I. — ORGANISATION DE LA COUR DES COMPTES
L’organisation de la Cour des comptes n’a pas subi de modification importante depuis la loi organique du 16 septembre 1807, dont nous avons indiqué l’esprit général et les dispositions essentielles dans la partie historique de cet ouvrage (1. Voy. ci-dessus, p. 223 et suiv.). D’après les dispositions de cette loi, complétées par le décret du 28 septembre 1807 relatif à l’organisation intérieure de la Cour, et par divers décrets qui ont créé ou développé certains éléments du personnel (2. Décrets des 9 novembre 1856, 12 décembre 1860, 25 décembre 1869, relatifs aux auditeurs et aux conseillers référendaires ; — décrets du 17 juin 1880 et 7 mars 1888, relatifs au parquet de la Cour.), la Cour comprend :
Un premier président qui veille à l’ensemble des services, préside les délibérations des chambres réunies et peut également présider chaque chambre ; — trois présidents qui dirigent les travaux des trois chambres de la Cour ; — dix-huit conseillers maîtres des comptes répartis entre les trois chambres et ayant seuls voix délibérative dans toutes les affaires ; — quatre-vingt-dix conseillers référendaires (3. Décret du 17 juillet 1880.) chargés de vérifier les comptes et d’en faire rapport aux chambres ; — vingt-cinq auditeurs qui assistent les référendaires et dont quinze peuvent être autorisés, par décret spécial, à faire directement des rapports aux chambres (4. Décrets du 12 décembre 1860 et du 25 décembre 1869.). — Les fonctions du ministère public sont remplies par un procureur général assisté [395] d’un avocat général (1. Le décret du 17 juillet 1880 qui a créé la fonction d’avocat général, avait également institué celle de substitut du procureur général ; mais la fonction de substitut a été supprimée par le décret du 7 mai 1888.). Le service du greffe est confié à un greffier en chef assisté de commis-greffiers.
L’analogie que cette organisation présente avec celle d’une cour judiciaire, est encore confirmée par l’inamovibilité que la loi assure aux présidents, conseillers maîtres ou référendaires, et même aux auditeurs lorsqu’ils ont été autorisés à présenter des rapports aux chambres. Mais si la Cour des comptes, par son organisation et celle de son parquet, se rapproche des cours judiciaires plus que le Conseil d’État, elle s’en éloigne davantage par sa procédure qui ne comporte ni le débat oral, ni l’audience publique. Les membres du ministère public eux-mêmes n’avaient pas, jusqu’à ces derniers temps, le droit d’assister aux séances des chambres et d’y prendre la parole. Ce droit ne leur a été donné que par le décret du 17 juin 1880. On s’est demandé si cette innovation, qui ne semble avoir produit que d’heureux résultats, ne pourrait pas donner l’idée d’une autre réforme consistant à admettre les parties à faire présenter des observations orales par le ministère d’un avocat.
II.— ATTRIBUTIONS
La Cour des comptes exerce deux sortes d’attributions, les unes de contrôle administratif, les autres de juridiction. Elles correspondent aux deux attributions très différentes qu’exercent les autorités ou agents chargés de concourir aux opérations multiples de la comptabilité publique : d’un côté, les ordonnateurs qui engagent la dépense, décident l’emploi des deniers publics pour un service déterminé, mais qui n’effectuent par eux-mêmes ni recettes, ni paiements et n’ont pas le maniement des fonds ; d’un autre côté, les comptables qui perçoivent et encaissent les deniers publics et effectuent les paiements prescrits par les ordonnateurs.
Contrôle administratif des ordonnateurs. — Les ordonnateurs sont des administrateurs. Pour les dépenses de l’État, les ministres [396] chargés d’assurer, chacun dans les limites de son budget, les services dépendant de son département, sont, à proprement parler, les seuls ordonnateurs ; si d’autres fonctionnaires ont le droit d’ordonnancer, ce n’est qu’en vertu d’une délégation du ministre autorisée par la loi. Le préfet pour les dépenses départementales, le maire pour les dépenses municipales sont aussi les seuls ordonnateurs, parce que, en leur qualité de dépositaires de l’autorité exécutive dans le département et dans la commune, ils ont seuls le droit d’exercer cette forme essentielle de l’action administrative, qui consiste à prescrire une dépense dans l’intérêt d’un service public.
Puisque celui qui ordonnance administre, ses actes ne peuvent donner lieu qu’à un contrôle administratif ou à un contrôle parlementaire, non à des décisions juridictionnelles. « La Cour, porte l’article 18 de la loi du 16 septembre 1807, ne pourra, en aucun cas, s’attribuer de juridiction sur les ordonnateurs. » Le contrôle qui appartient à la Cour des comptes sur les opérations des ordonnateurs relevées dans leur compte moral ne peut donc se manifester par aucune décision ni injonction, mais seulement par des avis ou déclarations, qui portent sur la conformité des opérations de l’ordonnateur avec la loi du budget et avec les comptes présentés par les comptables. Ces déclarations sont spéciales et prononcées par une des chambres, ou générales et prononcées par les chambres réunies. Elles n’appartiennent, dans aucun cas, au domaine du contentieux administratif.
Juridiction à l’égard des comptables. — A l’égard des comptables, au contraire, qui manient les deniers publics, les encaissent, les versent et en doivent compte, la Cour exerce une véritable juridiction ; mais, à la différence des anciennes Chambres des comptes qui avaient juridiction sur la personne même du comptable, et pouvaient lui infliger des peines criminelles en cas de faux ou de malversation, la Cour ne juge que le compte et les obligations pécuniaires qui en dérivent pour le comptable. Si donc l’examen des comptes révèle des faux ou des concussions, la Cour doit se borner à en informer le ministre des finances, afin que le ministre de la justice, averti par son collègue, fasse poursuivre [397] les coupables devant les tribunaux ordinaires (1. Loi du 16 septembre 1807, art. 16.). La seule pénalité que la Cour puisse infliger aux comptables est l’amende, qui est encourue par eux lorsque leurs comptes ne sont pas déposés au greffe dans les délais prescrits (2. Loi du 16 septembre 1807, art. 12.), pénalité purement disciplinaire, qui est la sanction de l’action en reddition de comptes ouverte contre le comptable au profit de l’État.
