La compétence judiciaire a été établie par la loi dans quelques matières qui se rattachent à l’administration des intérêts généraux. Ces matières sont : 1° le contentieux des contributions indirectes ; 2° les contestations relatives aux élections des membres des tribunaux de commerce ; 3° la plus grande partie du contentieux de la petite voirie.
Examinons comment s’opère, dans chacune de ces matières, la délimitation des compétences entre les autorités judiciaire et administrative.
I. — CONTRIBUTIONS INDIRECTES
Dispositions législatives relatives à la compétence. — La législation de l’ancien régime ne distinguait pas, au point de vue de la répartition générale des compétences, entre les impôts directs et les impôts indirects. Pour ces deux sources du revenu public, les difficultés relatives à l’assiette et à la perception échappaient également aux tribunaux judiciaires, mais elles n’étaient pas toutes soumises aux mêmes juridictions administratives. Le jugement des contestations se partageait entre les cours des aides — statuant directement, ou comme juridiction d’appel à l’égard des tribunaux spéciaux, tels que les greniers à sel ou les juges des traites, — et les intendants, sauf recours au conseil du roi. La juridiction [691] des intendants avait pris un grand développement, pour les affaires fiscales de toute nature, dans le dernier siècle de la monarchie (1. Voir ci-dessus, p. 169 et suiv.).
La commission de l’Assemblée constituante chargée d’élaborer la loi d’organisation judiciaire s’était d’abord inspirée de cet état de choses, en attribuant le contentieux des impôts directs et indirects au tribunal d’administration qu’elle proposait d’établir dans chaque département (2. Voy. ci-dessus, p. 190.) ; mais quand l’Assemblée eut écarté cette institution et décidé que les affaires contentieuses locales seraient soumises aux directoires de département, elle ne leur attribua que le contentieux des impôts directs, et elle remit celui des impôts indirects aux tribunaux de district par l’article 2 de la loi des 7-11 septembre 1790 : « Les actions civiles relatives à la perception des impôts indirects seront jugées en premier et dernier ressort sur simples mémoires et sans frais de procédure par les juges du district lesquels, une ou deux fois la semaine, selon les besoins du service, se formeront en bureau ouvert au public d’au moins trois juges, et prononceront après avoir entendu le commissaire du roi. »
Cette attribution de compétence a été confirmée : pour les contributions indirectes proprement dites, autrefois désignées sous le nom de droits réunis, par la loi du 5 ventôse an VII, article 88 ; pour l’enregistrement, par la loi du 22 frimaire an VII, article 65 ; pour les octrois, par la loi du 2 vendémiaire an VIII, article 1er. Pour les taxes postales, la loi des 26-29 août 1790, titre 4, article 3, avait déjà posé la même règle.
Motifs de la compétence judiciaire. — L’idée qui a présidé à cette répartition des compétences est fort juste : elle s’inspire de la différence qu’il y a entre les procédés d’assiette et de recouvrement applicables aux deux grandes catégories d’impôts. Pour les impôts directs, la cote assignée à chaque contribuable s’établit à la suite de diverses opérations administratives destinées à recenser et à évaluer la matière imposable, à répartir entre les contribuables [692] les impôts de répartition demandés en bloc à la commune, à immatriculer les personnes imposées, sur un rôle qu’un acte de puissance publique rend exécutoire, et dont les extraits constituent de véritables décisions administratives formant titre de perception.
Rien de semblable pour les impôts indirects et pour toutes les taxes perçues au moyen de tarifs. Ces tarifs, annexés à la loi ou au décret qui les rend exécutoires, visent des faits matériels de consommation, de fabrication, de transport, d’entrée ou de sortie de marchandises, etc. Sans doute toutes ces perceptions intéressent l’administration générale, mais elles ne mettent en cause aucun acte de la puissance publique, sauf le tarif qui est promulgué une fois pour toutes ; elles ne comportent ni rôles nominatifs, ni décisions administratives individuelles (1. L’usage ou l’absence de rôles et de décisions administratives individuelles est si bien le critérium dos compétences, que l’on voit la compétence administrative apparaître, même en matière de contributions indirectes, lorsque des dispositions exceptionnelles de la loi autorisent des actes ou décisions de cette nature. Ainsi, le conseil de préfecture prononce sur les contestations qui s’élèvent entre les débitants et la régie, sur le taux et sur le recouvrement de l’abonnement destiné à remplacer le droit de veille au détail, parce que l’abonnement exige une décision administrative, et que le recouvrement s’opère au moyen d’un rôle exécutoire. (Loi du 28 avril 1816, art. 70 et 77.) De même, le conseil de préfecture prononce entre les planteurs de tabac indigène et la régie, sur les réclamations auxquelles donne lieu le recouvrement des manquants de tabac réclamés aux cultivateurs, parce que ce recouvrement s’opère dans la forme des contributions directes, sur un état dressé par le directeur des contributions indirectes et rendu exécutoire par le préfet. (Loi du 18 avril 1816, art. 201.)).
