I. — DES ACTIONS EN RESPONSABILITÉ DIRIGÉES CONTÉE L’ÉTAT
Nous n’avons pas à rechercher ici dans quels cas l’État peut encourir une responsabilité pécuniaire à raison de fautes commises par ses agents ; les règles du fond seront examinées dans une autre partie de cet ouvrage (1. Voy. au tome II le livre V, chap. II, § 2.). Nous n’avons à nous occuper, dans cette étude, que de la compétence respective des tribunaux judiciaires et administratifs sur les actions tendant à mettre cette responsabilité en jeu.
Pour arriver à la déterminer, il est nécessaire de rechercher quelle est la nature juridique de la responsabilité qui peut incombe à l’État par le fait de ses agents. Si c’est une responsabilité de droit commun dérivant des articles 1382 et 1384 du Code civil, la compétence judiciaire devra prévaloir ; si, au contraire, c’est une responsabilité d’une nature particulière, régie par le droit administratif et non par le droit civil, dérivant de rapports spéciaux, entre l’État et ses agents, et non des rapports ordinaires d’un commettant avec ses préposés, la compétence appartiendra, en principe, à la juridiction administrative.
Motifs invoqués à l’appui de la compétence judiciaire. — Dans le sens d’une responsabilité de droit commun relevant des tribunaux [675] judiciaires, on a invoqué les termes généraux de l’article 1384 du Code civil : « On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre ou des choses dont on a la garde… Les maîtres et les commettants sont responsables du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils sont employés. »
Des jurisconsultes autorisés ont pensé qu’on pouvait déduire de ce texte général une règle applicable à l’État aussi bien qu’aux particuliers. Marcadé n’émet aucun doute à cet égard : « Les maîtres et commettants, dit-il, sont tenus du dommage causé par leurs domestiques et préposés. La règle, bien entendu, s’applique à l’État et aux diverses administrations publiques par rapport à leurs agents, préposés ou employés, comme aux commettants particuliers (1. Marcadé, Explication théorique et pratique du Code Napoléon, t. V, p. 270 (5e éd.).). »
M. Sourdat, dans son estimable Traité de la responsabilité, professe la même opinion : « Que les tribunaux judiciaires, dit-il, soient incompétents pour connaître des suites d’un acte de la puissance publique, d’un acte d’administration proprement dit, cela est certain, et nous l’admettons sans hésitation. Mais quant aux crimes, délits ou contraventions que commettent les agents de l’administration dans leurs différents services ; quant aux quasi-délitset fautes dommageables pouvant donner lieu à desréparations aux termes du droit commun, nous persistons à croire que l’État doit en répondre civilement comme commettant, et que les tribunaux sont compétents pour reconnaître à sa charge et cette qualité et pour prononcer sur la responsabilité qui en résulte (2. Sourdat, Traité de la responsabilité, t. II, p. 482 (édit. de 1876).). »
Outre l’argument tiré des termes généraux de l’article 1384, on invoque l’esprit de la loi : si le commettant est responsable, dit-on, c’est parce que l’opération qui a donné lieu à l’acte dommageable a été accomplie dans son intérêt ; aussi la responsabilité n’existe-t-elle du fait des préposés que si cet acte s’est produit « dans les fonctions auxquelles ils sont employés » ; mais quand cette condition se réalise, il n’y a pas à distinguer entre les fonctions publiques ou [676] privées ; la nature juridique de l’obligation et la compétence du juge sont les mêmes dans les deux cas.
Cette doctrine a été plusieurs fois consacrée par la Cour de cassation. On lit dans un arrêt du 1er avril 1845 (Lepeyre), « que s’il est prescrit aux tribunaux de s’abstenir de tout examen et de toute critique des règlements et actes administratifs, il est incontestable qu’il appartient à l’autorité judiciaire d’apprécier, dans les cas prévus par les articles 1382, 1383 et 1384 du Code civil, les faits résultant de l’exécution plus ou moins intelligente, plus ou moins prudente des règlements administratifs ». Cette thèse s’est surtout affirmée par un arrêt de la chambre civile du 19 décembre 1854 (administration des postes), qui dispose : « Les tribunaux civils sont compétents pour statuer sur toutes les réparations de dommages causés par le fait d’autrui, par sa négligence, par son imprudence et par l’inobservation des règlements ; cette compétence est générale et elle ne saurait être modifiée parce que les faits de négligence ou d’imprudence constitueraient en même temps des infractions, de la part des employés des administrations publiques, aux règlements de ces administrations. A l’égard de ces employés, l’action exercée contre eux a son principe dans le droit commun et doit être jugée par les principes de ce droit. Si cette action par sa nature réagit contre l’administration elle-même, et peut amener des condamnations envers elle comme responsable du fait de ses agents, cette responsabilité n’est aussi que la conséquence du droit commun ; les administrations publiques, comme représentant l’État, ne sont pas à l’abri des poursuites judiciaires qui ont pour objet de faire établir et déclarer cette responsabilité et de faire reconnaître les conséquences légales qui en découlent… »
Nous verrons ci-après que la Cour de cassation ne professe plus aujourd’hui cette doctrine absolue. Sa jurisprudence la plus récente, s’inspirant de celle du Tribunal des conflits, admet que les actions dirigées contre l’État, à raison de fautes ou de négligences commises par ses agents dans l’accomplissement d’un service public, soulèvent des questions d’ordre administratif relevant de la juridiction administrative, et non des questions de droit civil relevant des tribunaux judiciaires. Mais les arrêts précités de 1845 et de 1854 n’en ont pas moins été invoqués, notamment par M. Sourdat, [677] comme prêtant un sérieux appui à la doctrine qui rattache la responsabilité de l’État à l’article 1384 du Code civil. Examinons donc cette doctrine en elle-même.
