I. — DE LA PROPRIÉTÉ DES MINES
Esprit général de la législation. — La législation des mines présente un des exemples les plus remarquables du partage qui s’opère entre la compétence judiciaire et la compétence administrative, lorsque le droit individuel et la puissance publique s’exercent l’un et l’autre dans une même matière.
L’article 552 du Code civil a posé la règle générale que « la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous », mais il a expressément réservé les règles spéciales résultant des lois et règlements relatifs aux mines.
A toute époque, ces lois ont attribué au Gouvernement, d’une manière plus ou moins large, le droit de concéder et de surveiller l’exploitation des mines. Là apparaît, en effet, sous son aspect le plus saillant, le double caractère que présente toute propriété foncière, d’être à la fois un patrimoine privé et une fraction du territoire national dont l’utilisation importe à la société tout entière ; celle des mines lui importe d’autant plus que les produits à exploiter sont limités, qu’ils ne se renouvellent pas et que la négligence ou l’impéritie du propriétaire de la surface, s’il s’abstenait d’exploiter ou s’il exploitait mal la propriété souterraine, pourrait priver la société tout entière de richesses dont la nature a doté son territoire.
La législation de l’ancien régime, s’inspirant presque exclusivement de l’idée d’intérêt général, considérait les mines comme des portions du domaine public indépendantes de la propriété privée ; [565] la couronne ne les aliénait pas, elle se bornait à en concéder la jouissance en vertu de son droit régalien. La loi du 29 juillet 1791, tout en maintenant le droit de concession, établit un lien entre la propriété du sol et la propriété souterraine, et assura au propriétaire de la surface un droit de préférence à la concession. La loi du 21 avril 1810 (complétée par celle du 27 juillet 1880) a relâché ce lien sans le rompre complètement ; elle a reconnu au propriétaire de la surface un droit tréfoncier sur la mine, en vertu duquel il peut réclamer une redevance calculée sur les produits de l’exploitation, mais non un droit de préférence à la concession. La faculté de concéder demeure libre entre les mains du Gouvernement, qui est seulement tenu d’observer toutes les formalités destinées à assurer une instruction sérieuse et contradictoire des demandes.
Une fois la concession accordée, la mine cesse d’être res nullius, elle devient une véritable propriété créée par cet acte administratif. « L’acte de concession, dit l’article 7 de la loi du 21 avril 1810, donne la propriété perpétuelle de la mine, laquelle est dès lors disponible et transmissible comme tous les autres biens, et dont on ne peut être exproprié que dans les cas et selon les formes prescrites pour les autres propriétés. » La propriété de la mine ainsi constituée est tellement distincte de la propriété du sol, qu’elle ne peut se confondre avec elle, même quand la concession est faite au propriétaire de la surface. Dans ce cas, dit l’article 19, la propriété de la mine « sera considérée comme propriété nouvelle sur laquelle de nouvelles hypothèques pourront être assises ». La propriété ainsi créée reste cependant soumise, quant à son exploitation, à la surveillance du Gouvernement. Celui-ci a même le droit de retirer la concession dans les cas prévus par la loi.
Examinons maintenant comment la compétence se partage entre les tribunaux judiciaires et la juridiction administrative, dans les contestations auxquelles les mines peuvent donner lieu.
Règlement des indemnités pour la période antérieure à la concession. — Pendant la période qui précède la concession, la mine ne peut être l’objet que de travaux d’exploration destinés à constater l’existence du gîte et les moyens de l’exploiter. L’intérêt public et, par suite, la compétence administrative dominent dans cette période. L’administration peut délivrer à toute personne des permis de recherches qui donnent le droit de pratiquer des fouilles dans les terrains de la surface, autres que les terrains clos ou attenant aux habitations (1. Loi du 21 avril 1810, art. 10 et 11, et loi du 27 juillet 1880, art. 11.). Ces décisions ne peuvent être attaquées que devant la juridiction administrative. L’indemnité due par l’explorateur au propriétaire de la surface est réglée par le conseil de préfecture (2. Loi du 21 avril 1810, art. 46.). Il en est de même de l’indemnité qui peut être due par le concessionnaire de la mine à l’explorateur qui n’a pas obtenu la concession mais qui a fait des travaux susceptibles d’être utilisés (3. Conseil d’État, 13 août 1868, Mines de Meurchin ; — 11 mai 1872, Brémond, Maurel et autres ; — 27 avril 1877, Joly.).
En dehors de ces indemnités, qui peuvent être débattues devant la juridiction contentieuse, deux autres espèces d’indemnités sont souverainement réglées par l’acte de concession.
L’une est l’indemnité d’invention, qui ne doit pas être confondus avec l’indemnité pour travaux utiles (4. Loi du 21 avril 1810, art. 16 ; — Conseil d’État, 11 mai 1872, Javal.). Elle a pour but de tenir compte à l’inventeur des investigations auxquelles il s’est livré pour révéler l’existence de richesses minérales exploitables, et des sacrifices pécuniaires auxquels elles l’ont entraîné. Elle constitue une sorte de récompense accordée à l’inventeur alors même que ses puits et galeries de recherches ne peuvent pas être utilisés pour l’exploitation (5. Cette distinction entre l’indemnité d’invention et l’indemnité pour travaux utiles est très nettement faite dans plusieurs avis du Conseil d’État. Un avis du 30 décembre 1879 qui propose d’allouer une indemnité de 45,000 fr. à l’inventeur d’une mine en Algérie, porte « qu’il y a lieu, eu égard aux circonstances de l’affaire et à la grande valeur attribuée à la concession, de récompenser l’inventeur du service que, par son industrie, il a rendu à notre colonie ». Un autre avis du 28 mars 1882 propose d’allouer, par l’acte de concession, une indemnité de 50,000 fr. à l’inventeur pour des travaux de recherche « dont la plupart ne pourront pas être utilisés pour l’exploitation proprement dite, mais qui ont permis de déterminer l’allure du gisement et d’en constater la concessibilité ». Il y a lieu de noter ici une différence de rédaction entre la loi de 1810 et celle de 1880. L’article 42 nouveau ne dit plus, comme l’ancien, que l’indemnité est réglée « à une somme déterminée par l’acte de concession », mais « sous la forme fixée par l’acte de concession ». Cette dernière rédaction a eu pour but de faire disparaître une difficulté, née des articles 6 et 42 combinés de la loi de 1810, sur le point de savoir si l’indemnité devait être proportionnelle au produit de la mine ou pouvait être fixée une fois pour toutes. Il était d’ailleurs admis, en pratique, que le Gouvernement pouvait procéder d’après l’un ou l’autre mode, et c’est cette faculté que la loi de 1880 a entendu expressément consacrer.).
