I. — MARCHÉS DE TRAVAUX PUBLICS
Les contestations qui s’élèvent entre l’administration et les entrepreneurs de travaux publics ont été déférées de tout temps à la juridiction administrative : sous l’ancien régime, aux intendants, sauf recours au Conseil du roi (1. Voy. tome Ier, p. 141 et 190.) ; pendant la période révolutionnaire, aux directoires de départements (2. Voy. tome Ier, p. 141 et 190.) ; depuis le Consulat, aux conseils de préfecture sauf appel au Conseil d’État, en vertu de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII : — « Le conseil de préfecture prononcera… sur les difficultés qui pourraient s’élever entre les entrepreneurs de travaux publics et l’administration concernant le sens ou l’exécution des clauses de leurs marchés. »
Lorsqu’il s’agit de travaux exécutés dans une colonie, la compétence appartient au conseil du contentieux de cette colonie, sauf appel au Conseil d’État (3. Voy. tome Ier, p. 384.).
Si les travaux sont exécutés en pays étranger, — ce qui arrive notamment pour la construction des édifices destinés aux ambassades, légations ou consulats de France, — la règle de la compétence territoriale, à laquelle sont soumis les tribunaux administratifs de premier ressort, fait obstacle à ce que les contestations soient portées devant un conseil de préfecture de France ou devant le conseil du contentieux d’une colonie voisine ; aussi est-ce [120] avec raison que le Conseil d’État a annulé pour incompétence un arrêté du conseil de préfecture de la Seine, qui avait statué sur une contestation relative à la construction du consulat général de France à Smyrne (1. Conseil d’État, 21 mai 1880, Vitalis.). On doit donc appliquer aux marchés de travaux publics exécutés à l’étranger les mêmes règles de compétence et de procédure qu’aux marchés de fournitures, c’est-à-dire provoquer une décision du ministre compétent (ordinairement le ministre des affaires étrangères) et la déférer, s’il y a lieu, au Conseil d’État (2. Telle a été la marche suivie dans une contestation relative à la construction du consulat de France à Shanghai, sur laquelle le Conseil d’État a statué après décision du ministre des affaires étrangères (9 avril 1873, Rémi de Montigny).).
Si cependant il s’agissait d’un travail exécuté sur un territoire français, se prolongeant sur un territoire étranger limitrophe (route, chemin de fer, canal), et faisant l’objet d’un marché ou d’une concession unique, l’indivisibilité de l’entreprise devrait faire décider que le conseil de préfecture est compétent pour les contestations relatives à la partie des travaux exécutée hors de France (3. Conseil d’État, 11 juillet 1890, Cauro. Il s’agissait, dans cette affaire, d’une route exécutée sur le territoire du département de Constantine, où le marché avait été passé, et se prolongeant sur le territoire de la Tunisie.).
Bases légales des marchés. Autorité des cahiers des charges. — Malgré leur importance exceptionnelle, les marchés et les concessions de travaux publics n’ont pas fait l’objet de lois spéciales. Le Code civil ne peut leur fournir que des principes généraux formulés dans le titre des Contrats, et quelques dispositions du titre du Louage d’ouvrage.
La loi du 31 janvier 1833 avait prescrit des règlements d’administration publique sur les marchés de l’État. Mais cette loi et les règlements faits pour son exécution (ordonnance du 4 décembre 1836 et décret du 20 novembre 1882) n’ont eu en vue que les garanties d’ordre administratif et financier à prendre dans l’intérêt de l’État et n’ont pas statué sur les conditions mêmes des marchés.
Ces conditions ne sont pourtant pas abandonnées, dans chaque contrat particulier, à l’appréciation de l’administration. Elles sont fixées par des cahiers des clauses et conditions générales, qui ont un [121] caractère à la fois contractuel et réglementaire : contractuel, en ce que leurs stipulations viennent s’ajouter à celles de chaque marché particulier, et qu’elles sont proposées toutes ensemble à l’acceptation des soumissionnaires ; réglementaire, en ce que l’administration doit s’y conformer, et n’y peut déroger que dans des cas exceptionnels. Ainsi tous les travaux des ponts et chaussées sont régis par le cahier des clauses et conditions générales du 16 novembre 1866 modifié par l’arrêté du 16 février 1892 ; ceux du génie, par le cahier du 25 novembre 1876. Les arrêtés ministériels qui les ont mis en vigueur portent que tous les marchés relatifs à ces travaux, qu’ils soient passés par adjudication ou de gré à gré, sont soumis à leurs clauses et conditions. On peut donc les considérer comme la base légale et permanente de ces contrats.
Pour les concessions de chemins de fer et autres ouvrages publics construits aux frais du concessionnaire et susceptibles d’être exploités par lui, il n’existe pas de cahiers des clauses et conditions générales, mais des cahiers-types, qui remplissent le même but, leurs clauses, reproduites dans chaque contrat particulier, lui donnent la fixité nécessaire.
Les cahiers des clauses et conditions générales peuvent déroger aux règles ordinaires des contrats, dans la mesure où un accord contractuel permet à toutes parties de le faire, c’est-à-dire à condition que les stipulations soient licites, qu’elles ne soient pas léonines, ni aléatoires au point de dégénérer en jeu ou pari ; ce dernier vice ne saurait d’ailleurs être reproché aux marchés à forfait, qui sont prévus par l’article 1793 du Code civil, et qui peuvent porter soit sur l’ensemble d’un ouvrage, soit sur quelques-unes de ses parties (1. Dans la pratique, le forfait n’est jamais stipulé pour l’ensemble de l’ouvrage, à moins qu’il ne s’agisse de travaux d’architecture peu importants et peu coûteux. Mais l’administration y a souvent recours, surtout pour les travaux de chemins de fer directement exécutés par l’État, quand il s’agit de fixer le prix des déblais d’une tranchée, d’un tunnel, dans des terrains dont la nature n’a pas pu être suffisamment vérifiée. Dans ce cas, la stipulation est licite, malgré le caractère très aléatoire qu’elle peut présenter.).
Les cahiers des charges ne peuvent pas déroger aux lois de compétence, qui sont toujours réputées d’ordre public. On devrait donc tenir pour non avenues les clauses qui enfreindraient la loi [122] du 28 pluviôse an VIII, en attribuant, par exemple, au tribunal civil ou au ministre des contestations que cette loi défère aux conseils de préfecture (1. Conseil d’État, 18 juin 1852, Chapot ; — 7 février 1867, Vidal.).
La jurisprudence a cependant admis que si les cahiers des charges ne peuvent pas déroger aux règles de la compétence ratione materiae, ils peuvent modifier celles de la compétence ratione loci, décider, par exemple, que toutes les contestations intéressant une même entreprise seront portées devant un conseil de préfecture déterminé, quel que soit l’emplacement des travaux litigieux. C’est ainsi que le conseil de préfecture de la Seine a été désigné par les cahiers des charges des compagnies de chemins de fer ayant leur tête de ligne ou leur siège social à Paris, pour le jugement de toutes les difficultés survenues entre elles et l’administration sur un point quelconque de leur réseau.
Ces cahiers ne peuvent pas déroger non plus à la règle des deux degrés de juridiction (2. Conseil d’État, 23 juin 1853, Nougaret ; — 21 juillet 1853, commune de Gesté.), ni aux dispositions essentielles des lois de procédure. Mais ils peuvent soumettre à des délais spéciaux les réclamations des entrepreneurs, et même exiger qu’elles soient adressées aux représentants de l’administration avant d’être portées devant le conseil de préfecture. Nous aurons à revenir sur ce point en parlant des règles de procédure.
A quels marchés s’applique la loi de pluviôse an VIII. — La loi du 28 pluviôse an VIII défère d’une manière générale aux conseils de préfecture les contestations qui s’élèvent entre l’administration et les entrepreneurs de travaux publics sur le sens et l’exécution de leurs marchés.
L’expression de marché doit être prise ici dans son acception la plus large ; elle ne s’applique pas seulement aux marchés ou entreprises, exécutés sous la direction immédiate de l’administration et moyennant un prix convenu, mais encore aux concessions, c’est-à-dire aux contrats qui chargent un particulier ou une société d’exécuter un ouvrage public à ses frais, avec ou sans subvention ou garantie d’intérêt, et qui l’en rémunèrent en lui confiant l’exploitation [123] de l’ouvrage, avec le droit de percevoir des péages ou des prix de transport.
La juridiction des conseils de préfecture s’étend également, d’après une jurisprudence constante, à tous les contrats de louage de service ou d’ouvrage passés entre l’administration et les architectes, artistes ou artisans directement employés par elle ; mais elle ne s’applique pas aux contrats d’une autre nature, par exemple aux achats ou locations d’outils et machines employés sur les chantiers, aux fournitures des produits artistiques ou industriels destinés à prendre place dans l’ouvrage public, quand le vendeur ou fournisseur se borne à livrer la chose louée ou vendue, ou n’exécute qu’un travail secondaire de pose et d’adaptation. Ces derniers contrats ne sont pas des marchés de travaux publics, mais des marchés de fournitures, qui relèvent soit du ministre sauf recours au Conseil d’État, soit des tribunaux judiciaires, selon qu’ils sont passés avec l’État ou avec une autre administration.
En dehors de ces contrats, où l’on peut assez aisément distinguer le marché de travaux publics du marché de fournitures, il en est d’autres qui ont un caractère véritablement mixte, où domine même le marché de fournitures, et que la jurisprudence a cependant soumis à la juridiction des conseils de préfecture en les assimilant à des marchés de travaux publics. Tels sont : les marchés de distribution et de fourniture d’eau, de gaz, d’électricité dans les villes, parce qu’ils exigent des travaux de canalisation ; — les marchés de balayage et de nettoiement des voies publiques, parce qu’ils contribuent à leur entretien ; — les marchés pour la fourniture et la pose de fils télégraphiques, et même de câbles sous-marins, parce que, bien qu’immergés hors du territoire ils ont des points d’attérissement nécessitant des travaux qui ont le caractère de travaux publics (1. Conseil d’État, 1er mai 1891, Anglo-American Telegraph Company. — Un arrêt du 21 janvier 1871, Siémans, a même décidé que le conseil de préfecture était compétent sur un marché qui n’avait pour objet que la fourniture et non la pose d’un câble électrique ; mais cet arrêt nous paraît être allé trop loin, car si la jurisprudence permet de faire facilement prévaloir, dans un même contrat l’idée de travail public, sur celle de fourniture, encore faut-il que le marché prévoie l’exécution de quelque ouvrage ; il ne suffirait pas, pour que le conseil de préfecture fût compétent, que la fourniture fût destinée à un travail à exécuter ultérieurement en vertu d’un autre marché.), — les marchés pour le service des prisons, [124] le travail, la nourriture et l’habillement des détenus, parce que les cahiers des charges imposent ordinairement aux adjudicataires certains travaux d’entretien des bâtiments ; — les entreprises de pompes funèbres (1. Pour ces dernières entreprises, l’assimilation faite par la jurisprudence s’appuie sur le décret du 18 mal 1806 (art. 15), qui prescrit de les adjuger « selon le mode établi par les lois et règlements pour tous les travaux publics ».).
