple, il liquide un compte d’entrepreneur, une facture de fournisseur, ou tout autre service fait, il doit faire le relevé des acomptes payés, des débets existant à la charge du créancier, des forclusions et déchéances qu’il a pu encourir.
[242] En vain le créancier voudrait-il exciper de ce que le ministre aurait antérieurement laissé rendre un jugement sur la créance, sans se prévaloir de tous les moyens qui pouvaient la faire écarter ou réduire par le juge. Parmi ces moyens, il en est qui ne peuvent pas être invoqués devant un conseil de préfecture ou devant un tribunal civil, alors même qu’ils sont juges du contentieux de la créance ; tel est le moyen tiré de la déchéance quinquennale, ou d’une compensation de la créance avec un débet dont ces tribunaux ne seraient pas juges. Bien plus, s’il s’agissait d’un moyen dont ils pourraient être juges, mais dont le ministre se serait abstenu de les saisir, — par exemple d’un paiement antérieur, éteignant la créance en tout ou en partie, — aucune fin de non-recevoir ne serait opposable au ministre qui s’en prévaudrait pour la première fois en faisant la liquidation. La jurisprudence du Conseil d’État est depuis longtemps fixée sur ce point, et l’on peut notamment citer une affaire jugée le 19 août 1835 (Dubois-Thainville) dans laquelle cette question a été nettement posée et résolue (1. On lit dans cet arrêt : — « Sur le moyen tiré de ce que l’allocation de la somme de… ayant été faite sans condition aux réclamants par notre ordonnance (au contentieux) du 18 septembre 1833, aucune exception de paiement ne pouvait leur être opposée : — Considérant que, lors du premier litige, il s’agissait uniquement de savoir si, d’après sa nature et les productions faites, ladite créance pouvait ou non être admise en liquidation ; — que l’ordonnance précitée s’est bornée à déclarer que ladite créance, étant suffisamment justifiée, restait à la charge du Trésor ; — qu’aucune exception de paiement n’était alors opposée par le ministre en cause ; — que l’ordonnance du 18 septembre 1833 n’a statué sur aucun moyen de ce genre, et que dès lors elle ne peut faire obstacle à ce que le ministre se prévale, contre les réclamants, du paiement régulier que l’État pouvait avoir déjà fait de ladite créance. » ).
Contestations sur la liquidation. — Il résulte de ce qui précède que la liquidation peut donner lieu à des contestations tout à fait distinctes de celles qui ont porté sur l’existence et le chiffre de la créance. A ces contestations, il faut un juge, et ce juge ne peut être qu’administratif, tant en vertu des textes fondamentaux sur la liquidation des dettes de l’État, qu’à raison du caractère propre de la liquidation, opération essentiellement administrative, inhérente à la fonction ministérielle (2. Voy. lois des 17 juillet-8 août 1790, et 26 septembre 1793, et notre tome 1er, p. 198 et suiv., et p. 432 et suiv.). Le jugement de la liquidation appartient au Conseil d’État, à qui ressortissent, à défaut de [243] dérogation formelle, toutes les décisions contentieuses des ministres ; il lui appartient, même lorsqu’il s’agit de créances ayant donné lieu à des contestations judiciaires et à des jugements passés en force de chose jugée.
Toutefois, quelques réserves sont ici nécessaires.
Il peut arriver que le ministre, interprétant mal le jugement rendu sur la créance, oppose, lors de la liquidation, des exceptions que ce jugement aurait rejetées ; ou bien qu’il oppose une compensation entre la créance reconnue et une obligation prétendue relevant de la compétence judiciaire. Dans ces cas, la décision à rendre sur la liquidation ne cesserait pas d’appartenir à la juridiction administrative ; mais celle-ci, tout en retenant le fond du litige, devrait surseoir à statuer jusqu’à ce que l’autorité judiciaire eût interprété le jugement contesté, ou se fût prononcée sur l’obligation de droit commun opposée en compensation par le ministre.
Il y aurait également lieu à renvoi devant l’autorité judiciaire si le ministre excipait d’un paiement dont la validité serait contestée par le créancier de l’État, dans un des cas où les questions de validité des paiements faits par le Trésor sont du ressort des tribunaux (1. Voy. ci-après, p. 218-249.). Mais, nous le répétons, ces questions seraient purement préjudicielles et n’opéreraient aucun déplacement de compétence pour le jugement à rendre sur la liquidation.
II. — ORDONNANCEMENT
En quoi consiste l’ordonnancement. — La décision rendue sur la liquidation ne constitue pas par elle-même un titre permettant au créancier de l’État de se présenter à une caisse publique. Pour qu’il puisse y toucher le montant de sa créance, il faut qu’un paiement lui ait été assigné sur cette caisse en vertu d’une décision spéciale qui est l’ordonnancement.
Cette assignation de paiement peut émaner directement du ministre ou d’un ordonnateur secondaire ; dans le premier cas, le [244] titre qui est remis au créancier, et qui lui permet de se présenter à la caisse, prend le nom d’ordonnance de paiement, dans le second, celui de mandat. « Aucune dépense ne peut être acquittée, dit l’article 82 du décret du 31 mai 1862, si elle n’a été préalablement ordonnancée directement par un ministre ou mandatée par les ordonnateurs secondaires en vertu de délégations ministérielles. »
L’ordonnancement n’est valable que s’il porte sur un crédit régulièrement ouvert en vue des dépenses de l’espèce, et sur la portion de ce crédit qui peut être effectivement employée, d’après la distribution de fonds faite mensuellement entre les différents ministères par les soins du ministre des finances (1. Décret du 31 mai 1862, art. 61 et 81.).
Tout ordonnancement destiné à acquitter les dépenses d’un exercice doit avoir lieu dans le cours de cet exercice, ou dans un délai de sept mois après son expiration (2. L’exercice, c’est-à-dire « la période d’exécution des services d’un budget », a toujours compris, jusqu’ici, les services faits et les droits acquis du 1er janvier au 31 décembre de l’année qui donne son nom à ce budget, mais avec une prorogation de sept mois pour l’ordonnancement des dépenses (31 juillet), et d’un mois de plus pour les paiements (31 août), de telle sorte que l’exercice, qui est expiré le 31 décembre, n’est clos que huit mois après. Depuis quelques années, et particulièrement en 1895, il a été question de modifier ces dates et de substituer à la période comprise entre le 1er janvier et le 31 décembre une nouvelle période comprise entre le 1er juillet d’une année et le 30 juin de l’année suivante. Si cette innovation se réalisait, la prorogation de l’exercice pendant sept mois pour l’ordonnancement, et pendant huit mois pour le paiement, se trouverait reportée au 1er février et au 1er mars de l’année suivante. La période comprise entre l’ouverture et la clôture de l’exercice s’étendrait ainsi sur trois années au lieu de deux.).