Mais si la juridiction est ainsi limitée à l’égard de la personne du comptable, elle est pleine et entière à l’égard du compte et des obligations qui peuvent en résulter. « La Cour réglera et apurera les comptes qui lui sont présentés, dit l’article 13 de la loi de 1807, elle établira par ses arrêts définitifs si les comptables sont quittes, ou en avance ou en débet. » En cas de débet, elle les condamne à en solder le montant avec intérêts à 5 p. 100. L’arrêt, revêtu de la formule exécutoire (3. Cette formule exécutoire est fixée par l’article 53 du décret du 28 septembre 1807 : « Mandons et ordonnons à tous huissiers sur ce requis de mettre ledit arrêt à exécution et à tous commandants et officiers de la force publique de prêter main forte lorsqu’ils en seront légalement requis. »), est transmis au ministre des finances, qui le fait exécuter sur le cautionnement du comptable et au besoin sur ses biens immeubles, grevés à cet effet d’une hypothèque légale en vertu de l’article 2121, § 3, du Code civil.
La Cour des comptes, qui prononce des condamnations au profit de l’État contre les comptables en débet, pourrait-elle en prononcer contre l’État au profit des comptables en avance ? La négative n’est pas douteuse. L’article 13 de la loi de 1807, qui prévoit les trois situations où peuvent être les comptables : quittes, en avance ou en débet, dit que dans les deux premiers cas la Cour prononcera leur décharge définitive et ordonnera mainlevée et radiation des oppositions et inscriptions hypothécaires mises sur leurs biens, à raison de la gestion dont le compte est jugé. L’arrêt est donc le même en cas d’avance et de quitus. C’est un simple arrêt de libération pour le comptable, ce ne peut être un arrêt de condamnation pour l’État.
Cette doctrine, déjà appliquée devant les anciennes Chambres des comptes (4. Édit d’août 1669, art. 21.), a été affirmée peu après la promulgation de la loi [398] de 1807, par un décret du 1er avril 1808, portant que « la Cour sera tenue de rayer de la dépense des comptables les avances par eux prétendues faites pour quelque cause que ce soit. » Le préambule du décret en donne pour raison « que les fonctions de notre Cour des comptes doivent se réduire à les juger dans notre intérêt et à donner le quitus aux comptables quand elle ne les trouve point en débet ; que s’ils se prétendent en avance, c’est au ministre du département pour lequel ils les ont faites qu’ils doivent en demander le paiement ». La décision du ministre sur cette demande de remboursement ne rentrerait donc pas dans le contentieux du compte, mais dans celui des dettes de l’État et, à ce titre, c’est au Conseil d’État et non à la Cour des comptes qu’elle devrait être déférée (1. Cf. Serrigny, Compétence administrative, t. III, p. 310.).
Valeurs de caisse et de portefeuille. — La juridiction de la Cour ne s’exerce pas seulement sur les deniers dont le comptable a eu le maniement, mais encore sur les valeurs de caisse et les valeurs de portefeuille (2. Décret sur la comptabilité publique du 31 mai 1862, art. 23.).
Que doit-on entendre par valeurs de portefeuille ? Un dissentiment s’est produit sur ce point entre la Cour des comptes et le Conseil d’État. D’après un arrêt de la Cour du 26 février 1879 (Chasteau), l’assimilation des valeurs de portefeuille à des deniers doit être limitée aux « billets de banque, bons fiduciaires et autres effets aux porteurs tenant lieu de numéraire, admis dans les caisses publiques et dont la valeur est toujours et invariablement déterminée à l’avance ; elle ne saurait s’étendre à des rentes sur l’État, même au porteur, à des obligations, simples titres de créances qui constituent, sur le marché des titres, des marchandises dont le cours est variable d’après l’offre et la demande ». En conséquence, la Cour s’est déclarée incompétente pour connaître des opérations d’un chef du service des titres de la ville de Paris, qui était dépositaire des obligations à échanger contre les certificats provisoires.
Le Conseil d’État, saisi par le ministre des finances d’un recours [399] contre cet arrêt, a décidé au contraire que ces obligations avaient le caractère de valeurs de portefeuille, parce qu’elles étaient « transmissibles par simple tradition et réalisables immédiatement en argent », et que, par suite, la Cour avait méconnu sa compétence en refusant de connaître de cet élément du compte (1. Conseil d’État, 5 mai 1882, Chasteau.).
L’intention du législateur paraît bien être, en effet, de soumettre au même contrôle le maniement des valeurs en espèces et des valeurs fiduciaires immédiatement réalisables en argent. Les rentes ou les obligations au porteur, sans constituer une monnaie ni même en être une représentation immédiate, en sont en fait l’équivalent. Tout dépend des conditions de leur circulation, des règles et même des habitudes qui président à leur échange, toutes choses dont il convient de tenir grand compte pour interpréter l’expression de « valeur de portefeuille » : cette expression est assurément flexible, mais elle l’est peut-être à dessein, afin de pouvoir s’adapter aux applications variées qu’elle peut recevoir dans la pratique.
Comptes-matières. — A la différence des deniers et des valeurs de caisse ou de portefeuille, la comptabilité des matières n’est pas soumise en principe au jugement de la Cour des comptes, mais seulement à son contrôle administratif. Les matières dont il s’agit ici sont les innombrables objets, approvisionnements, denrées, qui existent dans les magasins, arsenaux ou établissements de l’État, pour être livrés aux usages, consommations et transformations dont ils sont susceptibles.
« Soumettre les comptes-matières au jugement de la Cour des comptes, tout le monde le déclare impossible », disait le ministre des finances, lorsque cette question fut agitée dans la discussion de la loi de finances du 6 juin 1843 (2. Voy. les notes sur l’article 14 de la loi de finances du 6 juin 1843, Duvergier, Collection des lois, 1843, p. 186 et 187.). Il en donnait pour raison que les agents préposés à la garde de ces matières sont obligés, sous peine d’entraver les services et de manquer à la discipline, de les livrer à toute réquisition des administrateurs compétents, seuls juges de leur emploi. Les comptables réels, c’est-à-dire ceux qui [400] ont le maniement des matières, seraient alors forcément remplacés par des comptables d’ordre non responsables, c’est-à-dire par des administrateurs qui échappent, en principe, à la juridiction de la Cour des comptes.
