I. — NATURE ET ETENDUE DES POUVOIRS DU JUGE DES PRISES
Caractère politique et contentieux de la juridiction. — Juger une prise maritime, c’est juger un fait de guerre ; c’est aussi faire application à des belligérants ou à des neutres des principes du droit des gens, des conventions diplomatiques générales ou particulières. A ce titre, le jugement des prises est d’ordre politique et gouvernemental ; aussi appartient-il à l’État capteur, comme un des attributs de sa souveraineté. Par la même raison, il peut exceptionnellement appartenir à un État étranger, lorsque la prise a été faite dans ses eaux, au mépris de sa souveraineté et de sa neutralité.
Le caractère politique de cette juridiction résulte aussi de la nature des questions qu’elle peut avoir à résoudre : question de savoir si la prise a été faite en mer libre ou dans des eaux neutres ; si elle a eu lieu avant que les hostilités fussent officiellement déclarées ou après qu’elles étaient closes ; si le blocus forcé par un neutre était effectif, et dans quelles circonstances il a été forcé ; et bien d’autres questions, qui ne sauraient être du ressort des tribunaux judiciaires ni même de la juridiction administrative.
Mais à ces questions de droit politique et diplomatique se joignent des questions de propriété, de nationalité, de contrats commerciaux intéressant des particuliers, armateurs, chargeurs, consignataires de marchandises, que les hasards de la guerre ont mis en présence du belligérant. A ce point de vue, les décisions rendues [68] en matière de prise sont contentieuses, et elles doivent tenir compte des règles de droit privé.
Ajoutons que la juridiction des prises s’exerce également : en temps de guerre, sur des bâtiments échoués ou naufragés (1. Arrêté du 6 germinal an VIII.) ; en tout temps, sur les bâtiments saisis pour cause de piraterie ou de traite de nègres (2. Loi du 10 avril 1825 et loi du 4 mars 1831.).
Nous sommes donc en présence d’une juridiction spéciale et mixte, où domine le caractère politique, soit qu’elle prononce sur des faits de guerre, soit qu’elle apprécie des actes de haute police des mers, faits dans l’intérêt commun des nations civilisées.
Variations de la législation. — Ce caractère gouvernemental de la juridiction des prises, aujourd’hui bien établi dans notre droit public, a donné lieu, à d’autres époques, à certaines hésitations du législateur. Deux fois, pendant la période révolutionnaire, le jugement des prises a été attribué aux tribunaux de commerce : — une première fois, sous la Convention, par la loi du 14 février 1793, qui qualifiait elle-même cette compétence de « provisoire », et qui fut bientôt rapportée par la loi du 18 brumaire an II ; celle-ci déférait le jugement des prises au Conseil exécutif provisoire, remplacé peu après par le Comité de salut public (3. Décret du 13 germinal an 11, et arrêté du Comité de salut public du 4 floréal an II.) ; —une seconde fois, sous le Directoire, par les lois du 3 brumaire et du 8 floréal an IV, qui donnèrent compétence aux tribunaux de commerce en premier ressort et aux tribunaux civils de département en appel. Ces lois avaient rencontré de sérieuses objections, notamment de la part de Merlin qui, dans son Répertoire, a qualifié leurs résultats de « désastreux » (4. Merlin, Répertoire, v° Prises maritimes, § 7, art. 2.). Elles n’eurent elles-mêmes qu’une existence éphémère, et furent abrogées par la loi du 26 ventôse an VIII, qui chargea le Gouvernement de pourvoir au jugement des prises : c’est alors que le conseil des prises fut établi, ou plutôt rétabli par l’arrêté consulaire du 6 germinal an VIII (5. Avant 1789, les prises étaient instruites par les amirautés et jugées par un conseil des prises, sauf appel au Conseil du roi (ordonnance de la marine de 1681, liv. Ill, titre 9, art. 31 ; arrêts du Conseil du 19 juillet 1778 et du 5 janvier 1788).).
