I. — RÈGLES DE PROCÉDURE
Formes et délais du recours. — Nous avons fait connaître, en traitant de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir, les règles relatives aux formes et aux délais de la réclamation (1. Voy. ci-dessus, p. 449.). Nous nous sommes également expliqués, en traitant de la procédure devant le Conseil d’État, sur le caractère non suspensif des recours et sur les arrêts de sursis qui peuvent exceptionnellement suspendre l’exécution des décisions attaquées (2. Voy. t. Ier, p. 334.).
Nous n’avons donc à nous occuper ici que de la procédure postérieure à l’introduction de l’instance.
Communications et défenses. — Le recours pour excès de pouvoir n’est pas un procès fait à une partie, c’est un procès fait à un acte. La requête n’est dirigée ni contre l’agent qui a fait l’acte, ni contre la personne civile (État, département ou commune) dont cet agent a pu servir les intérêts, mais contre la puissance publique, au nom de laquelle il a agi (3. Le Conseil d’État a fait une intéressante application de ce principe en décidant qu’un recours pour excès de pouvoir, formé par un département contre un décret inscrivant d’office une dépense au budget départemental, ne constitue pas un litige entre le département et l’État. En conséquence, ce n’est pas à un délégué de la commission départementale qu’il appartient de représenter le département dans l’instance, comme il en aurait le droit d’après l’article 54 de la loi du 10 août 1871 s’il s’agissait d’un véritable procès contre l’État : — 27 janvier 1893, département du Gard.). Il suit de là que si, dans la procédure [562] d’excès de pouvoir, il y a un demandeur, il n’y a pas à proprement parler de défendeur, de partie adverse, comme dans les affaires dites entre parties.
Sans doute, pour que l’acte attaqué puisse être l’objet d’un débat contradictoire, il faut qu’il soit défendu par quelqu’un. A défaut de véritable défendeur, il y aura donc un ou plusieurs défenseurs de l’acte. Ce rôle appartient d’abord et nécessairement à un délégué de la puissance publique, puisque c’est elle qui est en jeu ; il pourra appartenir aussi à des particuliers ou à des personnes civiles ayant intérêt au maintien de l’acte. Mais ni les intéressés, ni le délégué de la puissance publique ne sont des parties dans le sens juridique du mot, d’où il suit qu’ils ne peuvent pas être assignés devant le Conseil d’État en vertu d’une ordonnance de soit-communiqué, mais seulement être appelés au débat au moyen d’une simple communication qui se fait par la voie administrative.
Quel est le délégué de la puissance publique auquel le recours doit être communiqué ? C’est le ministre auquel ressortit l’acte attaqué, quelle que soit d’ailleurs l’autorité qui a fait cet acte. Il n’y a pas à distinguer, à cet égard, entre les autorités subordonnées au ministre, telles que les préfets ou les maires agissant comme représentants du pouvoir central, et les autorités qui sont seulement soumises à sa surveillance, telles que les conseils généraux ou les commissions départementales. Dans tous les cas, le ministre seul est appelé à défendre au recours, parce que c’est en lui que se personnifie le service public dont il est le chef responsable.
Si l’acte n’émane pas du ministre lui-même, il faudra presque toujours que celui-ci s’adresse à l’autorité qui a fait l’acte, et lui demande des explications, des rapports, des pièces justificatives ; mais ce ne sont là que des mesures d’ordre hiérarchique, qui ne changent rien à la procédure ; celle-ci ne s’en poursuit pas moins avec le ministre seul ; aussi les autorités secondaires appelées par lui au débat n’ont pas le droit de prendre des conclusions en leur nom propre.
Le recours peut être communiqué, en dehors du ministre, à des personnes ayant un intérêt direct et personnel au maintien de l’acte attaqué ; si, par exemple, cet acte est un arrêté préfectoral réglant la retenue d’une usine, il y a lieu de communiquer le [563] recours au propriétaire de cette usine ; si c’est un décret de concession de mine, on communiquera au concessionnaire ; si c’est un décret autorisant une acceptation de legs, on communiquera à l’établissement légataire. Toutefois, ces communications ne sont pas obligatoires ; elles dépendent de l’appréciation de la section du contentieux. Si elles sont omises, il n’en résulte pas que la procédure soit par défaut et que les intéressés puissent faire opposition à l’arrêt ; nous aurons seulement à nous demander plus loin s’ils peuvent y faire tierce opposition.