[567] Elle est souverainement réglée par l’acte de concession, et la disposition de cet acte qui la fixe ou qui refuse de l’accorder ne peut pas être l’objet d’un recours contentieux (1. Conseil d’État, 10 mai 1889, Reinach.).
L’autre indemnité pécuniaire que règle souverainement l’acte de concession est la redevance tréfoncière qui représente les droits des propriétaires de la surface sur le produit des mines concédées. Ces droits sont reconnus par les articles 6 et 42 de la loi de 1810, complétés par la loi du 27 juillet 1880. Ils sont réglés par l’acte de concession. L’article 18 ajoute que la valeur de ces droits demeurera réunie à celle de la surface et sera affectée avec elle aux hypothèques prises par les créanciers du propriétaire. Il s’agit donc bien là d’un véritable droit, inhérent à la propriété de la surface et qui s’y ajoute par voie d’accession. Il n’en résulte pas que l’autorité judiciaire soit compétente pour connaître des réclamations du propriétaire de la surface en cas d’insuffisance prétendue de la redevance tréfoncière, car la liquidation de cette redevance est l’œuvre de la puissance publique comme la concession elle-même, et elle échappe à ce titre au contrôle des tribunaux (2. Tribunal des conflits, 5 novembre 1851, Vincent et Jalabert.). Mais échapperait-elle également à tout contrôle de la juridiction administrative ? Nous ne le pensons pas : le propriétaire à qui toute redevance tréfoncière serait refusée, pourrait dénoncer le silence de l’acte de concession comme une infraction aux textes législatifs qui lui assurent cette redevance, et se pourvoir devant le Conseil d’État pour excès de pouvoir ; mais il ne pourrait pas discuter devant lui l’évaluation d’une redevance qu’il estimerait insuffisante, cette évaluation étant exclusivement confiée au pouvoir concédant.
Si, au contraire, le propriétaire de la surface se borne à réclamer au concessionnaire le paiement de la redevance fixée par l’acte de concession, les tribunaux judiciaires sont compétents sur cette action.
Période postérieure à la concession. — L’acte de concession étant un acte de puissance publique, les contestations auxquelles [568] son interprétation ou sa validité peuvent donner lieu échappent à l’autorité judiciaire (1. Conseil d’État, 28 mars 1879, Mines de Villefort et Vialas ; — Tribunal des conflits, 28 février 1880, Mines de Fillo’s.). Mais en même temps cet acte crée une propriété ; il en résulte que les rapports du concessionnaire avec les propriétaires de la surface ou avec les concessionnaires voisins sont des rapports de propriétaire à propriétaire, et que l’autorité judiciaire est compétente pour juger les contestations auxquelles ils peuvent donner lieu. Aussi, n’est-ce plus devant le conseil de préfecture, comme avant la concession, mais devant les tribunaux que doivent être discutées les indemnités dues pour travaux de recherches ou d’exploitation postérieurs à la concession (2. Loi du 21 avril 1810, art. 43 et suiv., et loi du 27 juillet 1880, mêmes articles. — Conseil d’État, 12 août 1854, de Grimaldi.). Les autorisations administratives que le concessionnaire doit obtenir pour occuper des terrains de surface, y pratiquer des fouilles, y établir des machines ou des chemins d’exploitation, ne font pas obstacle à la compétence judiciaire, parce qu’elles sont de simples permissions de police ; elles ne créent pas le droit d’occupation, lequel résulte de la propriété de la mine et des nécessités de son exploitation ; elles se bornent à en régler l’exercice, les droits des tiers demeurant réservés.
La compétence est également judiciaire pour le règlement des indemnités dues par les concessionnaires de mines aux propriétaires de minières, lorsque ceux-ci voient leur exploitation interdite par le Gouvernement dans l’intérêt de l’exploitation de la mine (3. Lois du 21 avril 1810 et du 27 juillet 1880, art. 70.).
A plus forte raison, l’autorité judiciaire est-elle compétente pour connaître des conventions de droit commun dont la mine peut être l’objet en tant que propriété privée, telles que la vente ou l’apport en société ; ou des mesures d’exécution que les créanciers du concessionnaire pratiqueraient sur la mine. Toutefois, la vente d’une mine par lots, ou tout autre mode de partage pouvant nuire à l’exploitation, ne peut valablement avoir lieu qu’avec l’autorisation préalable du Gouvernement donnée dans la même forme que la concession (4. Loi du 21 avril 1810, art. 7.).
L’article 28 de la loi de 1810 consacre une application remarquable [569] de la compétence judiciaire sur les questions de propriété des mines. Il décide que si la demande en concession provoque une opposition motivée sur la propriété de la mine acquise par concession ou autrement, les parties seront renvoyées devant les tribunaux et que l’émission du décret sera suspendue jusqu’à ce que cette question de propriété soit jugée (1. Ce texte semble déroger à la règle que nous avons indiquée (p. 502), et d’après laquelle les questions préjudicielles ne s’imposent qu’aux juridictions et non à l’administration active. Mais cette dérogation n’est qu’apparente, car si l’acte de concession est un acte de puissance publique, il n’en est pas de même des décisions rendues sur les oppositions aux concessions de mines, lesquelles sont des actes de juridiction d’une nature spéciale ainsi que cela résulte de l’article 28 : « L’opposition, dit ce texte, aura lieu par requête signée et présentée par un avocat au Conseil comme il est pratiqué pour les affaires contentieuses. »).
La propriété d’une mine peut prendre fin par l’expropriation pour cause d’utilité publique, ainsi que le prévoit l’article 7 de la loi de 1810. Dans ce cas, la dépossession ne peut être prononcée que par l’autorité judiciaire conformément à la loi du 3 mai 1841.
Retrait de la concession. — La dépossession peut aussi résulter du retrait de la concession prononcé par décision du ministre des travaux publics. Dans ce cas, la compétence est administrative, et le propriétaire de la mine ne peut se pourvoir que devant le Conseil d’État statuant au contentieux.