Lorsqu’une dette de l’État a été reconnue et liquidée, il faut qu’elle soit acquittée ; il faut donc qu’elle soit ordonnancée, puisque c’est le seul moyen de parvenir au paiement effectif. L’ordonnancement est l’unique monnaie dont le ministre liquidateur puisse payer le créancier de l’État ; celui-ci ira ensuite échanger cette monnaie administrative contre des espèces, en la présentant au guichet du payeur.
Mais si le ministre a le devoir de s’acquitter envers le créancier en lui délivrant une ordonnance ou en lui faisant délivrer un mandat par l’ordonnateur secondaire, encore faut-il que ce devoir puisse être rempli sans que les règles de la comptabilité soient [245] violées. Or, nous venons de voir qu’il ne peut l’être que si le ministre a un crédit disponible à son budget. Dans le cas contraire, il est obligé de s’abstenir et d’attendre que les ressources nécessaires lui soient assurées. Elles peuvent l’être par ses propres décisions, si l’absence momentanée de crédit ne résulte que des répartitions préparatoires que le ministre a dû faire entre les articles d’un même chapitre de son budget (1. Décret du 31 mai 1862, art. 60.), mais qu’il peut modifier selon les besoins de ses services, sous la seule condition de ne pas excéder le montant du chapitre. Si l’absence de crédit résulte de l’insuffisance même du chapitre, de l’épuisement du seul crédit sur lequel la dépense pouvait être légalement imputée, l’ordonnancement est impossible tant qu’un vote des Chambres n’a pas remédié à cette insuffisance de crédit (2. En l’absence des Chambres, des crédits peuvent aussi être ouverts par des décrets en Conseil d’État, mais seulement pour des dépenses déterminées, et sous réserve de la ratification des Chambres. (Loi du 16 septembre 1871, art. 32.)). Il appartient au ministre de solliciter ce vote ; on peut même dire qu’il y est moralement obligé, car il ne serait pas conforme aux devoirs d’exactitude et de loyauté qui incombent à l’État envers ses créanciers que le ministre reconnût la dette sans faire tout ce qui dépend de lui pour qu’elle soit acquittée.
Mais ce devoir de probité publique et de bonne administration ne peut pas trouver de sanction dans un recours contentieux, parce qu’il n’appartient à aucune juridiction d’intervenir dans les rapports du Gouvernement avec les Chambres (3. Voy. ci-dessus, p. 35.).
Contestations sur l’ordonnancement. — Tout recours par la voie contentieuse serait également non recevable contre un refus ou un ajournement d’ordonnancement fondé sur l’épuisement des crédits ou sur leur indisponibilité actuelle. Le créancier ne pourrait même pas contester les déclarations du ministre sur ce point, ni critiquer, en fait ou en droit, l’emploi qu’il aurait fait de ses crédits : « L’examen de ces questions, dit un arrêt du 4 décembre 1835 (communes des Basses-Pyrénées), se rattache à la distribution des crédits ouverts par les lois de finances et à l’emploi qui en a [246] été fait sous la responsabilité ministérielle ; dès lors, il ne peut y être statué par nous en notre Conseil d’État par la voie contentieuse.»
Il ne faudrait pourtant pas conclure de là que tout refus d’ordonnancement, quels qu’en soient les motifs, échappe de plein droit au recours contentieux. Ce recours serait recevable si le ministre, au lieu de prononcer comme ordonnateur disposant de son budget, prononçait comme liquidateur appréciant et rejetant la créance ; peu importerait alors que le ministre déclarât, dans le dispositif de sa décision, qu’il refuse d’ordonnancer, au lieu de déclarer qu’il refuse de liquider ; au fond, la portée de la décision serait la même ; aussi cette décision serait-elle contentieuse et le créancier pourrait la déférer au Conseil d’État, parce que, nonobstant la formule employée, elle statuerait sur le droit du créancier et non pas sur une question purement administrative et budgétaire. Cette distinction a été très nettement indiquée par un arrêt du 19 novembre 1886 (Gorgeu) suivi de deux autres du 21 janvier 1887 (Pihoret et Sazerac de Forge). Le ministre de l’intérieur avait refusé d’ordonnancer des traitements de disponibilité réclamés par d’anciens préfets, et il soutenait que ce refus n’était susceptible d’aucun recours contentieux.
Ces arrêts répondent : — « Considérant que le ministre ne s’est pas borné à faire connaître que, par suite de la réduction du crédit affecté par le Parlement au traitement des fonctionnaires en non-activité, il ne pouvait lui payer son traitement, mais qu’il a contesté le droit même du sieur X… au paiement des termes échus dudit traitement ; que, dans ces conditions, ladite décision ne constitue pas seulement un refus d’ordonnancement qui échapperait à la compétence de la juridiction contentieuse, mais la négation d’un droit qu’il appartenait au requérant de faire valoir devant le Conseil d’Étal par application de la loi du 24 mai 1872… »
Par application des mêmes principes, si l’ordonnance de paiement ou le mandat contient des conditions ou réserves que le créancier se croit en droit de contester, par exemple s’il est libellé « pour solde », alors que celui-ci prétend ne recevoir qu’un paiement d’acompte, le recours contentieux peut être ouvert contre ces clauses, alors surtout qu’elles seraient contraires à des décisions [247] passées en force de chose jugée (1. Conseil d’État, 27 mai 1863, Pensa ; — 5 janvier 1883, Bloch.). Mais s’il appartient au Conseil d’État d’annuler in parte quâ un ordonnancement contenant des clauses contraires au droit du créancier, il ne pourrait pas prescrire un nouvel ordonnancement sans empiéter sur les droits de l’administration. Il suit de là que le recours formé contre une ordonnance ou un mandat irrégulièrement libellé ne peut être qu’un recours en annulation, non un recours en réformation.