La loi du 6 juin 1843 (art. 14) se borna donc à déclarer que les comptes-matières seraient « soumis au contrôle de la Cour des comptes », en écartant un amendement qui proposait de les soumettre à son jugement (1. Amendement de M. Deslongrais. Voir la discussion analysée par M. Duvergier, Collection des lois, 1843, p. 186.). Elle renvoya à un règlement d’administration publique le soin de déterminer « la nature et le mode de ce contrôle » et d’arrêter « les formes de comptabilité des matières appartenant à l’État dans toutes les parties du service public ». Ce règlement promulgué par l’ordonnance du 26 août 1844, établit, dans chaque magasin, chantier, arsenal, etc., un agent et préposé spécial qui est responsable des matières déposées, et qui tient une comptabilité journalière d’entrée, de sortie, de consommation et de perte. La Cour prononce par voie de déclaration spéciale sur les comptes individuels de ces agents et, par voie de déclaration générale, sur la conformité des résultats des comptes individuels avec les résultats des comptes généraux publiés par les ministres. Enfin elle consigne dans un rapport annuel les observations auxquelles ce double examen a donné lieu (2. Ordonnance du 26 août 1844, art. 10, 11 et 12.).
Le contrôle de la Cour sur les comptes-matières est donc purement administratif, analogue à celui qu’elle exerce sur le compte moral des ordonnateurs. Il ne peut donner lieu de sa part à aucun acte de juridiction sur le comptable.
Telle est du moins la règle générale, mais elle comporte quelques exceptions. L’ordonnance de 1844 réserve, en effet, l’application des lois spéciales et des règlements qu’il appartient aux ministres de faire pour prescrire, dans certains services, l’établissement d’une comptabilité-matières semblable à la comptabilité-deniers et entraînant la même responsabilité pour le comptable. Il existe des dispositions de ce genre dans le service de la Monnaie, du Timbre, de l’Imprimerie nationale et de quelques manufactures [401] de l’État. Dans ce cas, la Cour des comptes exerce une véritable juridiction sur le comptable.
Sont, au contraire, entièrement exclues de tout contrôle de la Cour des comptes, tant administratif que juridictionnel, les valeurs dites « valeurs mobilières ou permanentes », qui ne sont pas destinées à des consommations, mais seulement à un usage en nature. Tels sont les mobiliers des palais, hôtels et établissements de l’État, les machines et outils, les bibliothèques, musées, cartes, objets d’art et de science appartenant à l’État (1. Décret du 31 mai 1862, art. 877 et 878.).
Comptabilité de fait. Gestion occulte. — Les comptables soumis à la juridiction de la Cour des comptes ne sont pas seulement les fonctionnaires et agents officiellement préposés à la perception et au maniement des deniers publics, mais encore toute personne qui, sans mandat, s’ingère dans ce maniement.
La gestion occulte de ces comptables de fait tombe sous la juridiction de la Cour des comptes comme la gestion patente des comptables réguliers ; elle entraîne les mêmes responsabilités (2. Décret du 31 mai 1862, art. 25 : « Toute personne autre que le comptable qui, sans autorisation légale, se serait ingérée dans le maniement des deniers publics, est par ce seul fait, constituée comptable, sans préjudice des poursuites prévues par l’article 258 du Code pénal, comme s’étant immiscée dans les fonctions publiques. Les gestions occultes sont soumises aux mêmes juridictions et entraînent la même responsabilité que les gestions patentes et régulièrement décrites. » — Cf. Ordonnance du 14 septembre 1822, art. 17, et loi du 5 avril 1884, art. 155.). Cependant, lorsque aucune infidélité n’est révélée à la charge du comptable de fait, la Cour peut prendre en considération sa bonne foi, son ignorance des règles de la comptabilité publique, les circonstances exceptionnelles dans lesquelles il a pu être amené à faire acte de comptable, et suppléer par des considérations d’équité à l’insuffisance des justifications produites (3. Décret du 31 mai 1862, art. 25 in fine.).
Des administrateurs, des ordonnateurs, de simples particuliers peuvent ainsi devenir comptables de fait s’ils ont perçu des deniers de l’État ou de toute autre administration publique, soit pour les conserver en caisse, soit pour les appliquer à des dépenses. Tel est le cas du maire qui perçoit des redevances dues à la commune et [402] s’en sert pour acquitter lui-même des dépenses communales ; du curé qui recueille les souscriptions de particuliers pour la construction ou la réparation d’une église paroissiale et règle directement ces travaux avec l’entrepreneur ; il est comptable de fait, même quand les souscripteurs ont déclaré s’en rapporter à sa gestion, car il ne peut dépendre de conventions particulières de modifier le caractère public des travaux et des dépenses et les règles de comptabilité qui en résultent. Tel est aussi le cas de toute personne, publique ou privée, qui reçoit des fonds pour acquitter des dépenses au nom de l’État (1. Conseil d’État, 10 juillet 1874, Baron.).
Les règles relatives aux comptabilités de fait s’appliquent avec une rigueur particulière quand le maniement des deniers publics est le résultat d’une émission de mandats fictifs. On appelle ainsi des mandats de paiement délivrés par un ordonnateur à des parties prenantes qui n’y ont pas droit, mandats motivés par des travaux ou des fournitures que l’ordonnateur sait n’être pas dus, et n’ayant d’autre but que de mettre à sa disposition des sommes qu’il emploiera à d’autres dépenses, soit publiques, soit personnelles. Il y a là une manœuvre frauduleuse qui peut constituer un délit si l’auteur du mandat fictif s’est approprié les sommes ainsi mandatées, et qui constitue en tout cas une grave infraction aux règles de la comptabilité s’il s’en est servi pour acquitter, au moyen d’un virement dissimulé, des dépenses publiques non autorisées.
La jurisprudence de la Cour des comptes admet qu’il y a gestion occulte de la part de toutes les personnes qui ont pris part au maniement des deniers retirés de la caisse publique à l’aide du mandat fictif, de la part de l’ordonnateur à la disposition duquel les deniers ont été mis (2. Cour des comptes, 23 juin 1882, département de X… ; — 28 février 1887, Augey ; — 23 octobre 1890, Duvialard.) et de la part des fournisseurs fictifs qui les ont touchés en présentant le mandat (3. Cour des comptes, 7 juin 1882, commune d’A… ; — 29 février 1S92, Jacquemin.).