Le droit de l’administration de retirer la concession et de supprimer ainsi la propriété de la mine n’a pas été explicitement reconnu par la loi de 1810. On s’est même demandé s’il n’était pas écarté par l’article 7, d’après lequel l’acte de concession « donne la propriété perpétuelle de la mine dont on ne peut être exproprié que dans les cas et selon les formes prescrites pour les autres propriétés ». A la vérité, l’article 49 de la même loi dispose que « si l’exploitation est restreinte ou suspendue de manière à inquiéter la sûreté publique ou les besoins des consommateurs, les préfets, après avoir entendu les propriétaires, en rendront compte au ministre de l’intérieur (actuellement des travaux publics) pour y être pourvu ainsi qu’il appartiendra. » On a conclu de ce texte que le droit de propriété n’est garanti par l’article 7 que pour les mines exploitées conformément aux conditions essentielles de la concession [570], et notamment à la condition de mettre à la disposition des consommateurs les richesses minérales qu’elles contiennent. Dans le cas contraire, la concession manque de cause et peut être retirée. C’est en ce sens que les auteurs de la loi du 27 avril 1838 paraissent avoir compris la loi de 1810, car en fixant les formes du retrait de concession, prononcé dans les cas prévus par l’article 49 de la loi de 1810, ils ne semblent pas avoir voulu établir un droit nouveau, mais seulement régler l’exercice d’un droit préexistant.
Le retrait des concessions de mines fait l’objet de dispositions importantes de la loi du 27 avril 1838. Cette loi a pour objet principal l’assèchement des mines menacées d’inondation ; elle organise tout un système de travaux à exécuter à frais communs par les propriétaires intéressés réunis en syndicat, et elle prononce le retrait de la concession comme sanction des obligations qu’elle impose. D’après l’article 6 de la loi, à défaut de paiement des taxes destinées à acquitter la part contributive d’une mine dans les travaux d’assèchement exécutés par le syndicat, « la mine sera réputée abandonnée ; le ministre pourra prononcer le retrait de la concession, sauf le recours au roi en son Conseil d’État par la voie contentieuse. » Les conséquences de ce retrait sont les mêmes que celles des déchéances prononcées contre les concessionnaires de travaux publics qui n’exécutent pas leurs engagements ; la concession réputée abandonnée est mise en adjudication par la voie administrative ; le prix de l’adjudication est payé au concessionnaire déchu ou à ses ayants droit sous telles déductions que de droit ; s’il ne se présente pas d’adjudicataire, la mine fait retour au domaine, libre et franche de toute charge (1. Loi du 27 avril 1835, art. 6.).
L’article 10 de la loi de 1838 généralise le droit de l’administration et l’étend à tous les cas prévus par l’article 49 de la loi de 1810, c’est-à-dire ceux où « l’exploitation est restreinte ou suspendue de manière à inquiéter la sûreté publique ou les besoins des consommateurs ». Dans tous ces cas, dit l’article 10, « le retrait de la concession et l’adjudication de la mine ne pourront avoir lieu que dans les formes prescrites par l’article 6 de la présente loi ». Cette rédaction indique que, dans la pensée du [571] législateur de 1838, l’article 49 de la loi de 1810 aurait permis d’opérer le retrait sans aucune formalité, et que l’innovation de 1838 a uniquement consisté à prévoir la réadjudication et le recours au Conseil d’État (1. Voir les cas de retrait de concession cités par M. Dupont dans son Traité de la législation des mines (1831, p. 316). — Cf. Conseil d’État, 26 mai 1876, Lebreton-Dulier. — On peut aussi consulter sur la question des retraits de concession une étude de M. Menant (Annales de l’École des sciences politiques, avril 1886).).
La décision par laquelle le ministre des travaux publics prononce le retrait d’une concession de mine est un acte de puissance publique qui échappe au contrôle des tribunaux judiciaires. Mais cet acte peut, aux termes de l’article 6 précité, faire l’objet d’un recours devant le Conseil d’État statuant au contentieux.
Ce recours est-il limité au cas d’excès de pouvoir, ou bien constitue-t-il une sorte d’appel de la décision ministérielle permettant au Conseil d’État d’apprécier tous les griefs de fait et de droit invoqués par le concessionnaire contre l’arrêté de déchéance ? Cette dernière solution nous paraît résulter du texte et de l’esprit de la loi du 27 avril 1838. L’article 6 de cette loi prévoit en effet un recours « par la voie contentieuse ». Or le législateur de 1838 savait qu’un texte spécial n’est pas nécessaire pour autoriser le recours pour excès de pouvoir contre un acte administratif, qui y est soumis de plein droit, en vertu des principes généraux. D’un autre côté, en employant l’expression « recours par la voie contentieuse », il a suffisamment indiqué, d’après les habitudes de langage usitées à cette époque, qu’il n’avait pas en vue le recours pour excès de pouvoir, mais un véritable appel (2. Ces habitudes de langage se sont modifiées, mais seulement à une époque récente et depuis que le recours pour excès de pouvoir est devenu, par les progrès de la jurisprudence, une branche importante du contentieux administratif. Plusieurs arrêts du Conseil d’État, rendus depuis 1872, comprennent les recours pour excès de pouvoir parmi les recours formés « par la voie contentieuse », et nous pensons que c’est à bon droit, car si les recours en annulation ne peuvent pas relever les mêmes griefs et produire les mêmes effets que les recours en réformation, ils n’en sont pas moins des recours de nature contentieuse. (Voy. ci-dessus, page 7, et ci-après, tome II, livre VI, Contentieux de l’annulation.) — Mais ces idées n’étaient pas encore reçues en 1838 et jamais alors, ni dans les lois, ni dans la jurisprudence, l’expression de « recours par la voie contentieuse » ne s’appliquait aux recours limités aux cas d’incompétence ou d’excès de pouvoir.).
Il est, d’ailleurs, permis de supposer que le législateur de 1838 a voulu tempérer le pouvoir exceptionnel donné au ministre des [572] travaux publics, en reconnaissant au Conseil d’État un droit de contrôle vraiment efficace sur des décisions aussi graves que celles qui retirent une concession de mine. D’après les règles ordinaires de la compétence administrative, la concession ne pourrait être retirée que dans les formes où elle a été donnée, c’est-à-dire par décret en Conseil d’État. En permettant qu’elle le soit par simple décision ministérielle, sauf recours au Conseil d’État, la loi de 1838 a voulu fortifier les pouvoirs de police et de haute surveillance des mines qu’elle reconnaît au ministre des travaux publics, et modifier, sans le supprimer, le contrôle du Conseil d’État. Dans le cas de déchéance, ce contrôle a lieu sous une autre forme qu’au moment de la concession : au lieu d’être administratif, il est juridictionnel ; au lieu de s’exercer de plein droit, il faut qu’il soit provoqué par une réclamation contentieuse de la partie intéressée. Mais, ces réserves faites, le contrôle subsiste avec toute l’étendue que peut avoir le contrôle d’une juridiction ; il s’applique à la décision ministérielle tout entière, à tous les moyens de fait et de droit que le concessionnaire peut invoquer pour se défendre contre un retrait de concession qu’il estimerait contraire à ses droits.