On doit reconnaître que le lien est parfois fragile entre l’objet de ces marchés et l’idée de travail public ; qu’en tous cas ce n’est pas cette idée qui y tient le plus de place. On en pourrait conclure que, lorsqu’un contrat est mixte, il n’est pas nécessaire que le marché de travaux publics y domine ; il suffit qu’il y apparaisse, même sous une forme très atténuée, pour que la compétence du conseil de préfecture en résulte. La jurisprudence a peut-être ainsi donné à la loi de pluviôse an VIII une extension que n’avaient pas prévue ses auteurs ; mais elle n’en doit pas moins être tenue pour acquise : le Tribunal des conflits et le Conseil d’État l’ont consacrée par de nombreuses décisions, spécialement pour les distributions d’eau et de gaz et pour le service des prisons (2. Conseil d’État, 28 novembre 1880, Collard; — 23 décembre 1881, Alléguen.).
On doit également considérer comme définitivement établie, — malgré de longues controverses aujourd’hui éteintes, — la jurisprudence qui applique indistinctement la loi de pluviôse an VIII à tous les marchés de travaux publics, qu’ils soient faits pour le compte de l’État ou pour celui des départements ou des communes. Cette jurisprudence est conforme au texte de la loi, qui parle des contestations entre l’administration et les entrepreneurs, et qui s’applique ainsi à toute administration publique. Elle n’est pas moins conforme à l’esprit général de notre législation, car plusieurs lois soumettent à la compétence des conseils de préfecture des travaux exécutés par des entreprises particulières et présentant un intérêt général, — tels que les travaux de dessèchement de marais, d’assèchement des mines et ceux qui sont exécutés par les associations syndicales autorisées ; — à plus forte raison doit-il en être ainsi pour les travaux exécutés dans un but d’intérêt général, par les départements, les communes et les établissements chargés d’un service public.
[125] De la compétence sur les conventions financières qui se rattachent à un marché de travaux publics. — Lorsque le caractère de marché de travaux publics est acquis à un contrat, le conseil de préfecture est-il compétent sur toutes les contestations auxquelles peuvent donner lieu les clauses et conventions financières insérées dans ce contrat, telles que les clauses relatives aux subventions, garanties d’intérêt, partages de bénéfices, etc. ? Cette question doit être résolue affirmativement, à moins d’exceptions résultant de textes spéciaux.
Les clauses dont il s’agit font corps avec le marché de travaux publics, elles fixent certaines conditions de son exécution ; on ne peut donc les discuter sans discuter l’application même du contrat administratif. Quelques décisions du Conseil d’État et de la Cour de cassation avaient cependant jugé qu’on pouvait détacher d’un marché de distribution d’eau et de gaz les clauses relatives à un partage des bénéfices entre la ville et la compagnie, et porter devant les tribunaux judiciaires les litiges auxquels ces clauses donnaient lieu (1. Conseil d’État, 20 mars 1862, Compagnie grenobloise ; — Rep. rej. 24 juillet 1867, même partie.) ; mais le Tribunal des conflits n’a pas adopté cette jurisprudence ; il a, au contraire décidé (16 décembre 1876, ville de Lyon) que le conseil de préfecture est compétent, par application de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII : — « Considérant que cette disposition est générale, qu’elle attribue compétence à la juridiction administrative à l’égard de toutes les contestations qui peuvent naître à l’occasion des marchés de travaux publics… ; que l’article du traité sur lequel est basée la demande formée par la ville de Lyon est une clause du marché, contenant stipulation au profit de la ville d’une participation éventuelle aux bénéfices de l’exploitation ; que cette clause constitue une condition essentielle de la prorogation de concession faite par la ville, qu’il suit de là que l’autorité administrative était seule compétente pour fixer entre les parties le sens de cette clause et les conditions de son application. » — La Cour de cassation s’est ralliée à cette jurisprudence par un arrêt du 2 mars 1880 (Union des gaz).
Par exception, quand il s’agit des conventions financières passées [126] entre l’État et les grandes compagnies de chemins de fer, relativement à la garantie d’intérêt et au partage des bénéfices, la décision n’appartient pas au conseil de préfecture, mais au ministre des travaux publics, sauf recours au Conseil d’État. Le ministre arrête les comptes et fixe les sommes à acquitter de part et d’autre, sur le rapport d’une commission spéciale, dite Commission de vérification des comptes des compagnies de chemins de fer, composée de délégués du ministre des travaux publics et du ministre des finances, et présidée par un conseiller d’État.
Cette attribution de compétence résulte de règlements d’administration publique qui avaient été prévus par les conventions passées en 1859 entre l’État et les compagnies de chemins de fer, et approuvées par le décret du 11 juin 1859 et la loi en date du même jour (1. Voy. les décrets du 6 mai 1863 (art. 18 et suiv.), rendus en exécution des conventions passées avec les Compagnies du chemin de fer d’Orléans, de l’Ouest et du Midi ; — le décret du 6 juin 1863, relatif à la Compagnie de Lyon (art. 19 et suiv.). Le principe d’après lequel les compétences ne peuvent être réglées que par la loi, et ne peuvent résulter ni de simples décrets ni de clauses d’un cahier des charges, aurait pu faire obstacle à la compétence ministérielle substituée, en cette matière, à celle du conseil de préfecture. Mais, à l’époque où cette règle a été édictée pour les questions de garantie d’intérêt et le partage dos bénéfices, la jurisprudence ne s’était pas encore prononcée en faveur d’une compétence générale du conseil de préfecture, et les arrêts précités (p. 125, note 1) paraissaient même l’exclure ; l’attribution de compétence au ministre des travaux publics en vertu des conventions de 1859 pouvait donc être considérée comme non contraire à la loi de pluviôse an VIII. Plus tard, lorsque la jurisprudence du Tribunal des conflits s’est prononcée en faveur d’une compétence générale des conseils de préfecture, les pouvoirs du ministre et de la commission de vérification des comptes étaient reconnus depuis quinze ans et ne pouvaient plus être pratiquement remis en question.).
La référence à ces règlements se retrouve également dans les nouvelles conventions passées, en 1883, avec les grandes compagnies de chemins de fer.
La compétence du ministre s’applique-t-elle exclusivement aux comptes de garantie d’intérêt et de partage des bénéfices, ou bien s’étend-elle à tout le contentieux de ces clauses, et notamment aux questions d’interprétation ou d’exécution qu’elles peuvent soulever ?
Cette dernière solution a été implicitement admise par deux arrêts du Conseil d’État du 12 janvier 1895 (Chemin de fer du Midi et Chemin de fer d’Orléans) qui ont statué sur un recours formé contre une décision par laquelle le ministre des travaux publics enjoignait [127] à ces compagnies de mentionner sur leurs obligations une date d’expiration de la garantie d’intérêts qui était contestée par elles.
Il semble d’ailleurs rationnel que la même compétence soit admise sur toutes les questions de garantie d’intérêt ou de partages des bénéfices qui sont ou qui seront des éléments de règlement des comptes réservés au ministre par le décret de 1863.
Cette compétence du ministre des travaux publics, et la dérogation qui en résulte à la compétence générale des conseils de préfecture, ont été étendues aux chemins de fer d’intérêt local et aux tramways par l’article 8 du règlement d’administration publique du 20 mars 1882, rendu en exécution de l’article 16 de la loi du 11 juin 1880. Pour ces concessions, comme pour celles des chemins de fer d’intérêt général, les questions de garantie d’intérêt et de partage des bénéfices sont soumises au ministre qui décide, sauf recours au Conseil d’État (1. Voy. aussi le décret du 23 décembre 1885 modifiant et complétant certaines dispositions du décret du 20 mars 1882.).
Le ministre des travaux publics n’ayant été substitué au conseil de préfecture que dans les conditions prévues par les décrets du 6 mai 1863 et du 20 mars 1882, c’est-à-dire seulement pour les questions de garantie d’intérêt et de partage de bénéfices, il en résulte que le conseil de préfecture reste compétent pour les stipulations financières étrangères à la garantie d’intérêt et au partage de bénéfices, par exemple pour celles qui sont relatives aux subventions et au rachat (2. Conseil d’État, 8 février 1895, Chemin de fer de Lyon. Dans cette affaire, où la compétence du conseil de préfecture a été reconnue, il s’agissait d’une subvention de l’État sous forme de participation à l’achat de terrains nécessaires à l’exécution de travaux de la compagnie.).
De la compétence sur les offres de concours. — La jurisprudence a assimilé à des marchés de travaux publics les offres de concours en argent ou en terrains faites par les départements, les communes ou les particuliers, en vue d’obtenir ou de faciliter l’exécution d’un travail public. A la vérité, ces engagements n’impliquent aucun louage d’ouvrage, aucune participation directe aux travaux ; ils constituent un contrat administratif spécial, un contrat do ut facias, dont il eût été difficile de spécifier la nature et de [128] déterminer la compétence autrement que par voie d’analogie. L’assimilation qui a prévalu entre les offres de concours et les marchés de travaux publics est conforme à l’objet essentiel de ces conventions, puisqu’elles tendent à l’exécution des travaux. On aurait pu aussi, comme le proposait M. Serrigny, justifier la compétence du conseil de préfecture en assimilant ces subventions volontaires aux subventions forcées prévues par la loi du 16 septembre 1807, sous forme d’indemnités de plus-value (1. Serrigny, Compétence administrative, t. II, p. 193.).