III. —PAIEMENT
Obligations et droits du payeur. — Nous avons vu que l’ordonnance ou le mandat est la seule monnaie dont dispose l’ordonnateur pour s’acquitter envers un créancier de l’État. Le paiement est l’opération par laquelle le payeur convertit ce titre en argent. Le payeur n’est lui-même qu’un des caissiers du Trésor, ce banquier commun de tous les ministres ordonnateurs. Pour l’exercice de cette fonction, le payeur relève uniquement du ministre des finances, considéré comme ministre du Trésor (2. Sous le premier Empire, le ministre du Trésor a eu une personnalité distincte ; ses attributions étaient soigneusement distinguées de celles du ministre des finances par l’arrêté du 7 vendémiaire an X ; cette dualité de la direction financière, critiquée par M. Mollien, a pris fin en 1816 sur l’initiative du baron Louis ; mais, malgré la réunion des deux services, leur nature propre n’en subsiste pas moins, et le ministre des finances agissant comme ordonnateur est soumis, comme tout autre ministre, au contrôle des services de la trésorerie.).
Le payeur n’est pas un agent passif des ordonnateurs, obligé d’effectuer, tant qu’il a des fonds, tous les paiements qu’ils ont assignés sur sa caisse. Il a le droit de vérifier non seulement l’authenticité du titre, mais encore sa régularité ; il peut refuser, ou du moins suspendre, le paiement des ordonnances et mandats dans les cas prévus par les lois et règlements sur la comptabilité publique, savoir : — 1° si l’ordonnance ou le mandat dispose d’un crédit épuisé ou non affecté aux dépenses de l’espèce ; — 2° si elle n’est pas accompagnée de pièces justifiant l’existence de la créance et le caractère libératoire que la quittance devra avoir ; — 3° s’il y a dans ces pièces des omissions ou des irrégularités matérielles, [248] notamment défaut de concordance entre les noms, les services faits, les sommes à payer énoncées dans l’ordonnance, et les mentions correspondantes des pièces justificatives.
Dans ces différents cas, l’ordonnateur peut, sous sa responsabilité, adresser au payeur une réquisition, mais celui-ci n’est pas toujours tenu d’y obtempérer ; il peut y résister, notamment si la réquisition doit avoir pour effet de faire acquitter une dépense sans crédit disponible ou sans justification de service fait. Le payeur doit alors en référer au ministre des finances, qui se concerte avec le ministre ordonnateur et adresse au comptable des instructions définitives (1. Décret du 31 mai 1862, art. 91. — Exceptionnellement, la réquisition de tout ordonnateur de la guerre ou de la marine suffit pour assurer le paiement des mandats délivrés pour la solde des troupes, si les crédits ouverts par les ministres aux ordonnateurs secondaires sont insuffisants (art. 92).).
Le refus de paiement devrait être absolu, si le créancier présentait l’ordonnance ou le mandat au payeur après la clôture de l’exercice auquel appartient la dépense, c’est-à-dire après le 31 août de l’année qui suit cet exercice. En effet, les ordonnances ou mandats sont annulés de plein droit par l’expiration de ce délai, — sans préjudice du droit que conserve le créancier de faire réordonnancer sa créance tant qu’elle n’est pas atteinte par la déchéance quinquennale (2. Même décret, art. 117, 118.).
Contestations sur le paiement. — Il résulte de ce qui précède que diverses contestations peuvent s’élever sur le paiement. A quelle juridiction appartient-il d’en connaître ?
Il faut distinguer :
Si le refus de paiement soulève une question de disponibilité de crédit, aucun recours contentieux n’est ouvert, parce que tout ce qui touche à l’emploi des crédits est d’ordre purement administratif et budgétaire.
Si la difficulté porte sur les conditions du paiement, sur les pièces justificatives à fournir pour établir le service fait, sur la conformité de leurs énonciations avec celles de l’ordonnance ou du mandat, elle peut donner lieu à une réclamation contentieuse, [249] mais seulement devant le ministre des finances, sauf recours au Conseil d’État. Ces difficultés portent, en effet, sur l’application des règlements administratifs destinés à garantir le Trésor contre l’effet d’ordonnancements irréguliers ou insuffisamment justifiés. Il en est autrement si le payeur, sans élever d’objections contre l’ordonnancement ou les pièces justificatives, conteste les droits et qualités de la partie qui réclame le paiement, soit en élevant des doutes sur son identité, soit en exigeant qu’elle soit assistée de son tuteur, mari ou conseil judiciaire, soit en réclamant la preuve des qualités d’héritier, de mandataire, de syndic de faillite, en vertu desquelles elle demande le paiement d’un mandat qui n’est pas délivré en son nom. L’État, qui s’est acquitté envers son créancier en lui délivrant un titre constatant son droit au paiement, est désintéressé dans la question de savoir à qui ce titre doit profiter ; mais le payeur, qui ne doit effectuer le paiement que sur une quittance bonne et valable, libératoire pour le Trésor, doit s’enquérir des droits et qualités invoqués par le porteur du mandat ; et, comme ces qualités relèvent du droit privé, c’est à l’autorité judiciaire qu’il appartient d’en connaître (1. Conseil d’État, 31 décembre 1841, Mancest ; — 15 décembre 1882, Maurel. — Cf. Tribunal des conflits, 31 octobre 1885, Maurel. Un arrêt de la Cour de Metz du 12 mai 1859 (Vaissié) nous parait avoir décliné à tort la compétence judiciaire sur une difficulté relative à la production d’un certificat destiné à faire connaître sous quel régime matrimonial était placé le porteur du mandat. La justification requise sur ce point par le payeur ne tendait qu’à assurer la validité de la quittance par application des règles du droit privé ; elle était donc de la compétence des tribunaux judiciaires.).
C’est également à l’autorité judiciaire qu’il appartient de statuer, en cas de saisie-arrêt ou de transport de créance. La question de savoir si l’opposition est valable, si le transport a été dûment notifié au Trésor, et si le cessionnaire a fait des justifications suffisantes pour être payé au lieu et place du cédant, ne relève que du droit privé ; aussi les difficultés auxquelles elle peut donner lieu entre le payeur et la partie qui prétend avoir droit au paiement ne sont-elles pas de la compétence des tribunaux administratifs (2. Conseil d’État, 18 septembre 1833, Chartrey ; — 16 mai 1839, Corbie.).
[250]
IV. —DÉCHÉANCE QUINQUENNALE
Les trois opérations qui concourent à l’acquittement des dettes de l’État — liquidation, ordonnancement, paiement — doivent être accomplies dans un délai de cinq ans à partir de l’ouverture de l’exercice auquel appartient la créance. Ce délai expiré, l’exercice est périmé et le créancier est déchu de tout droit contre l’État. Ainsi, pour une créance née le 1er juin 1890, le délai commence à courir le 1er janvier précédent, date de l’ouverture de l’exercice 1890, et il expire le 31 décembre 1894.
