I. — DES POURSUITES A FINS PÉNALES
Les ministres n’étaient pas compris parmi les fonctionnaires publics auxquels s’appliquait l’article 75 de la Constitution de l’an VIII, ainsi que ce texte l’indique expressément : « Les agents du Gouvernement autres que les ministres ne peuvent être poursuivis, pour des faits relatifs à leurs fonctions, qu’en vertu d’une décision du Conseil d’État… »
Il suit de là que le décret du 19 septembre 1870, en abrogeant l’article 75 de la Constitution de l’an VIII, n’a pas modifié les règles de compétence et de procédure qui pouvaient être antérieurement applicables aux poursuites dirigées contre les ministres.
En ce qui touche l’action publique exercée contre les ministres, pour des actes de leurs fonctions engageant leur responsabilité personnelle et pénale, on sait qu’elle a toujours été l’objet de dispositions spéciales du statut constitutionnel. Elle est actuellement régie par l’article 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, aux termes duquel « le Président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés et ne peut être jugé que par le Sénat. Les ministres peuvent être mis en accusation par la Chambre des députés pour crimes commis dans l’exercice de leurs fonctions. En ce cas, ils sont jugés par le Sénat. »
Il résulte du rapprochement des deux dispositions contenues dans l’article 12, que ce texte doit être interprété comme donnant [656] au Sénat une compétence absolue et exclusive pour juger le Président de la République, mais seulement une compétence conditionnelle pour juger les ministres. Cette compétence existe à leur égard toutes les fois qu’ils sont l’objet d’une mise en accusation prononcée par la Chambre des députés ; mais si la Chambre n’a pas pris cette initiative, la poursuite et le jugement peuvent avoir lieu devant la juridiction criminelle ordinaire, même s’il s’agit de crimes commis dans l’exercice des fonctions (1. Cette interprétation est conforme aux déclarations faites devant la Chambre des députés (séances du 16 novembre 1880 et du 12 janvier 1893). Elle a été confirmée, en 1893, par le fait de la mise en jugement devant la Cour d’assises de la Seine, de M. Baïhaut, ancien ministre des travaux publics accusé de corruption dans l’exercice de ses fonctions (affaire de Panama). — Voy. dans le même sens : Eug. Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, not 609 et suiv.).
Que décider à l’égard des délits ? Nous pensons que les délits commis dans l’exercice de la fonction ministérielle peuvent échapper, comme les crimes, à la compétence des tribunaux judiciaires, et être soumis à la juridiction des Chambres ; cette solution nous paraît s’imposer, quelque choix que l’on fasse entre deux interprétations possibles de l’article 12 de la loi constitutionnelle.
D’après une première interprétation, l’article 12 n’aurait autorisé la mise en accusation des ministres que pour les « crimes », en prenant cette expression dans le sens que lui donne le Code pénal, et d’après la distinction qu’il établit entre les crimes et les délits, selon la pénalité encourue ; il aurait strictement limité la responsabilité pénale des ministres aux actes d’une gravité exceptionnelle, et il aurait refusé de l’étendre à des infractions moins graves (2. C’est à cette interprétation restrictive de l’article 12 de la loi constitutionnelle que semblent se référer les déclarations faites devant la Chambre des députés par le ministre de la justice, dans une discussion relative à des actes ministériels que des membres du Parlement considéraient comme des délits ou quasi-délits préjudiciables à l’État : « Je crois, disait l’honorable M. Devès, qu’en l’absence d’une loi sur la responsabilité des ministres, que j’appelle de tous mes désirs et qui trancherait toutes les difficultés, nous ne pouvons pas saisir le Sénat… Si vous voulez assurer la responsabilité ministérielle en matières de délits correctionnels, de délits et de quasi-délits, faites une loi, » (Chambre des députés, séance du 4 mai 1882.)).
D’après une seconde interprétation, le crime ministériel prévu par l’article 12 de la loi constitutionnelle ne devrait pas uniquement s’entendre des infractions que le Code pénal a classées parmi [657] les crimes, mais des actes coupables de toute nature, préjudiciables à la chose publique, auxquels peuvent s’appliquer les dénominations générales de trahison, concussion, prévarication, malversation. Le crime ministériel échapperait, par sa nature, aux définitions rigoureuses de la loi pénale, aux distinctions qu’elle a faites entre le crime et le délit ; il serait réputé exister toutes les fois qu’on pourrait relever dans un acte les deux éléments essentiels de la criminalité, un tort grave fait à la société ou aux personnes, et une intention coupable. Il appartiendrait alors aux pouvoirs politiques, investis du droit d’accuser et de juger les ministres, de reconnaître leur culpabilité et d’appliquer à leurs actes la qualification de crimes ministériels. Il résulterait de là que non seulement les délits, mais même les actes susceptibles d’être incriminés comme dolosifs et dommageables à l’État, pourraient, aussi bien que les actes qualifiés crimes par le Code pénal, être déférés par la Chambre au jugement du Sénat (1. Celle conception du crime ministériel est conforme à la doctrine des publicistes anglais, qui désignent sous les expressions générales de trahison, de félonie, de grands crimes et délits (high crimes and misdemeanours), tous les actes coupables engageant la responsabilité des ministres, et reconnaissent au Parlement le droit de les apprécier souverainement. (V. Fischel, Constitution d’Angleterre, liv. VIII, chap. 9.) Rossi s’inspirait de la même doctrine quand il écrivait : « Est-il possible de définir les crimes de la responsabilité ministérielle ?… Il n’y a pas de définition, il ne peut y en avoir. La position d’un ministre est chose toute particulière ; le crime ministériel, si vous exceptez quelques faits qui sont presque inconcevables, est un fait complexe. C’est un crime constructif, comme disent les Anglais, c’est-à-dire un crime qui résulte d’un ensemble de choses, d’actes, de tendances, de directions ; et voilà pourquoi la poursuite d’un ministre sera toujours un acte essentiellement politique… » (Cours de droit constitutionnel, t. IV, p. 385 et 386.) — Voy. les appréciations du même auteur sur les tentatives qui avaient été faites pour définir la trahison, la concussion et la prévarication, dans les projets de loi sur la responsabilité ministérielle élaborés sous le gouvernement de Juillet. (Op. cit., p. 390 et suiv. — Cf. Faustin-Hélie, Traité de l’instruction criminelle, t. II, p. 426.)).