II. — DE LA PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE
Compétence ordinaire des tribunaux judiciaires. — La propriété industrielle naît du seul fait d’inventions ou de découvertes susceptibles d’être exploitées industriellement. Le titre administratif que le Gouvernement délivre à l’inventeur sous le nom de brevet d’invention ne crée pas cette propriété, comme un acte de concession crée la propriété d’une mine ; il ne fait que la constater. Cette idée est clairement exprimée par l’article 1er de la loi du 5 juillet 1844 : « Toute nouvelle découverte ou invention dans tous les « genres d’industrie confère à son auteur le droit exclusif d’exploiter à son profit ladite découverte ou invention. Ce droit est constaté par des titres délivrés par le Gouvernement sous le nom de brevets d’invention. »
D’un autre côté, l’article 11 de la loi de 1844 dispose que les brevets sont délivrés « sans examen préalable, aux risques et périls [573] des demandeurs et sans garantie, soit de la réalité, de la nouveauté ou du mérite de l’invention, soit de la fidélité ou de l’exactitude de la prescription ».
Le rôle de l’administration est donc très restreint en cette matière, on pourrait le comparer à celui d’un officier public qui reçoit des déclarations, les constate en forme authentique, mais ne se porte point garant de leur teneur. Aucune prérogative de la puissance publique n’étant en jeu pour la consécration du droit dont se prévaut l’inventeur, il n’y a lieu à aucune intervention de la juridiction administrative quand il s’agit d’apprécier la valeur de ce droit. L’administration est désintéressée dans les débats qui portent sur l’invention ; aussi, les actions tendant à faire prononcer la nullité ou la déchéance du brevet sont-elles exclusivement de la compétence des tribunaux (1. Loi du 5 juillet 1844, art. 34.), de même que les actions en contrefaçon (2. Loi du 5 juillet 1844, art. 40 et suiv.).
La même règle de compétence s’applique aux contestations qui s’élèvent au sujet de la transmission ou de la cession des brevets, quoique ces mutations ne soient valables, à l’égard des tiers, qu’après avoir été l’objet d’une constatation administrative résultant d’un enregistrement au secrétariat de la préfecture (3. Loi du 5 juillet 1844, art. 20.), et qu’un décret du chef de l’État, inséré au Bulletin des lois, doive tous les trois mois publier les délivrances et les transmissions de brevets (4. Loi du 5 juillet 1844, art. 14 et 21.).
Compétence exceptionnelle de l’administration en matière de brevets d’invention. — Mais si le ministre du commerce, en délivrant les brevets, ne statue rien sur le fond du droit, s’ensuit-il qu’il ait un rôle purement passif et qu’il ne puisse pas même apprécier, en la forme, la régularité des déclarations qu’on lui apporte ? Nous touchons ici le seul point sur lequel la compétence administrative peut exister, le seul sur lequel nous pensons qu’elle existe réellement, bien qu’elle ait été contestée.
Précisons la question. Les articles 5 et suivants de la loi du 5 juillet 1844, relatifs aux demandes de brevet, énumèrent les [574] conditions que ces demandes doivent remplir pour être recevables ; ils exigent qu’elles soient formées sans condition, restriction, ni réserve, qu’elles soient limitées à un seul objet principal avec les objets de détail qui le constituent, accompagnées de descriptions, de dessins et d’un récépissé constatant le versement d’une somme à valoir sur le montant de la taxe. Le ministre peut-il se faire juge de l’exécution de ces conditions et refuser la délivrance d’un brevet au demandeur qui ne les a pas remplies, ou bien doit-il délivrer le brevet aux risques et périls de ce demandeur et laisser aux tribunaux le soin de prononcer ultérieurement la nullité du brevet ? Le droit du ministre nous paraît résulter de l’article 11 de la loi de 1844, aux termes duquel « les brevets dont la demande aura été régulièrement formée, seront délivrés aux risques et périls des demandeurs… » D’où il semble bien résulter qu’il n’y a pas lieu à délivrance, si la demande est irrégulière en la forme.
Cette interprétation est confirmée par les travaux préparatoires de la loi de 1844. M. Marie, qui voulait que la délivrance eût lieu dans tous les cas, demanda qu’on supprimât de l’article 11 les mots : « dont la demande aura été régulièrement formulée », afin de refuser au ministre toute appréciation de la régularité de la demande. Mais cette proposition fut repoussée sur les observations de M. Philippe Dupin qui revendiqua pour l’administration le droit de faire cette vérification : « Refuser à l’administration cette vérification matérielle, dit-il, c’est porter trop loin la défiance ; et dire qu’il faut réserver un procès, c’est vouloir ôter à la loi sa simplicité et à l’administration le jugement de ce qui appartient à l’administration. »
On doit donc reconnaître au ministre du commerce le droit de refuser la délivrance d’un brevet qui n’est pas demandé dans les formes de droit ; la décision de refus est alors susceptible de recours devant le Conseil d’État, et devant lui seulement ; car elle constitue une véritable décision administrative dont il n’appartient pas aux tribunaux de connaître (1. Conseil d’État, 12 août 1879, Giroud-Dargaud.).
Mais que décider si le brevet a été délivré, bien que la demande ait été irrégulièrement présentée ? L’adversaire du breveté pourrait-il [575] invoquer cette irrégularité devant les tribunaux judiciaires et conclure de ce chef à la nullité du brevet, soit par action principale, soit comme défense à une action en contrefaçon ? Nous ne pensons pas que l’autorité judiciaire puisse se saisir de cette difficulté, car elle ne porte pas sur les droits du breveté, mais sur la légalité de l’acte accompli par le ministre dans l’exercice des pouvoirs qu’il tient de l’article 11. Tout au plus pourrait-on admettre que cette question, soulevée au cours d’un procès judiciaire, constituerait une question préjudicielle ressortissant à la juridiction administrative. M. Renouard pense qu’elle ne peut, dans aucun cas, ni sous aucune forme, jouer un rôle dans une contestation judiciaire : « Il ne faut pas, dit-il, ajouter aux causes de nullité et de déchéances invocables devant les tribunaux et limitativement réglées par les articles 30 et 32 de la loi, les griefs tirés des vices qu’aurait présentés la demande. Ces vices autorisaient l’administration à rejeter la demande ; ils sont couverts si l’autorité administrative, juge des formalités extrinsèques, a délivré le brevet ; pourvu que de ces vices ne résulte pas contre le brevet délivré une des causes de nullité et de déchéance que les articles 30 et 32 ont prévues (1. Renouard, Traité des brevets d’invention, p. 402.). »
La compétence administrative est-elle strictement limitée à l’appréciation des formes de la demande, ou bien peut-elle s’étendre à la question de savoir si le produit est brevetable ? Dans une affaire jugée par le Conseil d’État en 1864, le ministre du commerce revendiquait le droit — qu’il avait d’ailleurs exercé par la décision attaquée— de refuser un brevet, qui lui était demandé pour des inventions ou découvertes non susceptibles d’être brevetées d’après l’article 3 de la loi de 1844 (2. Les découvertes non susceptibles d’être brevetées sont, d’après l’article 3 : les compositions pharmaceutiques ou remèdes de toute espèce ; les plans ou combinaisons de crédit ou de finance.) ; il soutenait aussi qu’il ne pouvait être tenu de délivrer un brevet qui viserait une invention contraire à l’ordre ou à la sûreté publique, aux bonnes mœurs ou aux lois de l’État, et qui serait frappé de nullité en vertu de l’article 20, § 4. Il estimait qu’une demande de brevet, ainsi viciée par son objet même, n’est pas une demande « régulièrement [576] formée » dans le sens de l’article 11 ; qu’on ne pouvait d’ailleurs obliger le Gouvernement, gardien de l’ordre public et des lois de l’État, à breveter une invention qui les viole. Le Conseil d’État a admis cette thèse par un arrêt du 14 avril 1864 (Laville) ; il a jugé qu’un produit rejeté par le ministre comme constituant un remède, n’avait pas ce caractère, et il a annulé par ce motif la décision attaquée ; il a en même temps décidé en termes généraux que « le ministre du commerce ne doit pas délivrer de brevets lorsque la demande se rapporte à l’un des objets désignés dans l’article 3 ».