Cette prescription particulière, établie par la loi du 29 janvier 1831, dont nous allons étudier les dispositions, est ce qu’on appelle la déchéance quinquennale. Elle ne peut être opposée qu’aux créanciers de l’État et des colonies, non à ceux des autres administrations publiques.
En ce qui touche les colonies, l’applicabilité de la déchéance résulte de l’ordonnance ayant force de loi du 22 novembre 1841 (art. 44 et 45), qui reproduit les dispositions de la loi du 29 janvier 1831, en spécifiant que les créances sont prescrites « soit au profit de l’État, soit au profit du service local ».
En ce qui touche les départements, quelques doutes s’étaient élevés à une époque où leur personnalité n’était pas encore nettement distinguée de celle de l’État, mais ils ont été depuis longtemps dissipés, d’abord par la jurisprudence du Conseil d’État, puis par l’article 480 du décret du 31 mai 1862, qui applique cette jurisprudence en disposant que « les règles prescrites pour les dépenses générales de l’État s’appliquent aux dépenses des départements, sauf en ce qui concerne la déchéance quinquennale à laquelle les créances départementales ne sont pas soumises » .
Quant aux communes et aux établissements publics, l’inapplicabilité de la déchéance n’a jamais fait l’objet d’aucun doute.
Historique de la déchéance. — De tout temps, les dettes de l’État ont été soumises à une prescription particulière, soit en vertu de règles générales, soit en vertu de décisions spéciales visant [251] des périodes déterminées de l’arriéré. Sous l’ancien régime, ces règles n’étaient pas fixes ; elles résultaient, en fait plutôt qu’en droit, de procédés financiers consistant à ajourner le paiement des créances les moins pressantes, à les laisser s’accumuler de manière à former un arriéré, puis à mettre les créanciers de la Couronne en demeure de présenter leurs titres dans un bref délai après lequel ils étaient forclos (1. Voy. Dareste, la Justice administrative en France, p. 292.).
L’Assemblée constituante manifesta l’intention de renoncer à ce procédé et elle déclara, le 17 juin 1789, que les créanciers de l’État étaient placés « sous la garde de l’honneur et de la loyauté de la nation française ». Mais la Convention et le Directoire ne pouvaient pas faire face à la fois à l’arriéré et à leurs propres dépenses démesurément accrues par les guerres. Dès l’an VI, on revint au système des déchéances, qui fut même combiné avec la réduction des dettes par la loi du 24 frimaire an VI sur le tiers consolidé.
Puis le Consulat, l’Empire, la Restauration édictèrent successivement des lois de déchéance pour hâter la liquidation, pour réagir contre la négligence des créanciers, peut-être aussi pour en faire profiter l’État.
C’est ainsi que furent successivement rendus : — le décret du 25 février 1808, qui frappe de déchéance les créances antérieures au 1er vendémiaire an V et ordonne de produire dans le cours de l’année 1808, c’est-à-dire dans un délai de dix mois, tous les titres de l’arriéré formé de l’an V à l’an IX ; — le décret du 13 décembre 1809 et la loi du 15 janvier 1810, qui fixent un dernier délai pour la liquidation de cet arriéré ; — la loi du 25 mars 1817, qui enjoint de produire, dans un délai de six mois, les titres des créances antérieures à 1816 ; — enfin la loi du 17 août 1822 qui, après avoir ouvert au ministre des finances les crédits nécessaires pour le paiement des créances liquidées, clôt l’arriéré antérieur à 1816 et déclare « éteintes et amorties définitivement au profit de l’État » les rentes et créances de toute nature dont l’inscription ou le paiement n’aurait pas été réclamé avant le 1er avril 1823, pour les créanciers domiciliés en Europe (2. Voy. Dumesnil et Pallain, Législation du Trésor public, p. 397 et suiv.).
[252] Toute cette législation de la déchéance ne se composait, comme on le voit, que de dispositions successives, visant des arriérés déterminés ; elle ne contenait pas encore de règles permanentes, fonctionnant en quelque sorte automatiquement, atteignant les arriérés à venir à mesure qu’ils se reformeraient, tenant en éveil les créanciers de l’État, sans les exposer à de ruineuses surprises. Ces règles permanentes ne furent édictées qu’au lendemain de la Révolution de 1830, par la loi de finances du 29 janvier 1831, qui est encore aujourd’hui la loi de la matière.
Nature de la déchéance établie par la loi du 29 janvier 1831. — D’après l’article 9 de la loi de 1831, « seront prescrites et définitivement éteintes au profit de l’État toutes créances qui, n’ayant pas été acquittées avant la clôture des crédits de l’exercice auquel elles appartiennent, n’auraient pu, à défaut de justification suffisante, être liquidées, ordonnancées et payées dans un délai de cinq années, à partir de l’ouverture de l’exercice ».
Cette règle a paru nécessaire pour le bon ordre des finances, car l’État ne peut pas rester pendant trente ans dans l’incertitude de ses charges ; mais elle cesserait d’être juste si un créancier de l’État pouvait encourir la déchéance par suite de retards imputables aux agents de l’administration, ou de contestations régulièrement engagées devant le juge compétent. C’est pourquoi l’article 10 de la loi de 1831 déclare que la déchéance n’est pas applicable « aux créances dont l’ordonnancement et le paiement n’auraient pas pu être effectués dans les délais déterminés, par le fait de l’administration, ou par suite de pourvois formés devant le Conseil d’État ».
Quelle est la nature juridique de cette forclusion ? Est-ce une prescription ou une déchéance ? Elle a à la fois ces deux caractères. Elle est une prescription en ce sens qu’elle éteint non seulement le droit au paiement, mais la dette même de l’État ; elle rend toute liquidation impossible parce qu’elle supprime la créance à liquider. C’est là un point important, et par lequel la loi de 1831 diffère des lois antérieures de déchéance. Celles-ci visaient plutôt les justifications à faire que les droits acquis et déjà justifiés ; du moins les lois de 1810, de 1817 et de 1822 avaient toujours été [253] interprétées et appliquées en ce sens ; la loi de 1831, au contraire, atteint les droits acquis et justifiés, par cela seul qu’ils n’ont pas reçu leur pleine et entière exécution dans les délais au moyen d’un ordonnancement suivi d’un paiement. Dans ce cas, disent très justement MM. Dumesnil et Pallain, « le fond du droit se trouve atteint et l’État complètement libéré » (1. Traité de la législation du Trésor public, p. 437.).