Quel que soit le système qu’on adopte, on doit admettre que la compétence judiciaire, à l’égard des ministres, inculpés pour des actes relatifs à leurs fonctions, ne peut exister que si l’affaire n’a pas été retenue par le Parlement, et si l’inculpation n’a pas pris la forme d’une mise en accusation prononcée par la Chambre des députés.
Des questions délicates pourraient se poser dans le cas où la Chambre se saisirait de poursuites déjà engagées devant une autre juridiction [658], ou réciproquement. Nous n’avons pas à les examiner ici ; qu’il nous suffise de dire que des difficultés de cette nature ne pourraient pas être résolues par la voie du conflit. En effet, s’il est vrai que le conflit peut être élevé au profit de l’autorité politique ou gouvernementale, aussi bien que de l’autorité administrative, c’est toujours à condition qu’il ait en vue de sauvegarder les prérogatives du pouvoir exécutif. S’il s’agissait des prérogatives des Chambres, ce n’est pas par une procédure de conflit qu’elles pourraient être défendues. Les Chambres trouveraient dans leurs pouvoirs propres des moyens plus efficaces d’affirmer leur compétence ; elles trouveraient aussi dans leur sagesse le moyen de respecter les droits des autres juridictions, et d’éviter tout ce qui pourrait rappeler l’ancien abus des évocations.
II. — DES POURSUITES A FINS CIVILES EXERCÉES CONTRE LES MINISTRES PAR LES PARTICULIERS
L’autorité judiciaire, qu’elle soit ou non incompétente pour connaître de poursuites à fins pénales intentées contre les ministres, à raison d’actes de leurs fonctions, peut-elle connaître de réclamations civiles formées par un particulier, et tendant à la réparation d’un préjudice causé par un crime, par un délit ou par un quasi-délit ministériel ?
La Constitution de 1875 est muette sur ce point. Faut-il en conclure qu’elle prohibe implicitement les poursuites à fins civiles comme pouvant compromettre la sécurité et la dignité de la fonction ministérielle ? Ou bien, au contraire, n’a-t-elle entendu les soumettre à aucune règle spéciale et permet-elle qu’elles s’exercent contre les ministres, dans les mêmes conditions que contre les autres représentants de l’autorité publique ?
Recherchons d’abord si, antérieurement à la Constitution de 1875, la loi, la doctrine et la jurisprudence avaient consacré quelques solutions dont on pourrait s’inspirer aujourd’hui.
La responsabilité civile des ministres à l’égard des parties privées a été reconnue, en principe, par plusieurs textes législatifs ou constitutionnels, savoir : — l’article 31 de la loi du 27 mai 1791 qui [659] dispose : « Tout ministre contre lequel il sera intervenu un décret du Corps législatif déclarant qu’il y a lieu à accusation, pourra être poursuivi en dommages-intérêts par les citoyens qui éprouveront une lésion résultant des faits qui auront donné lieu au décret » ; — l’article 13 de la loi du 10 vendémiaire an IV, qui reproduit textuellement la disposition qui précède ; — l’article 98 de la Constitution du 4 novembre 1848, d’après lequel « dans tous les cas de responsabilité des ministres, l’Assemblée nationale peut, selon des circonstances, renvoyer le ministre inculpé soit devant la Haute-Cour de justice, soit devant les tribunaux ordinaires pour les réparations civiles ».
En dehors de ces textes, qui n’ont été que peu de temps en vigueur, on peut citer, comme ayant manifesté les tendances du législateur, plusieurs dispositions des projets de loi sur la responsabilité ministérielle qui ont été élaborés, de 1832 à 1837, par la Chambre des députés et par la Chambre des pairs.
L’un de ces projets, présenté par M. Devaux à la Chambre des députés le 3 décembre 1832, autorisait les particuliers lésés par un délit ministériel à conclure à des réparations civiles, mais seulement lorsque ce délit avait été déféré à la Chambre des pairs par la Chambre des députés. La Chambre des pairs pouvait statuer elle-même sur les conclusions de la partie civile, ou les renvoyer à l’examen des tribunaux.
Deux autres projets présentés successivement, au nom du Gouvernement, par M. Barthe le 12 décembre 1832, et par M. Persil le 1er décembre 1834, reconnaissaient aux parties lésées, non seulement le droit d’intervenir devant la Chambre des pairs lorsqu’un ministre était accusé devant elle par la Chambre des députés, mais encore le droit de citer elles-mêmes un ministre devant la Chambre des pairs, avec l’autorisation de la Chambre des députés.