Mais faut-il aller plus loin ? Faut-il considérer comme un fait de gestion occulte l’émission d’un mandat fictif, abstraction faite de tout maniement de deniers ? Non ; ce serait méconnaître la distinction fondamentale que la loi établit entre l’ordonnateur et [403] le comptable et entre les juridictions dont ils relèvent. L’ordonnateur qui s’est borné à émettre un mandat fictif sans disposer de son montant, a agi comme ordonnateur ; et quand il aurait mal et frauduleusement agi, il ne deviendrait pas pour cela justiciable de la Cour des comptes qui n’a point de juridiction sur les ordonnateurs.
Mais pour que l’ordonnateur qui a délivré un mandat fictif soit réputé s’être ingéré dans le maniement des deniers et devienne ainsi comptable de fait, il n’est pas toujours nécessaire que le montant du mandat ait été versé entre ses mains ; il suffit qu’il ait eu les fonds à sa disposition. Peu importe, en effet, qu’il les ait détenus et dépensés lui-même ou qu’il les ait fait détenir et dépenser par autrui conformément à ses instructions. Nul doute que, dans ce cas, le tiers qui a pris part à la gestion occulte ne se soit rendu comptable de fait, mais cela n’empêche pas que l’ordonnateur par qui cette gestion a été provoquée et dirigée ne le soit également (1. Cour des comptes, 2 décembre 1890, commune de Berlancourt ; — 7 juin 1882, commune d’A… ; — 13 janvier 1887, Demarquilly. Ce dernier arrêt va peut-être un peu loin en décidant qu’un maire participe à la gestion occulte d’un secrétaire de mairie, par cela seul qu’il a connu et tacitement approuvé les agissements de son subordonné. Nous ne pensons pas que cette complicité, purement morale, puisse suffire pour rendre l’ordonnateur comptable de fait, s’il n’est pas établi qu’il a, en outre, participé personnellement ou par des instructions données à son agent, au maniement et à l’emploi des fonds.).
Quant aux personnes publiques ou privées qui ont fourni à l’ordonnateur les faux certificats et les mémoires fictifs, la règle nous paraît être la même. Pour qu’il y ait comptabilité de fait, il faut un maniement de deniers ; la remise à l’ordonnateur de certificats de complaisance, des factures simulées qui serviront à l’émission d’un mandat fictif ne saurait suffire, à elle seule, pour impliquer les auteurs de ces pièces dans une gestion occulte. Il peut y avoir là un fait de complicité pénale qui les fera comprendre dans une poursuite si la gestion occulte aboutit à des détournements ; mais il n’y a pas un fait de comptabilité, parce qu’il n’y a pas de maniement de deniers. A la vérité, la Cour des comptes a décidé que « toute personne qui, par de fausses déclarations, détourne des deniers publics de leur affectation régulière pour les appliquer à [404] des dépenses qu’aucun pouvoir légal n’a autorisées, s’ingère dans le maniement de ces deniers, devient par ce seul fait comptable et se soumet aux dispositions qui régissent les gestions occultes (1. Cour des comptes, 23 juin 1882, département de X…) ». Cette formule nous semble un peu trop générale, mais la Cour l’a employée dans une affaire où l’auteur des certificats avait personnellement pris part à la réception et à l’emploi des fonds. La solution n’aurait peut-être pas été la même si ce maniement de deniers n’avait pas été établi. En résumé, nous pensons que la délivrance des faux certificats peut faire présumer qu’on a eu intérêt à les fournir et qu’on a participé à la gestion occulte ; mais elle ne constitue pas à elle seule une preuve de cette gestion (2. Voy. sur la théorie de la comptabilité de fait et sur les diverses applications que la jurisprudence en a faites, le savant Traité des comptables de fait, de MM. Marques di Braga et Camille Lyon (3 vol. in-8°, extraits du Répertoire du droit administratif).).
Du cas où les pièces émanées de l’ordonnateur sont irrégulières. — La loi qui refuse à la Cour des comptes juridiction directe sur les ordonnateurs — en dehors du cas de gestion occulte qui les transformerait en comptables — lui permet-elle d’exercer sur eux une juridiction indirecte en rendant les comptables responsables des ordres que les ordonnateurs leur ont donnés ?
Cette question doit être résolue négativement.
Un des principaux cas où elle peut se poser a été expressément prévu par les règlements de la comptabilité publique (3. Décret du 31 mars 1862, art. 91, reproduisant l’ordonnance du 19 mai 1838, art. 69, et celle du 14 septembre 1822, art. 15.), c’est le cas où une partie-prenante se présente à une caisse publique, porteur d’une ordonnance ou d’un mandat dont les énonciations sont insuffisantes ou qui n’est pas accompagné des pièces justificatives exigées par les règlements. Le payeur doit alors refuser le paiement ou du moins le suspendre, remettre séance tenante au porteur de l’ordonnance ou du mandat une déclaration écrite et motivée de son refus, et en adresser copie au ministre des finances. Mais si, malgré cette déclaration, l’ordonnateur requiert par écrit et sous sa responsabilité qu’il soit passé outre au paiement, le payeur est tenu d’obtempérer ; il annexe alors au mandat qu’il [405] acquitte sa déclaration et la réquisition de l’ordonnateur. Sur le vu de ces pièces, la Cour doit décharger le comptable de toute responsabilité et elle ne saurait la faire retomber sur l’ordonnateur par aucun acte de juridiction. Elle ne peut que signaler l’irrégularité, par voie de simple déclaration, lors de l’examen du compte moral de l’ordonnateur.
Il en serait ainsi, même si la réquisition donnée au payeur avait pour effet de faire acquitter une dépense pour laquelle il n’y aurait pas de crédit disponible. Dans ce cas particulièrement grave, le comptable devrait en référer au ministre des finances qui se concerterait immédiatement avec le ministre du département intéressé ; mais si la réquisition était maintenue, le payeur devrait obtempérer et il ne saurait encourir de ce chef aucune responsabilité devant la Cour. Celle-ci ne pourrait en effet exercer sa juridiction contre lui sans l’exercer indirectement contre les ordonnateurs et les ministres dont ils relèvent.