Aussi la jurisprudence du Conseil d’État, affirmée depuis 1839 par de nombreuses décisions (2. Les plus anciennes décisions nous paraissent être les suivantes, rendues sur conflit : — 20 avril 1839, préfet du Cher ; — 7 décembre 1844, département de la Dordogne ; — 18 décembre 1846, commune de Nanteuil. La jurisprudence du Conseil d’État n’a jamais varié depuis.), a-t-elle été acceptée par la Cour de cassation et par le Tribunal des conflits (3. Civ. cass., 20 avril 1870, Roblin ; — 4 mars 1872, de la Guère. — Tribunal des conflits, 16 mai 1874, Dubois ; — 13 avril 1875, Estancelin ; — 27 mai 1876, de Chargère.). Le seul point sur lequel elle a été plus lente à se fixer, est celui de savoir si, lorsque l’offre de concours a uniquement des terrains pour objet, elle doit être assimilée non plus à un marché de travaux publics, mais à une cession d’immeubles relevant des tribunaux judiciaires. Nous avons vu, en étudiant les limites respectives de la compétence administrative et judiciaire, que la jurisprudence, après quelques hésitations, a définitivement consacré la compétence du conseil de préfecture (4. Voy. tome Ier, p. 561 et suiv. — Cette solution, en ce qui touche les offres ayant des terrains pour objet, a été remise en question par un arrêt de la Cour de cassation (18 janvier 1887, Guillaumin) ; mais la compétence du conseil de préfecture a été de nouveau très nettement affirmée par une décision du Tribunal des conflits du 30 juillet 1887 (Guillaumin), intervenue dans la même affaire, après renvoi devant la Cour d’Orléans, qui avait statué dans le même sens que la Cour de cassation (Orléans, 7 avril 1887).).
Limites de la compétence du conseil de préfecture à l’égard de l’autorité judiciaire. — Nous venons de voir que le conseil de préfecture est investi d’une compétence très étendue à l’égard de tons les contrats relatifs aux travaux publics et des stipulations de toute nature insérées dans ces contrats ; mais il ne faut pas oublier [129] que la loi de pluviôse an VIII n’a déféré aux conseils de préfecture que les contestations entre l’entrepreneur et l’administration. Celles qui s’élèvent entre l’entrepreneur et des tiers relèvent des tribunaux judiciaires, à moins qu’il ne s’agisse de questions de dommages causés par les travaux publics, d’occupations temporaires, d’extractions de matériaux, questions que la loi de l’an VIII défère, entre toutes parties, au conseil de préfecture.
Le conseil de préfecture est donc incompétent pour connaître des contestations entre l’entrepreneur et ses sous-traitants, ou entre le concessionnaire et ses propres entrepreneurs ; en matière de concession, la qualité d’entrepreneur n’appartient, au regard de l’administration, qu’au concessionnaire chargé d’exécuter le travail et il n’existe aucun lien de droit entre elle et ceux qu’il associe à cette exécution (1. Conseil d’Etat, 22 novembre 1863, Zoeppenfeld ; — 5 décembre 1873, Martin. Tribunal des conflits, 23 novembre 1878, Séblin.).
Il en est de même pour les contestations de l’entrepreneur avec ses bailleurs de fonds, associés, fournisseurs de matériaux, ouvriers ; pour celles du concessionnaire exploitant un chemin de fer, un pont à péage, un canal, avec les tiers sur lesquels il perçoit des péages ou des prix de transport déterminés par les tarifs (2. Sur les questions de compétence auxquelles peut donner lieu l’application des tarifs, voy. tome Ier, p. 639 et suiv.).
L’autorité judiciaire serait également compétente, même entre l’administration et son entrepreneur, si la contestation portait sur des questions de propriété, de privilège d’hypothèque ; le conseil de préfecture devrait, selon les cas, se dessaisir du fond de ces litiges ou des questions préjudicielles nécessaires à leur solution (3. Conseil d’État, 15 avril 1858, Sarrat (question de privilège de l’État sur la valeur de matériel d’un entrepreneur en faillite) ; — 7 août 1875, Chérel (question de radiation d’inscriptions hypothécaires) ; — 22 décembre 1882, Société Michel ; et Tribunal des conflits, 11 décembre 1880, Grandin (questions relatives à des emprunts et à des émissions d’obligations destinés à pourvoir à la dépense des travaux).).
Limites de la compétence du conseil de préfecture à l’égard de l’autorité administrative. — En principe, le contentieux des marchés de travaux publics est, pour le conseil de préfecture, un contentieux de pleine juridiction qui comporte l’appréciation de [130] toutes les décisions par lesquelles l’administration exerce les droits qu’elle croit tenir de son marché. Ce tribunal ne saurait donc décliner sa compétence devant les décisions de cette nature, sous prétexte qu’elles émaneraient d’autorités qui ne lui rassortissent pas. Les ministres, les préfets, les maires, sont justiciables du conseil de préfecture lorsqu’ils représentent l’État, le département ou la commune, dans ses rapports avec un entrepreneur ou un concessionnaire. Leurs décisions ne sont pas, en cette matière, des actes de puissance publique relevant directement du Conseil d’État, mais des actes de gestion, qui se rattachent étroitement au marché, concourent à en former le contentieux et sont soumis aux mêmes juges.
Il suit de là que les arrêtés de mise en régie pris par les préfets, les décisions rendues par les ministres pour résilier un marché, ordonner une réadjudication à la folle enchère de l’entrepreneur, saisir son cautionnement, prescrire à une compagnie de chemin de fer la pose d’une voie, la construction d’une gare, l’ouverture d’une avenue d’accès, etc., et généralement toutes les décisions prises par l’autorité administrative dans l’exercice des pouvoirs qu’elle tient des cahiers des charges, peuvent être discutées devant le conseil de préfecture et en appel devant le Conseil d’État. Il s’ensuit également que les entrepreneurs ou concessionnaires à qui ces actes font grief ne peuvent pas directement les attaquer devant le Conseil d’État pour excès de pouvoir, car cette procédure tendrait en réalité à supprimer un degré de juridiction et à modifier les lois de compétence et de procédure applicables aux marchés de travaux publics (1. Conseil d’État, 15 décembre 1809, Joret ; — 8 février 1878, Chemin de fer de Lyon ; — 6 août 1881, Perrot ; — 29 juillet 1887, Chemin de fer de Lyon ; — 14 mars 1890, Simonet; — 16 mai 1890, Chemin de fer du Midi. Le recours direct au Conseil d’État est cependant admis contre les décisions ministérielles qui approuveraient des adjudications irrégulières ou qui déclareraient adjudicataire un soumissionnaire qui n’aurait pas fait le plus fort rabais, parce qu’il s’agirait ici de décisions antérieures à la conclusion du marché (19 janvier 1868, Servat ; — 26 janvier 1877, Toinet). Le recours direct serait également recevable, en vertu de dispositions spéciales de la loi du 11 janvier 1880 (art. 7), contre les arrêtés ministériels prononçant la déchéance d’une concession de chemin de fer d’intérêt local ou de tramway. Mais il ne le serait pas en cas de déchéance de toute autre concession (21 décembre 1876. The Credit Company ; — 15 novembre 1878, de Preigne).).
[131] Mais si le conseil de préfecture est compétent pour connaître du contentieux de ces actes et décisions, il doit aussi tenir compte des pouvoirs qui appartiennent à l’autorité administrative en matière de marchés de travaux publics. Ces pouvoirs comportent une part d’action et de responsabilité qu’il n’appartient pas au juge de restreindre ; il peut apprécier la légalité et même l’opportunité des décisions, il peut statuer sur toutes leurs conséquences pécuniaires, mais il ne peut pas mettre les décisions à néant à la requête de l’entrepreneur. Ainsi, le conseil de préfecture n’a pas le droit de s’opposer aux changements ordonnés par l’administration, de prescrire ou d’interdire des travaux, d’annuler une mise en régie ou une résiliation prononcées par l’administration, ni de prononcer lui-même la mise en régie ou la réadjudication à la folle enchère de l’entrepreneur (1. Conseil d’État, 3 février 1888, Prévost.). Mais il a le droit de résilier le contrat en faveur de l’entrepreneur, si les changements qui lui sont imposés excèdent la mesure prévue par le cahier des charges ; de l’indemniser de toutes les conséquences d’une régie irrégulière ou mal fondée ; de lui allouer une indemnité en cas de résiliation non justifiée.
Ce qui est vrai des marchés de travaux publics l’est-il également des concessions ? Le conseil de préfecture ne peut-il mettre à néant aucune des mesures qui seraient prises contre un concessionnaire, notamment le séquestre, qui correspond à la mise en régie, et la déchéance, qui équivaut à une résiliation avec réadjudication aux risques et périls du concessionnaire ? La question est délicate, parce qu’il y a dans la concession quelque chose de plus qu’un louage d’ouvrage ; le concessionnaire a le droit d’exécuter les travaux par ses moyens propres, sous la surveillance de l’administration, mais non sous son autorité absolue ; il a surtout le droit d’exploiter l’ouvrage public pendant une période déterminée et de se rémunérer de ses dépenses en percevant des péages et des prix de transports. Ce sont là des droits plus stables, mieux garantis que ceux d’un simple entrepreneur ; ils ne peuvent pas être mis à néant par une résiliation facultative, mais seulement par un rachat, dont les conditions sont réglées d’avance dans l’acte de [132] concession, ou par une déchéance qui ne peut résulter que d’infractions graves au cahier des charges.
A raison de ces différences entre la concession et les autres marchés de travaux publics, nous pensons, avec M. Aucoc et M. Perriquet, que la juridiction contentieuse peut annuler une déchéance irrégulièrement prononcée (1. Aucoc, Conférences, t. II, p. 638. — Perriquet, Traité des travaux publics, t. II, p. 13. Dans le même sens : Conseil d’État, 8 février 1878, Pasquet. Voy. aussi les conclusions du Commissaire du Gouvernement sur un arrêt du 6 avril 1895, Deshayes.). M. A. Picard, dans son savant Traité des chemins de fer, émet une opinion différente : « Il est, dit-il, difficile d’admettre que les pouvoirs des tribunaux administratifs aillent au-delà de l’appréciation des réparations pécuniaires dues au concessionnaire évincé à tort par l’autorité concédante, et qu’ils ne sortent pas du cercle naturel de leurs attributions en prescrivant un véritable acte d’administration (2. A. Picard, Traité des chemins de fer, t. II, p. 638.). »
Le conseil de préfecture excéderait en effet ses pouvoirs s’il prescrivait lui-même, par le dispositif de son arrêté, la réintégration du concessionnaire ; il n’appartiendrait qu’au ministre de prendre cette mesure, qui serait un acte d’exécution de la décision annulant la déchéance. Mais cette réintégration ne ferait pas obstacle à ce que le ministre mît aussitôt fin à la concession par un rachat, seul mode de résiliation facultative autorisé par le cahier des charges.