Toutes ces dispositions furent adoptées par la Chambre des députés, en mars 1835. Mais cette Assemblée, conformément à l’avis de ses commissions (1. Deux commissions de la Chambre des députés furent successivement chargées de l’examen des projets de loi sur la responsabilité ministérielle : l’une fut saisie des deux projets présentés en 1832 par M. Devaux et par M. Barthe (voy. le rapport de M. Bérenger, présenté au nom de cette commission, le 20 avril 1833) ; — l’autre fut saisie du projet déposé par M. Persil en 1834 (voy. le rapport de M. Sauzet, présenté le 5 mars 1835). Sur la question qui nous occupe, les conclusions des deux commissions furent les mêmes.), réserva exclusivement à la Chambre [660] des pairs le droit de statuer sur les conclusions de la partie civile et supprima la faculté que le projet de M. Devaux lui avait donnée de renvoyer aux tribunaux l’examen de ces demandes. M. Bérenger en donnait pour raison, dans son rapport du 20 avril 1833, « qu’il y avait quelque danger à laisser à la juridiction ordinaire le soin de juger des hommes qui, revêtus d’un grand pouvoir, pourraient en une telle occasion en faire suspecter l’usage. Il était nécessaire de les rendre justiciables d’un tribunal qui fût entièrement à l’abri de leur influence. »
Aucune de ces résolutions ne fut ratifiée par la Chambre des pairs.
La commission de cette Assemblée supprima d’abord la disposition qui permettait à la partie lésée de traduire elle-même un ministre devant la Chambre des pairs, avec l’autorisation de la Chambre des députés ; elle laissa seulement subsister le droit d’intervenir et de conclure à fins civiles devant la Chambre ides pairs, saisie d’une accusation par la Chambre des députés (1. Article 21 du projet amendé par la commission de la Chambre des pairs. Ce projet et le rapport de M. Barthe furent déposés le 8 avril 1836.). Mais ce droit d’intervention fut lui-même vivement contesté devant la Chambre des pairs, notamment par le baron Pasquier, et la Chambre le supprima par son vote (2. Dans cette discussion, M. Pasquier disait : « Quand il s’agit d’une accusation portée par la Chambre des députés contre un ministre, on est en droit de soutenir que l’intérêt privé disparaît en présence de l’intérêt public qui se trouve si manifestement en jeu. S’il y a des crimes envers des particuliers, s’il y a une loi à faire sur cette matière, ce n’est pas en ce moment que vous devez vous en occuper… » M. Sauzet, alors garde des sceaux, accepta l’ajournement et déclara que le jour où l’on ferait cette loi, et où l’on donnerait une action aux particuliers lésés, ce serait devant la Chambre des pairs qu’elle devrait être portée : « Il n’y a que la Chambre des pairs, disait-il, qui soit placée assez haut pour juger cette poursuite. » (Moniteur, 1836, p. 754.)).
Il ne resta donc rien, après ce vote de la Chambre des pairs, de toutes les propositions faites pour organiser l’action civile soit par voie d’intervention, soit par voie d’action directe.
Tout ce qui touche à cette action fut également écarté d’un autre projet de loi présenté par M. Persil, en 1837, et qui traitait uniquement [661] de la mise en accusation et du jugement des ministres en cas de trahison, concussion et prévarication. M. Persil déclara qu’il avait volontairement laissé de côté les questions relatives aux réclamations des particuliers : « C’était, disait-il, méconnaître le caractère des accusations ministérielles, que de donner accès aux poursuites privées dans le débat solennel auquel ces accusations donnent lieu. C’est dans l’intérêt de l’État seulement que ces procès s’instruisent et se jugent. Les conséquences privées de la responsabilité appartiennent à un autre ordre d’idées et doivent être réglées par une autre loi (1. Moniteur, 1837, p. 37.). » Cette loi n’a jamais été faite.
Des précédents législatifs que nous venons de rapporter se dégage-t-il quelque idée qui puisse actuellement nous éclairer ? Il en est une qui apparaît avec une véritable évidence, soit dans les textes promulgués, soit dans les textes projetés, c’est que le législateur n’a admis, à aucune époque, qu’une action civile dirigée contre un ministre, à raison d’actes de ses fonctions, pût être soumise aux règles du droit commun. Pendant la longue élaboration législative qui a occupé les premières années du gouvernement de Juillet, les Chambres ont hésité entre deux solutions : faire juger l’action civile par la juridiction parlementaire chargée de statuer sur les accusations ministérielles ; ou bien permettre à cette juridiction de la renvoyer devant les tribunaux civils ; de telle sorte qu’une décision des Chambres était toujours considérée comme nécessaire, quand l’acte incriminé se rattachait à la fonction ministérielle.
La même idée apparaît dans les trois textes que nous avons rapportés et qui ont, à diverses époques, prévu l’action civile. La loi du 27 mai 1791 et celle du 10 vendémiaire an IV admettent bien que les ministres peuvent être poursuivis en dommages-intérêts, mais seulement lorsqu’un décret de mise en accusation a été rendu contre eux et « lorsque la lésion résulte des faits qui ont donné lieu au décret ». De même, l’article 98 de la Constitution de 1848 prévoit que des poursuites à fins civiles pourront être portées soit devant la Haute-Cour, soit devant les tribunaux judiciaires ; mais seulement en vertu d’une décision de l’Assemblée nationale, reconnaissant [662], que la responsabilité personnelle du ministre est engagée (1. On peut rapprocher de ce texte constitutionnel l’article 17 du projet de loi sur la responsabilité ministérielle adopté par le Conseil d’État en 1850, qui portait : « Lorsque la Haute-Cour de justice a été saisie, en vertu d’une accusation admise contre le Président de la République ou un ministre, elle connaît aussi des dommages-intérêts envers l’État ou la partie civile. »).