Intervention. — Les intéressés qui ne sont pas appelés au débat par une communication peuvent s’y présenter spontanément par la voie de l’intervention.
L’intervention est recevable, non seulement de la part de ceux qui justifient d’un intérêt direct et personnel et qui auraient pu, à ce titre, recevoir communication du recours, mais encore de la part de ceux qui n’ont qu’un intérêt moins immédiat. Le Conseil d’État reconnaît plus facilement qualité à celui qui intervient dans la discussion d’un recours déjà formé, qu’à celui qui demande à le former lui-même. Aussi, les arrêts qui prononcent sur la recevabilité de l’intervention, ne signalent pas la nécessité d’un intérêt « direct et personnel », comme ceux qui prononcent sur la recevabilité d’un recours ; ils constatent, en termes plus généraux, que l’intervenant « a intérêt au maintien de l’arrêté attaqué… » ou qu’il « justifie d’un intérêt suffisant pour que sou intervention soit déclarée recevable » (1. Conseil d’État, 22 janvier 1875, Compagnie générale des phosphates ; — 13 décembre 1878, Auty ; — 9 août 1880, ville de Bergerac ; — 17 juillet 1891, Syndicat des brasseurs de Cambrai ; — 24 mars 1893, Routiou ; — 9 août 1893, Chambre syndicale des entrepreneurs de voitures de place.). Quelques-uns se bornent même à dire que l’intervenant « peut avoir intérêt » (2. Conseil d’État, 13 avril 1831, Lallouette.).
Toutefois, les facilités que la jurisprudence accorde aux tiers intéressés qui veulent intervenir ne sauraient s’étendre à des autorités publiques, spécialement à celles qui ont pris la décision attaquée. Celles-ci sont, comme nous l’avons vu, représentées par le ministre ; c’est par lui qu’elles figurent dans l’instance ; elles ne [564] peuvent donc pas plus prendre de conclusions d’intervention que de conclusions en défense (1. Conseil d’État, 11 janvier 1878, Badaroux, déclare non recevable l’intervention du gouverneur général de l’Algérie, tendant au rejet d’un recours formé contre une décision émanée de lui.).
L’intervention peut-elle avoir lieu pour prêter appui au recours aussi bien que pour y défendre ? Oui ; il n’y a pas de raison pour déroger ici aux règles générales d’après lesquelles on peut intervenir pour seconder une action aussi bien que pour la combattre. Toutefois, les conclusions par lesquelles un intervenant s’associe à un recours pour excès de pouvoir, et demande en son nom personnel l’annulation de l’acte attaqué, ne diffèrent guère d’un véritable recours ; aussi le Conseil d’État déclare ces conclusions non recevables si elles ne sont pas présentées dans le délai de trois mois (2. Conseil d’État, 30 juillet 1880, Brousse. — L’arrêt est ainsi motivé sur ce point : « Sur l’intervention des sieurs Lecœur et consorts : considérant que les demandeurs en intervention se présentent dans la cause pour y poursuivre de concert avec les auteurs du recours l’annulation du décret attaqué ; qu’ainsi leurs conclusions doivent être considérées comme un recours pour excès de pouvoir formé contre ledit décret ; considérant, d’autre part, que lesdites conclusions n’ont été enregistrées que le…, plus de trois mois non seulement après l’insertion du décret attaqué au Bulletin des lois, mais encore après l’exécution que les sieurs Lecœur et consorts lui avaient donnée… qu’ainsi, et par application de l’article 11 du décret du 22 juillet 1806, lesdites conclusions doivent être rejetées comme non recevables. »).
Tierce opposition. — Il y a, dans le droit commun, un lien très étroit entre la faculté d’intervenir et celle de former tierce opposition. D’après le Code de procédure civile (art. 466 et 474), les parties qui auraient qualité pour former tierce opposition sont recevables à intervenir, et réciproquement. La même règle est applicable dans les matières contentieuses ordinaires soumises au Conseil d’État, car le décret du 22 juillet 1806 (art. 21 et 37) s’est borné à tracer les formes de l’intervention et de la tierce opposition ; il s’en est référé, pour le fond, aux règles du droit commun.