Le droit d’annulation que nous reconnaissons au conseil de préfecture ne pourrait cependant pas être exercé par ce tribunal si la déchéance atteignait un concessionnaire de chemin de fer d’intérêt local ou de tramway, car la loi du 11 juin 1880 a créé, dans ce cas, un contentieux spécial : d’après l’article 7 de cette loi, « la déchéance est prononcée par le ministre des travaux publics, sauf recours au Conseil d’État par la voie contentieuse ». C’est donc par voie de recours direct au Conseil d’État qu’on devrait procéder. Ce contentieux spécial est analogue à celui que la loi du 27 avril 1838 a établi pour les déchéances de concessions de mine.
Délais des réclamations. — Les cahiers des clauses et conditions [133] générales ont édicté, pour les travaux des ponts et chaussées et du génie, des règles spéciales qui obligent les entrepreneurs à former leurs réclamations dans des délais déterminés.
Dans les travaux des ponts et chaussées, tous les éléments du compte entre l’administration et les entrepreneurs sont réunis dans un décompte, qui est dit définitif, lorsqu’il porte sur un ouvrage ou sur une partie d’ouvrage entièrement exécutés, et qui ne doit pas être confondu avec les décomptes provisoires ou états de situation, dressés en cours d’exécution pour servir de base aux paiements partiels. Ce décompte définitif est, pour l’entrepreneur, l’objectif essentiel de ses réclamations ; c’est contre lui qu’il réclame et qu’il plaide, parce que c’est en lui qu’il trouve ou qu’il doit trouver tous les éléments de ce qui lui est dû, soit pour les quantités d’ouvrage et l’application des prix, soit pour les indemnités auxquelles il prétendrait avoir droit, à raison de changements apportés au devis ou de difficultés imprévues ; il doit donc réclamer contre les omissions du décompte aussi bien que contre ses indications erronées, et formuler à l’encontre de ce document toutes ses réclamations pécuniaires, de quelque nature qu’elles soient (1. Conseil d’État, 8 août 1865, Boistelle ; — 16 juin 1876, Rouzaud ; — 16 juillet 1880, Castaings ; — 3 février 1832, Sainte-Colombe ; — 11 janvier 1884, Hoffmann.). La jurisprudence ne fait d’exception à cette règle que s’il s’agit d’erreurs purement matérielles relevées dans le décompte (2. Conseil d’État, 21 février 1867, Gouvenot ; — 26 décembre 1885, ville de Besançon.) ou de demandes étrangères à la comptabilité des travaux, telles que des demandes en résiliation.
Le décompte ne peut être attaqué que dans le délai de trente jours fixé par le cahier des clauses et conditions générales du 16 février 1892 (art. 41) ; (ce délai n’était de vingt jours d’après le cahier de 1866, et de dix jours seulement d’après celui de 1833). Il court de l’ordre de service qui doit être notifié à l’entrepreneur pour l’inviter à venir prendre connaissance, dans les bureaux de l’ingénieur, du décompte et des pièces à l’appui.
Les réclamations doivent être motivées, c’est-à-dire suffisamment précisées quant à leur objet et à leurs causes, pour que l’administration puisse les apprécier et y faire droit si elles lui semblent [134] fondées (1. Conseil d’État, 24 avril 1867, Toussaint ; — 11 mai 1872, Montel; — 13 décembre 1889, Aubaret.). Mais si l’administration a déjà été saisie d’une réclamation motivée, soit lors d’un décompte antérieur, soit en cours d’exécution, l’entrepreneur peut se borner à s’y référer, dans ses réserves sur le décompte (2. Conseil d’État, 6 août 1880, Dessoliers.) ; à plus forte raison ne peut-on lui contester le droit de compléter et de développer à toute époque les motifs qu’il aura indiqués dans le délai (3. Conseil d’État, 5 février 1881, Levêque ; — 2 juillet 1886, Rouzier.).
Après l’expiration des trente jours, les réclamations sont frappées de déchéance et ne peuvent plus se produire par la voie contentieuse : « Il est expressément stipulé, dit l’article 41, que l’entrepreneur n’est point admis à élever des réclamations au sujet des pièces ci-dessus indiquées (décomptes et pièces à l’appui) après ledit délai de trente jours, et que, passé ce délai, le décompte est censé accepté par lui, quand bien même il ne l’aurait pas signé ou ne l’aurait signé qu’avec des réserves dont les motifs ne seraient pas spécifiés. » En présence d’une disposition aussi formelle, le conseil de préfecture et le Conseil d’État ne peuvent se dispenser d’appliquer la déchéance, si rigoureuse qu’elle puisse être dans certains cas.
Outre ce délai général, mentionnons un délai spécial de dix jours que le cahier des clauses et conditions générales accorde à l’entrepreneur dans deux cas : pour contester les quantités, pesage, dimensions de matériaux ou d’ouvrages relevées par les attachements ; pour signaler les cas de force majeure ayant causé un dommage à raison duquel l’entrepreneur entend réclamer une indemnité (4. Cahier de 1892, art. 28, § 2, et art. 39.).
Pour les travaux du génie militaire, actuellement régis par le cahier des clauses et conditions générales du 25 novembre 1876, le délai est plus largement calculé dans certains cas, plus étroitement dans d’autres. Les réclamations n’ont pas pour objectif un décompte unique, mais trois pièces de comptabilité, qui arrêtent divers éléments du compte et qui acquièrent un caractère définitif lorsqu’elles n’ont pas été attaquées dans le délai déterminé. Ces pièces [135] sont : le registre d’attachements, où sont relevés, en cours d’exécution, tous les éléments du métré des ouvrages ; les carnets, où sont portées les quantités d’ouvrages exécutés et de matériaux fournis, et les prix y afférents ; les comptes d’exercice, où sont réunis, pour les travaux d’un exercice, les éléments de compte résultant des pièces ci-dessus, et en outre ceux qui n’auraient pas figuré sur ces pièces.
La distinction qui vient d’être faite entre les éléments du compte doit également être faite entre les délais. A l’égard des registres d’attachements et des carnets, le délai des réclamations n’est que de dix jours ; il court du jour où ces pièces, dûment arrêtées par l’officier du génie, sont présentées à la signature de l’entrepreneur (1. Cahier de 1876, art. 36 et 61.). A l’égard du compte d’exercice, qui doit être arrêté par le chef du génie et approuvé par le ministre de la guerre, le délai est de six mois à compter de la notification du compte (2. Cahier de 1876, art. 63 et 70.). Mais il est à remarquer que l’entrepreneur ne peut pas profiter de ce dernier délai pour contester, sur le compte d’exercice, des éléments qui auraient été antérieurement portés sur les registres et carnets, et qu’il aurait laissés devenir définitifs, faute de les avoir contestés dans les dix jours. Le délai de six mois n’existe donc, en réalité, que pour les réclamations peu nombreuses qui viseraient des éléments de compte n’ayant pas figuré sur les registres ou carnets (3. C’est là une innovation notable du cahier des charges de 1876. D’après le devis général du 7 mai 1857 (art. 59, § 4), qui régissait antérieurement les travaux du génie, l’entrepreneur pouvait formuler toutes ses réclamations lors de la présentation du compte d’exercice et pendant un délai de six mois. — Cf. Ch. Barry, Commentaire des clauses et conditions générales des travaux du génie, sur les articles 63 et 70.).
Ces délais, comme ceux du cahier des charges des ponts et chaussées, doivent être observés sous peine de déchéance ; le cahier des clauses et conditions générales de 1876 est formel à cet égard. S’il arrivait que le ministre consentît, malgré la déchéance encourue, à allouer un supplément de prix ou une indemnité à l’entrepreneur, cette décision devrait être considérée comme purement gracieuse et elle ne ferait pas revivre le recours contentieux périmé (4. Conseil d’État, 9 août 1880, Ministre de la guerre ; — 8 décembre 1882, Monier.).
[136] Recours administratif préalable. — Avant de porter leurs réclamations devant le conseil de préfecture, les entrepreneurs de travaux publics sont tenus, dans la plupart des cas, de les soumettre à l’administration. Cette formalité est exigée d’une manière plus générale pour les travaux du génie que pour ceux des ponts et chaussées.
D’après l’article 70 du cahier des clauses et conditions générales de 1876 (travaux du génie), si des difficultés surviennent entre l’entrepreneur et le chef du génie sur l’exécution des travaux, l’application des prix, l’interprétation du marché, il en est référé administrativement au directeur du génie, sauf recours au ministre de la guerre. L’entrepreneur ne peut se pourvoir par la voie contentieuse que si le ministre a rejeté sa réclamation ou s’il a laissé passer plus de trois mois sans répondre.
D’après les articles 50 et 51 du cahier des ponts et chaussées, si l’entrepreneur est en désaccord avec l’ingénieur ordinaire, il doit s’adresser d’abord à l’ingénieur en chef, puis au préfet, mais il n’est pas obligé de recourir au ministre. Si le préfet rejette sa réclamation, ou s’il garde le silence pendant plus de trois mois, l’entrepreneur peut saisir le conseil de préfecture, mais il ne peut le saisir que des griefs énoncés dans le mémoire remis au préfet (1. Art. 51, § 2, du cahier de 1892. Cette restriction ne figurait pas clans les cahiers antérieurs.).
Ce préliminaire administratif n’est d’ailleurs exigé par les articles 50 et 51 que s’il s’agit de difficultés s’élevant entre l’ingénieur et l’entrepreneur « dans le cours de l’entreprise », par exemple au sujet d’une réception de matériaux, d’un ordre de service, d’un changement dans le mode d’exécution prévu au devis.