[69] Lorsqu’on cherche à se rendre compte des motifs qui firent momentanément accepter la compétence judiciaire, par des assemblées qui n’hésitaient point à l’écarter toutes les fois que la prérogative gouvernementale était en jeu, on voit qu’elles y furent entraînées par le rôle presque exclusif que les corsaires avaient, sous la Révolution, dans la guerre faite au commerce ennemi. Presque toutes les contestations entre capteurs et capturés s’élevaient alors entre armateurs français et étrangers faisant la course et la subissant tour à tour (1. Il fallait que cette prépondérance des corsaires fût bien grande pour que Méaule, dans le judicieux discours qu’il fit au Conseil des Cinq-Cents pour faire écarter la compétence judiciaire, se soit toujours placé au point de vue de la course, sans parler des prises faites par la marine de l’État, qui lui auraient cependant fourni des arguments encore plus décisifs.). Assurément le corsaire régulièrement commissionné fait partie des forces navales de l’État, comme un corps franc fait partie des forces de terre ; mais ces opérations de guerre ont souvent le tort de ressembler à des opérations de commerce à main armée. Bien que la marine de l’État fût également en cause, en l’an IV, on comprend que le législateur ait statué en vue des cas les plus nombreux et qu’il ait cédé au désir de laisser les commerçants capteurs et les commerçants cap moins entre les puissances qui ont adhéré à la déclaration du Congrès de Paris du 16 avril 1856, — une loi semblable à celle de l’an IV n’aurait plus sa raison d’être.
La question de compétence, définitivement tranchée depuis l’an VIII entre le pouvoir exécutif et l’autorité judiciaire, est encore restée longtemps indécise entre la juridiction administrative et l’autorité gouvernementale.
Le conseil des prises, à ne considérer que son organisation et son fonctionnement, peut être également une juridiction politique ou une juridiction administrative spéciale. Le recours au Conseil d’État, établi en 1806, a paru faire incliner la solution dans ce dernier sens, et telle a été d’abord la pensée du conseil. En effet, de 1806 à 1815, les appels formés contre les décisions du conseil des prises étaient instruits par la commission du contentieux, et [70] jugés sur son rapport par l’assemblée générale, dans la même forme que les affaires contentieuses (1. La compétence de la Commission du contentieux pour l’instruction des affaires de prises ne résultait d’aucun texte, mais de la pratique adoptée par le Conseil d’État. Voy. le savant rapport de M. Boulatignier sur l’affaire Wilken (11 janvier 1855), inséré au Moniteur universel du 13 janvier 1855 et au Recueil des arrêts du Conseil d’État, année 1855, p. 37. Il faut ajouter qu’en fait, les appels des décisions du conseil des prises avaient cessé d’être examinés par le Conseil d’État à partir de 1810, sur un ordre de l’Empereur qui s’était réservé la connaissance personnelle de ces affaires. Les dossiers déposés au Conseil furent réclamés par une lettre du grand-juge et remis au cabinet de l’Empereur (Voy. Pistoye et Duverdy, Traités des prises maritimes, t. II, p. 177).). L’ordonnance du 9 janvier 1815 alla plus loin, car elle supprima la juridiction de premier ressort et décida que les affaires de prises seraient directement portées devant le comité du contentieux.
Il n’y avait pas d’ailleurs un grand intérêt, sous le premier empire ou la Restauration, à rechercher si le Conseil d’État délibérait comme Conseil de gouvernement ou comme juridiction contentieuse. Dans les deux cas, la décision appartenait au chef de l’État, et il n’y avait de différence que dans la section chargée du rapport.
La question n’a commencé à présenter un sérieux intérêt qu’après 1830, lorsque les ordonnances du 2 février et du 11 mars 1831 eurent soumis le jugement des affaires contentieuses à des règles nouvelles : publicité des audiences, débat oral, composition spéciale de l’assemblée générale réduite au service ordinaire. Le Conseil d’État dut alors se demander si les affaires de prises devaient être jugées en forme administrative ou en forme contentieuse ; dans le silence des textes, il sursit à statuer sur une prise dont il était saisi, et demanda, par un avis du 11 août 1831, que les ordonnances fussent interprétées sur ce point. Elles le furent par une ordonnance du 9 septembre 1831 où on lit : « Considérant que le jugement des prises est souvent subordonné à des considérations diplomatiques qui ne peuvent devenir l’objet d’une discussion publique, le Conseil d’État continuera de statuer sur la validité des prises maritimes, conformément aux formes établies par les règlements antérieurs à notre ordonnance du 2 février dernier. »
[71] Cette ordonnance rappelait le caractère diplomatique, et par suite gouvernemental, des décisions rendues en matière de prises, mais elle laissait encore subsister un doute, puisqu’elle maintenait à la section du contentieux la préparation de ces décisions. Ce doute a disparu depuis la loi du 3 mars 1849 : les affaires de prises cessèrent alors d’être instruites par la section du contentieux, qui devenait un véritable tribunal investi d’une juridiction propre ; elles furent délibérées par l’assemblée générale du Conseil, sur le rapport du comité correspondant au ministère de la marine (1. Règlement du 26 mai 1849 (art. 19).). Cette règle a été de nouveau consacrée par le décret-loi du 25 janvier 1852 et par la loi du 24 mai 1872, mais avec une double innovation : en premier lieu, le conseil des prises ayant été rétabli en 1854, le Conseil d’État n’a plus eu à délibérer que comme juridiction d’appel ; — en second lieu, la section correspondant au ministère de la marine a été remplacée, pour l’instruction des affaires, par celle qui correspond au ministère des affaires étrangères.