Mais en même temps, la déchéance quinquennale est une déchéance proprement dite, opérant avec une rigueur qu’aucun moyen de fait ou de droit ne peut tempérer, en dehors des deux cas uniques prévus par l’article 10, savoir : le fait de l’administration, ou le pourvoi devant le Conseil d’État. C’est pourquoi la déchéance n’est pas suspendue par les causes qui suspendent la prescription. Contrairement à la règle contra non valentem agere non currit prescriptio, et à l’article 2252 du Code civil, la déchéance est encourue par le mineur ou par l’interdit aussi bien que par le majeur jouissant de ses droits (2. Conseil d’État, 13 janvier 1883, Arbinet : — « Considérant que les requérants ne sauraient invoquer les dispositions de l’article 2252 du Code civil qui suspend le cours de la prescription en faveur des mineurs ; qu’ils ne pourraient se prévaloir que des exceptions édictées par l’article 10 de la loi du 29 janvier 1831, dans les cas où l’ordonnancement et le paiement des créances n’ont pu être effectués dans les délais déterminés, par le fait de l’administration, ou par suite de pourvoi formé devant le Conseil d’État… »).
On comprend d’ailleurs que la déchéance ne puisse pas, comme la prescription de droit civil, être influencée par la situation personnelle du créancier, puisqu’elle se fonde uniquement sur la situation du débiteur, c’est-à-dire du Trésor.
Des causes qui interrompent la déchéance. — L’article 10 de la loi du 29 janvier 1831 mentionne deux causes d’interruption de la déchéance.
La première est le fait de l’administration. Elle se produit lorsque l’administration, saisie en temps utile de la réclamation et des pièces à l’appui, n’a pas liquidé et ordonnancé la créance avant l’expiration du délai. Peu importe, d’ailleurs, que le retard provienne d’une négligence ou de formalités légitimes de vérification. Le créancier est à l’abri de la déchéance par cela seul qu’il s’est [254] mis en instance en temps utile auprès du ministre compétent ; c’est pourquoi l’article 10 dispose que « tout créancier a le droit de se faire délivrer par le ministère compétent un bulletin énonçant la date de sa demande et les pièces produites à l’appui ». La demande dont il s’agit étant une demande de liquidation, elle ne peut, en principe, être valablement présentée qu’à l’autorité qui a qualité pour liquider. Aussi, la déchéance ne serait-elle point interrompue par une pétition adressée aux Chambres ou au Président de la République, du moins jusqu’au renvoi qui pourrait en être fait au ministre compétent.
La jurisprudence du Conseil d’État admet cependant qu’une réclamation adressée au préfet, dans un service où il représente l’État, interrompt la déchéance, le préfet étant alors considéré comme le délégué du ministre liquidateur (1. Conseil d’État, 22 juin 1850, Bernard ; — 10 janvier 1856, Billard; — 25 février 1881, Raveaud (solution implicite) ; — 12 janvier 1894, Dufourcq.).
Elle admet également que la déchéance est interrompue par une demande en justice, quand il s’agit d’une créance litigieuse pouvant être directement réclamée devant le tribunal civil ou le conseil de préfecture. Rigoureusement, on aurait pu exiger que la citation fût précédée d’une demande de liquidation adressée au ministre ; mais il n’arrive guère qu’on plaide contre l’État sans avoir subi un refus de paiement de la part de ses représentants ; c’est pourquoi l’on présume que la demande en justice constate par elle-même un fait de l’administration ayant fait obstacle à la reconnaissance et à l’acquittement de la dette. Mais la déchéance ne serait pas interrompue par une demande formée devant une juridiction incompétente, ni à plus forte raison par un simple commandement, bien que ce soient là des cas d’interruption de la prescription d’après les articles 2244 et 2246 du Code civil (2. Conseil d’État, 19 mai 1853, Touillet. ).
La seconde cause d’interruption de la déchéance, c’est un pourvoi formé devant le Conseil d’État. Cette règle se confond-elle avec la précédente, et s’agit-il ici de toute instance engagée devant le Conseil d’État sur une créance litigieuse ? Non, car s’il en était ainsi, il n’y aurait pas de raison de distinguer entre le pourvoi [255] devant le Conseil d’État et les autres instances dont nous venons de parler. Le pourvoi dont il est ici question est celui qui est formé contre la liquidation, spécialement contre un refus de liquidation fondé sur la déchéance. La loi n’a pas voulu que la déchéance puisse surprendre le créancier, au moment même où il la conteste devant le Conseil d’État, et où il prouve peut-être qu’elle lui était opposée à tort.
Quelles créances sont frappées de déchéance. — La déchéance atteint toutes les créances d’un exercice périmé, c’est-à-dire toutes celles qui sont nées d’un service fait ou de droits acquis au cours d’un exercice dont l’ouverture remonte à plus de cinq ans (1. D’après l’article 1er de l’ordonnance du 14 septembre 1822, reproduit par l’article 6 du règlement de 1862, « sont seuls considérés comme appartenant à un exercice les services faits et les droits acquis du 1er janvier au 31 décembre de l’année qui lui donne son nom ». Le service fait consiste dans l’accomplissement matériel du service, tel que l’exécution d’un ouvrage ou partie d’ouvrage, la livraison d’une fourniture, l’exercice d’une fonction ou emploi, etc. Le droit acquis résulte du service fait, et aussi de tout acte ou événement quelconque ayant engendré une créance contre l’État, tel qu’une vente ou autre contrat, un dommage résultant de travaux publics ou d’un autre fait engageant la responsabilité de l’État. En matière de dommages, si les conséquences du fait dommageable ont été retardées par diverses causes, par exemple si la perte de force motrice d’une usine ne s’est produite que quelque temps après l’exécution des travaux en rivière qui l’ont occasionnée, on doit considérer la date du dommage subi, non celle du travail public qui l’a causé, et qui a pu d’abord être inoffensif (avis des sections réunies des travaux publics et des finances du 23 novembre 1875). — Mais on ne doit pas retarder le point de départ de la déchéance jusqu’au jour où le dommage et ses causes ont été judiciairement constatés. Ainsi la créance qu’une compagnie d’assurances prétend avoir contre l’État, après avoir indemnisé le propriétaire d’une maison incendiée par la faute de troupes qui y étaient logées, remonte à l’année où l’incendie a eu lieu, et non à la date du paiement de l’indemnité, ou de la décision de justice qui a déclaré l’État responsable (9 février 1883, Cie la Providence). — Une créance d’indemnité contre l’État pour homicide ou blessures par imprudence imputables à des agents, remonte à l’époque de l’accident et non à celle des jugements qui ont constaté la faute (13 janvier 1888, Arbinet).). Il n’y a pas à faire de distinction entre les causes de la dette ni entre les diverses qualités que l’État a pu avoir en la contractant. Que cette dette résulte de décisions prises dans l’exercice de la puissance publique, ou d’actes de gestion faits pour assurer un service de l’État, ou d’engagements pris par l’État propriétaire administrant son domaine privé, ou de restitutions dues par le Trésor pour impôts [256] indûment perçus, la règle est la même (1. Conseil d’État, 2 août 1889, Compagnie d’assurances la Garonne ; — 5 février 1892, Chemin de fer de l’Est.). Il n’y a pas à distinguer non plus entre les obligations auxquelles pourvoit explicitement le budget et celles qui résulteraient de causes non prévues. La déchéance atteint tout droit, toute action, toute prétention tendant à constituer l’État débiteur à quelque titre que ce soit. Cette interprétation est seule conforme au texte et à l’esprit de la loi du 29 janvier 1831, car l’article 9 dit : « toutes créances » et son but est de clore l’arriéré, et d’empêcher qu’il ne s’en forme aucun à l’avenir, du moins pour une période de plus de cinq ans.