Par application du même principe, la Cour ne peut pas, d’après l’article 18 de la loi du 16 septembre 1807, « refuser aux payeurs l’allocation des paiements par eux faits sur des ordonnances revêtues des formalités prescrites et accompagnées des acquits des parties prenantes et des pièces que l’ordonnateur aura prescrit d’y joindre ». D’où il suit que la Cour ne pourrait pas rendre le comptable responsable de justifications qu’elle jugerait insuffisantes, mais qui seraient conformes aux prescriptions de l’ordonnateur. Dans ce cas, en effet, c’est l’ordonnateur qu’elle atteindrait en la personne du comptable, c’est sur lui qu’elle exercerait indirectement sa juridiction.
Toutefois, il s’est élevé, sur la véritable portée de l’article 18 de la loi de 1807, des difficultés que nous ne saurions passer sous silence.
Dans les termes où elle a été formulée, cette disposition pouvait sacrifier les intérêts de l’État au pouvoir discrétionnaire des ordonnateurs. Ceux-ci n’étaient alors guidés, pour la désignation des pièces, par aucun texte impératif ; le décret du 13 juillet 1804 leur laissait à cet égard la plus grande latitude. La Cour des comptes réclama avec raison contre cet état de choses, et ses observations ne furent pas étrangères aux dispositions insérées dans l’ordonnance [406] du 14 septembre 1822, dont l’article 10 énumère les pièces à joindre aux ordonnances et mandats.
Néanmoins, par un arrêt du 22 décembre 1837 (payeur de l’Hérault), la Cour des comptes décida que cette énumération n’était pas limitative, que l’article 10 de l’ordonnance de 1822 exigeait avant tout des pièces « constatant que leur effet est d’acquitter en tout ou en partie une dette de l’État régulièrement justifiée », que la Cour restait juge de cette constatation, et qu’elle avait le droit d’exiger du payeur des pièces justificatives non prévues au règlement.
Cet arrêt, déféré au Conseil d’État par le ministre des travaux publics, fut annulé le 8 septembre 1839, sur le rapport de M. de Gérando. Le Conseil d’État décida que si la nomenclature de pièces contenue dans l’article 10 de la loi de 1822 pouvait être modifiée en vertu d’arrêtés pris de concert par le ministre des finances et le ministre ordonnateur (1. Ces arrêtés ont été prévus par l’article 65 de l’ordonnance du 31 mai 1838, promulguée entre l’arrêt de la Cour des comptes et celui du Conseil d’État.), « aucune loi ou ordonnance n’attribue à la Cour des comptes le droit de suppléer, pour la désignation des pièces, aux nomenclatures ainsi arrêtées ».
La Cour résista à cette jurisprudence qui fut affirmée de nouveau par arrêt du Conseil d’État du 22 mars 1841 (Ministre des finances).
La Cour des comptes ayant encore persisté dans sa doctrine par des observations présentées sur le budget de 1839, la commission de la Chambre des députés chargée de préparer la loi du 9 mai 1842 portant règlement définitif de ce budget, fut saisie de la question. Elle se prononça avec beaucoup de force pour la jurisprudence du Conseil d’État contre celle de la Cour des comptes (2. Rapport de M. Duprat au nom de la commission, Moniteur du 24 juin 1841, et Duvergier, Collection des lois, 1841, p. 89.). « La Cour, dit son rapporteur, veut désormais examiner si les paiements sont réguliers, s’ils acquittent une dette de l’État et si le montant de cette dette a pu être régulièrement ordonnancé. Elle veut en un mot étendre sa juridiction sur les ordonnateurs en prescrivant les pièces que les comptables auront le droit d’exiger d’eux. Une telle prétention est contraire à la véritable juridiction des pouvoirs constitués. C’est à l’administration qu’est confié le soin [407] de reconnaître la légalité et la nécessité d’une dépense. Ce droit ne peut appartenir à la Cour des comptes, parce que l’administration n’est pas et ne peut pas être son justiciable ; elle ne peut répondre de ses actes que devant les Chambres… »
Tenons donc pour certain que le contrôle judiciaire de la Cour, strictement limité aux comptes des comptables, ne peut s’exercer ni directement ni indirectement sur les décisions ou sur les réquisitions des ordonnateurs.
Compétence ministérielle sur les questions de responsabilité personnelle des comptables. — Même à l’égard des comptables et de leurs obligations pécuniaires envers le Trésor, la juridiction de la Cour n’est pas illimitée. Ainsi que nous l’avons dit, la Cour juge le compte plutôt que le comptable : d’où il suit que si son contrôle judiciaire est sans partage quand il s’agit de statuer sur des éléments matériels du compte, il ne l’est pas quand il s’agit d’apprécier la conduite du comptable et les responsabilités qu’il peut encourir. Ces dernières questions ne relèvent pas de la Cour, mais du ministre auquel ressortit le comptable, sauf recours au Conseil d’État.
Il y a là deux juridictions parallèles, qui s’exercent l’une et l’autre avec une entière indépendance.
Ainsi, un arrêt de quitus obtenu par un comptable ne fait pas obstacle à ce que le ministre déclare ce comptable en débet en raison de responsabilités encourues au cours de la même gestion, soit de son chef, soit du chef des préposés dont il répond (1. Conseil d’État, 4 septembre 1840, Bricogne ; — 7 février 1843, Duffo.). De même, une déclaration de débet prononcée par arrêt de la Cour passé en force de chose jugée, à raison d’un déficit constaté dans la gestion ne fait pas obstacle à ce que le comptable s’adresse au ministre et lui demande décharge du débet, en invoquant les circonstances prévues par la loi qui peuvent effacer ou atténuer sa responsabilité (2. Voy. au décret du 31 mai 1862 : 1° l’article 21 qui autorise le comptable à demander décharge lorsque le déficit constaté dans sa caisse provient de vol ou de perte de fonds résultant de force majeure ; — 2° l’article 329, qui permet au ministre des finances de décharger le comptable supérieur lorsqu’il établit que le déficit ou le débet relevé contre son préposé doit être attribué à des circonstances indépendantes de sa surveillance ; — 3° l’article 351, qui contient des dispositions analogues pour le caissier-payeur central du Trésor. Pour l’application de ces règles, voy. Conseil d’État, 1er février 1871, Thomas ; — 10 novembre 1876, Sicre. — Dans cette dernière affaire, le ministre de l’instruction publique opposait à la demande en décharge de responsabilité présentée par un économe de lycée, une fin de non-recevoir tirée de ce que le débet, avait été constaté par arrêt définitif de la Cour des comptes ; le Conseil d’État a explicitement écarté cette fin de non-recevoir.). Dans ce cas, le ministre prononce, sauf recours au Conseil d’État ; non parce qu’il est juge, mais parce qu’il est, en sa qualité de supérieur hiérarchique, l’appréciateur nécessaire [408] des circonstances que le comptable invoque comme autorisant une dérogation aux règles ordinaires du service. Aussi la demande en décharge de responsabilité qui serait portée directement devant le Conseil d’État sans recours préalable au ministre, ne serait pas recevable (1. Conseil d’État, 29 mars 1889, Humann ; — 14 novembre 1890, Auger.). La jurisprudence de la Cour des comptes est ici d’accord avec celle du Conseil d’État. Elle a plusieurs fois décidé que la responsabilité encourue par les comptables supérieurs du chef de leur préposé « a un caractère essentiellement administratif en dehors de la juridiction de la Cour » (2. Cour des comptes, 3 août 1880, d’Orient de Bellegarde ; — 10 août 1880, Desmousseaux de Givré.).