Incompétence du Conseil d’État statuant au contentieux. — Une première conséquence de la législation en vigueur, c’est que le Conseil d’État statuant au contentieux ne saurait connaître d’aucun recours formé contre des décisions du conseil des prises ou contre des décrets rendus sur appel de ces décisions.
En ce qui touche les décisions des conseils des prises, les décrets du 18 juillet 1854 et du 11 juin 1859 disposent qu’elles « peuvent nous être déférées en notre Conseil d’État soit par le commissaire du Gouvernement, soit par les parties intéressées (2. Décret du 18 juillet 1854, art. 6 ; décret du 11 juin 1859, art. 6.) » . Mais, ainsi que nous l’avons vu, il ne s’agit là que d’un recours en la forme administrative ; aussi le Conseil d’État déclare-t-il non recevables les recours formés par requête contentieuse (3. Conseil d’État, 11 janvier 1855, Wilken.).
A plus forte raison, aucun recours contentieux ne serait recevable contre un décret en Conseil d’État statuant, sur appel, en matière de prises, même si le décret était argué d’excès de pouvoir [72] ou de vice de forme. On pourrait seulement se demander si, dans ce cas, le décret ne pourrait pas faire l’objet du recours exceptionnel prévu par l’article 40 du décret du 22 juillet 1806.
Cas particuliers de compétence judiciaire ou administrative. — Les tribunaux judiciaires ou administratifs sont incompétents parce que le juge des prises exerce une juridiction politique, soit en prononçant la validité de la prise et sa confiscation au profit du capteur, soit en déclarant la prise nulle et en ordonnant sa restitution. Mais ils peuvent être compétents sur des questions d’une autre nature : par exemple sur des contestations entre les ayants droit à la restitution et l’autorité administrative chargée de l’opérer, ou bien entre des co-intéressés appelés à profiter de cette restitution et discutant dans quelle proportion ils y ont droit, ou bien encore entre des capteurs en désaccord sur la répartition des produits entre eux.
Les tribunaux judiciaires doivent manifestement connaître des contestations entre les ayants droit à la restitution ou leurs assureurs ; ils jugeaient également, d’après l’article 17 de l’arrêté du 6 germinal an VIII, les contestations entre plusieurs corsaires sur la liquidation d’une prise commune, et leur compétence revivrait dans ce cas si la course était rétablie.
Le ministre de la marine, prononce, sauf recours au Conseil d’État statuant au contentieux, sur les difficultés auxquelles la liquidation donnerait lieu entre équipages de la marine de l’État, ou entre ceux-ci et des corsaires ayant coopéré à la prise (1. Arrêté du 6 germinal an VIII, art. 16 et 18. — Conseil d’État, 29 mai 1822, Hamme ; — 23 octobre 1835, Lebrasse. On doit distinguer entre la liquidation générale qui adjuge la prise, dans de certaines proportions, aux divers bâtiments qui y ont concouru, et qui est dans les attributions du conseil des prises, et la liquidation particulière ou individuelle qui opère la répartition entre les officiers et équipages d’un même bâtiment, et qui ressortit au ministre, sauf recours au Conseil d’État. Cependant on pourrait citer des cas où le ministre et le Conseil d’État ont été reconnus compétents pour opérer une véritable liquidation générale entre les bâtiments d’une escadre (30 janvier 1874, Dorlodot des Essarts). Plusieurs fois aussi le Conseil des prises a renvoyé cette liquidation au ministre de la marine, l’état de l’instruction ne lui permettant pas de décider si le bâtiment capteur opérait isolément ou comme faisant partie d’une escadre. (Conseil des prises 20 juillet 1889, aviso le Parseval ; même date, canonnières la Trombe et le Léopard.)). C’est [73] à la même autorité, et non au Conseil des prises qu’il appartient de décider si des officiers du bâtiment capteur doivent être privés de leur part de prise à raison d’irrégularités qu’ils auraient commises lors de la capture ou de l’instruction (1. Conseil d’État, 8 mai 1893, Barnaud.).