Mais si la déchéance est générale et absolue pour les créances, elle n’atteint pas les réclamations qui se fondent non sur un droit de créance, mais sur un droit de propriété, et qui tendent à la revendication de biens que l’État détiendrait à titre de propriétaire ou de dépositaire. Cette réserve s’applique notamment à la demande en restitution du capital d’un cautionnement déposé au Trésor, ou à la revendication d’une succession appréhendée par l’État comme succession en déshérence. Toutefois, des difficultés s’étant élevées sur ces deux points, quelques explications sont nécessaires.
I. Demandes en restitution de cautionnement. — En ce qui touche les demandes en restitution des capitaux de cautionnement (2. Nous ne parlons que des capitaux des cautionnements parce qu’il ne peut pas y avoir de question pour les intérêts, qui ne donnent lieu qu’à une créance soumise à la déchéance quinquennale.), le ministère des finances soutint, après la promulgation de la loi de 1831, qu’elles étaient atteintes par la déchéance quinquennale ; mais, cette opinion ayant rencontré de sérieuses objections, il crut nécessaire de la faire sanctionner par un texte. En conséquence, lors de la présentation de la loi du 9 juillet 1836, portant règlement définitif du budget de 1833, il introduisit dans le projet soumis aux Chambres une disposition déclarant la déchéance applicable aux capitaux des cautionnements aussi bien qu’aux intérêts. Mais cette proposition fut rejetée par la Chambre des députés, conformément aux conclusions de sa commission, dont M. Dufaure était rapporteur (3. Moniteur du 11 mai 1836, 2° suppl.).
[257] Le ministre des finances fit alors valoir la nécessité où se trouvait le Trésor d’être libéré, avant l’expiration du délai de trente ans, de la garde et du remboursement des cautionnements à restituer.
Cette libération, qui lui avait été refusée sous forme de déchéance lui fut accordée sous la forme d’un versement à la Caisse des dépôts et consignations ne préjudiciant pas aux droits des créanciers. De cette transaction est sorti l’article 16 de la loi du 9 juillet 1836, ainsi conçu : « Le montant des cautionnements dont le remboursement n’aura pas été effectué par le Trésor public, faute de productions ou de justifications suffisantes, dans le délai d’un an à compter de la cessation des fonctions du titulaire ou de la réception des fournitures et travaux, pourra être versé en capital et intérêts à la Caisse des dépôts et consignations, à la conservation des droits de qui il appartiendra. Ce versement libérera définitivement le Trésor public. »
Il résulte de là que les actions appartenant au titulaire du cautionnement, ou à ses héritiers ou ayants cause, peuvent être exercées pendant le délai de la prescription trentenaire. Toutefois, si, au moment du dépôt à la Caisse des consignations, le capital du cautionnement n’était pas intact, par suite d’un prélèvement opéré pour débet et non couvert par un versement complémentaire, nous pensons que la réclamation de la portion saisie ne pourrait pas durer trente ans ; dans ce cas, en effet, la décision ministérielle qui aurait déclaré le débet, et qui en aurait imputé le montant sur le cautionnement, serait définitive à l’égard du titulaire de ce cautionnement s’il ne l’avait pas attaquée dans les délais du recours contentieux, ou si, l’ayant attaquée, il n’en avait pas obtenu l’annulation.
II. Revendication de successions contre l’État. —En ce qui touche la pétition d’hérédité formée contre l’État envoyé en possession d’une succession réputée vacante, des dissentiments sérieux se sont produits, non seulement devant les tribunaux judiciaires et administratifs, mais encore au sein même de l’administration. En 1844, lors d’un litige soumis au Conseil d’État sur la question de déchéance, les avis les plus différents furent émis par le Conseil d’administration de l’enregistrement et des domaines, qui déclarait la déchéance applicable, par le directeur général de ce service [258] et par le directeur du contentieux qui se prononçaient en sens contraire, par le ministre des finances qui, tout en concluant à l’application de la déchéance, reconnaissait que la question était douteuse et transmettait au Conseil d’État les divers avis de son département en demandant qu’elle fût résolue « dans un esprit de justice et non de fiscalité ». A ces intéressants documents s’en joignait un plus précieux encore, une remarquable consultation de M. Vivien, qui était momentanément rentré dans les rangs du barreau de Paris.
L’illustre jurisconsulte n’hésitait pas à se prononcer contre l’application de la déchéance quinquennale : « L’État, disait-il, héritier de par la loi civile, ne peut altérer cette qualité spéciale par l’application des règles établies pour les actes de l’administration. Il procède en vertu du Code civil, il doit subir les conditions de son titre. Le Code, en lui conférant une succession, admet tout héritier à la lui réclamer pendant trente ans ; l’État ne peut point échapper à cette règle, ce serait diviser son droit et mutiler la loi même qui a constitué sa propriété… L’État héritier ne diffère pas de tout autre héritier ; il jouit des mêmes droits et est soumis aux mêmes recours et aux mêmes prescriptions. L’héritier qui l’évincé n’est point un créancier ; c’est un propriétaire qui revendique sa chose, à qui la loi commune a donné trente ans pour la réclamer, quel que soit celui qui la détient. Tels sont les vrais principes et leur application prévient les injustices et les énormités qui résulteraient d’une interprétation abusive de la loi de 1831 (1. Cette consultation et les avis ci-dessus ont été publiés par MM. Dumesnil et Pallain, op. cit., p. 425 et suiv.). »
Conformément à ces conclusions, le Conseil d’État a jugé, par arrêt du 26 juillet 1844 (Pellegrini), que la déchéance de la loi de 1831 « ne peut être opposée aux héritiers qui réclament les sommes dont l’État s’est fait envoyer en possession à titre de déshérence ».