L’article 1384 du Code civil est-il applicable à l’État ? — La doctrine d’après laquelle les rapports de l’État avec ses fonctionnaires seraient assimilables à ceux d’un commettant avec ses préposés et seraient régis par l’article 1384 du Code civil, nous paraît avoir contre elle les textes qu’elle invoque, l’intention des rédacteurs du Code et la nature même des choses.
En premier lieu, les textes. L’article 1384 ne doit pas être séparé de ceux qui le précèdent et notamment de l’article 1382, d’après lequel « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui « un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». L’homme, c’est le citoyen, la personne privée, individuelle ou collective, que régit le droit civil, ce n’est pas l’administration et la puissance publique. Quand l’article 1384 dit que les maîtres et commettants sont responsables du dommage causé par leurs domestiques ou préposés, il prévoit les rapports de droit civil qui s’établissent entre des personnes privées, dont l’une emprunte le concours de l’autre pour son service personnel ou pour ses affaires, et non les rapports très différents qui s’établissent entre l’État et ceux qui sont investis d’une partie de la puissance publique afin de concourir à l’intérêt général.
Si les rédacteurs du Code civil avaient entendu soumettre l’État, les diverses administrations publiques et les fonctionnaires de tout ordre aux règles des articles 1382 et 1384, il est probable qu’ils auraient employé, pour exprimer cette idée, d’autres expressions que celles d’homme, de commettant, de préposé. Tout au moins, une telle application du principe de responsabilité leur aurait-il paru assez digne d’attention pour qu’ils s’en fussent expliqués, pour que le Conseil d’État et le Tribunal eussent échangé quelques observations, tant sur l’idée elle-même — qui ne répondait guère aux idées générales du temps et qui était certainement digne de quelque discussion — que sur la rédaction des textes destinés à l’exprimer. Mais, si l’on consulte les procès-verbaux de la section de législation ou de l’assemblée générale du Conseil d’État, le rapport de Treilhard [678] au nom du Conseil, celui de Tarrible au nom du Tribunat, on n’y voit nulle part la trace de pareilles intentions (1. L’article 1384 n’a donné lieu au Conseil d’Étal qu’à une observation. La section de législation demanda que l’on supprimât une réserve que le projet proposait de faire en faveur des commettants, dans le cas où ils auraient prouvé qu’ils n’ont pu empêcher le fait reproché à leur préposé. C’est pour faire droit à cette observation qu’on a supprimé cette réserve dans l’article 1384, § 3, et qu’on l’a remplacée par les mots « dans les fonctions auxquelles ils les ont employés ». Mais on ne pensait certainement pas qu’il pût venir à l’esprit de commentateurs d’interpréter le mot « fonction » comme comprenant les fonctions publiques.). Jamais les auteurs du Code n’ont pensé que la question pût même se poser sur ces textes, et il y avait pour cela deux raisons péremptoires : la première c’est qu’ils faisaient un Code civil et que, pendant toute la durée de leur œuvre, ils avaient maintes fois manifesté leur volonté de ne tracer que des règles de droit civil et privé, et de ne les rendre applicables aux administrations publiques qu’en vertu de dispositions expresses. Ils ont même cru nécessaire de procéder ainsi dans beaucoup de cas où l’État n’agit que comme propriétaire (2. Voy. au Code civil : art. 538 et suiv. relatifs aux biens ; art. 636, sur les droits d’usage dans les bois et forêts ; art. 650, relatif aux servitudes ; art. 2227, sur la prescription, etc.).