Ces règles reçoivent une exception en matière de comptabilité communale. En vertu de dispositions spéciales du décret de comptabilité du 31 mai 1862 (3. Décret du 31 mai 1862, art. 519.), il appartient au juge des comptes des receveurs communaux, à l’exclusion du ministre, d’apprécier si ces comptables ont pris les soins et fait les diligences nécessaires pour la conservation des biens et des créances des communes (4. Conseil d’État, 4 avril 1856, Delaunay ; — 5 décembre 1884, Ticier ; — 29 mars 1889, Humann.).
On peut aussi mentionner quelques dispositions législatives n’ayant plus aujourd’hui qu’un intérêt historique, qui attribuaient à la Cour des comptes l’appréciation de certains cas de responsabilité. Ces dispositions, limitées à des périodes déterminées, n’avaient en vue que des liquidations d’arriéré (5. Décret du 21 juin 1809 ; Ordonnance du 17 janvier 1816.). Ce sont des exceptions qui confirment la règle, puisqu’elles prouvent la nécessité de textes spéciaux quand il s’agit d’y déroger.
La compétence du ministre étant limitée aux questions de responsabilité, [409] il y aurait de sa part un empiétement sur les attributions de la Cour s’il prétendait réviser, pour erreurs de calcul, omission ou double emploi, les articles d’un compte réglé et apuré par la Cour (1. Conseil d’État, 19 mars 1823, Delamarre ; — 7 février 1848, Duffo.). Ainsi, lorsque le montant de mandats de paiement est entré dans les éléments d’un compte sur lequel un arrêt est intervenu, il n’appartient pas au ministre de déclarer le comptable en débet en se fondant sur ce que les mandats seraient entachés de faux. Il ne peut, en pareil cas, que demander à la Cour elle-même le redressement des articles erronés, par la voie du recours en revision, et seulement dans les cas (examinés ci-après) où ce recours lui est ouvert (2. Conseil d’État, 7 juillet 1853, Guiberl.).
Arrêts de la Cour des comptes. — La Cour des comptes prononce sur les comptes, soit comme juge unique, soit comme juge d’appel. Elle prononce comme juge unique sur les comptes de l’État, des départements et des communes ou établissements publics ayant plus de 30,000 fr. de revenus ; comme juge d’appel, sur les comptes des communes et établissements publics ayant un revenu inférieur. Dans ce dernier cas, la juridiction de premier ressort appartient aux conseils de préfecture.
Lorsque la Cour prononce comme juge unique, sa juridiction n’a besoin d’être mise en mouvement par aucune action, conclusion ni réquisition ; elle s’exerce spontanément et de plein droit en vertu de l’obligation de rendre compte que la loi impose à tout comptable. Pour satisfaire à cette obligation, les comptables sont tenus de déposer leurs comptes avec les pièces à l’appui dans des délais déterminés, passé lesquels ils sont passibles d’amendes (3. Loi du 16 septembre 1807, art. 12.). La Cour est saisie par le seul fait du dépôt du compte.
La vérification des comptes donne lieu à deux sortes d’arrêts, les arrêts provisoires et les arrêts définitifs, ou plus exactement à deux séries de dispositions qui peuvent trouver place dans un même arrêt, selon que tels articles du compte ont été provisoirement ou définitivement vérifiés.
L’arrêt provisoire, rendu sur le vu du compte et des pièces [410] jointes, est communiqué au comptable qui a deux mois pour le débattre et fournir les compléments de justification nécessaires. Si aucune réclamation n’est formée dans ce délai ou si les justifications offertes ne sont pas accueillies par la Cour, l’arrêt devient définitif, et il est exécutoire contre le comptable pour le montant de son débet (1. Loi du 16 septembre 1807, art. 13.).
Arrêts de revision. — Les arrêts définitifs sont susceptibles d’être réformés par la voie du recours en revision. Aux termes de l’article 14 de la loi du 16 septembre 1807, « la Cour, nonobstant l’arrêt qui aura jugé définitivement un compte, pourra procéder à sa revision, soit sur la demande du comptable appuyée de pièces justificatives recouvrées depuis l’arrêt, soit d’office, soit à la réquisition du procureur général pour erreur, omission, faux ou double emploi reconnus par la vérification d’autres comptes ».
D’après ce texte, la revision peut être provoquée, soit par le comptable, soit par la Cour agissant d’office ou à la requête de son procureur général. Le droit de demander la revision appartient aussi à une autre catégorie d’intéressés, c’est-à-dire aux administrations locales et aux établissements publics dont la comptabilité ressortit à la Cour, soit directement, soit par appel des décisions des conseils de préfecture, selon que leurs revenus excèdent ou non 30,000 fr. (2. Le silence de la loi de 1807 sur le recours des communes et des établissements publics s’explique par ce fait que la comptabilité des communes n’était pas, à cette époque, soumise à la Cour des comptes, soit directement, soit en appel. D’après l’arrêté du 4 thermidor an X (23 juillet 1802), qui était en vigueur en 1807, les comptes des receveurs communaux étaient soumis aux préfets (art. 20) et, en cas de réclamation contre la décision des préfets, « au Gouvernement qui décidera en Conseil d’État » (art. 21). — L’appel à la Cour des comptes a été institué par l’ordonnance du 28 janvier 1815, qui a ouvert ce recours aux communes aussi bien qu’aux comptables.).