Nous n’hésitons pas à penser que telle est la vraie doctrine, la seule qui soit justifiée par les textes, par la situation juridique que le Code civil crée à l’État, par les devoirs de justice et de probité qui s’imposent à lui à l’égard des héritiers inconnus : — les textes, [259] car l’article 9 de la loi de 1831 ne parle que des créances, et le droit de l’héritier sur la succession que la loi lui défère n’est pas une créance, mais un droit de propriété dont la mort de son auteur l’a instantanément investi ; — la situation juridique résultant du Code civil, car l’État envoyé en possession n’est pas à proprement parler un héritier, mais un successeur irrégulier assimilable à un administrateur des biens vacants, soumis aux mêmes formalités qu’un héritier bénéficiaire, et obligé de restituer si un héritier du sang se présente dans le délai de la prescription trentenaire (1. Code civil, art. 769 et suiv.). Il suit de là que la succession en déshérence n’est pas, pendant ce délai, un patrimoine de l’État, mais un dépôt dont il peut avoir à rendre compte ; — les devoirs de justice et de probité, parce que l’héritier peut ignorer l’envoi en possession de l’État, le décès même de son auteur ; la loi lui donne trente ans, à partir de ce décès, pour faire valoir ses droits contre tout détenteur; l’État, qui doit protéger les transmissions héréditaires voulues par la loi, ne saurait y mettre obstacle à son profit par une sorte de confiscation.
III. Créances dépendant de succession en déshérence. — La plupart des considérations qui précèdent permettent de résoudre, dans le même sens, une autre question qui a également donné lieu à controverse : celle de savoir si la déchéance quinquennale éteint les dettes d’une succession en déshérence administrée par le domaine. Le Conseil d’État s’est prononcé pour l’affirmative par un arrêt du 12 avril 1843 (Sallentin), qui décide que « la créance du réclamant sur la succession en déshérence est soumise aux dispositions des lois qui régissent la dette publique, à partir de l’époque où l’État a été envoyé en possession de ladite succession ». Mais cet arrêt est antérieur à celui du 26 juillet 1844 (Pellegrini) ci-dessus rapporté, et sa solution aurait sans doute été différente si le Conseil d’État avait pu s’inspirer des principes reconnus en 1844.
En effet, les raisons de décider sont les mêmes : si l’État est administrateur plutôt que possesseur de la succession en déshérence, tant que l’action en revendication est ouverte, il en résulte que cette succession ne se confond pas encore avec les biens de l’État, [260] qu’elle conserve son identité et sa comptabilité propres. Patrimoine privé, grevé de dettes privées, elle ne peut être régie par la législation de la dette publique. Elle ne le sera qu’à partir du jour où la possession de l’État aura cessé d’être conditionnelle et où la consolidation de son titre aura créé une novation complète dans la personne du débiteur.
Contestations sur la déchéance. — Les contestations sur la déchéance sont des contestations sur la liquidation ; elles ne peuvent donc relever que du ministre liquidateur, sauf recours au Conseil d’État, et cela alors même que le contentieux de la créance à liquider ressortirait au conseil de préfecture ou au tribunal civil. Ces juridictions sont radicalement incompétentes pour statuer sur une question de déchéance, de quelque manière qu’elles en soient saisies : soit par la partie venant contester devant elles une déchéance opposée par le ministre, soit par le représentant de l’État venant à tort demander à ces tribunaux de prononcer la déchéance contre le créancier. De telles conclusions ne sauraient en effet déroger aux règles de compétence, qui sont d’ordre public (1. Parmi les décisions qui déclarent l’incompétence des conseils de préfecture, on peut citer : — Conseil d’État, 25 novembre 1842, Plossard ; — 12 août 1854, Reig ; — 10 janvier 1856, Thiboust ; — 5 février 1857, Charpentier ; — 4 février 1858, Hubaine ; — 28 mai 1862, Roumagoux, etc. — Dans l’affaire jugée en 1854, le Conseil d’État a relevé d’office l’incompétence du conseil de préfecture. Parmi les décisions qui déclarent l’incompétence des tribunaux judiciaires, on peut citer : — Conseil d’État sur conflit, 16 mai 1839, Reversai ; — 28 mai 1838, Chevrier ; — 7 décembre 1844, Finot ; — 28 août 1841, de Saint-Priest. Cf. Serrigny, Compétence administrative, t. II, p. 198 ; — Dumesnil et Pallain, op. cit., p. 434.).
Résulte-t-il de là que l’État, actionné devant le conseil de préfecture ou devant un tribunal civil, en paiement d’une créance frappée de déchéance, doit laisser le débat suivre son cours sans faire connaître l’obstacle qui sera mis à la liquidation ? Non sans doute, car s’il est vrai que le créancier demandeur plaide à ses risques et périls, il n’en doit pas moins être averti qu’il s’engage dans des frais frustratoires. Le ministre peut donc opposer la déchéance, par une décision spéciale, dès qu’il est touché par la demande en justice ou même par le mémoire qui doit être remis [261] au préfet préalablement à toute instance judiciaire contre l’État (1. Conseil d’État, 14 janvier 1842, de Sainte-Marie d’Agneaux.). Rien ne ferait d’ailleurs obstacle à ce que cette décision ministérielle fût déférée au Conseil d’État avant tout débat au fond, et même au cours de ce débat, car il ne saurait y avoir litispendance entre l’instance sur le fond et l’instance sur la déchéance dont l’objet est essentiellement distinct.
Par la même raison, le ministre qui s’est abstenu d’opposer la déchéance devant le conseil de préfecture peut l’opposer devant le Conseil d’État au cours de l’instance d’appel. Mais l’exception de déchéance qu’il peut ainsi soulever, soit dans son recours, soit dans ses observations en défense, n’en conserve pas moins son caractère de décision ministérielle. Il en résulte qu’elle ne peut se produire que sous la signature du ministre, non sous celle de son avocat ; celui-ci a qualité pour prendre des conclusions, mais non pour prendre des décisions, et le ministre ne peut pas lui déléguer ce dernier pouvoir. L’exception de déchéance présentée devant le Conseil d’État sous la seule signature de l’avocat du ministère ne serait donc pas recevable (2. Conseil d’État, 22 novembre 1889, min. des trav. publics c. Nicquevert.).