L’ensemble des précédents législatifs répugne donc à l’idée qu’il puisse exister, en dehors de la responsabilité ministérielle politique et pénale qui relève des Chambres, une responsabilité ministérielle d’un autre ordre, qui relèverait des tribunaux judiciaires et qui permettrait de leur soumettre, à la requête de toute partie se prétendant lésée, l’exercice même de la fonction ministérielle.
Voyons maintenant les documents de jurisprudence qui touchent à cette question. Nous rappellerons d’abord l’arrêt rendu par la Chambre des pairs, sur les conclusions à fins civiles qui furent prises, devant elle, contre les ministres de Charles X mis en accusation par la Chambre des députés.
Cet arrêt, en date du 29 novembre 1830, dispose en ces termes : « Considérant que dans le procès porté devant elle par la résolution de la Chambre des députés, la Cour des pairs, à raison de la nature de l’action et des formes dans lesquelles cette action est poursuivie, ne se trouve pas constituée de manière à statuer sur des intérêts civils, la Cour des pairs déclare que dans lesdits débats ne seront appelés ni reçus aucun intervenant ou parties civiles, tous leurs droits réservés pour se pourvoir s’il y a lieu. »
Cette réserve impliquait-elle une reconnaissance de la compétence judiciaire ? Nous le pensons, car le rapport de M. le comte Bastard, sur lequel l’arrêt a été rendu, tout en mettant en doute l’existence de toute action au profit des parties lésées, concluait ainsi : « Les tribunaux, juges naturels des parties, seront appelés à décider ces graves questions et nous devons nous abstenir ici d’un avis qui pourrait gêner leur décision future. » Mais il est à remarquer qu’au moment où les conclusions des parties civiles étaient prises devant la Chambre des pairs, celle-ci était déjà saisie de l’accusation contre les ministres ; on se trouvait donc dans le cas où les lois de 1791 et de l’an IV et la Constitution de 1848 ont admis l’existence d’une action civile.
[663] Mais, toutes les fois que des actions en responsabilité ont été directement formées contre des ministres pour des actes de leurs fonctions, elles ont été déclarées non recevables, soit devant les tribunaux judiciaires quand le ministre était assigné devant eux, soit devant le Conseil d’État quand le ministre était l’objet d’une demande en autorisation de poursuites.
La cour de Paris a statué en ce sens par un arrêt du 2 mars 1829, rendu sur une demande en 100,000 fr. de dommages-intérêts formée contre M. de Peyronnet, ministre de la justice, à raison du retard qu’il avait mis à transmettre à la Cour de cassation le pourvoi de deux condamnés, qui depuis furent reconnus innocents (1. Affaire Fabien et Bisette contre de Peyronnet. Les demandeurs avaient été condamnés aux travaux forcés par la cour de la Martinique. Le dossier de leur pourvoi, transmis au ministre de la justice qui devait l’adresser à la Cour de cassation dans les vingt-quatre heures (art. 424, C. instr. crim.), fut égaré pendant deux ans par la chancellerie. Le dossier ayant été retrouvé, l’arrêt de condamnation fut cassé, et les sieurs Fabien et Bisette furent acquittés par la cour de renvoi. Ils soutenaient que le ministre était personnellement responsable des deux années de travaux forcés que ce retard leur avait fait subir.). « Considérant, porte l’arrêt, qu’en l’absence de lois particulières sur la responsabilité des ministres, l’autorité judiciaire ne peut être saisie d’aucune action dirigée contre eux pour raison de leurs fonctions… »
La section de législation du Conseil d’État, saisie de demandes en autorisation de poursuites contre des ministres, les a déclarées non recevables par décisions du 28 janvier 1863 et du 26 décembre 1868, fondées sur ce que l’article 75 de la Constitution de l’an VIII n’était pas applicable aux ministres, et sur ce qu’ils ne pouvaient être mis en accusation que par le Sénat d’après l’article 13 de la Constitution du 14 janvier 1852 (2. Conseil d’État, 28 janvier 1863, Sandon contre le ministre de l’intérieur ; — 26 décembre 1868, Barbal contre le ministre de l’agriculture et du commerce).
Parmi les auteurs, la plupart ont soutenu que l’action civile ne saurait exister qu’accessoirement à une mise en accusation, ou tout au moins après une autorisation émanée de la Chambre des députés.