Aussi la compétence judiciaire ne s’applique-t-elle pas seulement aux contributions indirectes proprement dites, mais encore à toutes les perceptions d’intérêt général ou local qui sont effectuées au moyen de tarifs, soit par l’État, soit par les communes, les établissements publics, ou les concessionnaires de travaux publics : Telles sont les taxes postales et télégraphiques, les droits d’octroi, les droits de place sur les halles et marchés, les droits de stationnement sur la voie publique, les droits de tonnage perçus par les chambres de commerce, les péages payés sur les chemins de fer ou sur les ponts à péage (2. Parmi les décisions les plus récentes qui constatent sur ce point la jurisprudence concordante du Conseil d’État et de la Cour de cassation, quelle que soit d’ailleurs la nature des difficultés auxquelles donne lieu la perception de la taxe, on peut citer : Pour les droits de pesage, jaugeage et mesurage dans les halles et marchés : — Cass., 18 avril 1893, Cadenat et Bourgade ; Pour les taxes d’abatage : — Conseil d’État, 27 juillet 1888, Savary ; Pour les droits de voirie : — Cass., 8 mai 1889, commune de Saint-Nazaire ; — et spécialement, pour les droits afférents à la pose de fils téléphonique, Conseil d’État, 27 mai 1892, ville de Rouen ; Pour les droits de stationnement et les droits de place : — Conseil d’État, 11 juillet 1886, commune de Courbevoie ; — 11 mars 1887, Compagnie parisienne du gaz ; Pour les taxes de cimetières imposées à raison de la présence du délégué municipal à l’ouverture des caveaux de famille : — Conseil d’État, 12 février 1892, Martin.).
[693] Le caractère de contribution indirecte résulte si nécessairement de la perception faite au moyen d’un tarif, et au profit d’une administration publique ou d’un concessionnaire, que le Tribunal des conflits et le Conseil d’État n’ont pas hésité à reconnaître ce caractère aux droits de chancellerie perçus, en vertu d’un tarif, dans les chancelleries consulaires, sur ceux qui y déposent des titres et valeurs. Cette solution était cependant vivement contestée par le ministère des affaires étrangères, qui présentait ces droits comme un émolument destiné à subvenir aux frais de la chancellerie, à rétribuer un service rendu et à compenser les responsabilités du dépositaire (1. Tribunal des conflits, 1er mai 1875, Colin ; — Conseil d’État, 17 février 1882, Lemaître. Cf. Conseil d’État, 4 janvier 1878, Sougues, qui déclare d’office la juridiction administrative incompétente pour connaître du droit de sortie sur les sucres imposé à la Guadeloupe, bien qu’on eût soutenu que cette taxe avait le caractère d’impôt direct, comme représentant l’impôt foncier sur les terres plantées en canne à sucre.).
Incompétence du Conseil d’État et des ministres en matière de taxes indirectes. — De cette incompétence de la juridiction administrative en matière de taxes indirectes, on doit conclure que le Conseil d’État ne saurait connaître de recours dirigés contre des décisions ministérielles se prononçant sur des questions de perception ou de remboursement de taxes. Dans ce cas, en effet, il ne peut y avoir de véritables décisions prises par les ministres en matière contentieuse, et soumises à la juridiction du Conseil d’État, mais de simples déclarations ou prétentions, qui ne font point obstacle à ce que le débat soit porté devant l’autorité judiciaire.
La jurisprudence du Conseil d’État est très nette sur ce point. Un arrêt du 3 mars 1876 (Pillas) déclare non recevable un recours [694] formé contre une décision du ministre des finances refusant à des commerçants le remboursement de droits d’importation, par le motif « que si les requérants se croyaient fondés à discuter la quotité des droits qu’ils ont payés à raison de l’importation de savons transparents, c’est devant l’autorité judiciaire qu’ils devaient porter leur réclamation ; que la dépêche par laquelle le ministre des finances a refusé d’accorder la restitution partielle de ces droits ne constitue pas une décision qui soit de nature à être déférée au Conseil d’État ». Un arrêt du 13 juillet 1886 (commune de Courbevoie) décide également qu’une décision du ministre des travaux publics refusant d’établir, au profit de la commune, un droit de stationnement sur un dock flottant et sur un appareil de levage installé au bord de la Seine « ne fait pas obstacle à ce que la commune poursuive le recouvrement de la redevance, sauf à l’autorité judiciaire à statuer sur les contestations qui pourraient s’élever à l’occasion de cette perception ».
La juridiction administrative doit donc rigoureusement s’interdire toute immixtion dans les questions de perception de taxes indirectes, si voisines que ces questions puissent quelquefois paraître de ses propres attributions. Ainsi elle ne saurait statuer, au point de vue fiscal, sur les droits de timbre ou d’enregistrement qui sont perçus à l’occasion des procédures faites devant elle. Sans doute il lui appartient de vérifier si les requêtes ont été timbrées et enregistrées, et d’en tirer telles conclusions que de droit au point de vue de la recevabilité des recours. Mais elle ne peut aller au delà et se prononcer sur l’exigibilité ou la non-exigibilité de la taxe, en ordonner le paiement ou la restitution. En s’attribuant ce droit, elle méconnaîtrait les règles de compétence, et spécialement l’article 65 de la loi du 22 frimaire an VII sur l’enregistrement, d’après lequel la connaissance et la décision des réclamations sont réservées aux tribunaux civils et « sont interdites à toutes autres autorités constituées ou administratives ». Aussi le Conseil d’État a-t-il refusé de se prononcer sur le remboursement de droits d’enregistrement qu’on soutenait avoir été perçus à tort sur des requêtes présentées devant lui (1. Conseil d’État, 6 décembre 1879, Juan.).