La doctrine de cet arrêt nous paraît difficilement conciliable avec le droit qui appartient à l’autorité judiciaire seule, aux termes de l’article 34, de juger les cas de nullité ou de déchéance du brevet. En effet, l’article 30 prévoit expressément, parmi les cas de nullité, celui où l’invention ne serait pas susceptible d’être brevetée, comme étant contraire aux lois et aux bonnes mœurs. Ce seraient de véritables cas de nullité de brevet que le ministre opposerait au demandeur, et dont le Conseil d’État se ferait juge au détriment de la compétence judiciaire.
En vain objecterait-on que l’on méconnaîtrait les attributions du ministre en l’obligeant à breveter un produit contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs, et que cet abus risquerait de n’être pas réprimé par les tribunaux, si les parties intéressées s’abstenaient de former devant eux une action en nullité. L’article 37 répond péremptoirement à cette objection, en disposant que « le ministère public pourra se pourvoir directement par action principale pour faire prononcer la nullité dans les cas prévus par les nos 2, 4 et 5 de l’article 30 ». Or, les cas visés sont précisément ceux qui nous occupent. Il n’y a donc aucune raison pour déroger ici à la compétence judiciaire. La véritable marche à suivre par le ministre du commerce nous paraît être celle-ci : délivrer le brevet si la demande est régulière en la forme, puis aviser le ministre de la justice, afin qu’il fasse introduire l’action en nullité par le ministère public.
Au surplus, le législateur de 1844 a eu lui-même à se prononcer sur le droit que l’arrêt de 1864 a cru devoir reconnaître au ministre, et il le lui a refusé après une discussion approfondie de [577] la question. En effet, la commission de la Chambre des députés avait d’abord attribué au ministre le droit de refuser tout brevet demandé pour un produit non brevetable ou contraires aux lois ; le Gouvernement demanda lui-même et obtint la suppression de cette disposition, en invoquant la compétence des tribunaux et en déclinant la responsabilité qu’un pareil droit ferait peser sur le ministre. La même idée fut reprise à la Chambre des pairs et un amendement fut ainsi formulé : « Le ministre refusera le brevet en ordonnant la restitution de la taxe lorsque, conformément à l’article 3, l’invention pour laquelle le brevet sera demandé ne serait pas susceptible d’être brevetée. Le recours au Conseil d’État sera ouvert aux parties contre la décision du ministre qui leur refusera leur demande. » Mais, après un long débat, cet amendement fut rejeté par la Chambre des pairs (séance du 28 mars 1843).
Nous avons donc le regret de ne pouvoir accepter la doctrine de l’arrêt du Conseil d’État du 14 avril 1864. Nous pensons que le ministre excéderait ses pouvoirs s’il écartait une demande de brevet en se fondant sur ce que le produit ne serait pas brevetable. Son droit de refus est limité au cas unique où la demande ne serait pas « régulièrement formée » dans le sens de l’article 11. Dans tous les autres cas, la compétence est exclusivement judiciaire, parce qu’il s’agit de vérifier la nature de l’invention et les droits de l’inventeur, c’est-à-dire l’existence même de la propriété industrielle.
III. — DES OFFICES MINISTÉRIELS
C’est plutôt par une convention de langage que par une exacte application de l’idée de propriété, que l’on a l’habitude d’assimiler le droit des officiers ministériels sur les charges qu’ils exercent à un droit de propriété. Sans doute le titulaire d’un office ministériel possède un cabinet, une étude, une clientèle, qui sont des sources de revenus susceptibles d’être évaluées en argent, et qui peuvent faire l’objet de transactions privées ; mais il ne possède ce capital, il ne peut le faire fructifier, que grâce au titre que le Gouvernement lui a conféré et aux fonctions spéciales dont il est [578] investi. Or ce titre et ces fonctions sont hors de commerce et résistent à toute idée de propriété privée.
On s’est quelquefois prévalu des souvenirs de l’ancien régime pour soutenir que la possession d’un office auquel des fonctions publiques sont attachées ne répugne pas absolument à l’idée de propriété. Mais, même avant 1789, lorsque la couronne créait les offices à prix d’argent et en encaissait le montant, il était de principe qu’elle n’aliénait pas la fonction, et que celle-ci ne s’incorporait pas au patrimoine privé de l’officier. Le roi ne la conférait qu’à vie, il était toujours libre d’en disposer en cas de décès ou de démission du titulaire, à la condition de rembourser la finance de l’office, c’est-à-dire la somme que le Trésor avait perçue lors de la création.