« Il n’est pas permis, dit Mangin, de traduire les ministres devant les tribunaux pour des faits relatifs à leurs fonctions. Ce droit est interdit non seulement au ministère public, mais encore aux [664] parties qui se prétendent lésées par les actes des ministres, car leur action ne peut être qu’accessoire à la poursuite des délits commis par les ministres (1. Mangin, De l’Action publique, t. II, p. 13.). »
« C’est au Sénat, écrivait M. F. Laferrière en 1860, qu’il appartiendrait de décider, d’après les circonstances et la nature des intérêts blessés, si le ministre inculpé devrait être renvoyé soit devant la Haute-Cour de justice, soit devant les tribunaux ordinaires pour réparations civiles (2. F. Laferrière, Cours de Droit public et administratif, t. I, p. 133 (5e édit.).). »
M. Faustin-Hélie enseigne que « les ministres ne peuvent être poursuivis sans une autorisation préalable », autorisation qui varie d’après la nature de l’action et des faits incriminés, et qui doit émaner du pouvoir politique quand l’acte est relatif aux fonctions, du Conseil d’État pour les infractions d’une autre nature (3.Faustin-Hélie, Traité de l’instruction criminelle, t. II, p. 424 et 427. — L’autorisation du Conseil d’État à laquelle l’éminent jurisconsulte fait allusion n’est pas celle qu’a prévue l’article 75 de la Constitution de l’an VIII, mais celle qui était prévue par les articles 70 et 71 de la même Constitution pour les délits privés des hauts dignitaires de l’État. Nous doutons que ces derniers textes soient aujourd’hui applicables.).
M. Batbie et M. Ducrocq estiment au contraire qu’en l’absence de dispositions spéciales de la loi constitutionnelle, les poursuites à fins civiles contre les ministres pour des actes de leurs fonctions, ne sont soumises à aucune règle particulière. Les raisons qu’ils en donnent, en dehors de l’argument tiré du silence des textes, ne nous paraissent pas décisives. D’après M. Batbie, « cette conséquence s’explique par le rang qu’occupe le ministre. Sa position est trop considérable pour qu’à son égard les tracasseries des tribunaux soient à craindre, et il a paru inutile de le protéger, parce que l’entreprise sur les attributions confiées à des fonctionnaires d’un ordre si élevé n’est pas à redouter. » Mais on pourrait répondre que les dispositions destinées à protéger la fonction ministérielle ne s’appliquent pas seulement aux ministres en place, mais aussi à ceux qui ne sont plus protégés par le prestige du pouvoir ; que d’ailleurs les uns et les autres « sont plus exposés que de simples particuliers au dépit des passions blessées et doivent trouver [665]dans les formes de procéder une protection équitable et suffisante (1. Benjamin Constant, Principes politiques, chap. IX.) ».
M. Ducrocq tient pour certain que les ministres pouvaient, avant 1870, être actionnés civilement pour faits relatifs à leurs fonctions, sans autorisation d’aucune sorte ; il conclut, tant du décret du 19 septembre 1870 que du silence des lois constitutionnelles de 1875, que la situation est la même aujourd’hui. Nous reconnaissons volontiers que ces textes n’ont rien changé aux règles antérieures, mais nous croyons avoir montré que, d’après ces règles et d’après la jurisprudence constammentappliquée jusqu’en 1870, les particuliers n’étaient pas recevables à actionner directement les ministres devant les tribunaux.
Nous n’avons plus maintenant qu’à formuler nos conclusions au point de vue des compétences.
L’action civile dirigée contre un ministre à raison d’actes réputés criminels et qui ont fait l’objet d’une mise en accusation, ne peut être jugée par les tribunaux de droit commun que si le Sénat constitué en cour de justice, ou tout au moins la Chambre des députés exerçant le droit d’accusation, leur a réservé le jugement de cette action.
Si l’action civile est jointe à une poursuite criminelle que les Chambres ont laissée suivre son cours devant la juridiction ordinaire, celle-ci est compétente sur l’action civile aussi bien que sur l’action publique.
Si la poursuite à fins civiles avait pour objet, non un acte criminel ou délictueux ou une faute personnelle imputée au ministre, mais de faits ayant le caractère d’actes administratifs, il n’est pas douteux que le conflit pourrait être élevé dans le procès fait à un ministre aussi bien que dans un procès fait à tout autre fonctionnaire (2. Tribunal des conflits, 5 mai 1877, Laumonnier-Carriol. — Dans cette affaire, une action en responsabilité personnelle avait été dirigée à la fois contre un préfet et contre deux anciens ministres des finances. Le conflit a été validé à l’égard de toutes les parties, à raison du caractère administratif des actes incriminés.). Dans ce cas, en effet, il n’y aurait aucune raison pour refuser à l’acte administratif déféré aux tribunaux la protection que le conflit assure à tous les actes de l’administration de quelque autorité qu’ils émanent.
[666] III. — DES POURSUITES A FINS CIVILES EXERCÉES CONTRE LES MINISTRES AU NOM DE L’ÉTAT
L’État peut-il exercer une action en réparations civiles contre les ministres à raison du préjudice que leurs actes lui auraient causé ? En cas d’affirmative, quelle serait la juridiction compétente pour connaître de cette action ?