[695] La même doctrine s’est affirmée dans mie espèce qui pouvait soulever plus de doutes. Il s’agissait d’une réclamation formée par un évêque contre une décision ministérielle refusant d’admettre en franchise certains documents adressés par l’évêque à son clergé, ou à lui transmis par l’archevêque. On aurait pu se demander si la question d’application des tarifs n’était pas ici dominée par une appréciation tout administrative du caractère des correspondances. Mais le Conseil, sans s’arrêter à cette objection qui avait été produite au débat, a décidé que la décision « ne faisait pas obstacle à ce que le requérant fît juger par l’autorité compétente la question de savoir si ces pièces de correspondance devaient ou non acquitter la taxe ; qu’il suit de là que la décision précitée n’est pas susceptible d’être attaquée devant le Conseil d’État » (16 janvier 1874, évêque de Rodez).
La même règle de compétence a été consacrée par le Tribunal des conflits en matière de prélèvements à opérer sur les octrois, pour dépenses de casernement, en exécution de l’article 46 de la loi du 15 mai 1818. Le Conseil d’État, s’attachant au caractère administratif des décisions ministérielles qui fixent l’effectif des troupes à caserner et, par suite, le montant des sommes à prélever sur les recettes de l’octroi, d’après le nombre des hommes et des chevaux et d’après le tarif qui leur est applicable en vertu dudit article 46, écartait dans ce cas la compétence judiciaire, et prononçait lui-même sur les contestations entre l’administration et les villes, par voie de recours contre les décisions ministérielles (1. Conseil d’État, 29 juillet 1846, ville de Lyon ; — 10 janvier 1873, ville de Lourdes ; — 16 février 1883, ville de Lorient ; — même date, ville de Besançon.). Mais le Tribunal des conflits, par décision du 24 novembre 1888 (ville de Lorient), a jugé que ce prélèvement a, à l’égard des villes soumises aux frais de casernement, le caractère d’une contribution indirecte, qu’il figure à ce titre dans les états annexés aux lois annuelles de finances, et que la compétence judiciaire en résulte quelle que soit la nature des difficultés auxquelles le prélèvement peut donner lieu (2. Cette décision est d’autant plus digne de remarque que, dans l’affaire qui avait donné lieu au conflit, la difficulté était de savoir si les troupes de marine pouvaient être comprises dans les troupes à caserner. La ville de Lorient soutenait que l’article 36 de la loi du 15 mai 1818 n’était applicable qu’aux troupes dépendant du ministère de la guerre, et non à l’armée de mer.). Le Conseil d’État s’est rallié à cette jurisprudence par un arrêt du 6 mars 1891 (ville de Paris).
[696] Compétence des tribunaux judiciaires sur les questions de légalité et d’interprétation des tarifs. — Les tribunaux judiciaires doivent être considérés comme ayant pleine juridiction sur le contentieux des contributions indirectes, même si la réclamation soulève une question d’interprétation des actes administratifs servant de base à la taxe, ou d’appréciation de leur légalité. Il arrive souvent en effet que le titre de perception résulte non d’une loi, mais d’un décret ou des clauses d’un contrat administratif, d’une concession assimilée à un marché de travaux publics. Si le sens ou la validité de ces actes sont contestés par le redevable, il n’en résulte pas de questions préjudicielles que l’autorité judiciaire doive renvoyer à la juridiction administrative.
Cette dérogation apparente aux règles ordinaires de la séparation des pouvoirs, cette abstention forcée de la juridiction administrative et cette plénitude de juridiction des tribunaux, en présence d’actes de la puissance publique qui semblent échapper à leur compétence, tient à la nature même de ces actes. Ils constituent le titre de perception contre les redevables, la base de leur obligation prétendue. Les tribunaux, juges de cette obligation, sont aussi les juges du titre d’où elle dérive, de son interprétation s’il est ambigu, de sa légalité si l’on conteste son caractère obligatoire.
De nombreuses décisions ont été rendues en ce sens, tant sur la question de légalité que sur la question d’interprétation.
Le Conseil d’État, s’appuyant sur la compétence exclusive de l’autorité judiciaire touchant les taxes indirectes et les tarifs qui les établissent, a déclaré non recevables des recours pour excès de pouvoir formés : contre un arrêt du préfet de la Seine modifiant un tarif des droits de mesurage de la pierre à Paris, ledit arrêté attaqué pour incompétence et pour empiétement sur les attributions du Chef de l’État, comme ayant dérogé aux tarifs résultant d’anciens arrêts du Conseil et de décrets impériaux (1. Conseil d’État, 28 février 1866, Lavenant.) ; — contre un décret autorisant la chambre syndicale des courtiers interprètes [697] et conducteurs de navires à percevoir sur les chargeurs un droit d’un franc par tonne de marchandise embarquée, décret attaqué comme ayant empiété sur le domaine de la loi (1. Conseil d’État, 26 juin 1874, Lacampagne. — Cf. Cass., 19 mars 1890, South-Eastern Railway.) ; — contre des arrêtés du préfet de la Seine et du ministre des finances ayant établi un tarif des locations dans un entrepôt de Paris qui ne pouvait résulter, d’après la requête, que d’un décret du Chef de l’État (2. Conseil d’État, 5 avril 1878, Valentin. — Cf. 18 décembre 1862, Roy.).