Jugement d’office des prises. — Effets à l’égard des tiers. — A la différence des affaires contentieuses, qui supposent un litige né, les prises exigent un jugement alors même qu’elles ne sont l’objet d’aucune contestation. L’objet essentiel de ce jugement c’est la validité de la prise, car le belligérant, au nom duquel la capture a été faite, ne peut pas se dispenser de vérifier si ce fait de guerre s’est accompli conformément au droit des gens, et s’il n’a pas lésé des neutres auxquels restitution serait due. Un autre point qui doit être réglé d’office, c’est l’adjudication de la prise aux capteurs, dont les droits restent en suspens jusqu’à ce que la validité ait été reconnue.
Les prises sont jugées à la diligence du Gouvernement représenté par son commissaire devant le conseil des prises, et en présence du capitaine du bâtiment capturé qui est censé représenter l’armateur et tous autres intéressés. Le jugement de validité ou d’invalidité produit donc ses effets à l’égard des intéressés qui ne sont pas personnellement intervenus devant le conseil, comme à l’égard de ceux qui s’y sont fait représenter (2. C’est pour ce motif que la tierce-opposition n’est pas recevable devant le conseil des prises. Cette règle était affirmée, dès le début de l’institution, par Portalis, exerçant les fonctions de commissaire du Gouvernement : « Les propriétaires des navires et chargements capturés, disait-il, ne peuvent se pourvoir par la voie de la tierce opposition contre les jugements en dernier ressort qui ont condamné les capitaines de ces navires ; le système contraire rendrait toutes les questions interminables ; il serait inconciliable avec le droit des gens, avec tous les usages reçus chez les nations de l’Europe, avec les coutumes de la mer. » Conformément à ces conclusions, le conseil des prises décida, le 29 prairial an VIII, « que les propriétaires des navires et effets capturés ne peuvent se pourvoir par la voie de la tierce-opposition contre les jugements en dernier ressort par lesquels ils ont été condamnés en la personne des capitaines de ces navires ». Ces capitaines étant toujours et nécessairement en cause, il en résulte que la prise est jugée erga omnes.).
Mais la juridiction des prises ne s’exerce d’office qu’en premier ressort. Pour que le Gouvernement prononce comme juge d’appel, il faut qu’il soit saisi par le recours d’une partie intéressée ou [74] du commissaire du Gouvernement. La décision rendue sur appel a-t-elle une portée aussi générale que la décision de premier ressort ? Nous pensons qu’il faut distinguer: si l’appel a été formé dans l’intérêt des capteurs et sur un chef déterminé, il ne doit pas produire effet sur d’autres chefs, et la décision du conseil des prises doit continuer de profiter à ceux qui ont bénéficié d’un jugement d’invalidité ; si au contraire l’appel a été formé par l’un des capturés et si la décision qu’il obtient pour lui-même prouve l’invalidité de la prise à l’égard d’autres intéressés, ceux-ci doivent en profiter, bien qu’ils ne soient pas directement en cause.
Ces propositions semblent contradictoires et peu conformes aux règles ordinaires de la chose jugée. Mais n’oublions pas que nous sommes en présence d’une juridiction toute spéciale, qui ne doit jamais rendre pire la situation faite au capturé par les règles strictes du droit, mais qui a le droit de la rendre meilleure. Il ne serait ni juste ni politique de retenir partiellement une prise que le Gouvernement sait et déclare nulle, sous prétexte que tous les intéressés n’auraient pas fait appel. C’est pourquoi l’invalidité reconnue doit profiter à tous les capturés.