Rossi admettait le principe de l’action, tout en faisant des réserves sur son application. « Si l’on part du fait en soi, dit-il (le crime ministériel), le doute n’est pas permis. Il est incontestable que le ministre concussionnaire, prévaricateur, en même temps qu’il commet un mal moral, produit aussi un mal matériel et appréciable et, par la nature des choses, est responsable du dommage causé. Mais la responsabilité civile, dans l’application, offre de graves inconvénients. Le premier c’est que plus le crime est grave, moins il y a de chances d’obtenir un dédommagement. Quel dédommagement obtiendrez-vous d’un ministre qui, dans des intentions de trahison, aura engagé l’État dans une guerre funeste qui aura coûté deux ou trois cents millions, et jeté le deuil dans une foule de familles ? Quel dédommagement voulez-vous obtenir d’un ministre concussionnaire qui aura dilapidé des millions ?… Vous voyez donc que la responsabilité civile, vraie en principe, est très difficile comme chose d’application (1. Rossi, Cours de droit constitutionnel, t. IV, p. 383 et suivantes.). »
Quant à la mise en œuvre de cette responsabilité, Rossi admettait une action civile au profit de l’État, connexe à une accusation pour crime ministériel et portée devant la même juridiction. « Si un ministre, dit-il, est traduit devant la Cour des pairs comme coupable de concussion, la Cour pourra le condamner à la peine des prévaricateurs, à tant d’années de détention, et elle pourra ajouter à cette peine des dommages-intérêts envers le Trésor public (2. Op. cit., t. IV, p. 393.). » Mais il n’admettait pas que de simples fautes, ne pouvant pas donner lieu à une accusation ministérielle, puissent ouvrir à l’État une action en dommages-intérêts contre un ministre.
[667] Ces idées sont celles qui ont prévalu devant la Chambre des pairs dans la discussion des projets de loi sur la responsabilité ministérielle. Ce sont aussi, croyons-nous, celles qui se dégagent des textes qui ont prévu la responsabilité civile des ministres en 1791, en l’an IV, en 1848, en l’associant toujours à l’idée d’une accusation ministérielle, quelle que soit la partie lésée.
Mais en dehors de cette question générale, des dispositions législatives particulières ont fait naître une question spéciale relative à la responsabilité personnelle que les ministres peuvent encourir envers le Trésor, lorsqu’ils ont engagé l’État dans des dépenses non autorisées par la loi du budget.
Les articles 151 et 152 de la loi de finances du 25 mai 1817 disposent que les « ministres ne pourront, sous leur responsabilité, dépenser au delà des crédits… Le ministre des finances ne pourra, sous la même responsabilité, autoriser les paiements excédants que dans les cas extraordinaires et urgents et en vertu des ordonnances du roi qui devront être converties en lois… »
Ces dispositions ont été confirmées par l’article 9 de la loi du 15 mai 1850 : « Aucune dépense ne pourra être ordonnée ni liquidée sans qu’un crédit préalable ait été ouvert par une loi (1. Il faut réserver le cas, prévu par la même loi et par la législation actuelle (loi du 16 septembre 187i), où les crédits supplémentaires ou extraordinaires peuvent être ouverts par décret, pendant la prorogation des Chambres, sauf ratification ultérieure du Parlement.). Toute dépense non créditée ou portions de dépense dépassant le crédit sera laissée à la charge personnelle du ministre contrevenant. »
Le cas de responsabilité prévu par ces textes se distingue des cas de mise en accusation prévus par la Constitution, car il vise des infractions à la loi du budget pouvant causer un dommage au Trésor, et non des infractions à la loi pénale. Quelle est la juridiction compétente pour connaître de cette faute ? La loi de 1817 et celle de 1850 sont également muettes sur ce point. A défaut de textes, la jurisprudence parlementaire fournit-elle quelque solution ? Les seuls précédents que l’on peut citer témoignent des difficultés de la question, mais ne donnent pas de règles pour là résoudre sûrement.
Rappelons brièvement ces précédents.
[668] Le premier, qui a été souvent cité, est relatif à une dépense de 179,000 fr. que M. de Peyronnet, ministre de la justice, avait engagée, sans crédits, en 1828, pour l’embellissement de l’hôtel du ministère. Dans la session de 1829, la commission de la Chambre des députés proposa de voter la dépense sous cette réserve : « A la charge par le ministre des finances d’exercer telle action en indemnité qu’il appartiendra contre le ministre qui a ordonné la dépense sans crédit préalable. ».
Quelle action en indemnité la commission avait-elle en vue ? M. Dupin constata que la loi du 25 mai 1817 n’en organisait aucune, et il proposa de combler cette lacune en substituant à la réserve formulée par la commission une disposition ainsi conçue : « A la charge par le ministre des finances à exercer devant les tribunaux une action en indemnité contre l’ancien ministre qui a ordonné la dépense sans crédit préalable. » M. Dupin reconnaissait d’ailleurs que sa proposition dérogeait, pour un cas spécial, au principe de la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire.
Cette disposition fut votée par la Chambre des députés ; mais elle fut rejetée par la Chambre des pairs dont le rapporteur, M. de Barante, fit observer que « les tribunaux seraient, contre tout notre droit public, introduits dans l’administration ». D’après les opinions émises devant la Chambre des pairs, la responsabilité prévue par la loi de 1817 ne pouvait être qu’une responsabilité politique et morale dans le cas d’une simple faute, ou une responsabilité pénale donnant lieu à une mise en accusation, dans le cas de manœuvres criminelles (1. Moniteur du 17 juin 1829.). Le crédit fut définitivement rejeté, mais aucune action ne fut intentée contre le ministre.
Le second précédent est relatif à une dépense de 271,000 fr. que M. de Montbel, ministre des finances, avait ordonnancée sans crédit pour le paiement de distributions faites aux troupes pendant les journées de juillet 1830 (2. Voy. le discours de rentrée de M. Audibert, procureur général près la Cour des comptes, du 3 novembre 1885 (Journal officiel du 12 novembre 1885).). Dans la session de 1833, lors de la discussion de la loi des comptes de 1830, la Chambre des députés rejeta le crédit. En même temps, elle vota une proposition de M. Isambert ainsi conçue : « Dans tous les cas où les Chambres [669] auront rejeté des dépenses portées au budget de l’État, il sera pris immédiatement, à la diligence de l’agent judiciaire du Trésor, toutes mesures conservatoires par voie de contrainte administrative contre les ministres ordonnateurs, sauf leur recours contre les parties prenantes. »
Cette disposition fut encore rejetée par la Chambre des pairs sur un rapport de M. le comte Roy rappelant les considérations qui avaient prévalu en 1829.