La juridiction administrative est également incompétente quand il s’agit de l’interprétation des tarifs et des règlements faits pour leur exécution, par exemple, du règlement du service des postes, des règlements de douane, d’octroi, etc. Cette interprétation appartient tout entière aux tribunaux, parce que, dit un décret sur conflit du 18 décembre 1862, « l’autorité compétente pour appliquer le tarif, l’est nécessairement aussi pour reconnaître le sens et la portée des dispositions qu’il s’agit d’appliquer (3. Conseil d’État, 18 décembre 1862, chemin de fer d’Orléans. — Cf. 17 mai 1855, Mahé : — La formule de l’arrêt de 1862 ne devrait pas être généralisée et étendue à des matières qui ne relèveraient pas aussi complètement de la compétence judiciaire que le contentieux des contributions indirectes. Le plus souvent, en effet, les tribunaux compétents pour appliquer un acte administratif ne le sont pas pour l’interpréter, et c’est précisément ce qui donne lieu aux questions préjudicielles d’interprétation.) ». Aussi un arrêt du 12 avril 1866 (chemin de fer de Lyon) a-t-il annulé un arrêté de conflit par lequel l’autorité administrative avait revendiqué l’interprétation préjudicielle d’un tarif de chemin de fer, « considérant qu’il résulte des lois des 7-11 septembre 1790 et 5 ventôse an XII que l’autorité judiciaire est seule compétente pour connaître des contestations auxquelles peut donner lieu le recouvrement des impôts indirects entre les redevables et les administrations chargées du recouvrement, que dès lors le litige ne présentait aucune question préjudicielle dont la connaissance pût être revendiquée par l‘autorité administrative (4. Cf. Aucoc, Conférences, t. III, p. 792.) ».
Une application remarquable de cette jurisprudence a été faite par le Conseil d’État (15 février 1884, Jurie et Courtet). Une contestation s’étant élevée entre des habitants de Bordeaux et la compagnie des tramways au sujet de l’application du tarif, la cour [698] de Bordeaux, par arrêt du 15 mars 1882, sursit à statuer jusqu’à ce que l’autorité administrative eût donné l’interprétation de la clause du cahier des charges qui réglait les conditions du service dans le cas litigieux ; la cour se fondait sur ce que ce cahier des charges était un contrat administratif, et qu’il n’appartenait pas aux tribunaux d’en connaître. Mais, si le traité avait en effet ce caractère entre l’administration et le concessionnaire, il n’en était pas de même entre le concessionnaire et les redevables ; à leur égard il ne constituait que le tarif en vertu duquel s’opérait la perception, et l’autorité judiciaire était seule compétente pour l’interpréter. Aussi le Conseil d’État dut-il se déclarer incompétent pour statuer sur la question que la cour de Bordeaux lui avait renvoyée, par le motif « que la clause contestée n’a pas entre les requérants et la compagnie le caractère d’un acte ou d’un contrat administratif ; que la requête portée devant le Conseil d’État constitue une demande d’interprétation d’une clause d’un tarif; que le jugement des contestations relatives soit à l’application et à la perception, soit à l’interprétation des tarifs autorisés pour le transport des voyageurs dans les tramways a lieu comme en matière de contributions directes : qu’ainsi et aux termes des lois ci-dessus visées des 7-11 septembre 1790 et du 5 ventôse an XII, la juridiction administrative n’est pas compétente pour en connaître ». Le Conseil d’État se trouvait, comme on voit, dans le seul cas où la juridiction saisie d’une question préjudicielle peut refuser de la résoudre, celui où elle n’est pas compétente sur la question qui lui a été renvoyée (1. Voy. ci-dessus, p. 501 et suiv. — Cf. Conseil d’État, 29 mars 1855, Poinlurier ; — 1er juin 1870, Voilquin ; — Cass., 30 mars 1863, chemin de fer de Lyon ; — 26 août 1874, Compagnies des Dombes.).
Ce qui est vrai des clauses du cahier des charges qui fixent la portée des tarifs, l’est également des conventions accessoires passées dans le même but entre l’administration et un concessionnaire. Aussi est-ce avec raison qu’un arrêt du Conseil d’État du 17 janvier 1867 (Chemin de fer de Lyon) a décidé qu’il n’y avait pas lieu de soumettre à la juridiction administrative l’interprétation d’une convention spéciale, passée entre le ministre des travaux publics et une compagnie de chemin de fer, au sujet du transport des houilles sur [699] les chemins de fer d’embranchements de mines, tant que cette question ne se posait qu’entre la compagnie et un exploitant de mines au sujet de l’application du tarif.
Incompétence des tribunaux judiciaires sur les contestations administratives étrangères à la perception de la taxe. — La plénitude de juridiction qui appartient à l’autorité judiciaire, entre les redevables et l’administration, ou les concessionnaires chargés de la perception des taxes, étant uniquement fondée sur les lois des 7-11 septembre 1790 et 5 ventôse an XII, qui attribuent aux tribunaux judiciaires le contentieux des contributions indirectes, il en résulte que ces lois sont inapplicables et que les règles ordinaires de la compétence reprennent leur empire quand le contentieux de la perception n’est plus en cause.