La corrélation du droit d’intervention et de tierce opposition, dans les matières contentieuses ordinaires, est d’ailleurs facile à justifier, car celui qui avait le droit d’intervenir pour empêcher qu’un jugement ne fût rendu, doit avoir aussi le droit de critiquer ce jugement quand il a été rendu à son insu et à son préjudice.
[565] Ces règles sont-elles également applicables, dans toute leur généralité, en matière de recours pour excès de pouvoir ? Le Conseil d’État a paru l’admettre par un arrêt du 28 avril 1882 (ville de Cannes), où on lit : « Sur la recevabilité de la tierce opposition : considérant que l’arrêté préfectoral du 1er juin 1878 (1. Cet arrêté avait rapporté l’approbation donnée par le secrétaire général de la préfecture à un contrat passé entre la ville de Cannes et la Société de Marie, après que ce contrat avait été réalisé. Cet arrêté avait été annulé, à la requête de la société cocontractante, comme portant atteinte à des droits qui ne relevaient désormais que de l’autorité judiciaire (20 février 1880, Société de Marie). La tierce opposition était formée par la ville de Cannes contre cet arrêt d’annulation.) avait été pris sur la demande et dans l’intérêt de la ville de Cannes ; qu’ainsi ladite ville avait qualité pour intervenir dans l’instance qui a donné lieu à l’annulation dudit arrêté pour excès de pouvoir ; que dès lors la requête (en tierce opposition) est recevable. » Tout en admettant que la tierce opposition était recevable dans cette espèce, nous ne saurions admettre la doctrine générale que semble consacrer l’arrêt, en présentant le droit d’intervention comme engendrant toujours le droit de tierce opposition en matière d’excès de pouvoir.
En effet, si ce lien existe dans le droit commun, c’est parce que le Code de procédure et le décret du 22 juillet 1806 ont en vue des parties qui ont des droits à faire valoir à l’encontre du jugement qu’elles frappent de tierce opposition : « Une partie, dit l’article 474, C. procéd., peut former tierce opposition à un jugement qui préjudicie à ses droits et lors duquel ni elle, ni ceux qu’elle représente, n’ont été appelés. » Or nous avons vu qu’en matière de recours pour excès de pouvoir, l’intervention est permise à ceux qui justifient d’un simple intérêt, sans qu’ils aient besoin de se prévaloir d’un droit lésé ou menacé. L’extension ainsi donnée au droit d’intervention en matière d’excès de pouvoir ne saurait s’appliquer à la tierce opposition, et modifier les conditions légales de ce recours exceptionnel. S’il en était autrement, il n’y aurait presque pas d’arrêts prononçant une annulation pour excès de pouvoir qui ne pût être remis en question par une tierce opposition, car il n’y a presque pas d’actes administratifs au sort desquels quelque tiers ne puisse se dire intéressé.
[566] Mais, si l’on doit renoncer ici à l’idée d’une corrélation absolue entre l’intervention et la tierce opposition, il n’en faut pas conclure que la tierce opposition n’est jamais recevable contre un arrêt prononçant l’annulation d’un acte administratif ; nous pensons au contraire que cette voie de recours est ouverte à ceux qui satisfont aux conditions requises par le droit commun, c’est-à-dire qui justifient que l’arrêt d’annulation « préjudicie à leurs droits ». Tel serait le cas où le Conseil d’État aurait annulé pour excès de pouvoir un acte ayant conféré des droits à des tiers, ou un acte de tutelle ayant servi de base à un contrat. La tierce opposition serait également ouverte au concessionnaire d’une mine dont l’acte de concession aurait été annulé sans qu’il eût été mis en mesure de le défendre ; au département ou à la commune qui aurait entrepris des travaux en vertu d’une déclaration d’utilité publique frappée d’annulation à la requête d’un tiers ; en un mot, à toute partie pouvant invoquer un droit qui se trouverait mis en échec par l’annulation de l’acte sur lequel ce droit reposait.