La revision peut donc, en réalité, être provoquée de quatre manières différentes : 1° par la demande du comptable ; — 2° par la demande des administrations ou établissements intéressés ; — 3° par les réquisitions du procureur général ; — 4° par la Cour agissant d’office.
[411] Mais les causes de revision ne sont pas les mêmes dans ces différents cas.
S’il s’agit d’une demande formée par le comptable, la revision est très largement ouverte. Elle peut avoir lieu sur le vu de toute justification recouvrée depuis l’arrêt, pourvu que la date des pièces justificatives soit antérieure à celle de cet arrêt. Ainsi, toute quittance, facture ou autre pièce dont l’absence a eu pour effet de faire rejeter une dépense, peut être produite après coup et faire admettre cette dépense. Le droit du comptable est alors plus large que celui qui est prévu par le droit commun, car l’article 541 du Code de procédure civile n’admet la revision d’un compte qu’en cas d’erreur, omission, faux ou double emploi, tandis que la loi de 1807 l’autorise en faveur du comptable toutes les fois qu’il peut fournir, à l’appui d’une dépense, les preuves et justifications qui lui avaient d’abord fait défaut.
A l’égard des administrations locales et des établissements publics, il n’existe pas de dispositions spéciales déterminant les cas de revision ; il en résulte que le droit commun leur est applicable et qu’ils peuvent demander la révision dans les termes de l’article 541 du Code de procédure civile, c’est-à-dire pour erreur, omission, faux ou double emploi.
L’erreur est ici restreinte à l’erreur matérielle, et ne s’étend pas à l’appréciation erronée qui a pu être faite d’éléments du compte, ou de pièces justificatives, lors du premier jugement.
Enfin, si la revision est requise par le procureur général ou ordonnée d’office par la Cour, elle ne peut avoir lieu contre le comptable que dans les cas prévus par l’article 541 du Code de procédure civile, et en outre avec cette restriction importante que la preuve de l’erreur, de l’omission, du faux ou double emploi ne peut légalement résulter que « de la vérification d’autres comptes ».
La loi de 1807 n’autorise donc pas le procureur général ou la Cour à recourir à des éléments de revision provenant d’une autre source que les vérifications mêmes de la Cour, que les rapprochements qu’elle peut être amenée à faire entre les pièces de différents comptes. La loi exclut, par conséquent, les preuves d’erreur, d’omission, de faux ou double emploi, qui résulteraient de documents ou de témoignages émanant de tiers, ou qui seraient fournies [412] par l’instruction de procès civils ou criminels et qui n’apparaîtraient pas par la vérification d’autres comptes.
Aussi est-il permis de concevoir des doutes sur la doctrine d’un arrêt de la Cour des comptes du 12 décembre 1888 (Adrien-Léon), rendu à la requête du procureur général. Cet arrêt se fonde, pour reviser plusieurs arrêts antérieurs relatifs à la comptabilité d’un trésorier-payeur général, sur l’existence de faux mandats qu’une instruction et une condamnation criminelles avaient révélée, non à la charge du comptable, mais à la charge d’un tiers. L’arrêt vise le dossier de cette procédure « ensemble l’arrêt de la Cour d’assises de l’Oise du 8 janvier 1887 et les pièces déclarées fausses par ledit arrêt ».
Il ressort d’ailleurs de la décision tout entière que la revision résulte bien de ces constatations étrangères aux procédures de la Cour, et non « de la vérification d’autres comptes ». Si cet arrêt devait faire jurisprudence, il serait à craindre que les distinctions sagement établies par la loi de 1807, entre la revision ouverte au comptable et la revision beaucoup plus restreinte ouverte au procureur général et à la Cour, ne fussent effacées (1. On doit d’autant plus se garder de toute confusion en cette matière, que cette confusion paraît avoir été commise dans l’article 540 du décret sur la comptabilité publique du 31 mai 1862, qui est reproduit dans un des motifs de l’arrêt du 12 décembre 1888, et qui est ainsi conçu : « Les comptables, les administrations locales et les ministres de l’intérieur et des finances peuvent demander devant les premiers juges la revision des arrêts ou arrêtés définitifs, pour erreurs, omissions, double ou faux emplois reconnus par la vérification d’autres comptes, et à raison de pièces justificatives recouvrées depuis l’arrêt ou l’arrêté. » Cette rédaction est vicieuse en ce qu’elle groupe, d’une part, les parties qui peuvent demander la revision et, d’autre part, l’ensemble des cas de revision, comme si chaque partie pouvait également se prévaloir de chacun de ces différents cas. A peine est-il besoin de faire remarquer que le décret du 31 mai 1862, simple compilation des textes en vigueur, n’a pas pu déroger à l’article 14 de la loi de 1807. Les rédacteurs du décret ont d’ailleurs cité cet article 14 en note sous leur article 540, comme s’ils se bornaient à s’y référer, et ils l’ont fidèlement reproduit dans un autre article du même décret, l’article 420.).
La Cour saisie d’une demande de revision examine d’abord si elle est recevable ; la recevabilité n’est subordonnée à aucun délai, mais elle peut dépendre de la valeur des justifications offertes par le comptable, de la nature des erreurs signalées et des preuves alléguées par le procureur général. Elle fait l’objet d’un premier [413] arrêt statuant sur la recevabilité du recours en revision : en cas d’admission du recours, il est procédé à la revision des articles contestés dans la même forme que dans la première instance. Le comptable à qui l’arrêt d’admission impartirait un délai pour produire des justifications jugées recevables et qui ne les fournirait pas en temps utile, serait forclos et ne pourrait pas reproduire sa demande en revision. Les arrêts de revision peuvent, comme les autres décisions de la Cour, avoir le caractère d’arrêts provisoires ou définitifs.
Juridiction de premier ressort des conseils de préfecture. — La Cour connaît, en appel, des décisions rendues par les conseils de préfecture sur les comptes des receveurs municipaux, des trésoriers des hospices, des fabriques et autres établissements publics dont les revenus ordinaires n’excèdent pas 30,000 fr. d’après les comptes des trois dernières années (1. Loi du 5 avril 1884, art. 157. — Cf. Loi du 18 juillet 1837, art. 66, et Ordonnance du 3 mai 1838, art. 483. Avant la loi de 1837, le jugement des comptes des receveurs municipaux a été successivement soumis aux règles suivantes : D’après l’arrêté du 4 thermidor an X, les comptes étaient soumis aux préfets, sauf recours au Gouvernement en Conseil d’État. D’après l’ordonnance du 28 janvier 1815, les comptes des communes ayant moins de 10,000 fr. de revenus étaient réglés par arrêtés du préfet en conseil de préfecture, sauf recours devant la Cour des comptes. D’après l’ordonnance du 23 avril 1823, les mêmes comptes étaient réglés par les conseils de préfecture, sauf recours à la Cour des comptes, et les comptes des communes ayant moins de 100 fr. de revenu par les sous-préfets, sauf recours au conseil de préfecture.).