Ainsi, si les réclamations formées par un redevable contre une compagnie concessionnaire ne tendaient pas à contester l’existence ou la quotité de la taxe, mais à obtenir la réparation de dommages que le remaniement des tarifs ou la création de tarifs spéciaux causerait à certaines industries, les questions relatives à la légalité de ces tarifs et des actes administratifs qui les ont autorisés, devraient être renvoyées à la juridiction administrative. Cette difficulté s’est présentée à l’occasion de demandes en dommages-intérêts formées par des industriels contre des compagnies de chemin de fer, à raison de l’application des tarifs différentiels dont la légalité avait d’abord été mise en doute. Après quelques hésitations, la jurisprudence a été fixée sur ce point par un décret sur conflit du 21 avril 1853 (Dupont) portant « que sous prétexte d’un dommage prétendu causé par des modifications de tarif à des intérêts privés, l’autorité judiciaire ne saurait, sans méconnaître le principe de la séparation des pouvoirs, s’immiscer directement ou indirectement dans l’appréciation d’actes de cette nature et y porter atteinte ». Cette jurisprudence a été acceptée par la Cour de cassation (1. Cass., 12 février 1857, Vasse ; — 22 février 1858, chemin de fer du Nord. — La doctrine contraire avait momentanément prévalu, en vertu d’une décision du Tribunal des conflits du 3 janvier 1851. — Cf. Aucoc, Conférences, t. III, p. 581.).
A plus forte raison les lois de 1790 et de l’an XII sont-elles sans application, et les règles ordinaires de la compétence doivent-elles [700] être suivies lorsqu’il y a contestation entre l’administration et le concessionnaire ou fermier chargé de percevoir les taxes, sur le sens et l’exécution de leurs marchés.
Le décret du 17 mai 1809 (art. 136, § 2) sur les octrois a résolu la question en ce sens, quand il s’agit d’interpréter des conventions passées entre les communes et les fermiers ou les régisseurs intéressés des octrois. La jurisprudence a consacré la même solution quand il s’agit des fermiers des droits de place dans les halles et marchés (1. Tribunal des conflits, 15 mars 1879, Renaud ; — Cf. Tribunal des conflits, 4 août 1877, commune de Langeac.). La question pouvait faire doute dans ces deux cas, parce qu’il s’agissait de contrats passés par les communes et n’ayant pas le caractère de marchés de travaux publics. La compétence administrative a d’ailleurs été limitée, par le texte même de l’article 136 du décret de 1809, aux questions d’interprétation ; elle ne s’étend pas, entre la commune et le fermier ou le régisseur, à tout le contentieux de ces contrats spéciaux.
Mais, quand il y a contestation entre l’administration et un concessionnaire sur les clauses du cahier des charges d’une concession, aucun doute ne peut s’élever sur la compétence administrative, puisqu’il s’agit d’actes assimilés à des marchés de travaux publics, et que la loi du 28 pluviôse an VIII soumet aux conseils de préfecture « les difficultés qui pourraient s’élever entre les entrepreneurs de travaux publics et l’administration, concernant le sens ou l’exécution des clauses de leurs marchés ». Il importe peu, dans ce cas, que la clause débattue entre l’administration et le concessionnaire soit relative à des exemptions de taxe ou à des tarifs de faveur stipulés dans un but d’intérêt général ; ces stipulations constituent des clauses de la concession ; les litiges auxquels elles donnent lieu se rattachent donc au contentieux du marché de travaux publics, et non au contentieux des contributions indirectes.
Jurisprudence relative aux exemptions ou réductions de taxes stipulées en faveur des services publics. — La jurisprudence est fixée en ce sens qu’il appartient aux conseils de préfecture et non aux tribunaux judiciaires d’appliquer et d’interpréter, entre l’État et les compagnies de chemin de fer, les clauses des cahiers des [701] charges relatives aux transports des lettres et dépêches, des corps de troupes ou des militaires voyageant isolément, de leurs chevaux et bagages, du matériel militaire ou naval, des prisonniers ou des gardes qui les conduisent, des agents chargés de la surveillance des chemins, de fer et des lignes télégraphiques, etc.
La même règle de compétence a été appliquée, en matière de ponts à péage, quand il s’est agi des exemptions de taxes stipulées en faveur d’agents des postes, de gendarmes, et même d’enfants se rendant à l’école. Dans ces cas, en effet, il s’agit de contestations entre l’administration et des concessionnaires de travaux publics sur le sens et l’exécution de clauses de leurs marchés.
La juridiction administrative serait également compétente, mais pour un autre motif, s’il s’agissait de transports exécutés pour le compte de l’administration, non en vertu des clauses du cahier des charges, mais en vertu de marchés spéciaux passés par les ministres pour le service de leurs départements. Les marchés de transport sont, en effet, de véritables marchés de fournitures régis par le décret du 11 juin 1806 ; les difficultés auxquelles ils donnent lieu relèvent donc des ministres, sauf recours au Conseil d’État.