Le Conseil d’État s’est prononcé en ce sens par un décret du 7 août 1875 (Andrew), rendu contrairement aux conclusions du ministre de la marine qui demandait, dans l’intérêt des équipages capteurs, que la prise leur restât acquise à l’égard des chargeurs qui n’avaient pas attaqué la décision du conseil des prises ; ce décret constate qu’un seul des chargeurs avait fait appel et obtenu une décision favorable : « mais cette décision, prise dans l’exercice des pouvoirs qui appartiennent au Gouvernement en matière de prises maritimes, a ouvert, au profit de tous les propriétaires et consignataires de marchandises dont la prise n’était pas confirmée, le droit d’en obtenir la restitution… »
Le Conseil d’État ne s’est donc pas arrêté à cette idée, mise en avant par le ministre, que les équipages capteurs avaient un droit acquis en vertu de la chose jugée. Le droit des capteurs ne peut en effet exister en dehors du droit de leur gouvernement, et si celui-ci juge qu’il est tenu de restituer des marchandises reconnues neutres, ses équipages ne peuvent ni les réclamer pour partie, ni les conserver comme un légitime butin de guerre.
[75] Juridiction d’équité à l’égard des neutres. — Le cas qui précède n’est pas le seul où le caractère politique de la juridiction autorise, et même commande des solutions d’équité en faveur des neutres. A la différence des tribunaux ordinaires, qui doivent souvent appliquer la maxime dura lex sed lex, le juge des prises peut adoucir la loi quand il la trouve trop dure ; s’il ne peut jamais valider et garder une prise irrégulière, il a le droit de rendre une prise régulière.
« Lorsqu’il s’agit, disent très justement MM. Pistoye et Duverdy, de tempérer la rigueur des textes, d’entrer dans les vues d’une puissance neutre qu’on doit ménager, ou d’une puissance alliée qu’on craint d’aigrir, le conseil des prises, véritable émanation du Gouvernement et tribunal purement politique, doit entrer dans cette voie de tempéraments qui convient si bien à une haute juridiction appelée à représenter le pouvoir exécutif (1. De Pistoye et Duverdy, Traité des prises maritimes, t. Il, p. 230.). »
Un décret en Conseil d’État du 10 juin 1872 (Preiswerk) a fait une remarquable application de cette maxime : il a annulé une décision du conseil des prises du 9 février 1871, irréprochable au point de vue de la légalité, qui avait déclaré de bonne prise un bâtiment appartenant à une société suisse et naviguant sous pavillon allemand ; ce décret décide : « que si le navire portait le pavillon allemand, c’est parce que la Confédération suisse n’ayant pas de pavillon maritime, la société avait été obligée, après avoir acheté le navire, de lui faire porter un pavillon étranger et de le faire immatriculer dans un port de mer sous le nom d’un de ses correspondants ; que depuis cette époque la société n’a employé le navire que pour les missions protestantes qu’elle entretient sur les côtes d’Afrique ; qu’en ces circonstances exceptionnelles et en considération des services rendus par la Suisse à une armée française pendant la guerre, il convient de se départir du droit qui appartient au Gouvernement de déclarer de bonne prise tout navire naviguant sous pavillon ennemi… »
Des questions d’indemnités. — Le juge des prises est-il compétent pour connaître des demandes d’indemnités formées contre le capteur à raison de fautes qui lui seraient imputées ? La négative est certaine toutes les fois qu’une telle demande [76] n’est pas l’accessoire d’une question de validité ou d’invalidité de prise. Si donc un neutre a été arrêté, molesté, entravé dans ses opérations, mais n’a pas été pris, ou même s’il a été pris mais relâché, il n’y a pas de prise à juger, par suite, pas de conclusions possibles à fin d’indemnité devant le conseil des prises (1. Conseil des prises, 17 fructidor an VIII, le Ruby ; — 13 brumaire an X, la Fortune. — Cf. De Pistoye et Duverdy, op. cit., t. II, p. 234.).
Si la demande d’indemnité est connexe à une question d’invalidité, le juge des prises n’est pas incompétent ; toutefois une pareille demande serait très rarement recevable. Il est admis, en effet, en droit international, que les pertes et dommages résultant de la capture sont toujours censés réparés par la restitution de la prise, ou de son produit si elle a été régulièrement vendue (2. Décrets en Conseil d’État, 14 février 1872, Garcia-Barbon ; — 15 avril 1872, Lange.).