Aussi la jurisprudence a-t-elle refusé d’étendre cette règle à des difficultés d’une autre nature, par exemple à des réclamations contre le décompte ou à des demandes de résiliation (2. Conseil d’État, 24 janvier 1872, Coursant ; — 3 décembre 1880, Ministre des travaux publics ; — 7 août 1883, de Lempérière,).
On a quelquefois soutenu que l’inaccomplissement de ces formalités ne peut pas créer une fin de non-recevoir opposable à l’entrepreneur devant la juridiction contentieuse ; que si les cahiers des charges ont pu instituer un recours administratif destiné à éclairer [137] l’administration supérieure sur la valeur d’une réclamation, ils n’ont pas pu légalement créer une sorte de préliminaire de conciliation, ou d’arbitrage administratif, non prévus par les lois de procédure, et rendre non recevables les recours formés de piano devant la juridiction contentieuse. Cette objection serait très sérieuse si les difficultés dont il s’agit s’élevaient entre l’entrepreneur et un véritable représentant de l’État. Mais il ne faut pas oublier que les ingénieurs et les officiers du génie, avec lesquels l’entrepreneur est en l’apport, sont des agents subordonnés, et que le ministre, ou le préfet dûment délégué, ont seuls le droit d’engager l’État. Tant qu’ils ne se sont pas prononcés, il n’y a pas encore de contentieux né, parce qu’il n’y a pas de décision émanée du maître de l’ouvrage ; cette décision ne résulte, expressément ou implicitement, que de la réponse du ministre ou du préfet, ou de leur silence prolongé au-delà des délais prévus.
C’est pourquoi la jurisprudence du Conseil d’État a reconnu la légalité des clauses dont il s’agit, et a décidé que le recours contentieux est non recevable quand l’entrepreneur ne s’y est pas conformé (1. 15 novembre 1878, Ministre de la guerre ; — 9 août 1880, Albertolli ; — 6 août 1881, Ministre de la guerre.). Toutefois, cette fin de non-recevoir n’est pas d’ordre public ; le ministre peut y renoncer, et le Conseil d’État décide qu’il n’est pas recevable à l’invoquer en appel lorsqu’il ne l’a pas opposée en première instance (2. 19 janvier 1883, Lefèvre.).
Une autre fin de non-recevoir est prévue par une disposition nouvelle du cahier des ponts et chaussées de 1892 (art. 51, § 3) en ce qui touche les réclamations formées contre le décompte général et définitif de l’entreprise. Il ne s’agit plus ici des réclamations initiales contre le décompte ; l’article 51, § 3, suppose qu’elles ont été formées en temps utile et qu’elles ont été soumises au ministre qui a rendu une décision. Jusqu’en 1892, cette décision était sans influence sur le délai de l’action ouverte à l’entrepreneur devant le conseil de préfecture, et celle-ci n’était soumise, en l’absence de texte spécial, qu’à la prescription trentenaire, ou, le cas échéant, à la prescription de cinq ans opposable aux créanciers de l’État. Il n’en est plus de même sous l’empire du nouvel article 51, qui [138] oblige l’entrepreneur à saisir le conseil de préfecture, sous peine de déchéance, dans un délai de six mois à partir de la notification de la décision ministérielle.
Cette disposition a pour but de hâter la liquidation des entreprises et de prévenir les difficultés d’instruction qu’entraînent les procès tardifs ; elle répond ainsi à des intérêts de bonne administration. On peut seulement se demander si l’autorité d’un cahier des charges, suffisante pour fixer le délai des réclamations contre le décompte, l’est également pour déterminer le délai d’une action contentieuse devant le conseil de préfecture.
II. — MARCHÉS DE FOURNITURES
Notions générales sur les marchés de fournitures. — On comprend sous la dénomination générale de marchés de fournitures les contrats qui ont pour but de procurer à l’État, en vue d’un service public, des matières, denrées, transports ou mains-d’œuvre. Cette acception large, qui dépasse le sens littéral du mot « fournitures », est conforme au vœu de la loi ; en effet, le décret du 11 juin 1806 (art. 13) soumet indistinctement à la juridiction du Conseil d’État tous les marchés passés par les ministres « pour le service de leurs départements respectifs ».
Mais on ne doit pas qualifier de marché toute opération faite par l’État pour subvenir aux besoins d’un service public ; ainsi, un achat au comptant, une commande faite verbalement à un marchand ou à un artisan, n’est pas à proprement parler un marché. La même réserve s’applique aux transports exécutés, pour le compte de l’État, par les compagnies de chemins de fer ou par toute autre entreprise de transports par terre ou par eau, lorsque l’administration a usé de ces moyens de transport dans les mêmes conditions que le public (1. Conseil d’État, 6 juillet 1883, ministre du commerce.).
Les acquisitions par voie de réquisition ne sont pas non plus des marchés ; l’assimilation que la jurisprudence avait d’abord établie, en l’absence de textes spéciaux, entre ces deux modes d’acquérir, [139] ne saurait être maintenue depuis que la loi du 3 juillet 1877 a soumis les réquisitions à des règles spéciales et à la compétence judiciaire.
Pour qu’il y ait marché, dans le sens du décret de 1806, il faut qu’il intervienne entre l’administration et le fournisseur des conventions réglées par un cahier des charges, ou tout au moins par un contrat spécial, résultant d’une adjudication ou d’un marché de gré à gré, et distinct des clauses générales de la concession qui règlent les rapports du concessionnaire avec le public.
Il résulte de là que les transports faits par les compagnies de chemins de fer pour le compte de l’État peuvent se présenter sous trois formes, et relever de trois juridictions différentes : Contrat de droit commun et compétence judiciaire, si l’État fait exécuter ses transports dans les conditions et au prix du tarif général ; — marché de travaux publics et compétence du conseil de préfecture, si les transports ont lieu en vertu de clauses particulières du cahier des charges de la concession assurant à l’État des exemptions ou des réductions de taxes au profit d’un service public ; — marché de fournitures et compétence du Conseil d’État, si les transports sont faits en exécution de conventions spéciales, librement consenties entre les compagnies de chemins de fer et l’État, en dehors du tarif général et des stipulations contenues dans le cahier des charges de la concession.
La compétence administrative n’est pas aussi générale pour les marchés de fournitures que pour les marchés de travaux publics ; elle ne s’applique qu’aux marchés de l’État et des colonies, non à ceux des départements et des communes. Si cependant il arrivait que des départements ou des communes fussent chargés, dans des circonstances exceptionnelles, de pourvoir à des services de l’État, leurs marchés pourraient être assimilés à des marchés de l’État, surtout si celui-ci en avait ultérieurement assumé la charge. C’est ce qui s’est produit lorsque le décret du 22 octobre 1870 a chargé les départements et les communes de pourvoir à l’équipement des gardes nationaux mobilisés et à l’organisation de batteries départementales, services qui ont été repris par l’État en vertu de la loi du 11 septembre 1871. Le Conseil d’État et l’autorité judiciaire ont été d’accord pour reconnaître le caractère administratif des [140] marchés passés en vue de la défense nationale, en vertu du décret de 1870 (1. Conseil d’État, 21 octobre 1871, Delhopital ; — Cass., 12 janvier 1872 ; — Douai, 2 avril 1873.).
La compétence administrative, ainsi limitée aux marchés de l’État, est justifiée par les responsabilités qui incombent à l’administration, et par l’indépendance qu’elle doit conserver à l’égard des tribunaux judiciaires. En effet, ces marchés, surtout ceux de la guerre et de la marine, ne comportent ni ajournement ni défaillance ; ils sont, en même temps que des contrats, de véritables opérations administratives étroitement liées à la marche des services. De là des garanties et des mesures coercitives, plus complètes encore dans les marchés de fournitures que dans les marchés de travaux publics. Outre la résiliation et l’exécution aux frais et risques de l’entrepreneur, on trouve habituellement, dans les cahiers des charges des principaux marchés de fournitures, des clauses pénales, des amendes, des retenues pour retard, et en outre l’obligation de fournir une caution qui doit personnellement assurer le service si le fournisseur le laisse en souffrance. De là aussi les dispositions rigoureuses du Code pénal (art. 430 à 434) qui érigent en délits, et même en crimes, les négligences ou les fraudes des fournisseurs des armées de terre et de mer qui font manquer le service ou qui le compromettent par des retards. Ces dispositions prouvent combien nous sommes loin ici des contrats de droit commun.
La juridiction administrative doit, dans cette matière plus encore que dans celle des travaux publics, se renfermer dans le jugement d’un contentieux purement pécuniaire, et s’interdire toute décision pouvant faire échec aux pouvoirs de l’administration. Ainsi elle ne peut prononcer la résiliation au profit du fournisseur que dans des cas très rares ; il y a même des cahiers des charges qui n’en prévoient aucun. La résiliation ne pourrait être prononcée, nonobstant leur silence, que si l’exécution était rendue impossible par un cas de force majeure, ou si l’État manquait gravement à ses propres engagements (2. Conseil d’État, 15 novembre 1872, Lamblé ; — 27 février 1874, Kulin ; — 8 mai 1874, Faist.).
[141] Au contraire, la résiliation est toujours facultative pour l’État ; elle ne peut pas être annulée par le juge administratif, parce que l’intérêt public exige que l’État puisse toujours renoncer à des marchés faits en vue de besoins éventuels, par exemple en vue de dangers de guerre qui viendraient à disparaître (1. Conseil d’État, 8 août 1873, Robert. Cet arrêt donne explicitement au ministre le choix de continuer le marché ou de payer une indemnité. La décision pourrait être différente s’il s’agissait de prescrire, au cours d’un marché non résilié, la réception de marchandises refusées à tort. Dans ce cas, le Conseil d’État s’est reconnu le droit d’annuler la décision portant refus de réception et de condamner l’État au paiement du prix (20 février 1871, Bourgeois; — même date, Rouvière).).
Cette faculté de résiliation constitue une grave dérogation aux règles du droit commun en matière de vente ; pendant longtemps même, le Conseil d’État n’accordait au fournisseur congédié qu’une indemnité pour pertes subies, non pour manque à gagner (2. On lit dans un arrêt du 22 janvier 1840. Méjan : — « Considérant que la résiliation prononcée par nos ministres, dans un intérêt public, des marchés de fournitures passés au nom de l’État, ne constitue pas par elle-même le droit à une indemnité pour la privation des profits que l’exécution desdits marchés aurait procurés aux contractants. »). Mais il s’est relâché de cette rigueur et il a admis, selon toute justice, que la privation de bénéfices est un des éléments de l’indemnité de résiliation (3. Conseil d’État, 20 juin 1873, Lageste ; — 12 février 1875, Sparre ; — 7 août 1874, Hotchkiss.).