En 1848, lors de la discussion de l’article 98 de la Constitution qui autorisait l’Assemblée nationale à renvoyer les ministres inculpés soit devant la Haute-Cour, soit devant les tribunaux ordinaires pour les réparations civiles, la commission de Constitution fut appelée à s’expliquer sur l’application que ce texte pourrait recevoir dans le cas de responsabilité prévu par la loi du 25 mai 1817. Il résulta des réponses faites à M. Isambert, par MM. Dupin et Martin, de Strasbourg, membres de la commission, que l’article 98 devait être interprété comme autorisant l’Assemblée nationale à renvoyer le ministre devant les tribunaux civils, et que ces tribunaux pourraient, à la requête de l’agent judiciaire du Trésor, statuer sur les répétitions exercées par l’État contre le ministre qui aurait excédé ses crédits, aussi bien que sur les réparations civiles réclamées par un particulier (1. Duvergier, Collection des lois, 1848, p. 604, col. 2.).
Plus récemment, la Chambre des députés a été saisie, le 25 juin 1882, d’une proposition de loi de M. Guichard ainsi conçue : « Le ministre qui, dans la gestion des affaires de l’État, aura commis une faute lourde, conséquence de l’inexécution volontaire des mesures prescrites par les lois, pourra, à la suite d’une information parlementaire et sur l’invitation de la Chambre des députés, être renvoyé devant les tribunaux ordinaires pour les réparations civiles. »
On voit que cette proposition va bien au delà du cas de responsabilité prévu par les lois de 1817 et de 1850 ; elle tend à établir la responsabilité civile des ministres envers l’État dans tous les cas de fautes lourdes et volontaires préjudiciables au Trésor. Si d’ailleurs on se rapporte à l’exposé des motifs, on voit que l’honorable [670] auteur de la proposition assimile la responsabilité des ministres envers l’État à celle du mandataire envers le mandant, qu’il la considère comme régie par les principes du droit civil, et qu’il cite à ce propos l’article 1992 du Code civil et l’autorité de Pothier. De là, sans doute, l’attribution de compétence à l’autorité judiciaire.
Nous n’insisterons pas sur ce qu’il peut y avoir d’artificiel dans de pareils rapprochements entre le mandat privé que régit le Code civil, et le mandat public dont un ministre est investi, et qui ne saurait relever que des lois politiques et constitutionnelles. Rappelons seulement que les deux commissions de la Chambre des députés qui ont successivement examiné cette proposition, tout en admettant l’extension proposée de la responsabilité ministérielle, se sont formellement prononcées contre la compétence judiciaire.
La commission d’initiative a fait remarquer que le renvoi de la question de responsabilité aux tribunaux civils, après des informations et des résolutions émanées de la Chambre des députés, pourrait créer un conflit entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire : « On comprend, dit le rapport, le partage des fonctions d’accusateur et de juge entre les deux branches du Parlement, on ne le comprend pas entre la Chambre et un tribunal. » En conséquence, la commission s’est prononcée pour la compétence du Sénat, ou d’une juridiction politique spéciale à instituer tout exprès (1. Voy. le rapport de M. Rodat, annexe à la séance du 28 juillet 1882.).
La commission chargée de l’examen définitif de la proposition a également écarté la compétence des tribunaux judiciaires : « On ne comprend guère, dit le rapport, que la pensée soit venue à quelques-uns de soumettre de pareilles questions à l’examen des tribunaux de l’ordre judiciaire. Ils n’ont pas vu que ce serait méconnaître complètement le grand principe de la séparation des pouvoirs (2. Voy. le rapport de M. Antonin Dubost (annexe à la séance du 14 juin 1883). Ce rapport contient de très intéressants développements sur la question de compétence et sur les éléments constitutifs de la responsabilité dans les cas prévus par la proposition de loi.). » La commission a également écarté la juridiction du Sénat (qui ne doit s’exercer, dit-elle, que dans le cas de poursuites criminelles), ainsi que celle du Conseil d’État. Elle a proposé de [671] confier le jugement des fautes lourdes des ministres ayant causé un dommage à l’État, et l’appréciation des indemnités auxquelles le Trésor aurait droit, à un comité parlementaire, composé des membres de la commission des finances du Sénat et des membres de la commission du budget de la Chambre des députés. La juridiction de ce comité serait mise en jeu par une résolution de l’une ou l’autre Chambre décidant qu’il y a lieu d’examiner si la responsabilité d’un ministre ou ancien ministre est engagée (art. 2 et 3 du projet de la commission). Le comité fixerait la quotité des dommages-intérêts dus à l’État par le ministre ou ancien ministre. L’exécution de ces décisions serait confiée au ministre des finances qui recouvrerait le montant des condamnations par voie d’arrêté de débet et de contrainte (art. 5).