Mais lorsque l’administration ne peut pas se prévaloir, vis-à-vis d’un concessionnaire, des stipulations particulières du cahier des charges, ou de marchés passés pour le service d’un département ministériel, lorsqu’elle se borne à user de l’ouvrage concédé dans les mêmes conditions que le public, à effectuer des transports sur les voies ferrées comme tout particulier pourrait le faire, le droit commun lui devient applicable. Les perceptions auxquelles elle est alors soumise ont le caractère de contributions indirectes, pour elle comme pour tout autre expéditeur, et les difficultés auxquelles elles peuvent donner lieu relèvent exclusivement des tribunaux judiciaires. Ces solutions ont été très nettement consacrées par un arrêt du Conseil d’État du 13 juillet 1883 (chemin de fer de Lyon) qui distingue, parmi les transports effectués pour l’approvisionnement de la capitale, aux approches du siège de Paris, ceux qui l’ont été en vertu de marchés passés par les ministres, ou dans les conditions du droit commun. Pour ces derniers transports, l’arrêt décide que les liquidations opérées par le ministre du commerce « ne font pas obstacle à ce que la compagnie porte sa réclamation devant l’autorité [702] judiciaire, seule compétente pour connaître des contestations relatives à l’application des tarifs ».
On a souvent parlé de la complication et de l’obscurité des règles de compétence dans la matière que nous venons d’examiner ; on voit que leur complexité est plus apparente que réelle. Ces règles peuvent, en résumé, se ramener à ces deux propositions très simples : 1° le contentieux des contributions indirectes et des taxes assimilées est un contentieux judiciaire entre l’agent de perception et le redevable, même quand ce redevable est l’État usant des tarifs généraux ; 2° le contentieux des concessions de travaux publics est administratif, entre l’État et le concessionnaire, même lorsque les clauses litigieuses stipulent des exemptions ou des réductions de tarifs en vue de services publics ou d’autres intérêts généraux.
II. — ELECTIONS AUX TRIBUNAUX DE COMMERCE
Le contentieux électoral est, en principe, un contentieux administratif. En effet, en dehors des élections législatives qui confèrent un mandat politique dont la vérification n’appartient qu’aux Chambres, les opérations électorales, même si elles sont suivies d’une approbation ou d’une investiture du Gouvernement, sont des opérations administratives analogues aux actes de la puissance publique portant collation de fonctions, grades, emplois administratifs, militaires ou judiciaires. C’est ce qui différencie profondément le contentieux de l’élection du contentieux des listes électorales, lequel est judiciaire, en principe, parce qu’il touche à l’exercice d’un droit individuel.
Le législateur n’a dérogé à la compétence administrative en cette matière, que pour les élections des juges aux tribunaux de commerce. D’après l’article 621 du Code de commerce (actuellement loi du 8 décembre 1883, art. 11), le contentieux de ces élections appartient aux cours d’appel ; c’est devant elles que doivent être portées dans un délai déterminé, les réclamations des électeurs et celles du procureur général. Ce magistrat exerce en cette matière l’attribution qui appartient aux préfets ou aux ministres compétents dans les autres élections.
[703] En ce qui touche l’inscription sur les listes électorales consulaires, la compétence est à plus forte raison judiciaire ; elle appartient au juge de paix, sous la seule réserve du recours en cassation (loi du 8 décembre 1883, art. 5 et 6) (1. Sous l’empire du Code de commerce (art. 619), le contentieux de la liste appartenait au tribunal civil sauf appel à la Cour.).
Ces dispositions ne laissent aucune place à la compétence administrative ; aussi le Conseil d’État l’a-t-il écartée dans le seul cas où l’administration avait demandé qu’elle fût reconnue. Ce cas est celui où la commission, chargée de dresser la liste des électeurs consulaires, n’aurait pas régulièrement procédé à ses opérations. En matière électorale ordinaire, le préfet peut déférer au conseil de préfecture, en vertu de l’article 4 du décret du 2 février 1852, les opérations de la commission de revision des listes, si les formes ou délais n’ont pas été observés. En l’absence de toute disposition similaire dans la législation des élections consulaires, le recours au conseil de préfecture ne pourrait évidemment pas avoir lieu, mais on s’est demandé si le recours pour excès de pouvoir ne serait pas recevable devant le Conseil d’État, contre des opérations de la commission attaquées pour incompétence ou vice de formes. L’affirmative a été soutenue en 1877, par l’administrateur du territoire de Belfort, qui avait formé un recours en annulation fondé sur ces griefs, et par le ministre de la justice qui s’était associé à ses conclusions ; ils se fondaient sur ce que la commission est une autorité administrative et que, par suite, ses décisions doivent être soumises à l’annulation pour excès de pouvoir, en vertu du principe général établi par les lois des 7-14 octobre 1790 et du 24 mai 1872, article 9. Mais le Conseil d’État a déclaré le recours non recevable, en se fondant sur les articles 619 et 621 du Code de commerce, et parce qu’ « aucune disposition de loi n’autorise l’autorité administrative à connaître des difficultés relatives à la confection des listes électorales consulaires ».
Il est à remarquer que ces règles de compétence ne sont pas applicables aux conseils de prud’hommes, bien qu’ils constituent, pour certains différends entre patrons et ouvriers, une juridiction commerciale qui relève des tribunaux de commerce en appel (2. Loi du 1er juin 1853, art. 13.). [704] Les lois du 27 mai 1848 et du 1er juin 1853 ont déféré aux conseils de préfecture non seulement le contentieux des opérations électorales, mais encore le contentieux des listes électorales (1. Loi du 1er juin 1853, art. 7.). On pourrait souhaiter plus d’harmonie dans la législation.