La demande d’indemnité n’est pas recevable, même si la prise a péri par force majeure, fortune de mer ou événement de guerre, spécialement si le capteur l’a incendiée dans l’intérêt de sa propre sécurité ou faute de pouvoir mettre un équipage de prise à son bord. Ce sont là des faits de guerre, pour lesquels aucune indemnité ne peut être réclamée ni devant la juridiction des prises, ni devant aucune juridiction contentieuse (3. Décret en Conseil d’État du 21 mai 1872, Harper.).
La question d’indemnité ne peut donc se poser que si la capture, la vente ou la destruction de la prise ont occasionné des pertes exceptionnelles dues à l’impéritie ou au délit du capteur. Un décret du 14 février 1872 (Garcia-Barbon), après avoir rappelé qu’en principe aucune indemnité n’est due, ajoute: «qu’il ne pourrait être fait exception à cette règle que si les marchandises avaient été détériorées par suite d’actes imputables aux capteurs et ayant le caractère de fautes graves, ou si la vente avait été ordonnée ou opérée contrairement aux règlements. »
On pourrait citer des exemples d’indemnités mises à la charge des capteurs par la juridiction des prises ; mais ces condamnations n’ont été prononcées jusqu’ici qu’à l’égard de corsaires, et les faits qui les ont motivées ne pourraient guère se produire depuis que l’abolition de la course a remis l’exercice du droit de prise à la [77] marine de l’État. En tout cas, on ne pourrait plus suivre aujourd’hui la jurisprudence que le Conseil d’État avait adoptée, et qui consistait à reconnaître le droit à indemnité, et à renvoyer le corsaire et le capturé devant le tribunal de commerce pour la liquidation des dommages. Ainsi l’avait décidé un arrêt du 14 janvier 1818 (Schmidt) dont le dispositif est ainsi conçu : « La capture est déclarée nulle et illégale ; les armateurs, capitaine, équipage et intéressés du Corsaire X… ou leurs représentants sont condamnés aux dommages-intérêts résultant de la prise ; pour la liquidation desdits dommages-intérêts, les parties sont renvoyées devant le tribunal de commerce de la ville du Havre que nous commettons à cet effet, les droits et moyens desdites parties respectivement réservés. »
On ne pourrait évidemment pas procéder ainsi à l’égard d’officiers et équipages de la marine de l’État, ni surtout à l’égard de l’État lui-même si on le mettait en cause comme civilement responsable. A défaut du tribunal de commerce, devant quelle autorité la juridiction des prises pourrait-elle renvoyer les parties pour la liquidation des dommages ? Peut-être devant le ministre de la marine, sauf recours au Conseil d’État statuant au contentieux ; peut-être aussi devant la juridiction civile ou répressive, juge des fautes personnelles des agents de l’État.
Mais nous devons avouer qu’aucune de ces solutions ne nous satisfait. Si la juridiction des prises est compétente pour reconnaître le droit à indemnité, nous pensons qu’elle l’est également pour liquider les dommages-intérêts et pour prononcer seule mie condamnation accessoire, se rattachant à l’invalidité de la prise et aux circonstances dont elle est entourée. En dehors des raisons de droit qui semblent militer en ce sens, nous sommes surtout touché de la raison tirée du caractère politique de la juridiction des prises. Si en effet une réparation exceptionnelle paraît due à un neutre, et si le Gouvernement l’accorde par l’organe du juge des prises, il est bon que celui-ci puisse en fixer lui-même le montant : on évitera ainsi que la portée de sa sentence ne soit méconnue par la décision d’autres juges, moins éclairés sur toutes les circonstances de l’affaire, et sur les devoirs internationaux que le juge des prises a entendu remplir.
[78]
II. — RÈGLES DE PROCÉDURE
Instruction préliminaire sur la prise. — Le législateur a multiplié les précautions pour protéger la nationalité et l’identité des navires, la consistance, l’origine, la destination des cargaisons, contre toute tentative de fraude, pour assurer la conservation de la prise et la vente de ses éléments périssables, afin que capteurs ou capturés puissent la retrouver en nature ou en argent lorsqu’ils auront à faire valoir leurs droits sur elle. Ces précautions sont prescrites par les arrêtés consulaires du 6 germinal an VI et du 2 prairial an XI, qui les ont empruntées pour la plupart à l’ordonnance de la marine de 1681.