Tel était le droit maintes fois affirmé par les édits et notamment par l’édit de février 1771 où on lit : « Ni la faculté de résigner, ni la sorte d’hérédité résultant du paiement de l’annuel n’ont pu donner atteinte au droit inséparable de notre souveraineté de disposer des offices, vacation arrivant. Cette faculté et cette hérédité ne sont qu’un privilège qui, sans anéantir la règle générale, peut simplement déterminer le choix que nous faisons du successeur à l’office mais non le contraindre, et ne donne d’autre droit que de revendiquer la finance qui ne doit en aucun cas être confondue avec le corps même de l’office. »
A plus forte raison le droit de propriété des offices ministériels n’a-t-il pu résulter de la législation moderne. L’Assemblée constituante, en abolissant la vénalité des charges, a usé du droit, que l’ancien gouvernement s’était toujours réservé, de reprendre la libre disposition des offices à condition d’en rembourser la finance. Ce remboursement a eu lieu conformément aux lois du 24 décembre 1790 et du 29 septembre 1791. Les anciens offices sont alors devenus de véritables fonctions publiques qui n’ont conféré aux titulaires aucun droit de propriété susceptible de transmission entre vifs ou héréditaires, ni même, jusqu’en 1816, aucun droit de présenter un successeur à l’agrément du Gouvernement (1. Loi du 29 septembre 1791 sur le notariat : « Il sera créé des fonctionnaires publics chargés de recevoir tous les actes qui sont actuellement du ressort des notaires royaux ou autres. » — Loi du 25 ventôse an XI (art. 1er) : « Les notaires sont les fonctionnaires publics établis pour recevoir tous les actes et contrats auxquels les parties doivent ou veulent faire donner le caractère d’authenticité attaché aux actes de l’autorité publique. » — Loi du 27 ventôse an VIII sur l’organisation des tribunaux, art. 92 : « Les greffiers de tous les tribunaux seront nommés par le premier Consul, qui pourra les révoquer à volonté » ; art. 93 et 95 : « II sera établi un nombre fixe d’avoués qui sera réglé par le Gouvernement sur l’avis du tribunal auquel les avoués devront être attachés… Les avoués seront nommés par le premier Consul sur la présentation du tribunal dans lequel ils devront exercer leur ministère. » L’article 96 contient une disposition semblable sur les huissiers. Il est vrai de dire que, parallèlement à cette législation, qui ne reconnaissait dans les officiers ministériels que des fonctionnaires publics, il s’était développé une coutume faisant revivre, dans une certaine mesure, la vénalité des offices. Les notaires dès le Directoire, les avoués dès le Consulat, remirent peu à peu en vigueur les usages qui étaient pratiqués dans les anciennes corporations des notaires royaux et des procureurs : ils firent des traités pour la cession de leurs charges. Comme il fallait que ces transactions privées, pour produire leur effet, fussent suivies d’une attribution du titre au cessionnaire, les chambres de discipline usèrent du droit que leur donnait la loi de constater l’aptitude des candidats par des certificats de capacité, pour ramener indirectement le Gouvernement au régime des démissions en faveur et des transmissions héréditaires ; il suffisait pour cela que les chambres de discipline ne consentissent à délivrer le certificat de capacité qu’à l’aspirant qui avait traité avec le titulaire en exercice, ou avec ses héritiers. Ce procédé fut en usage pendant toute la durée du premier Empire ; le Gouvernement, craignant d’indisposer les officiers ministériels, laissa revivre l’ancien droit de présentation sous la forme détournée du certificat de capacité ; aussi M. Roland de Villargues proposant, en 1815, de rétablir la vénalité des offices, pouvait dire : « Il ne s’agit que de consacrer dans la forme légale un usage conforme aux mœurs et qui a été toléré et publiquement avoué par les différents gouvernements qui se sont succédé. » — Voir sur ce régime antérieur à 1816 : E. Durand, Des offices considérés au point de vue des transactions privées, et notre étude sur les Décrets de suppressions d’offices ministériels (Revue critique de législation et de jurisprudence, année 1873, p. 692).).
[579] La loi du 28 avril 1816 a reconnu aux officiers ministériels le droit de présentation qu’ils pratiquaient indirectement depuis le Consulat, mais elle ne leur a pas conféré pour cela, au regard du Gouvernement, la propriété de leurs offices. Les clauses financières que cette loi contient n’éveillent nullement l’idée d’une aliénation de fonctions publiques à prix d’argent ; aucun prix de vente, aucune prestation pécuniaire analogue à l’ancienne finance ne fut demandée aux titulaires d’offices ni encaissée par le Trésor. La seule charge que la loi de 1816 leur imposa fut le versement d’un cautionnement, ou plutôt une augmentation des cautionnements qu’ils étaient déjà tenus de fournir en vertu des lois antérieures (1. Loi du 7 ventôse an VIII ; loi du 27 ventôse an VIII, art. 87, et tarifs annexés ; loi du 25 ventôse an XI, art. 33 et 34, et tarifs annexés. — Les suppléments de cautionnement demandés en 1816 aux officiers ministériels variaient de 1,000 à 4,400 fr. pour les avoués, de 1,150 à 2,500 fr. pour les notaires (loi du 28 avril 1816, art. 88, et tarifs annexés) ; ils formaient ensemble une somme de 31 millions destinée à combler une partie du déficit que présentait le budget de 1816 par suite des indemnités de guerre payées aux alliés. D’autres suppléments de cautionnement, s’élevant ensemble à 20 millions, étaient demandés aux percepteurs des contributions, aux receveurs de l’enregistrement et des domaines, aux conservateurs des hypothèques, etc.) ; le [580] seul droit que cette loi leur reconnut, par son article 91, fut celui de « présenter à l’agrément de Sa Majesté des successeurs pourvu « qu’ils réunissent les qualités exigées par les lois ». Mais en même temps la loi stipula que cette faculté n’aurait pas lieu pour les titulaires destitués, et qu’elle ne dérogerait pas « au droit de Sa Majesté de réduire le nombre desdits fonctionnaires, notamment celui des notaires dans les cas prévus par la loi du 25 ventôse an XI », c’est-à-dire dans les cas de vacance par décès, démission ou destitution.
En ce qui touche les droits des héritiers ou ayants cause des officiers ministériels, l’article 91 ajoutait qu’il serait statué par une loi spéciale. Cette loi n’a pas été faite, mais on a admis avec juste raison que le droit de présentation des héritiers et ayants cause résultait suffisamment de la promesse inscrite dans l’article 91. Pour ériger en droit de propriété des offices le droit de présentation reconnu par la loi de 1816, pour soutenir que l’État est ainsi devenu garant de la valeur des offices, même de ceux sur lesquels son droit de suppression était expressément réservé, il faudrait admettre que le législateur de 1816 a entendu grever éventuellement le Trésor d’une dette de plus d’un milliard (1. En 1838, M. Roger du Nord évaluait à 1,200 millions la valeur totale des offices. (Chambre des députés, séance du 25 mai 1838.)) en percevant, en échange, 31 millions seulement ; et encore ces 31 millions n’entraient-ils pas définitivement dans les caisses de l’État, mais seulement à titre de dépôt portant intérêt au profit des déposants. Il faut reconnaître que les déplorables opérations financières que l’ancien régime a faites sur les offices auraient été bien dépassées par l’étrange combinaison qu’on a quelquefois prêtée au législateur de 1816.