La seconde raison, c’est qu’en 1804 le caractère administratif de la responsabilité de l’État était consacré d’une manière absolue, quelquefois même trop absolue, par la jurisprudence de la période révolutionnaire et par celle que le Conseil d’État venait d’inaugurer ; la pensée de lui ôter ce caractère par des articles du Code civil, d’ailleurs muets sur cette question, n’avait pu venir à l’esprit de personne.
D’ailleurs, abstraction faite de ces impossibilités d’ordre historique et législatif, la doctrine que nous critiquons n’est même pas d’accord avec le Code civil. En effet, les rapports du fonctionnaire avec l’État, si l’on veut les faire rentrer dans les prévisions de ce Code, ne sont pas des rapports de préposé à commettant ou de domestique à maître, mais des rapports de mandataire salarié à mandant, ainsi que l’ont reconnu tous les auteurs qui ont essayé de faire ces sortes de rapprochements entre le droit civil et le droit administratif. Or, d’après l’article 1998 du Code civil, « le mandant est « tenu d’exécuter les engagements contractés par le mandataire [679] « conformément au pouvoir qui lui a été donné. Il n’est tenu de ce qui « a été fait au delà qu’autant qu’il l’a ratifié expressément ou tacitement. » La doctrine que nous combattons conduirait à ce résultat que l’État serait responsable d’infractions dont il a lui-même à se plaindre, de violation du mandat qu’il a conféré, de désobéissances aux règles qu’il a tracées à ses agents. On arriverait aussi, sous prétexte d’appliquer le droit commun à l’État, à y déroger à son préjudice.
Nous n’insisterons pas davantage sur ce point, parce que le fonctionnaire n’est, en réalité, ni un mandataire ni un préposé de l’État dans le sens des articles 1988 et 1384 du Code civil. Les rapports qui existent entre lui et cet être impersonnel qu’on appelle l’État ou la puissance publique, sont des relations d’une nature toute spéciale qui diffèrent notablement de celles que le Code civil a prévues. Le commettant et le mandant prennent des préposés ou mandataires pour la gestion de leurs intérêts propres, l’État puissance publique a des fonctionnaires pour la gestion d’intérêts généraux ; les personnes privées choisissent librement leurs auxiliaires, l’État ne peut connaître tous les siens dont l’admission est l’avancement dépendent souvent du concours et de l’ancienneté ; quelques-uns sont même des auxiliaires obligés de l’État, tels que les citoyens soumis au service militaire et les officiers propriétaires de leur grade. Enfin les commettants ordinaires peuvent et doivent surveiller tous les actes de leurs préposés et mandataires, tandis que l’État est obligé de procéder par voie de règlements, d’instructions générales ayant pour sanction des peines disciplinaires ; il ne peut attacher d’inspecteurs à tous ses services, et d’ailleurs par qui les inspecteurs seraient-ils eux-mêmes inspectés ? Quis custodiet custodes ?
Ce n’est donc pas l’article 1384 du Code civil considéré comme règle de droit positif qui impose à l’État, dans certains cas, le devoir d’indemniser ceux qui ont souffert de fautes commises par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions. Ce devoir découle uniquement d’un principe de justice dont la loi civile s’est inspirée pour régler les rapports de particuliers à particuliers, dont la jurisprudence administrative s’est inspirée à son tour pour régler les rapports de l’État avec ses fonctionnaires et avec les tiers, et [680] que des lois spéciales ont appliqué dans quelques cas particuliers, par exemple en matière de postes, de douanes, de contributions indirectes. Il ne serait pas juste, en effet, que des particuliers, lésés par les erreurs ou les fautes de fonctionnaires, restent victimes d’accidents dont un service public est la cause ou tout au moins l’occasion, et il est conforme à l’équité que la responsabilité de l’État se substitue ou s’ajoute, dans certains cas, à celle du fonctionnaire.
Seulement, comme cette responsabilité ne résulte pas d’une règle fixe de droit positif, comme elle doit varier d’après la nature des fautes, d’après les ordres donnés à l’agent, d’après l’indépendance plus ou moins grande de ses fonctions, il est naturel que l’appréciation de ces circonstances d’ordre administratif relève de la juridiction administrative et non de l’autorité judiciaire.
Compétence administrative consacrée par la jurisprudence. — Telle est la doctrine que le Conseil d’État, le Tribunal des conflits de 1850 et celui de 1872 ont constamment affirmée et fermement maintenue, et à laquelle la Cour de cassation s’est ralliée dans ces dernières années.