D’après ces textes, il y a d’abord une procédure de capture, qui se fait au moment même de la prise, et qui consiste dans la saisie des papiers de bord, la fermeture des écoutilles et la saisie des clés des coffres et armoires, le tout fait en présence du capitaine capturé. Dès que la prise arrive au port, les circonstances de la capture sont constatées par un rapport remis à l’officier de l’administration de la marine, lequel interroge les officiers et matelots de la prise et dresse procès-verbal de leurs dires. Il visite la prise, et appose les scellés sur tous les fermants. Ces scellés ne peuvent être levés qu’en présence du préposé des douanes qui dresse un état des marchandises, les fait emmagasiner si elles peuvent être conservées, et, dans le cas contraire, les fait vendre publiquement et aux enchères ; le prix de la vente est déposé à la Caisse des invalides de la marine (1. Arrêté du 2 prairial an XI, art. 69 et suiv.).
En même temps le dossier de la prise est formé ; on y verse le rapport du capteur, les procès-verbaux constatant toutes les opérations ci-dessus, et les pièces de bord relatives au navire et à la cargaison : acte de nationalité et de propriété, rôle d’équipage, charte-partie, connaissement, etc., ainsi que les réclamations des intéressés (2. Arrêté du 2 prairial an XI, art. 76.).
[79] C’est sur ces documents que la prise est jugée ; ils sont la base nécessaire d’une déclaration de validité ; il ne peut y être suppléé par d’autres moyens de preuve, à moins qu’ils n’aient péri par force majeure (1. Conseil d’État, 27 mai 1816, la Réussite; — 26 mars 1817, l’Heureux-Tonton.).
Jugement de la prise. — La validité de la prise est jugée en premier ressort par le conseil des prises.
Ce conseil, qui n’avait été organisé en l’an VIII que comme juridiction temporaire, est devenu, en fait sinon en droit, une juridiction permanente. Un décret du 28 novembre 1861 a décidé que le conseil institué par le décret du 9 mai 1859 pour le jugement des prises de la guerre d’Italie « statuera, pendant tout le temps durant lequel il sera maintenu, sur toutes les demandes et contestations relatives à la validité des prises maritimes dont le jugement doit appartenir à l’autorité française ». Depuis cette époque, le Gouvernement n’a pas mis fin à la mission de ce conseil, et il n’en a pas institué de nouveaux pour les prises des guerres du Mexique, d’Allemagne, d’Indo-Chine. Il s’est borné à renouveler ou à compléter le personnel du conseil, selon que les circonstances paraissaient l’exiger (2. Lors de la guerre d’Allemagne, le décret du 18 août 1870 a de nouveau consacré la compétence du conseil institué en 1859, dans les mêmes termes que le décret du 28 novembre 1861.
Il y a seulement eu, pendant celle guerre, un conseil provisoire des prises, créé à Tours par décret de la Délégation du 27 octobre 1870, qui a jugé les prises pendant que le conseil permanent, renfermé dans la capitale, statuait, de son côté, sur les affaires dont les dossiers lui étaient parvenus.).
L’organisation du conseil des prises est donc actuellement régie par le décret du 9 mai 1859, auquel il faut joindre l’arrêté du 6 germinal an VIII, dont les dispositions restent en vigueur en tant qu’il n’y est pas dérogé par le décret de 1859 (3. Voy. le décret du 9 mai 1859, art. 11. Il n’abroge expressément que les articles 9, 10 et 11 de l’arrêté de germinal an VIII.).
Le conseil est composé de huit membres nommés par décret, savoir : un conseiller d’État président, six membres dont deux doivent être pris parmi les maîtres des requêtes au Conseil d’État, et un commissaire du Gouvernement qui est remplacé, en cas d’empêchement, par un des membres du conseil des prises. Le conseil est assisté d’un secrétaire-greffier.