On ne saurait donc admettre, sur le terrain du droit, cette notion de la propriété des offices dont on a trop souvent abusé dans des débats parlementaires. Les déclarations que les orateurs politiques [581] ont souvent faites à ce sujet, en s’inspirant de sympathies bien naturelles pour les titulaires d’offices, pour les intérêts attachés à leurs charges, pour l’utile et honorable mission qu’ils remplissent dans l’État, n’ont pu changer ni la nature des choses ni la loi (1. On ne saurait citer un meilleur commentaire de la loi de 1816 que la circulaire adressée le 21 février 1817, par M. Pasquier, garde des sceaux. On y lit : « Quelques officiers ont pensé que l’article 91 de cette loi avait entièrement changé l’état de choses antérieur en leur laissant la libre disposition de leur état. Il est vrai que la loi leur donne la faculté de présenter des successeurs à l’agrément de Sa Majesté, mais il serait déraisonnable de penser que cette faculté ne doit pas être subordonnée à des règles d’ordre public. Il vous appartient de prévenir dans votre ressort les abus qui pourraient résulter d’une fausse interprétation de la loi du 23 avril 1816. « Vous êtes sans doute bien convaincu qu’elle n’a pas fait revivre la vénalité des offices, qui n’est pas en harmonie avec nos institutions. Vous ne devez donc voir dans les dispositions de l’article 91, qu’une condescendance, qu’une probabilité de préférence accordée aux officiers ministériels comme un dédommagement pour les suppléments de cautionnement exigés d’eux, dédommagement qui, étant susceptible d’une évaluation, doit être circonscrit, pour les avantages qu’ils peuvent en retirer, dans des limites qu’il ne leur est point permis de dépasser. »).
Deux éléments doivent donc être soigneusement distingués dans les offices ministériels : d’une part, l’instrument de travail, le cabinet, la clientèle, qui constituent un capital productif de revenus au même titre que le cabinet et la clientèle d’une personne exerçant une profession libre, et qui peuvent, comme eux, être l’objet de transactions privées ; d’autre part, la fonction publique et le droit de présentation qui sont en dehors du commerce. Dans ses rapports avec les tiers, l’officier ministériel agit comme propriétaire d’un fonds auquel sont attachés certains produits ; dans ses rapports avec le Gouvernement il ne peut agir que comme fonctionnaire public, nommé à vie, ayant le droit de présenter un successeur, mais n’ayant pas le droit de lui transmettre lui-même son titre, ni même d’exiger le maintien d’un office que le Gouvernement aurait résolu de supprimer.
A cette distinction correspond celle des compétences. Tous les traités qui ont pour objet la cession de l’étude ou du cabinet, des relations d’affaires qui y sont attachées, des dossiers, minutes et répertoires, des recouvrements à opérer sur la clientèle, sont des contrats de droit commun ayant pour objet la cession de droits de propriété ou de droits similaires. Par suite, toutes les contestations [582] auxquelles ces traités peuvent donner lieu sont de la compétence exclusive des tribunaux judiciaires.
Il est vrai que ces transactions privées ne peuvent devenir définitives que si le cessionnaire du fonds devient en même temps le titulaire de l’office ; d’où il résulte qu’elles doivent être considérées comme provisoires et faites sous condition suspensive, tant que le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur la présentation du successeur, et qu’elles doivent être déclarées non avenues, s’il refuse de nommer le cessionnaire (1. Civ., 14 mai 1851, Commerson ; — 26 mai 1851, Labourmène.). Mais la constatation et l’application de ces causes de caducité ne relèvent que du tribunal appelé à juger le traité.
Il est vrai aussi que le Gouvernement se réserve, en vertu d’un droit de haute tutelle inhérent à ses pouvoirs de collateur du titre, la faculté d’examiner le traité, de contrôler les évaluations qu’il contient, de s’opposer à l’exagération ou à l’avilissement du prix, à l’insertion de clauses contraires aux devoirs ou à la dignité du nouveau titulaire ; mais cette intervention ne saurait modifier ni la nature du contrat ni la compétence.
De même, l’approbation du traité par la chancellerie ne fait pas obstacle à ce que le cessionnaire, mis en possession de l’office, saisisse les tribunaux d’une action en réduction du prix, si ce prix a été déterminé d’après des documents inexacts (2. Civ., 2 août 1847, Gravelle ; — Req., 2 avril 1849, Poisson ; — 6 décembre 1852, Leroy des Plantes.), ou si la faillite du cédant, sa déconfiture, une condamnation survenue peu de temps après l’installation du cessionnaire, a causé à l’office une dépréciation qui n’avait pas été prévue lors de la passation du traité (3. Lyon, 2 mai 1850, Lalande ; — Bordeaux, 19 novembre 1850, Tornezy ; — Paris, 27 février 1852, Legendre.).
Mais, dès qu’il ne s’agit plus de ces transactions privées, qui sont soumises à la surveillance du Gouvernement et non à son autorité, dès qu’il s’agit d’actes relevant de la puissance publique, tels que la nomination ou le refus de nomination d’un successeur, le maintien ou la suppression d’un office, la compétence judiciaire disparaît et fait place à la compétence administrative.
Si donc le Gouvernement use du droit, qu’il s’est réservé par [583] l’article 91 de la loi du 28 avril 1816, de supprimer un office ministériel dans les cas prévus par cette loi, ni l’acte qui prononce la suppression, ni les décisions relatives à l’indemnité ne peuvent faire l’objet d’un débat devant les tribunaux judiciaires. Ces actes de l’autorité publique ne pourraient même pas être discutés devant eux, soit dans leur principe, soit dans leurs conséquences, sous prétexte qu’ils constitueraient, à l’égard du titulaire de l’office, une expropriation directe ou indirecte ; en effet, toute expropriation suppose une propriété, et l’office, nous l’avons dit, ne saurait avoir ce caractère au regard du Gouvernement. Il y a plus : la loi de 1816 ayant réservé au Gouvernement le droit de suppression, tel qu’il s’exerçait avant que les officiers ministériels eussent le droit de présenter des successeurs, et le Trésor n’ayant encaissé aucun prix qu’il ait à restituer lors de la suppression ; il en résulte que l’État n’est personnellement débiteur d’aucune indemnité envers le titulaire de l’office ou ses héritiers. En droit strict, il n’a à rembourser que le cautionnement puisqu’il n’a pas touché autre chose. La question d’indemnité ne pourrait se poser à son égard, que s’il prononçait des suppressions d’offices en dehors des cas qu’il a expressément réservés, les cas de destitution, de décès ou de démission prévus par les lois de 1816 et de l’an XI.