III. — PETITE VOIRIE
[704] La compétence de l’autorité judiciaire en matière de voirie était fort étendue sous la législation de l’Assemblée constituante. La loi des 7-11 septembre 1790 attribuait aux tribunaux « la police de conservation, tant pour les grandes routes que pour les chemins vicinaux » ; la loi du 29 floréal an X lui a retiré la répression des contraventions de grande voirie pour la confier aux conseils de préfecture, auxquels la loi du 9 ventôse an XIII a en outre déféré (sous réserve de la controverse dont nous allons parler) les usurpations et anticipations commises sur les chemins vicinaux.
Dans l’état actuel de la législation et de la jurisprudence, les attributions des tribunaux judiciaires en matière de voirie se bornent à réprimer les contraventions de petite voirie, à ordonner la réparation des dégradations causées aux chemins vicinaux et aux voies urbaines non classées dans la grande voirie, ainsi que la restitution du sol usurpé sur les voies urbaines.
La juridiction administrative n’a donc à intervenir ni dans la répression des contraventions de petite voirie et dans la réparation des dommages, ni dans la répression des usurpations commises en matière de voirie urbaine ; mais elle n’en conserve pas moins une attribution importante : elle est gardienne de l’intégrité du domaine public vicinal, et elle demeure chargée, à ce titre, de réprimer les anticipations commises sur les chemins dépendant de ce domaine. Cette répartition des compétences en matière de voirie vicinale ne fait plus doute aujourd’hui en jurisprudence, mais elle a été longtemps contestée par l’autorité judiciaire.
On doit reconnaître que les textes qui servent de hase à la compétence des conseils de préfecture sur les questions d’anticipation [705] et d’usurpation, n’ont pas toute la précision désirable. Ils consistent dans les articles 6, 7 et 8 de la loi du 9 ventôse an XIII, « relative aux plantations des grandes routes ou des chemins vicinaux ». D’après ces textes, « l’administration fera rechercher les anciennes limites des chemins vicinaux et fixera, d’après cette reconnaissance, leur largeur suivant les localités. A l’avenir nul ne pourra planter sur le bord des chemins vicinaux, même dans sa propriété, sans leur conserver la largeur qui leur aura été fixée. Les poursuites en contravention aux dispositions de la présente loi seront portées devant les conseils de préfecture, sauf recours au Conseil d’État. »
La compétence attribuée par cette loi aux conseils de préfecture était-elle limitée aux questions de plantations, ou bien s’étendait-elle à toute usurpation commise sur le sol de ces chemins auxquels la loi de l’an XIII voulait assurer une assiette fixe, également protégée contre les empiétements de toute espèce, constructions, plantations et labours ?
Cette dernière interprétation était celle du Conseil d’État, qui avait rédigé cette loi dans le même esprit que celle du 29 floréal an X, afin que les routes et chemins fussent mieux défendus à l’avenir qu’ils ne l’avaient été, depuis 1790, par les tribunaux judiciaires (1. Sur l’esprit de cette législation, voy. ci-dessus, p. 221 et la note.). C’est en ce sens que se prononcèrent plusieurs arrêts du Conseil (2. Conseil d’État, 3 septembre 1808, Godinot ; — 16 août 1808, Daniélon ; — 6 juin 1811, Soulaire.), auxquels la Cour de cassation opposait une jurisprudence contraire (3. Cass., 30 janvier 1807 ; 30 janvier 1808. — Cf. Serrigny, Compétence administrative, t. II, p. 442.), et qui aboutirent à un partage de compétence entre les deux juridictions : les tribunaux prononcèrent l’amende, les conseils de préfecture ordonnèrent la restitution du sol usurpé.
Mais la controverse se réveilla avec beaucoup de vivacité après la revision du Code pénal, opérée par la loi du 28 avril 1832. Cette loi introduisit dans l’article 479, § 11, du Code pénal, une disposition empruntée au Code rural de 1791 (4. Lois des 28 septembre-6 octobre 1791, tit. II, art. 40.), et punit des peines de police « ceux qui auront dégradé ou détérioré, de quelque manière [706] que ce soit, les chemins publics ou usurpé sur leur largeur ». La Cour de cassation décida par plusieurs arrêts que le conseil de préfecture était désormais privé de toute compétence en matière d’usurpations, soit en vertu de ce texte, soit en vertu de la loi du 21 mai 1836 sur les chemins vicinaux, et que l’article 8 de la loi du 9 ventôse au XIII était complètement abrogé (1. Cass., 2 mars 1837 ; 8 février 1840 ; 10 septembre 1840 ; 8 décembre 1843.).
De son côté, le Conseil d’État, refusant de considérer la loi de l’an XIII comme abrogée, soit par l’article 479 du Code pénal, soit par la loi du 11 mai 1836, persista dans sa jurisprudence et décida que le conseil de préfecture était seul compétent pour ordonner la restitution du sol usurpé (2. Conseil d’État, 1er mars 1837, de Rougemont ; — 22 février 1838, Manget ; — 25 avril 1839, Bataille ; — 2 septembre 1840, Mathieu.). Sa doctrine a été adoptée par le Tribunal des conflits.