Dépens. — L’administration ne peut jamais être condamnée aux dépens envers la partie qui obtient une annulation pour excès de pouvoir (1. Conseil d’État, 29 juin 1870, Anthon ; — 12 mai 1876, ville de Moulins ; 6 décembre 1878, ville de Grenoble ; —14 mai 1880, commune de Bruyères-le-Châtel.). En effet, ces contestations ne sont pas de celles où l’article 2 du décret du 2 novembre 1864 permet d’appliquer les articles 130 et 131 du Code de procédure civile (2. L’article 2 du décret du 2 novembre 1864 dispose : « Les articles 130 et 131 du Code de procédure sont applicables dans les contestations où l’administration agit comme représentant le domaine de l’État, et dans celles qui sont relatives soit aux marchés de fournitures, soit à l’exécution de travaux publics aux cas prévus par l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII. »).
D’un autre côté, les actes administratifs susceptibles d’être déférés pour excès de pouvoir ont le caractère d’actes de la puissance publique, et il est de principe que la puissance publique n’est point une partie qui puisse être condamnée aux dépens. La jurisprudence du Tribunal des conflits est conforme, sur ce point, à celle du Conseil d’État ; ce tribunal a plus d’une fois annulé des décisions [567] judiciaires qui condamnaient des préfets aux dépens après avoir rejeté leur déclinatoire (1. Tribunal des conflits, 11 décembre 1865, Maisonnabe ; — 18 mars 1882, Daniel ; — 15 décembre 1883, Dézétrées ; — 9 mai 1891, Lebel.).
La règle que l’administration est exempte de tous dépens en matière d’excès de pouvoir, ne subit point d’exception dans le cas où l’administration, reconnaissant le bien-fondé du recours, rapporte ou annule elle-même l’acte attaqué, et provoque ainsi un arrêt décidant que le pourvoi est devenu sans objet et qu’il n’y a lieu d’y statuer (2. Conseil d’État, 12 mars 1875, Giovanelli. — On a mentionné à tort, comme dérogeant à cette jurisprudence, des arrêts qui condamnent l’administration aux dépens après le retrait d’arrêtés de débet attaqués devant le Conseil d’État (17 janvier 1873, Lapeyre ; — 26 novembre 1830, Charlan). On sait en effet que les arrêtés de débet ne sont pas des actes de puissance publique, mais des actes de gestion faits pour le recouvrement de certaines créances de l’État ; d’où il suit que les recours formés contre ces arrêtés ne sont pas des recours pour excès de pouvoir. Aussi les lois des 7-14 octobre 1790 et 21 mai 1872 no sont-elles pas visées dans les décisions précitées.). Peu importe en effet que l’administration fasse elle-même justice de l’acte irrégulier ou que l’annulation lui soit imposée par arrêt : dans un cas comme dans l’autre, l’auteur du recours n’a devant lui que la puissance publique.
Si l’administration ne doit jamais de dépens, elle ne peut pas non plus en réclamer aux parties qui succombent, puisque le ministre, seul chargé de défendre au recours, conclut sans exposer aucun frais (3. Conseil d’État, 2 juillet 1874, Bornot.).
Les questions de dépens ne peuvent donc jamais s’agiter qu’entre le demandeur en annulation d’une part, et, d’autre part, les intéressés mis en cause par la section du contentieux ou intervenus spontanément au débat. Si le demandeur triomphe dans son recours, ses dépens lui sont remboursés par ceux qui ont combattu ses conclusions (4. 12 mars 1880, Bras ; — 29 juin 1883, archevêque de Sens ;— 25 juillet 1890, Auscher ; — 16 janvier 1891, Palfra. Les parties dans l’intérêt desquelles l’acte annulé avait été fait ne doivent aucun dépens si elles n’ont pas pris la défense de cet acte devant le Conseil d’État. (29 novembre 1878, Petit ; — 20 décembre 1878, Fiquet.)) ; dans le cas contraire, c’est lui qui doit rembourser les frais de la défense ou de l’intervention (5. Conseil d’État, 1er juin 1870, Baudelocque).