Des considérations d’équité ont cependant fait admettre qu’une indemnité doit être payée au titulaire ou à sa famille, même dans les cas de suppression prévus par la loi, pourvu que le titulaire n’ait pas été déchu de son droit de présentation par l’effet d’une destitution disciplinaire. La chancellerie s’est appliquée de tout temps à faire payer cette indemnité par les titulaires des offices conservés, qui sont naturellement appelés à recueillir la clientèle de l’office supprimé. Cette mesure est assurément équitable ; mais quand il s’est agi de la traduire en obligation juridique pour les titulaires en exercice, des difficultés se sont présentées, tant sur l’existence de l’obligation que sur la compétence.
On a d’abord pensé que la question pouvait être résolue par la voie judiciaire, au moyen d’une sorte d’action de in rem verso formée par le titulaire de l’office supprimé ou par ses représentants contre les officiers ministériels qui profitaient de la suppression. Plusieurs décisions judiciaires, s’inspirant du principe que nul ne peut s’enrichir [584] aux dépens d’autrui, ont vu là le germe d’une action purement civile relevant de la compétence des tribunaux (1. Rennes, 29 juin 1833 ; — Riom, 5 juillet 1851 ; — Bordeaux, 24 mars 1859. — La même doctrine a été soutenue par M. Perriquet (Traité des offices ministériels, nos 620 et suiv.).).
Mais la chancellerie, après quelques hésitations, a admis que l’allocation d’une indemnité de suppression et sa répartition entre les titulaires conservés étaient, comme la suppression elle-même, dans les attributions du Gouvernement, et que celui-ci pouvait y procéder par décret, après avis des chambres de discipline, du parquet et du tribunal. C’est ainsi que le Gouvernement avait procédé, sans soulever de réclamations, avant la loi de 1816. Par un décret du 19 mars 1808, il avait supprimé à Paris cent douze avoués et réduit leur nombre à cent cinquante, puis, par un autre décret du 25 mars suivant, il avait chargé les avoués maintenus d’indemniser « de la perte de leur pratique » ceux dont les offices étaient supprimés (2. D’après le décret de 1806, une commission de trois magistrats statuant en dernier ressort était chargée de fixer l’indemnité totale, dont la charge devait être ensuite également répartie entre tous les avoués maintenus.). S’inspirant de ces précédents, le Gouvernement a appliqué aux indemnités individuelles les procédés qui avaient été suivis pour des indemnités collectives.
La légalité des décrets de répartition, et leur caractère obligatoire à l’égard des officiers ministériels constitués débiteurs de l’indemnité, pouvaient être contestés au début, mais ils ont été reconnus par la loi de finances du 25 juin 1841, dont l’article 13 est ainsi conçu : « En cas de suppression d’un titre d’office, lorsqu’à défaut de traité, l’ordonnance qui prononcera l’extinction fixera une indemnité à payer au titulaire de l’office supprimé ou à ses héritiers, l’expédition de cette ordonnance devra être enregistrée dans le mois de la délivrance. Le droit de 2 p. 100 sera perçu sur le montant de l’indemnité. » L’ordonnance prévue par cette disposition n’est pas la ratification pure et simple d’un accord survenu entre les intéressés, puisqu’elle intervient « à défaut de traité » ; elle émane d’un véritable droit de décision du Gouvernement puisqu’elle « fixe l’indemnité » ; elle constitue par elle-même un titre de créance puisqu’elle est soumise à l’enregistrement. [585] C’est d’ailleurs ce que le rapporteur de la loi déclarait expressément : « Il peut arriver, disait-il, que le Gouvernement, en prononçant la suppression d’un office, attribue au titulaire de l’office supprimé ou à ses ayants droit une indemnité qui doit être acquittée par les titulaires conservés. L’ordonnance qui constituera leur droit de répétition, et devra par conséquent leur servir de titre, sera enregistrée (1. Rapport de M. Rivet, séance du 3 mai 1841.). »
Quant à l’objection tirée de ce que la loi de 1841 est une loi de finances, qui n’aurait touché la question qu’au point de vue fiscal, et qui n’aurait pas entendu la résoudre au point de vue du fond du droit et des compétences, on ne saurait s’y arrêter, moins encore dans cette matière qu’en toute autre. Qu’est-ce en effet que la loi du 28 avril 1816 qui a créé le droit de présentation, sinon une loi de finances, de même nature que la loi de 1841 ?
Le droit du Gouvernement de statuer sur l’attribution et la répartition de l’indemnité a été consacré par la jurisprudence du Conseil d’État. Dans une affaire jugée le 27 juin 1873 (Tranouez) un recours pour excès de pouvoir avait été formé contre un décret de répartition, par le motif qu’aucune disposition de loi n’aurait attribué au Président de la République le droit d’imposer aux titulaires des offices conservés l’obligation de payer une indemnité aux représentants de l’office supprimé, et qu’il n’appartiendrait qu’aux tribunaux de statuer sur une réclamation de cette nature. On lit dans l’arrêt qui a rejeté ce recours : « Les suppressions d’offices prononcées par le Gouvernement ont pour résultat de priver le titulaire de l’office supprimé ou ses ayants droit de la faculté de présenter un successeur et, d’un autre côté, d’amener la répartition des affaires qui pouvaient lui être confiées entre les titulaires restant en fonctions ; les pouvoirs réservés au Gouvernement impliquent nécessairement le droit de déterminer les conditions dans lesquelles la suppression des offices sera prononcée et de régler, entre les titulaires de l’office supprimé et les titulaires restant en fonctions, les conséquences de cette suppression. » L’arrêt ajoute que « cette pratique a été reconnue et sanctionnée par l’article 13 de la loi du 25 juin 1841 ». Le Conseil d’État a affirmé de nouveau cette doctrine [586] par plusieurs décisions rendues en 1886, en 1890 et en 1894 (1. Conseil d’État, 11 juin 1886, Lasserre ; — 16 mai 1890, Galy-Gasparron ; — 19 décembre 1890, Bernard ; — 29 juin 1894, Guyonnet.).
La jurisprudence des tribunaux s’est prononcée dans le même sens et a reconnu que le décret de répartition constitue, au profit des titulaires supprimés, un titre exécutoire dont ils peuvent poursuivre l’exécution devant les tribunaux, et dont ceux-ci ne peuvent paralyser ni modifier les dispositions (2. Orléans, 12 janvier 1863, Faucon, et plusieurs jugements de tribunaux de première instance (Saint-Brieuc, 12 mai 1861 ; Chalon-sur-Saône, 16 juillet 1867) qui n’ont pas été frappés d’appel.).
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