Le conseil de préfecture, considéré comme juge des comptes, n’est pas soumis aux mêmes règles d’organisation et de procédure que lorsqu’il prononce comme tribunal de contentieux administratif. Il n’y a ni débats oraux ni audiences publiques ; les règles générales de la procédure sont les mêmes que devant la Cour des comptes ; le conseil de préfecture, comme la Cour, rend des décisions provisoires ou définitives, et il peut les reviser dans les cas prévus par l’article 14 de la loi du 16 septembre 1807. Ses arrêtés sont revêtus d’une formule exécutoire prévue par l’article 434 du décret du 31 mai 1862, et qui est la même que celle des arrêts de la Cour des comptes.
[414] Les conseils de préfecture n’étant, en cette matière, que des auxiliaires de la Cour des comptes et concourant à la même mission, c’est d’elle qu’ils relèvent, et non du Conseil d’État ; aussi est-il de jurisprudence constante que l’appel d’une décision de conseil de préfecture statuant en matière de compte est non recevable s’il est porté devant le Conseil d’État (1. Conseil d’État, 26 décembre 1877, Reveau.).
Ce qui est vrai de l’appel, l’est-il également du recours en annulation pour incompétence ou excès de pouvoir ? Spécialement, lorsque le conseil de préfecture prononce sur la situation d’un comptable de fait et lui enjoint de présenter un compte, sa décision peut-elle être directement déférée au Conseil d’État pour excès de pouvoir et par application de la loi des 7-14 octobre 1790 et de l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 ? Le Conseil d’État s’est plusieurs fois prononcé pour l’affirmative (2. Conseil d’État, 15 avril 1857, Chenaux ; — 13 mars 1874, Duchemin.) ; mais, depuis 1882, il est revenu sur cette jurisprudence. Sa doctrine paraît aujourd’hui bien fixée en ce sens que tous les griefs, quels qu’ils soient, qui tendent à l’annulation ou à la réformation d’un arrêté de conseil de préfecture statuant en matière de comptabilité, doivent être soumis à la juridiction d’appel, c’est-à-dire à la Cour des comptes. Le Conseil d’État ne peut connaître des griefs d’incompétence ou d’excès de pouvoir relevés contre un arrêté de conseil de préfecture, que s’il est saisi d’un recours en cassation contre un arrêt de la Cour des comptes confirmant cet arrêté (3. Conseil d’État, 19 mai 1882, commune de Berlancourt ; — 25 janvier 1884, Taillefer ; — 4 avril 1884, commune d’Escouloubre ; — 30 novembre 1888, Proy.).
La raison qui a fait hésiter sur ce point la jurisprudence, vient de ce que le Conseil d’État a juridiction en matière d’excès de pouvoir sur toutes les autorités administratives ; or, le conseil de préfecture, statuant à l’égard d’un comptable de fait, peut être considéré comme ayant un double caractère : celui d’autorité administrative lorsqu’il recherche s’il y a comptabilité de fait, c’est-à-dire si les deniers dont le compte est à faire sont ou non des deniers communaux ; celui de tribunal financier lorsqu’il apprécie les éléments du compte. On avait pensé que ce rôle pouvait être dédoublé et que les erreurs commises sur la nature des deniers, [415] et par suite sur la qualité de comptable de fait, pouvaient être isolées des erreurs commises sur le compte, et être dénoncées à des juges différents.
Mais en examinant la question de plus près, on a reconnu que ces deux opérations ne sont en somme que deux phases successives d’un même acte juridictionnel, qui est le jugement du compte. Ce jugement implique, en effet, la recherche du comptable. Du moment qu’il existe des comptabilités de fait, soumises par la loi au même juge que les gestions régulières, il faut bien que le juge puisse constater l’existence de ces comptabilités avant d’en apprécier les éléments ; or, cette existence dépend du caractère public ou non des deniers dont il est demandé compte.
C’est donc bien comme juge financier et non comme administrateur que le conseil de préfecture se livre à ces constatations. Il est à cet égard dans la même situation que la Cour des comptes, qui ne sort certainement pas de ses attributions juridictionnelles pour faire acte d’administrateur, lorsqu’elle caractérise la nature des deniers et en conclut que le fonctionnaire ou le particulier qui les a maniés est ou non son justiciable.
C’est donc avec raison que le Conseil d’État a proclamé, depuis 1882, la compétence exclusive de la Cour des comptes à l’égard de toutes les décisions des conseils de préfecture visant des comptables de fait.
Recours en cassation contre les arrêts de la Cour des comptes. — Les arrêts de la Cour des comptes, qu’ils soient rendus en premier et dernier ressort, ou sur l’appel de décisions des conseils de préfecture, peuvent être déférés au Conseil d’État statuant comme juge de cassation. Mais ce recours ne peut être formé que contre les arrêts définitifs, et non contre les arrêts provisoires.
Le recours en cassation est prévu par l’article 17 de la loi du 16 septembre 1807. Il est ouvert soit au comptable, soit au ministre des finances ou à tout autre ministre intéressé ; il ne peut s’exercer que pour violation des formes ou de la loi, à l’exclusion de tout grief tiré d’un mal-jugé au fond. Il ne peut donner lieu, devant le Conseil d’État, qu’à un arrêt d’annulation, non à un arrêt de réformation. La réformation au fond ne peut résulter que d’un arrêt de [416] la Cour des comptes, sur le renvoi qui lui est fait de l’affaire par l’arrêt du Conseil d’État prononçant la cassation.
Ce recours est un de ceux qui rentrent dans le contentieux de l’annulation dont il appartient au Conseil d’État de connaître. Ce contentieux faisant l’objet d’une étude d’ensemble dans notre tome II, nous y renvoyons pour l’examen des règles applicables aux recours en cassation contre les arrêts de la Cour des comptes.
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