Ces frais ne peuvent comprendre que les droits d’enregistrement [568] perçus sur la requête et sur l’arrêt, et les droits de timbre perçus sur les mémoires et productions, puisque la procédure d’excès de pouvoir est exemptée de tous autres frais par le décret du 2 novembre 1864 (1. Conseil d’État, 25 février 1876, Duboys d’Angers ; — 2 mai 1879, Germain ; 8 août 1882, Roussaire.).
A peine est-il besoin d’ajouter qu’aucune condamnation aux dépens ne peut être prononcée dans les affaires qui sont jugées sans aucun frais, telles que les recours contre les décisions des commissions départementales prises en vertu des articles 86 et 87 de la loi du 10 août 1871, et les recours formés contre les actes administratifs se rattachant à l’expropriation, c’est-à-dire les déclarations d’utilité publique et les arrêtés de cessibilité (2. Conseil d’État, 22 novembre 1878, de l’Hôpital. — Voy. ci-dessus, p. 449.).
II. — NATURE ET EFFETS DE LA DÉCISION
Nature de la décision. — La décision ne peut que rejeter le recours ou prononcer l’annulation de l’acte attaqué ; elle ne peut ni réformer cet acte, ni ordonner aucune des mesures qui pourraient être la conséquence de l’annulation.
Cette limitation des pouvoirs du Conseil d’État résulte de la nature même du contentieux de l’annulation, et aussi des termes de l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 : ce texte charge le conseil de prononcer sur « les demandes d’annulation pour excès de pouvoir formées contre les actes des diverses autorités administratives », d’où il suit que le demandeur ne peut conclure qu’à l’annulation de l’acte attaqué, et que le Conseil d’État n’a le droit de rien statuer au-delà, sauf, bien entendu, les questions de sursis, de procédure et de dépens.
N’ayant que le droit d’annulation et non le droit de réformation, le Conseil d’État ne peut pas modifier, amender l’acte attaqué, car ce serait faire un acte administratif nouveau et empiéter sur les attributions de l’administration active.
Mais l’annulation peut n’être que partielle. En effet, lorsque l’acte contient des dispositions distinctes, le demandeur peut limiter [569] sa demande d’annulation à celles qui lui font grief ; si même il les attaque toutes ensemble, le Conseil d’État ne peut pas annuler indistinctement les dispositions illégales et celles qui ne le sont pas, et faire subir à l’acte tout entier les conséquences d’une irrégularité partielle.
Aussi s’est-il toujours reconnu le droit d’annuler, dans un règlement de police, des articles déterminés ou même des prescriptions divisibles d’un même article ; dans un arrêté de délimitation, des limites illégales fixées sur une certaine étendue de rives ou de rivages, en respectant les limites régulières tracées ailleurs ; dans un arrêté d’inscription d’office, les dispositions qui visent une dépense purement facultative, en laissant en vigueur celles qui visent une dépense obligatoire. Il se reconnaît même la faculté de distinguer, dans une seule et même inscription d’office, la somme qui correspond à une obligation légale de la commune et celle qui la dépasse, de décomposer ainsi le chiffre unique inscrit dans l’arrêté, et de l’annuler pour partie.
On ne peut nier que, dans quelques-uns de ces cas, l’annulation partielle ne se rapproche beaucoup de la réformation ; elle s’en distingue cependant en ce qu’elle se borne à supprimer certains éléments de la décision sans créer aucun élément nouveau. Si d’ailleurs l’administration estime que sa décision, mutilée par une annulation partielle, ne peut plus produire les effets qu’elle avait en vue, elle est libre de la rapporter tout entière ou de la refaire en évitant les illégalités relevées par l’arrêt. Nous reviendrons sur ce point en examinant ci-après les effets de l’annulation à l’égard de l’administration.
Le Conseil d’État n’ayant pas le droit de réformation n’a pas, à plus forte raison, le droit d’évocation, c’est-à-dire le droit de créer une décision administrative lorsqu’il n’en existe aucune. Supposons, par exemple, que la décision attaquée consiste dans un refus d’accomplir un certain acte : si le Conseil d’État déclare ce refus illégal et l’annule, il ne peut pas ensuite faire ce que l’autorité administrative aurait dû faire, et prendre la décision à sa place, car ce serait sortir de sa fonction juridictionnelle et entreprendre sur l’administration active.