Les questions de résiliation ne sont pas les seules où les règles des marchés de fournitures s’écartent de celles du droit commun, même quand le cahier des charges n’y déroge pas expressément. Pour savoir dans quelle mesure ce droit leur est applicable, on peut s’inspirer d’une distinction, souvent consacrée par la jurisprudence, entre les principes généraux des contrats, tels qu’ils sont formulés par le Code civil au titre des obligations, et les règles spéciales de contrats déterminés, tels qu’ils sont formulés dans des titres spéciaux du Code civil ou du Code de commerce.
Dans le silence du cahier des charges, les principes généraux sont applicables, parce qu’ils édictent des règles de justice et de raison qui dominent tous les contrats. C’est pourquoi la jurisprudence a souvent fait application des dispositions du Code civil relatives à la clause pénale, à la mise en demeure, aux obligations [142] conditionnelles ou à terme, aux conséquences de l’obligation de donner ou de faire, à la force majeure, etc.
Mais il n’en est pas de même des dispositions édictées par le Code civil aux titres de la vente ou du louage, par le Code de commerce aux titres des transports, des affrètements, des avaries, etc. ; ces dispositions créent des types de contrats civils ou commerciaux, mais non des types de contrats administratifs ; aussi ne sont-elles pas applicables de plein droit dans le silence du marché. La vérité est que le marché de fournitures et son cahier des charges forment un contrat sui generis, réputé complet par lui-même, qui emprunte au droit civil ou commercial les dispositions qu’il croit bonnes, néglige les autres, et n’est pas présumé accepter celles qu’il passe sous silence. C’est pourquoi la jurisprudence n’admet pas qu’une compagnie de transports maritimes qui a fait un marché avec l’État puisse s’affranchir de ses obligations en faisant l’abandon du navire et du fret prévu par l’article 216 du Code de commerce (1. Conseil d’État, 20 décembre 1872, Valéry ; — 8 mai 1874 (id.) ; — 18 novembre 1887, Compagnie transatlantique.), ni qu’elle puisse invoquer, dans le silence du cahier des charges, les dispositions de ce Code relatives aux avaries (2. 19 décembre 1868, Compagnie transatlantique.).
Comment se forme et se juge le contentieux des marchés de fournitures. — Le contentieux des marchés de fournitures est jugé en premier et dernier ressort par le Conseil d’État.
Mais le Conseil d’État ne peut être saisi que s’il y a litige né entre le fournisseur et l’administration, et ce litige ne peut résulter que d’une opposition entre une décision prise par le ministre et une prétention émise par le fournisseur. Il suit de là que les prétentions du fournisseur ne peuvent pas être soumises au Conseil d’État avant d’avoir été appréciées par le ministre (3. Voy. sur les attributions contentieuses des ministres en matière de marchés, t. 1er, p. 430 et suiv. ; et sur la nature juridique de leurs décisions, p. 452 et suiv.). Directement portées devant le Conseil d’État, elles doivent être déclarées non recevables (4. Conseil d’État, 13 juillet 1877, Durieux ; — 24 juin 1881, Courtin; — 13 avril 1883, Sanson ; — 21 novembre 1884, Bassot.).
Dans les marchés de fournitures, plus encore que dans les marchés [143] de travaux publics, le ministre a seul le droit de répondre et de décider au nom de l’État. Les différents auxiliaires de son autorité, intendants ou sous-intendants, commissaires de la marine, préfets, commissions de réception, ne peuvent que préparer les éléments de la décision ministérielle ou prendre des mesures provisoires, qui ne sont susceptibles d’un débat contentieux que lorsque le ministre a déclaré les faire siennes (1. 27 juillet 1859, Roger ; — 16 août 1860, Bourdin ; — 19 juin 1882, Segond ; — 24 novembre 1876, Langlade. Par voie de conséquence, si une lettre portant rejet d’une réclamation d’un fournisseur est signée, non par le ministre mais par un chef de service du ministère, elle ne fait pas courir à l’encontre du fournisseur le délai du recours au Conseil d’État, 7 août 1891, Brunet ; — 10 novembre 1893, Bassot.). Mais la décision ministérielle peut résulter d’une simple approbation des conclusions d’un agent inférieur, ou de l’adoption, dans une liquidation définitive, des résultats de liquidations provisoires (2. 24 mars 1882, Hertz ; — 9 juin 1882, Wolf.).
Le ministre ne peut pas déléguer son droit de décision à des agents subordonnés, à moins d’y être autorisé par des dispositions de lois ou de règlements. A plus forte raison ne peut-il pas abdiquer ses pouvoirs entre les mains d’arbitres, ou d’experts, auxquels il conférerait un droit de décision définitive (3. Conseil d’État, 17 novembre 1824, Ouvrard ; — 17 août 1825, Boyer ; — 6 août 1881, Sauvage.).
Les décisions qui sont en opposition avec les prétentions d’un fournisseur font naître le contentieux du marché, alors même qu’elles ont été prises spontanément par le ministre et n’ont été précédées d’aucune discussion contradictoire. C’est à tort que de telles décisions ont été quelquefois qualifiées de décisions par défaut, ce qui a conduit quelques auteurs à les déclarer susceptibles d’opposition devant le ministre avant tout recours au Conseil d’État : cette doctrine est pleine de dangers pour les fournisseurs, car elle les a souvent entraînés à discuter devant le ministre des décisions qu’ils auraient dû déférer directement au Conseil d’État dans le délai de trois mois, et à voir ainsi écarter comme tardifs des pourvois formés contre de nouvelles décisions qui se bornaient à confirmer les premières (4. Conseil d’État, 24 janvier 1872, Heit ; — 12 novembre 1875, Barbe ; — 20 juillet 1877, de Mathos ; — 20 février 1880, Carrière.).
[144] Les décisions prises par les ministres peuvent-elles être modifiées et rapportées par eux ? Oui, en règle générale, car ces décisions ne sont point des jugements formant titre irrévocable pour le fournisseur ou pour l’État. On ne peut d’ailleurs admettre que l’État soit irrémédiablement lésé par toute erreur commise à son préjudice, sans même avoir la ressource d’un recours au Conseil d’État, puisque le ministre ne pourrait pas faire appel de sa propre décision. Aussi les partisans de la doctrine du ministre-juge étaient-ils obligés de s’écarter, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, des règles fondamentales de toute juridiction et de permettre au ministre de modifier après coup son prétendu jugement. Rien de plus naturel, au contraire, que ce droit de révision quand on ne voit, dans la décision ministérielle, qu’un acte de gestion.
Il arrive pourtant un moment où cet acte de gestion ne peut plus être modifié, c’est lorsqu’il a été exécuté, consommé, au moyen d’un paiement fait et reçu sans réserve. Le Conseil d’État a décidé que le ministre ne peut plus réviser les éléments d’une liquidation, après ordonnancement et paiement des sommes admises au compte du fournisseur, et cela alors même que des trop-perçus lui seraient signalés par des observations de la Cour des comptes (1. Conseil d’État, 4 août 1866, Dufils.), ou qu’il se croirait en droit d’établir une compensation entre une allocation faite à l’entrepreneur et des retenues ou débets tardivement reconnus à sa charge (2. Conseil d’État, 6 mai 1858, Dary ; — 2 mars 1870, Bonhomme.).
La jurisprudence s’inspire directement ici de la règle édictée par l’article 541 du Code de procédure civile, qui interdit la révision d’aucun compte définitivement arrêté ; mais elle admet aussi les redressements partiels prévus par le même texte dans les cas d’erreurs matérielles, omissions, faux ou doubles emplois (3. Plusieurs cahiers des charges prévoient un délai d’après lequel les erreurs matérielles elles-mêmes ne peuvent plus être relevées. (Voy. le règlement du 26 mai 1866 sur les subsistances militaires, art. 879)) ; elle y ajoute les cas de fraude, même quand ils sont le fait d’un préposé infidèle, et se sont produits à l’insu du fournisseur (4. Conseil d’État, 8 juillet 1840, Moreau ; — 27 août 1854, Lauriol ; — 8 février 1866, Transports généraux de la guerre.).
Parmi les décisions que les ministres sont appelés à rendre en [145] matière de marchés de fournitures, signalons les arrêtés de débet pris pour faire reverser par le fournisseur les sommes qu’il aurait perçues en trop à la suite de liquidations provisoires, ou celles qui lui seraient imputées à titre d’amendes ou de retenues ; l’exécution de ces arrêtés est assurée par une contrainte du ministre des finances. Nous avons exposé les règles relatives aux arrêtés de débet en général en traitant des attributions des ministres en matière contentieuse ; il nous suffit d’y renvoyer (1. Voy. t. 1er, p. 437 et suiv.).
Délais et déchéances applicables aux liquidations. — Nous venons de voir que toutes les demandes et prétentions du fournisseur doivent être soumises au ministre et faire l’objet d’une décision avant d’être portées devant le Conseil d’État. Il convient d’ajouter qu’elles doivent se produire dans des délais déterminés, toutes les fois qu’elles ont pour objet des liquidations de factures ou tout autre élément du compte. Ces délais doivent être fixés par les cahiers des charges ; le décret du 19 avril 1806 en fait une obligation aux ministres : — « Dans chaque marché ou traité passé par les différents ministres, il doit être déterminé, par une clause expresse, une époque fixe pour la remise des pièces constatant les fournitures faites à l’État en vertu du marché ou traité intervenu. Toute pièce qui n’aura pas été déposée dans les bureaux des ministres« respectifs, avant l’époque de rigueur déterminée par le marché ou traité, sera considérée comme non avenue, et ne pourra sous aucun prétexte être admise à la liquidation. »
Pour les marchés de la guerre, le décret du 13 juin 1806 (art. 3) fixe lui-même le délai qui doit être stipulé, et qui est de six mois à partir de l’expiration du trimestre auquel appartient la dépense. L’article 145 du décret sur la comptabilité du 31 mai 1862 dispose expressément que « les marchés, traités ou conventions passés pour le service du matériel de la guerre doivent toujours rappeler la disposition de l’article 3 du décret du 13 juin 1806 ». On peut donc dire que ce délai a un caractère réglementaire pour tous les marchés de la guerre. Toutefois, si le ministre ne peut l’étendre, il pourrait le restreindre par une clause spéciale du marché.