Pour compléter l’indication des documents parlementaires relatifs à cette question, nous devons mentionner :
1° Une résolution votée par le Sénat le 5 juillet 1887 (Journal officiel du 6 juillet 1887). Il s’agissait de dépassements de crédits reprochés à M. Caillaux, ancien ministre des travaux publics, pour la reconstruction du pavillon de Marsan. La commission du Sénat chargée d’examiner le projet de loi portant règlement définitif du budget de 1875 proposa, et le Sénat vota une résolution ainsi conçue : — « Le Sénat, infligeant un blâme sévère aux actes de grave négligence commis par M. Caillaux, ministre des travaux publics, lors de la préparation du projet de loi portant affectation du pavillon de Marsan à la Cour des comptes, appelle l’attention du Gouvernement sur l’insuffisance de la législation existante en matière de responsabilité ministérielle. »
2° Une proposition présentée à la Chambre des députés par M. Gaston Bozérian le 8 novembre 1894, d’après laquelle, si un ministre engage une dépense sans crédit, dépasse un crédit ou opère un virement d’un chapitre ou d’un exercice à un autre, chacune des deux Chambres pourra déclarer « que le ministre a encouru la responsabilité civile ». Le montant des réparations dues à l’État sera ensuite fixé par une loi qui « recevra pleine et entière exécution sur les biens du ministre ».
3° Une autre proposition d’initiative parlementaire, présentée à la Chambre des députés par M. Gauthier de Clagny le 1er juillet [672] 1895, et portant que « les tribunaux civils sont compétents pour connaître des actions en responsabilité intentées à la requête de l’État contre les ministres (1. La déclaration d’urgence, demandée par l’auteur de la proposition, a été acceptée par le président du Conseil (M. Ribot) qui a en même temps déclaré « qu’il faisait toutes réserves sur le fond et qu’il aurait de graves objections à présenter contre la compétence des tribunaux civils ». (Chambre des députés, séance du 1er juillet 1895.)) ».
Aucun projet de loi du Gouvernement n’est venu, pendant cette période, prêter son autorité, dans un sens ou dans l’autre, aux solutions peu concordantes proposées par des membres ou par des commissions des assemblées législatives.
On doit donc reconnaître que non seulement la question de compétence que soulève l’application des lois de 1817 et de 1850 n’a pas été législativement résolue, mais encore qu’elle n’a pas donné lieu, dans les Chambres, à un courant d’idées assez accentué pour qu’on puisse préjuger la solution à venir.
Étant ainsi réduit aux seules dispositions des lois du 25 mai 1817 et du 15 mai 1850 qui sont muettes sur la compétence, on ne peut guère, en s’inspirant des principes généraux du droit, arriver qu’à des solutions négatives.
Nous n’hésitons pas, quant à nous, à écarter la compétence judiciaire sur toute action qui tendrait à rendre un ministre pécuniairement responsable envers le Trésor de l’infraction prévue par les lois précitées. Il suffit ici d’appliquer le principe de la séparation des pouvoirs. Il est évident, en effet, que si l’ordonnancement illégal de dépenses non autorisées est une faute, c’est une faute d’ordre administratif et non une faute de droit commun. L’ordonnancement est, de sa nature, une opération administrative, un des attributs essentiels de la fonction ministérielle ; qu’il soit ou non conforme à la loi du budget, les tribunaux ne peuvent connaître de cet acte ni de ses conséquences à l’égard du Trésor.
Nous n’hésitons pas davantage à écarter la compétence de la juridiction administrative. En effet, dans l’état actuel de la législation, le Conseil d’État ne pourrait être saisi d’une réclamation pécuniaire de l’État contre un ministre ou ancien ministre qui aurait excédé ses crédits, qu’à la suite d’un arrêté de débet et d’une contrainte administrative décernés contre lui par le ministre des [673] finances. Or, nous avons vu que l’arrêté de débet et la contrainte ne peuvent atteindre que les comptables, entrepreneurs, fournisseurs et autres personnes nanties de deniers publics, mais non les ordonnateurs, les administrateurs, ayant causé un dommage à l’État par des fautes de leur gestion. La jurisprudence du Conseil d’État est formelle en ce sens (1. Voy. ci-dessus, p. 437 et suiv.).
Quant à la Cour des comptes, — qui serait peut-être la juridiction la mieux placée pour apprécier les cas spéciaux de responsabilité prévus par les lois de 1817 et de 1850, — on sait que sa juridiction est restreinte aux comptables et ne s’étend pas aux ordonnateurs. A l’égard de ces derniers, la Cour ne peut jamais procéder que par voie de déclarations, et il faudrait une loi pour qu’elle pût exceptionnellement prononcer une condamnation contre un ministre.
Reste la juridiction du Sénat. C’est la seule, croyons-nous, qui, dans l’état de législation, ne serait pas absolument incompétente pour connaître des infractions dont il s’agit. Mais comme sa juridiction ne peut s’exercer que sur les crimes ministériels, le Sénat ne pourrait connaître des violations de la loi du budget que si elles constituaient en même temps des malversations ou prévarications ayant un caractère criminel (2. Voy. ci-dessus, p. 656-657, l’extension dont est susceptible la notion du crime ministériel.). Dans ce cas, nous pensons que l’action civile exercée au nom de l’État, accessoirement à l’action publique mise en mouvement par une accusation de la Chambre des députés, pourrait être accueillie par la Chambre haute. Mais il n’en serait pas de même d’une action civile isolée, exercée au nom de l’État en dehors de la procédure parlementaire de mise en accusation.
Table des matières