La jurisprudence s’est souvent prononcée en ce sens, notamment [570] par un arrêt du 25 juin 1880 qui, après avoir annulé un arrêté d’alignement contenant interdiction au propriétaire d’ouvrir des jours sur une promenade publique, refuse de statuer sur des conclusions tendant à ce que cette autorisation lui soit accordée : « Considérant qu’il n’appartient pas au Conseil d’État, statuant sur un recours formé par application des lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872, de faire droit auxdites conclusions… (1. On pourrait citer en sens contraire un arrêt du 12 mai 1869 (Clément) qui, après avoir annulé un arrêté du préfet de la Seine refusant à un propriétaire l’autorisation de réparer un mur mitoyen, donne lui-même cette autorisation sous certaines conditions. C’est là une décision tout exceptionnelle prise à une époque où le Conseil d’État s’efforçait de déjouer des pratiques fâcheuses de la ville de Paris à l’égard des propriétaires qu’elle projetait d’exproprier, et dont elle cherchait à paralyser les droits par des refus ou des abstentions systématiques. Nous avons déjà eu occasion de signaler des décisions rendues à la même époque et qui se sont écartées des véritables règles de droit pour remédier à des abus contre lesquels les propriétaires lésés se trouvaient sans défense. (Voy. ci-dessus, pages 431-432.)). »
La règle d’après laquelle l’arrêt ne peut rien décider en dehors de l’annulation de l’acte, trouve encore d’autres applications dans la jurisprudence. Ainsi le Conseil d’État décide qu’il ne lui appartient pas de prescrire les mesures qui devront être prises par l’administration, comme conséquences de l’annulation prononcée ; d’ordonner, par exemple, la réintégration de fonctionnaires ou de membres de la Légion d’honneur, lorsque les décisions qui prononçaient leur révocation ou leur exclusion sont annulées (2. Conseil d’État, 16 janvier 1874, frères de la Doctrine chrétienne ; — 13 mai 1881, Brissy.) ; de mettre à néant les décisions prises en vertu de l’acte annulé, lorsque aucun pourvoi n’a été dirigé spécialement contre elles (3. Conseil d’État, 7 mai 1850, Capgras.) ; d’ordonner la destruction de travaux exécutés en vertu d’une décision reconnue illégale (4. Conseil d’État, 20 avril 1883, de Bastard.).
Le Conseil d’État doit également s’abstenir de statuer sur toutes les réclamations pécuniaires que le demandeur joindrait à son recours, soit qu’il réclame le remboursement des sommes payées ou de dépenses faites en exécution de l’acte annulé (5. Conseil d’État, 28 juillet 1876, commune de Giry ; — 13 juillet 1874, hospice de Gray ; — 30 avril 1880, commune de Philippeville.) ; soit qu’il demande des dommages-intérêts à raison de tout autre préjudice (6. Conseil d’État, 29 juin 1883, archevêque de Sens. — Cf. 8 août 1882, Roussaire, dont la rédaction doit être critiquée, car cet arrêt rejette les conclusions à fin de dommages-intérêts, en se fondant sur ce qu’il n’est justifié d’aucun préjudice, au lieu de déclarer ces conclusions non recevables.).
[571] Effets de la décision. — La décision qui prononce sur un recours pour excès de pouvoir étant un acte de juridiction, les règles sur l’autorité de la chose jugée, telles qu’elles sont édictées par l’article 1351 du Code civil lui sont applicables en principe ; mais elles ne le sont que sous certaines réserves qui résultent de la nature spéciale de ce contentieux. Examinons successivement quels sont les effets de la décision : — 1° à l’égard de la partie qui a formé le recours ; — 2° à l’égard de l’administration ; — 3° à l’égard des tiers.
I. — A l’égard de la partie qui a formé le recours, il n’est pas dérogé aux règles générales de l’article 1351. Si le recours est rejeté, l’exception de chose jugée n’est opposable à une nouvelle demande que si elle émane de la même partie, agissant dans la même qualité, si la demande a le même objet, et si elle est fondée sur le même moyen d’annulation.