[80] L’instruction des affaires est écrite ; elle a beaucoup d’analogie avec celle qui est suivie devant la section du contentieux (1. Voy. le règlement intérieur arrêté par le conseil des prises le 4 juin 1859.). Elle a pour éléments essentiels le dossier administratif dont nous avons indiqué les éléments, et les mémoires et documents produits par les intéressés, ou par les agents consulaires étrangers ; les productions des parties doivent être faites par le ministère d’un avocat au Conseil d’État, celles des consuls par l’intermédiaire du commissaire du Gouvernement (2. Décret du 9 mai 1859, art. 7 et 9.). Les communications ou les mesures d’instruction sont proposées par le rapporteur et ordonnées par le conseil. Le commissaire du Gouvernement donne ses conclusions par écrit ; elles sont communiquées au rapporteur qui prépare un projet de décision soumis à la délibération du conseil. Toute l’instruction doit être terminée, et la décision rendue, dans un délai de trois mois pour les prises conduites dans un des ports de la Méditerranée, et de deux mois pour les autres ports de France (3. Arrêté du 6 germinal an VIII, art. 13, § 2 ; règlement du 4 juin 1859, art. 7.).
Les décisions sont toujours rendues entre le capteur et le capturé, c’est-à-dire: d’une part le commandant, l’état-major et l’équipage du bâtiment capteur ; d’autre part, le capitaine du bâtiment capturé, les propriétaires et armateurs du navire, les chargeurs et consignataires de la cargaison, et autres intéressés ayant fait des réclamations. A défaut d’intervention spéciale de ces intéressés, ils sont censés représentés par le capitaine, et la décision a un caractère contradictoire à l’égard de toutes les parties.
La décision est exécutoire par provision, mais seulement huit jours après la communication officielle qui doit en être faite aux ministres de la marine et des affaires étrangères, par les soins du commissaire du Gouvernement, qui est également chargé de la faire notifier aux parties (4. Décret du 9 mai 1859, art. 5 ; arrêté du 4 juin 1859, art. 12.). Le conseil peut ordonner que l’exécution n’aura lieu que sous caution (5. Décret du 9 mai 1859, art. 6.).
Appel. — Les décisions du conseil des prises peuvent être déférées au Gouvernement en Conseil d’État, dans un délai de trois mois. Ce délai court, pour les intéressés, du jour où la décision [81] leur est notifiée, et pour le commissaire du Gouvernement du jour où la décision est rendue (1. Décret du 9 mai 1859, art. 6.). La requête d’appel est déposée au secrétariat général du Conseil d’État; elle doit être présentée par le ministère d’un avocat au Conseil quand elle émane des parties.
Il est à remarquer que le commissaire du Gouvernement près le conseil des prises possède ici des attributions plus étendues que le Commissaire du Gouvernement près les conseils de préfecture ; il exerce lui-même le droit d’appel qui n’appartient qu’aux ministres dans les affaires contentieuses. On ne peut cependant pas le considérer comme étant affranchi, dans l’exercice de ce droit, de l’autorité ministérielle, car celle-ci s’impose même aux membres du ministère public de l’ordre judiciaire, quand il s’agit des actions qu’ils exercent comme délégués de l’autorité publique, sinon des conclusions qu’ils prennent à l’audience. Aussi n’hésitons-nous pas à penser que le ministre de la marine dans l’intérêt des capteurs, et le ministre des affaires étrangères en vue d’intérêts internationaux, peuvent enjoindre au commissaire du Gouvernement d’user de son droit d’appel, afin que le Gouvernement en Conseil d’État puisse exercer, lorsqu’il le juge nécessaire, sa juridiction de dernier ressort.
L’appel suspend la répartition définitive du produit des prises entre les capteurs ; mais il ne fait pas obstacle de plein droit aux restitutions ordonnées au profit des capturés. Une décision spéciale du juge d’appel peut cependant ordonner qu’il sera sursis à toute exécution, ou que l’exécution provisoire n’aura lieu que sous caution, si le conseil des prises ne l’a déjà décidé (2. Décret du 9 mai 1859, art. 6.).
L’instruction de l’appel et les communications se font en la forme administrative, par les soins de la section du Conseil d’État qui correspond au ministère des affaires étrangères. L’affaire est portée, sur le rapport de cette section, à l’assemblée générale du Conseil d’État qui en délibère suivant les règles ordinaires. Le Gouvernement est représenté devant elle, non par le commissaire du Gouvernement près le conseil des prises, mais par les conseillers d’État en service extraordinaire représentant les départements ministériels intéressés.
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