[146] Les termes formels des décrets précités ne laissent aucun doute sur la déchéance qui résulte de l’expiration du délai, et dont le Conseil d’État ne saurait relever le fournisseur (1. Conseil d’État, 10 janvier 1867, Méliton ; — 18 août 1868, Boussavit ; — 24 juin 1881, Courtin.). Toutefois, et par application des principes généraux du droit, la déchéance cesserait d’être encourue si le fournisseur avait été mis dans l’impossibilité de présenter ses factures par un cas de force majeure, par exemple par l’investissement de la place où se trouve le centre de ses affaires. Si le cas de force majeure n’était pas aussi notoire, le fournisseur devrait le faire constater par un procès-verbal dressé sur les lieux (2. Cf. Périer, Marchés de fournitures, p. 171.).
Des créanciers ou des sous-traitants du fournisseur, ayant intérêt à la conservation de ses droits, pourraient-ils prévenir la déchéance en produisant les factures à sa place ? Nous pensons que ce droit doit leur être reconnu, car il ne s’agit ici que d’une mesure conservatoire ; mais il en serait autrement si ces créanciers ou sous-traitants prétendaient exercer un droit de réclamation appartenant au fournisseur, en se fondant sur l’article 1166 du Code civil qui autorise le créancier à exercer les droits de son débiteur. Le Conseil d’État n’admet le créancier à réclamer au nom du fournisseur que s’il est nanti d’un jugement le subrogeant aux droits de son débiteur (3. Conseil d’État, 9 août 1870, Ramon Zorilla. — D’anciens arrêts ont admis la subrogation de plein droit (22 décembre 1824, Boquet ; — 12 janvier 1825, Gauche), mais cette jurisprudence a été abandonnée depuis un arrêt du 24 janvier 1834, Sénat.).
Délais du recours au Conseil d’État. — Dès que le contentieux du marché s’est formé par une opposition entre les décisions du ministre et les prétentions du fournisseur, une action est ouverte devant le Conseil d’État. Toute clause du cahier des charges qui prétendrait y mettre obstacle serait radicalement nulle. L’action doit s’exercer dans le délai de trois mois à partir de la notification de la décision, conformément à l’article 11 du décret du 22 juillet 1806. Ce délai ne peut pas, ainsi que nous l’avons dit, être prorogé par un recours au ministre ; la décision qui serait rendue sur ce [147] recours ne ferait revivre le délai de trois mois que pour les dispositions nouvelles qu’elle contiendrait, non pour celles qui seraient purement confirmatives.
La question s’est posée de savoir si un fournisseur, attaché à des armées en campagne, peut invoquer les dispositions toutes spéciales de la loi du 6 brumaire an V, qui affranchit de toutes prescriptions et délais « les défenseurs de la patrie et autres citoyens attachés au service des armées de terre ou de mer ». Le Conseil d’État s’est prononcé pour la négative (1. Conseil d’État, 10 février 1869, Souberbielle.) ; il a décidé qu’un fournisseur attaché à l’armée du Mexique n’avait droit qu’aux délais de distance prévus pour les pays d’outre-mer, et il a fondé sa décision sur ce que la loi du 6 brumaire an V, n’ayant pas été confirmée par les lois de procédure civile ou administrative, aurait cessé d’être en vigueur. Cette question d’abrogation mériterait, croyons-nous, un nouvel examen, car plusieurs arrêts de la Cour de cassation ont appliqué la loi de brumaire an V depuis la promulgation des Codes (2. Cass., 30 avril 1811 ; — 30 octobre 1811 ; — 27 octobre 1814 ; — 6 février 1815.). Nous pensons que la loi de l’an V, qui pourrait intéresser un si grand nombre de citoyens en cas de mobilisation, n’a pas cessé d’être en vigueur, et qu’elle pourrait être, dans certains cas, applicable aux fournisseurs ; mais ceux-ci ne pourraient être compris parmi « les autres citoyens attachés au service des années » dont parle ce texte, que s’ils étaient réellement éloignés du siège de leurs affaires pour suivre les opérations des armées.
La recevabilité du recours au Conseil d’État peut soulever des questions délicates, lorsque le marché donne lieu à des décisions successives ayant à faire application des mêmes clauses d’un marché. Supposons, par exemple, qu’il s’agisse du prix applicable à une fourniture : le ministre décide, en liquidant la première facture, que tel prix doit être payé, et il ajoute qu’il n’en appliquera pas d’autre à l’avenir ; si le fournisseur s’abstient de déférer cette décision, sera-t-il encore recevable à contester ce même prix lorsque le ministre l’appliquera dans des liquidations ultérieures ?
Un arrêt du 24 mai 1859 (Even) décide que ces réclamations seraient tardives ; il en donne pour motif que le ministre, dans sa [148] décision primitive, « ne s’est pas borné à statuer sur les fournitures faites antérieurement, mais qu’il a en outre interprété les termes du marché et décidé que pour l’avenir les fournitures seraient ainsi réglées ».
Cette décision serait irréprochable si le ministre avait, en matière de marchés de fournitures, un pouvoir d’interprétation réglementaire pouvant fixer le sens du contrat pendant toute la durée de son exécution. Mais il nous semble difficile de lui reconnaître ce pouvoir ; le Conseil d’État le refuse au conseil de préfecture, il se le refuse à lui-même en appel, quand il s’agit d’interpréter, entre l’État et une compagnie de chemin de fer, les clauses de l’acte de concession qui régissent les transports de l’État ; il décide que, dans ce cas, l’interprétation du contrat peut être discutée devant le juge pour tous les transports qui donnent lieu à des règlements successifs et distincts (1. Conseil d’État, 7 décembre 1883, Chemin de fer d’Orléans, et les conclusions du commissaire du Gouvernement. — Cf. 5 mars 1880, min. de la guerre, et les conclusions.). Cette solution nous paraît s’appliquera fortiori au ministre qui liquide administrativement des factures. Aussi pensons-nous, contrairement à l’arrêt Even de 1859, que le fournisseur qui s’est abstenu de contester des liquidations fondées sur une certaine interprétation du marché, n’en est pas moins recevable à réclamer contre des liquidations ultérieures faites en vertu de la même interprétation.
III. — CONTRATS ADMINISTRATIFS AUTRES QUE LES MARCHÉS
Nous avons recherché dans une autre partie de cet ouvrage, d’après quelles règles peut se déterminer la compétence respective des autorités administrative et judiciaire en matière de contrats (2. Voy. t. 1er, p. 587 et suiv.). Nous n’avons donc à parler ici que des contrats, autres que les marchés, auxquels nous avons reconnu un caractère administratif, en nous bornant à indiquer à quel juge administratif leur contentieux ressortit.
[149] Ces contrats étant assez nombreux, nous distinguerons ceux de l’État, et ceux des départements, des communes ou des colonies.
Contrats de l’État soumis aux conseils de préfecture. — La compétence du conseil de préfecture, qui ne peut jamais exister sans un texte, a été établie par diverses dispositions de loi pour les contrats suivants :
1° Les ventes d’immeubles appartenant à l’État, sans que la jurisprudence distingue entre les anciennes ventes nationales et les ventes domaniales ordinaires. La compétence des conseils de préfecture résulte de l’article 4, § 5, de la loi du 28 pluviôse an VIII, aux termes duquel ces conseils connaissent « du contentieux des domaines nationaux (1. Voy. t. 1er, p. 555 et suiv., la jurisprudence du Tribunal des conflits et les distinctions auxquelles peuvent donner lieu les ventes nationales et les ventes domaniales. ) ».
La même règle est applicable à l’aliénation des lais et relais de mer, et des îles émergées dans les cours d’eau navigables, car les biens qui en font l’objet sont sortis du domaine public maritime ou fluvial pour entrer dans le domaine de l’État. Si, au contraire, le contrat avait pour objet, même en partie, des créments futurs, c’est-à-dire des atterrissements en voie de formation et dépendant encore du domaine public inaliénable et imprescriptible, il n’y aurait pas vente, mais seulement concession administrative ; par suite, la compétence n’appartiendrait plus au conseil de préfecture, mais à l’autorité concédante, ainsi que nous le verrons ci-après.
2° Les concessions domaniales en Algérie, mais seulement pendant la période où ces concessions ne sont pas encore transformées en titres définitifs de propriété, car dès que cette transformation a lieu, la compétence devient judiciaire. Même pendant cette période, le conseil de préfecture ne connaît que de l’opposition faite par le concessionnaire à l’arrêté par lequel le préfet (ou le général de division en territoire militaire) le déclarerait déchu de sa concession (décret du 30 septembre 1878, art. 20). Cette opposition doit être formée dans un délai de trente jours à partir de la notification de l’arrêté. Le conseil de préfecture peut, tout en rejetant l’opposition, tenir compte au concessionnaire déchu des améliorations qu’il a [150] faites sur l’immeuble, et lui allouer une indemnité ; le montant en est prélevé sur le prix de réadjudication de la concession, et il ne peut, en cas d’insuffisance de ce prix, être répété contre l’administration (décret de 1878, art. 20, § 3).
3° Les baux de sources minérales appartenant à l’État. La compétence du conseil de préfecture n’est prévue, par l’arrêté consulaire du 3 floréal an VIII, que pour les questions de résiliation, mais elle s’applique également, d’après une jurisprudence constante, à toutes les contestations qui s’élèvent entre le fermier des eaux et l’administration, sur le sens et l’exécution du contrat (1. Conseil d’État, 31 décembre 1878, Compagnie de Vichy ; — 25 mars 1881 (id.) ; — 6 mai 1881 (id.).).
Contrats de l’État soumis aux ministres et au Conseil d’État. — Lorsque les contrats de l’État ne sont pas soumis par un texte à la juridiction des conseils de préfecture, ils ressortissent de plein droit aux ministres, sauf recours au Conseil d’État. En effet, pour ces contrats comme pour les marchés de fournitures, il appartient, aux ministres, représentants de l’État, d’assurer leur exécution et de prendre les mesures de coercition qu’elle comporte ; mais il appartient au Conseil d’État, juge du contentieux administratif, de statuer sur les réclamations dirigées contre les décisions des ministres.