Le rejet d’un recours pour excès de pouvoir ne ferait donc pas légalement obstacle à ce que la partie demandât une indemnité à raison de la décision dont l’annulation lui a été refusée ; — ni à ce qu’elle formât un nouveau recours dans une qualité différente, par exemple au nom d’une commune qu’elle représenterait comme maire, ou comme contribuable à ce autorisé, après avoir d’abord agi en son nom personnel ; — ni à ce qu’elle relevât contre l’acte un autre moyen d’annulation que celui qui a été écarté. Remarquons toutefois que la faculté de former un nouveau recours pour excès de pouvoir en invoquant d’autres moyens, ne pourra guère être exercée dans la pratique, car le délai de ce nouveau recours sera le plus souvent expiré le jour où le premier sera jugé.
II. — A l’égard de l’administration, l’arrêt qui a rejeté le recours ne fait pas obstacle à ce que l’acte soit rapporté par son auteur ou annulé par le supérieur hiérarchique. Cet arrêt se borne en effet à écarter les conclusions à fin d’annulation contentieuse qui étaient dirigées contre l’acte ; elle ne donne à cet acte aucune force nouvelle au regard de l’autorité administrative, qui reste libre de le supprimer après cette décision comme avant.
Si au contraire l’annulation est prononcée, l’acte cesse aussitôt [572] d’exister et l’administration doit veiller à ce qu’il ne reçoive aucune exécution. Cette obligation incombe spécialement au ministre vis-à-vis duquel l’arrêt a été rendu, et qui est chargé d’en assurer l’exécution en vertu de la formule exécutoire dont cet arrêt est revêtu. Le ministre assure cette exécution non seulement auprès du pouvoir central, mais encore auprès des autorités inférieures de qui l’acte peut être émané, et il leur adresse à cet effet toutes les instructions et injonctions nécessaires.
L’annulation n’a-t-elle d’autre effet que d’empêcher à l’avenir toute exécution de l’acte, ou bien réagit-elle aussi sur le passé et oblige-t-elle l’administration à revenir sur une exécution déjà consommée ? Des distinctions sont ici nécessaires.
Supposons d’abord que l’acte a reçu, avant que son annulation ait été prononcée, toute l’exécution dont il était susceptible, de telle sorte que les choses ne puissent pas être remises en l’état. Il s’agissait, par exemple d’un arrêté ordonnant la démolition d’un édifice menaçant ruine, et l’édifice est démoli ; d’un arrêté prescrivant des battues dans les bois de particuliers, et les battues ont eu lieu. En présence de ce fait accompli, la seule réparation qui puisse être accordée serait une indemnité. Mais l’annulation pour excès de pouvoir n’engendre pas par elle-même un droit à indemnité. L’administration peut donc résister à la demande d’indemnité sans violer la chose jugée. C’est un nouveau point à débattre et non une simple question d’exécution de l’arrêt.
Supposons maintenant que l’exécution que l’acte a reçue puisse être réparée par des mesures contraires. Si l’acte annulé est, par exemple, un décret de mise en réforme, on peut rendre à l’officier son grade et l’intégrité de sa solde ; ou bien si c’est un retrait de concession, on peut remettre le concessionnaire évincé en possession de ses droits antérieurs. Dans ce cas, l’administration doit prendre ces mesures réparatrices, bien qu’elles ne soient pas et ne puissent pas être prescrites par l’arrêt. Nous savons en effet que si le Conseil d’État s’abstient de les ordonner, c’est parce qu’elles constituent des actes d’administration étrangers à sa fonction juridictionnelle ; mais elles n’en sont pas moins une conséquence de l’arrêt, une condition de son exécution, et, à ce titre, elles incombent à l’administration.