Une autre conséquence de cette distinction, que nous avons déjà plus d’une fois signalée, entre le contentieux de l’obligation et le contentieux de la liquidation qui comprend celui de la déchéance, c’est que le ministre qui veut opposer la déchéance à une créance réclamée en justice, ne pourrait pas pour cela décliner la compétence du juge du fond et élever le conflit. La question de déchéance n’a point, en effet, le caractère d’une question préjudicielle tenant en suspens le jugement de la créance (3. Conseil d’État sur conflit, 23 juillet 1844, commune de Riel-les-Eaux.). Le conflit ne pourrait être élevé que si le juge civil, saisi du contentieux de la créance, prétendait se saisir d’une question de déchéance qui ne relève que du ministre liquidateur, sauf recours au Conseil d’État. Que décider cependant si le ministre a laissé discuter la question de déchéance devant un tribunal incompétent, et si elle a été tranchée contre lui par un jugement passé en force de chose jugée ? Le respect dû à l’autorité de la chose jugée doit faire accepter cette décision, si irrégulière qu’elle puisse être, car la présomption [262] de vérité qui s’attache aux jugements définitifs couvre le vice d’incompétence comme les autres vices dont ils peuvent être entachés. Cette solution, conforme aux principes que nous avons exposés dans une autre partie de cet ouvrage (1. Voy. t. 1er, p. 508 et suiv., spécialement p. 511. — Cf. Serrigny, Compétence administrative, t. III, p. 200.), a été consacrée par un arrêt solennel de la Cour de cassation du 7 décembre 1830 et par un arrêt du Conseil d’État du 17 mai 1855 (Benech). « Considérant, dit ce dernier arrêt, qu’il est intervenu un jugement par lequel le tribunal, nonobstant la déchéance dont il avait retenu la connaissance (2. Un déclinatoire proposé devant le tribunal avait été rejeté, et le conflit n’avait pas été élevé.), a condamné l’État à restituer aux héritiers du sieur Benech les sommes par eux réclamées, et que ce jugement est passé en force de chose jugée ; qu’ainsi il y a chose jugée tant sur la question de savoir si l’État était débiteur desdites sommes, que sur la question de savoir si la déchéance était opposable aux héritiers du sieur Benech, et que dès lors notre ministre de la marine n’a pu, sans violer l’autorité de la chose jugée, leur appliquer cette déchéance par sa décision en date du ….. »
Le ministre a-t-il le droit de renoncer, en faveur d’un créancier de l’État, soit à la déchéance acquise, soit à une déchéance à venir ? Nous pensons, avec MM. Dumesnil et Pallain, que ce droit ne lui appartient pas : « Le ministre, disent ces auteurs, serait radicalement incapable de relever les créanciers de l’État des déchéances et péremptions qu’ils auraient encourues, car dans ce cas, il s’agirait d’aliéner un droit acquis à l’État, puisque la renonciation aurait pour effet de faire revivre des créances éteintes, ce qui serait formellement contraire aux lois d’ordre public sur les déchéances (3. Dumesnil et Pallain, op. cit., p. 26.). »
On doit conclure de là que toute convention entre un ministre et un créancier de l’État, tendant à affranchir ce dernier d’une déchéance encourue, ou à renoncer à celle qu’il pourrait encourir, serait radicalement nulle ; elle ne ferait pas obstacle à ce que la déchéance fût invoquée par le successeur du ministre qui aurait pris cet engagement et par ce ministre lui-même. Mais si le ministre [263] ne peut pas valablement renoncer à la déchéance, il faut bien reconnaître qu’il peut, en fait, y renoncer tacitement, car il a seul qualité pour l’opposer ; s’il s’abstient, le Conseil d’État ne peut pas l’opposer d’office à sa place, ce qui serait s’ingérer dans les opérations de liquidation et empiéter sur le domaine de l’administration active.
La même réserve s’impose au Conseil d’État, lorsque le ministre renonce à une déchéance précédemment opposée en rapportant la décision par laquelle il l’avait prononcée. En pareil cas, le Conseil s’est toujours borné à donner acte à la partie de la décision qui rapporte la déchéance contre laquelle elle réclamait, et il termine l’affaire par un arrêt de non-lieu à statuer (1. Conseil d’État, 13 août 1851, Bermond de Vaulx ; – 12 août 1879, Esquine.). En effet, les décisions ministérielles rendues en matière de liquidation et de déchéance ne constituent pas, en faveur de l’État, des jugements qui ne pourraient pas être rétractés, mais de simples décisions administratives qui peuvent être rapportées par leur auteur. D’un autre côté, on doit présumer, non que le ministre a voulu léser l’État en le privant d’une prescription acquise, mais seulement qu’il a reconnu que la déchéance n’était pas encourue ; s’il s’est trompé sur ce point, nulle juridiction ne peut prendre d’office la défense des droits du Trésor contre le représentant même de l’État.
Résulte-t-il de là que l’État soit sans défense contre toute erreur ou tout abus d’un ministre liquidateur qui priverait le Trésor des déchéances qui lui sont acquises ? Non, car le mécanisme de notre comptabilité publique créerait, en pareil cas, de sérieux obstacles au paiement d’une dette éteinte. Il appartient en effet au payeur, lorsque les énonciations du mandat ou les pièces justificatives lui révèlent que la dépense appartient à un exercice périmé, et qu’elle n’est pas imputée sur un crédit spécial voté pour l’acquitter, de suspendre le paiement, et de signaler la déchéance encourue, dans la déclaration écrite et motivée qu’il doit remettre au porteur du mandat et au ministre des finances pour expliquer son refus de paiement (2. Décret du 31 mai 1862, art. 91.).
[264] Le ministre liquidateur serait ainsi appelé à examiner de nouveau la question, et il aurait le droit d’invoquer la déchéance nonobstant tout ordonnancement antérieur, car cet ordonnancement n’aurait pu conférer un droit irrévocable au créancier (1. Conseil d’État, 16 février 1870, Delaubier.). Si le ministre croyait devoir passer outre aux observations du payeur et lui adressait une réquisition, celui-ci pourrait encore en référer au ministre des finances, car l’absence de crédit est un des cas où la difficulté soulevée par le payeur ne peut être résolue que par une décision concertée entre ce ministre et le ministre ordonnateur (2. Décret du 31 mai 1862, art. 91, in fine.).
On voit par là que, si le Conseil d’État n’a pas qualité pour opposer d’office la déchéance, les droits de l’État n’en sont pas moins sauvegardés ; ils le sont, ou du moins ils peuvent l’être, par le payeur au lieu et place de la juridiction contentieuse.
Table des matières