La première décision émanée de ce Tribunal (21 mars 1850, Morel-Wass) est un véritable arrêt de doctrine qui aborde et résout en peu de mots tous les éléments de la controverse : « La compétence établie par la loi du 9 ventôse an XIII se rattache aux pouvoirs généraux qui appartiennent à l’autorité administrative chargée d’assurer la libre circulation des citoyens et la viabilité publique ; cette compétence n’a été changée par aucune loi. L’article 479, § 11, du Code pénal, tel qu’il a été modifié par la loi du 28 avril 1832, s’est borné à reproduire les dispositions de la loi des 26 septembre-6 octobre 1791, dans le seul but de placer parmi les contraventions de police, les infractions prévues par ledit article ; il doit se combiner avec la loi du 9 ventôse an XIII, en ce sens que les conseils de préfecture sont chargés de faire cesser les usurpations commises sur les chemins vicinaux, et les juges de police de prononcer les amendes. Cette combinaison attribue à chaque autorité les pouvoirs qui lui appartiennent, en réservant à l’autorité administrative les mesures de conservation de la voie publique et à l’autorité judiciaire l’application des pénalités (3. La répartition des compétences, ainsi tracée par le Tribunal des conflits de 1850, est assurément rationnelle et conforme aux principes. Mais il faut reconnaître que la législation ne s’en est pas toujours inspirée, et qu’on ne saurait la présenter comme une règle générale applicable à toute la matière de la petite voirie. Elle ne s’applique pas, en effet, lorsqu’il s’agit de rues et places dépendant exclusivement de la voirie urbaine. Pour ces voies publiques, il n’existe aucun texte qui ait réservé à la juridiction administrative la répression des usurpations, comme la loi du 9 ventôse an XIII l’a fait pour les chemins vicinaux. Aussi la doctrine el la jurisprudence sont-elles d’accord pour reconnaître que le jugement de ces usurpations appartient à l’autorité judiciaire, aussi bien que l’application des pénalités. (Conseil d’État, 22 février 1855, Moreau. Cf. Guillaume, Traité de la voirie urbaine, p. 245.)). »
[707] La jurisprudence résultant de cette décision, qui fut promptement suivie de deux autres (1. Tribunal des conflits, 7 novembre 1850, Deswarte ; — 8 mars 1851, Bataille. — Cf. 17 mai 1873, Desanti ; — 13 mars 1875, Gérentet.), a clos la controverse qui durait depuis près de cinquante ans. La Cour de cassation s’est ralliée à la doctrine qui avait prévalu devant le juge des compétences, et elle a entraîné dans cette sage évolution les autres corps judiciaires (2. Cass., 19 juin 1851, Bausseron ; — 30 décembre 1859, Ricord.). Aussi le Tribunal des conflits de 1872 n’a-t-il été appelé à consacrer à son tour cette jurisprudence, que d’une manière incidente, en statuant sur des conflits négatifs provoqués par une double déclaration d’incompétence des tribunaux de police et des conseils de préfecture, sur des questions de dégradations de chemins vicinaux, et non d’usurpations.
Il est à remarquer en effet que la Cour de cassation, en modifiant sa jurisprudence, était quelquefois allée, dans le sens de la compétence administrative, au delà de la doctrine du Tribunal des conflits et du Conseil d’État. Elle avait admis que la compétence du conseil de préfecture s’étend non seulement aux usurpations, mais encore à certaines dégradations des chemins vicinaux (3. Arrêts précités du 30 décembre 1859 et du 12 avril 1867.). Les dégradations n’étant pas prévues par la loi du 9 ventôse an XIII, elles restent soumises à la compétence judiciaire en vertu de la loi des 28 septembre-6 octobre 1791 et de l’article 479, § 11, du Code pénal. C’est en ce sens que s’est prononcé le Tribunal des conflits par deux décisions du 17 mai 1873 (Desanti) et du 13 mars 1875 (Gérentet) : « Si la loi du 9 ventôse an XIII, disent ces décisions, attribue aux conseils de préfecture la connaissance des usurpations commises sur les chemins vicinaux, les détériorations ou dégradations sont exclusivement régies par l’article 479, § 11, du Code pénal et soumises au tribunal de simple police, conformément à l’article 138 du Code d’instruction criminelle, soit pour l’application de la peine, soit pour la réparation du dommage. »
[708] De son côté, le Conseil d’État refuse compétence au conseil de préfecture lorsqu’il s’agit d’ouvrages exécutés sur le sol ou sur les talus d’un chemin vicinal, mais qui n’impliquent pas, de la part de leur auteur, l’intention de s’approprier le sol du chemin, par exemple de travaux tendant à modifier ou à détourner l’écoulement des eaux du chemin. Ce ne sont pas là des usurpations, mais des dégradations relevant de la compétence judiciaire (1. Conseil d’État, 6 mars 1891, Galvié).
Nous avons essayé d’exposer, dans ce Livre III, les principales règles qui servent à délimiter la compétence administrative à l’égard de l’autorité judiciaire. Nous devons maintenant rechercher les limites des attributions des tribunaux administratifs à l’égard du Parlement et du Gouvernement considéré comme pouvoir politique.
Ce sera l’objet du Livre IV.
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