Le plus souvent ces décisions sont de simples actes de gestion qui donnent lieu à un contentieux de pleine juridiction. Quelquefois aussi ce sont de véritables actes de puissance publique, qui peuvent être annulés mais non réformés par le Conseil d’État.
Ce dernier caractère appartient aux décisions ministérielles rendues en matière d’affectations, de concessions domaniales, de concessions de mines, etc. ; matières mixtes où l’acte administratif se combine avec le contrat, et dans lesquelles le ministre intervient comme administrateur plutôt que comme partie contractante, même quand il poursuit l’exécution d’un cahier des charges. Les affectataires ou concessionnaires ne peuvent alors attaquer la décision ministérielle que par la voie du recours pour excès de pouvoir, à moins qu’un contentieux plus large ne leur soit ouvert par des dispositions [151] positions spéciales de la loi ; on en trouve un exemple dans l’article 6 de la loi du 27 avril 1838, qui permet aux concessionnaires de mines atteints par un arrêté de déchéance de faire appel devant le Conseil d’État et de contester, en fait aussi bien qu’en droit, la mesure prise par le ministre des travaux publics.
Sous le bénéfice de ces observations, on peut classer ainsi qu’il suit, les principaux contrats de l’État ressortissant aux ministres, sauf recours au Conseil d’État :
Le ministre des finances connaît de tous les contrats relatifs à la dette publique (1. Sur les bases légales de cette attribution, et sur l’incompétence de l’autorité judiciaire pour connaître des contrats relatifs à la dette publique, voy. t. 1er, p. 598 et suiv.), ce qui comprend notamment : les constitutions de rentes sur l’État, perpétuelles ou amortissables, et toutes les opérations qui s’y rattachent, telles que les émissions, répartitions, délivrances de titres, transferts, remboursements, conversions ; — les emprunts à court terme par l’émission d’obligations trentenaires ou autres ; — les opérations de trésorerie, telles que les émissions de bons du Trésor et de traites du caissier-payeur central ; — les comptes courants du Trésor avec les trésoriers-payeurs généraux, avec la Banque de France ou autres établissements de crédit ; — les cautionnements, sauf si les difficultés se rattachent à l’exécution d’un marché, auquel cas elles sont soumises au juge du marché.
Le ministre des travaux publics connaît des conventions de l’État avec les compagnies de chemins de fer, relatives à la garantie d’intérêt, au partage des bénéfices et à tous les comptes qui servent de base à ces opérations ; — des concessions faites sur le domaine public ou sur le domaine de l’État par application de l’article 41 de la loi du 16 septembre 1807 ; — des concessions de mines ; — des conventions passées avec les chambres de commerce en vue de dépenses à effectuer dans les ports maritimes.
Le ministre de la guerre connaît des contrats d’engagements et de rengagements militaires et des conditions pécuniaires qu’ils comportent, sauf renvoi à l’autorité judiciaire des questions préjudicielles d’état ou de nationalité d’où dépendrait la validité de [152] l’engagement (1. Nous avons expliqué (t. 1er, p. 614 et suiv.) pourquoi il nous est impossible de nous rallier à la jurisprudence de la Cour de cassation qui assimile les engagements militaires à des contrats de droit commun relevant de la compétence judiciaire. Cette jurisprudence est également écartée par M. Perriquet (Contrats de l’État, p. 221).). L’ordonnance du 28 avril 1832 (art. 18), le décret du 10 mai 1869 (art. 17) et le décret du 30 novembre 1872 (art. 15) contiennent à cet égard la même disposition : « Tout engagé qui contesterait la légalité ou la régularité de l’acte qui le lie au service militaire adressera sa réclamation au préfet…, les préfets transmettront les demandes en annulation d’acte d’engagement volontaire au ministre de la guerre qui statuera, s’il y a lieu, ou renverra la contestation devant les tribunaux. »
Le compromis peut-il figurer parmi les contrats de l’État ? —Le compromis ne saurait trouver place parmi les contrats de l’État, car il est de principe que l’État ne peut pas soumettre ses procès à des arbitres, tant à raison des conséquences aléatoires de l’arbitrage, que des considérations d’ordre public qui veulent que l’État ne soit jugé que par des juridictions instituées par la loi. En vain dirait-on que le droit de transiger implique celui de compromettre ; cela n’est point exact, car le ministre sait sur quelles propositions il transige, mais il ignore jusqu’où une sentence arbitrale peut entraîner l’État. En vain dirait-on encore que l’article 1004 du Code de procédure civile n’interdit le compromis à l’État que lorsqu’il s’agit de causes communicables au ministère public ; que, par suite, ce texte limite la prohibition aux affaires ressortissant aux tribunaux judiciaires. Nous répondons que l’article 1004 n’a réglé qu’une question de procédure civile, et n’a pu ni voulu statuer sur les procès de l’État ressortissant à la juridiction administrative. D’ailleurs, si le compromis est interdit pour les affaires relevant de la compétence judiciaire, il doit l’être plus rigoureusement encore pour celles qui relèvent du juge administratif. Comment admettre, en effet, que l’État puisse accepter des arbitres dans des affaires où il ne lui est même pas permis d’accepter des juges civils ? Plus encore que la juridiction judiciaire, la juridiction administrative est d’ordre public pour l’État.
La jurisprudence du Conseil d’État est formelle en ce sens : nous [153] avons déjà eu occasion d’en citer plusieurs exemples à propos de clauses de marchés de travaux publics ou de fournitures qui prévoyaient des arbitrages, et que le Conseil d’État a toujours déclarées nulles et non avenues. Cette jurisprudence s’est affirmée de nouveau par un arrêt du 23 décembre 1887 (Évêque de Moulins), qui dénie toute force légale à un compromis passé par le ministre de l’instruction publique pour régler une indemnité au profit d’un affectataire auquel un décret retirait la jouissance d’un immeuble domanial (1. Cet arrêt a été rendu sur le renvoi d’une question préjudicielle, résultant d’un jugement du tribunal civil de la Seine du 2 avril 1886 (Évêque de Moulins c. l’État), ledit jugement portant « qu’il y a lieu de surseoir à statuer sur une demande tendant à l’exécution d’une sentence arbitrale, rendue entre l’évêque de Moulins et le ministre de l’instruction publique, jusqu’à ce qu’il ait été prononcé par l’autorité compétente sur la validité du compromis et de la sentence arbitrale ».) : « Considérant, dit cet arrêt, que s’il appartenait au ministre de transiger sur les difficultés nées du changement d’affectation, il n’avait pas le droit de déléguer ses pouvoirs à des arbitres et de remettre ainsi le soin de décider à une juridiction autre que celles légalement instituées; qu’il suit de là que ni le compromis du…, ni la sentence arbitrale rendue le… ne peuvent être déclarés valables et obligatoires pour l’État. »
Toutefois, on ne doit pas assimiler à un compromis une stipulation ayant pour but de faciliter une entente amiable sur des points litigieux en les soumettant à l’examen préalable de représentants de l’État et de la partie. Ce qui caractérise le compromis, c’est l’institution d’un arbitrage qui se substituerait à la juridiction compétente, mais non la désignation de conciliateurs dont l’avis ne ferait pas obstacle à une décision du ministre et à un recours de la partie (2. Dans une affaire jugée le 17 mars 1893 (Chemins de fer du Nord, de l’Est et autres) le ministre de la guerre demandait au Conseil d’État de déclarer non avenue comme constituant un compromis une clause d’un marché passé par un de ses prédécesseurs pour la liquidation des comptes des transports de la guerre de 1870-1871. Cette clause portait que diverses questions seraient « résolues à l’amiable entre le représentant dûment autorisé de l’administration de la guerre et l’agent général des compagnies auxquelles celles-ci donnent pleins pouvoirs à cet effet ». L’arrêt décide que cette clause ne constituait pas un compromis, parce qu’elle n’avait en vue que de faciliter un accord amiable sur des points litigieux et non de les soumettre à un arbitrage, qu’en effet le ministre pouvait refuser son approbation à la liquidation proposée par son représentant, et que les compagnies pouvaient de leur côté porter les difficultés devant la juridiction contentieuse.).
[154] Contrats administratifs des départements, des communes et des colonies. — Nous avons vu que la loi du 28 pluviôse an VIII a attribué compétence au conseil de préfecture pour les contrats communaux relatifs aux travaux publics, et que la même compétence a été étendue aux marchés les plus importants de fournitures et de louage d’ouvrages qui peuvent intéresser les communes (service des eaux, du gaz, du balayage, des pompes funèbres, etc.).
Plusieurs autres contrats communaux ressortissent aux conseils de préfecture en vertu de textes spéciaux ; nous les avons énumérés en exposant les attributions de ces conseils.
Les services départementaux, en dehors des marchés et des concessions de travaux publics, régis par la loi du 28 pluviôse an VIII, ne comportent guère que des marchés de fournitures, ou certaines conventions ayant en vue le service des aliénés ou des enfants assistés, et pour lesquelles la jurisprudence a reconnu la compétence judiciaire (1. Conseil d’État, 13 juillet 1877, hospices de Gray ; 7 août 1883, ville d’Angers.).
Il en est autrement des contrats passés par les colonies. En vertu de textes spéciaux, tous ceux qui ont le caractère de marchés, soit de travaux publics, soit de fournitures, ressortissent au conseil du contentieux de la colonie, sauf appel au Conseil d’État.
Ce conseil est en outre investi d’une compétence générale en matière contentieuse administrative, par les ordonnances du 21 août 1825 (Réunion) et du 9 février 1827 (Martinique et Guadeloupe) rendues applicables à toutes les colonies par le décret du 7 septembre 1881. Il en résulte qu’en dehors des marchés tous les contrats qui ont un caractère administratif ressortissent de plein droit au conseil du contentieux, juge ordinaire du contentieux colonial.
Nous nous sommes expliqués sur cette règle et sur les applications qu’elle a reçues en jurisprudence, en traitant des attributions des conseils du contentieux des colonies (2. Voy. tome 1er, p. 384 et suiv.).
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