[573] Il y a cependant des cas nombreux où l’administration peut refaire l’acte annulé et maintenir tous ses effets, en vertu d’une décision nouvelle, sans enfreindre l’autorité de la chose jugée ni ses devoirs d’exécution. Ainsi, lorsqu’un acte a été annulé pour incompétence et qu’il rentre dans les attributions d’une autre autorité administrative, il peut être refait par l’autorité compétente ; quand il a été annulé pour vice de forme, il peut être refait avec les formes prescrites. Cette faculté de l’administration se concilie sans peine avec la décision d’annulation qui ne préjuge rien sur le fond du droit lorsqu’elle se fonde sur l’incompétence ou le vice de forme. Mais il en serait autrement si l’annulation avait été prononcée pour violation de la loi et atteinte au droit acquis ; l’administration ne pourrait pas alors reproduire la décision annulée sans violer l’autorité de la chose jugée, puisque le fond même de la décision aurait été condamné par une décision souveraine.
Supposons enfin que la décision annulée consiste dans le refus d’accomplir un certain acte, par exemple de délivrer un alignement, ou de conférer à un officier le grade auquel son ancienneté lui donne droit. Pour exécuter l’arrêt d’annulation, il faut que l’administration fasse l’acte auquel elle s’était refusée, qu’elle délivre l’alignement, qu’elle confère le grade. Peu importe que l’arrêt ne contienne pas d’injonctions à cet égard ; il ne serait pas exécuté si ces mesures n’étaient pas prises. Le devoir juridique est certain, la sanction seule peut faire défaut (1. On sait qu’il en est de même toutes les fois qu’une décision des tribunaux administratifs ou judiciaires met à la charge de l’administration une obligation de payer ou de faire. Toute contrainte légale étant impossible, on ne pourrait mettre en jeu que la responsabilité ministérielle. (Voy. t. Ier, p. 350.)).
III. —A l’égard des tiers, la règle res inter alios judicata aliis neque nocet neque prodest, reproduite par l’article 1351 du Code civil, ne peut s’appliquer qu’en partie. Elle doit être observée lorsque l’arrêt a prononcé le rejet du recours ; ce rejet ne fait point obstacle à ce qu’une autre partie attaque le même acte pour la même cause, si les délais du recours ne sont pas expirés à son égard.
Si, au contraire, l’arrêt a prononcé l’annulation de l’acte, cette annulation produit ses effets erga omnes, parce qu’elle fait disparaître l’acte administratif, aussi complètement que s’il était rapporté [574] porté par son auteur ou annulé par le supérieur hiérarchique. Il ne faut pas oublier, en effet, que si l’annulation pour excès de pouvoir est un acte de juridiction, elle n’en produit pas moins, par la force des choses, l’effet d’un acte de puissance publique, d’une décision d’un supérieur hiérarchique. Elle avait entièrement ce caractère sous le régime de la justice retenue, lorsque c’était le chef de l’État qui annulait en son Conseil l’acte d’un de ses subordonnés ; elle le possède encore dans une large mesure.
Si donc l’acte annulé concerne une collectivité ; s’il consiste, par exemple, dans un règlement de police municipale, l’annulation doit profiter à tous les habitants de la commune, et non pas seulement à ceux qui avaient formé le recours. La Cour de cassation décide même que cette annulation fait tomber de plein droit toutes les poursuites engagées contre des contrevenants, à raison d’infractions antérieures à l’arrêt du Conseil d’État (1. Crim. Cass. 25 mars 1882, Darsy.).
L’annulation agirait également erga omnes si l’acte annulé profitait à des tiers au lieu de leur préjudicier : ainsi un décret de répartition d’eaux, qui serait annulé à la requête d’un riverain à qui il faisait grief, le serait également à l’égard d’autres riverains favorisés par la répartition, et alors même que ces derniers seraient restés étrangers à l’instance.
Il en serait aussi de même, bien que la question puisse paraître plus délicate, si les tiers pouvaient invoquer non de simples intérêts, mais de véritables droits. Ainsi, il ne nous semble pas douteux que si un décret de concession de mine venait à être annulé par le Conseil d’État, — soit pour vice de forme, soit pour atteinte à des droits acquis résultant d’une concession antérieure, — l’arrêt d’annulation serait opposable au tiers qui se serait rendu acquéreur de la mine, alors même qu’il aurait été étranger à l’instance. Mais cet acquéreur pourrait attaquer l’arrêt d’annulation par la voie de la tierce opposition qui est ouverte, ainsi que nous l’avons vu, à ceux qui peuvent invoquer un droit auquel l’arrêt préjudicierait.
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