Jusqu’en 1870, le Conseil d’État a fondé la compétence administrative sur un double motif : d’une part, la nécessité d’apprécier les rapports de l’État avec ses fonctionnaires ; d’autre part, l’incompétence des tribunaux ordinaires pour connaître des actions tendant à déclarer l’État débiteur (1. Conseil d’État, 1er juin 1861, Baudry ; — 7 mai 1862, Vincent ; — 20 février 1868, Saëns ; — 15 avril 1868, Bourdet, et nombreux arrêts antérieurs.). Ce dernier motif, qui pouvait prêter à contestation dans les affaires de cette nature (2. Voy. ci-dessus, p. 432 et suiv.), a disparu, dans ces dernières années, de la rédaction des arrêts du Conseil. Mais le motif tiré de l’inapplicabilité de l’article 1384 du Code civil a été, à toute époque, retenu par le Conseil d’État. Un des arrêts les plus fortement motivés eu ce sens est celui du 6 décembre 1855 (Rothschild), rendu sur conflit, où on lit : « A l’administration seule il appartient, sous l’autorité de la loi, de régler les conditions des services publics dont elle est chargée d’assurer le cours, de déterminer les rapports qui s’établissent entre l’État, [681] les nombreux agents qui agissent en son nom et les particuliers qui profitent de ces services, et dès lors de connaître et d’apprécier le caractère et l’étendue des droits et des obligations réciproques qui en doivent naître ; ces rapports, ces droits et ces obligations ne peuvent être réglés selon les principes et les dispositions du seul droit civil et comme ils le sont de particulier à particulier ; notamment, en ce qui touche la responsabilité en cas de faute, de négligence ou d’erreur commises par un agent de l’administration ; cette responsabilité n’est ni générale, ni absolue ; elle se modifie suivant la nature et la nécessité de chaque service ; dès lors l’administration seule peut en apprécier les conditions et la nature. »
C’est aussi sur cet ordre d’idées qu’a toujours reposé la jurisprudence du Tribunal des conflits, soit en 1850, soit depuis 1872. Elle s’est d’abord manifestée par une décision du 20 mai 1850 (Manoury), qui confirme un conflit élevé sur une action tendant à rendre l’administration des postes responsable de la faute d’un de ses agents. Elle s’est affirmée de nouveau par une décision du 1er février 1873 (Blanco), qui empruntait une importance particulière au dissentiment qui avait subsisté, malgré la décision de 1850, entre la jurisprudence de la Cour de cassation et celle du Conseil d’État, et qui intervenait dans une espèce tout particulièrement délicate. Il s’agissait, en effet, de blessures faites à un enfant par le fait d’ouvriers employés dans une manufacture de tabacs, et l’on pouvait se demander si l’État, dans l’exercice de ce monopole industriel et fiscal, devait bénéficier de la compétence administrative. Après des débats approfondis, après un partage qui fut vidé sous la présidence de M. Dufaure, alors garde des sceaux, le Tribunal des conflits s’est prononcé pour la compétence administrative, par des motifs qui sont presque littéralement empruntés à l’arrêt du Conseil d’État du 6 décembre 1855 (1. Voici les termes de cette décision : — « Considérant que l’action intentée par le sieur Blanco a pour objet de faire déclarer l’État civilement responsable, par application des articles 1382, 1383 et 1384 du Code civil, du dommage résultant de la blessure que sa fille aurait éprouvée par le fait d’ouvriers employés par l’administration des tabacs ; que la responsabilité qui peut incomber à l’État pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil pour les rapports de particulier à particulier ; que cette responsabilité n’est ni générale ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ; que dès lors, aux termes des lois ci-dessus visées (lois des 16-24 août 1790 et du 16 fructidor an III), l’autorité administrative est seule compétente pour en connaître. »).
[682] La jurisprudence du Conseil s’est ainsi trouvée définitivement consacrée par le Tribunal des conflits dont la doctrine n’a pas varié depuis cette époque, et a encore été récemment affirmée par une décision du 15 février 1890 (Piéri) et du 8 décembre 1893 (Gresler). Dans ces deux affaires, il s’agissait de blessures causées par l’imprudence de soldats pendant un service commandé (1. On peut encore citer : Tribunal des conflits, 29 mai 1875, Ramel ; — 31 juillet 1875, Renaux ; — 20 mai 1882, de Divonne ; — 20 décembre 1884, Maillé.).
La Cour de cassation, renonçant à la doctrine absolue de ses arrêts de 1845 et de 1854, paraît s’être également ralliée, par plusieurs décisions, à la jurisprudence du Conseil d’État et du Tribunal des conflits.
Deux arrêts de cassation de la chambre civile du 4 avril 1876 (Contributions indirectes contre Larre-Brusset et contre Vigoureux) ont distingué avec soin : d’une part, les demandes de dommages-intérêts formées contre l’État, à raison de poursuites de la régie déclarées nulles et vexatoires, demandes sur lesquelles la compétence judiciaire résulte de dispositions spéciales de la loi du 5 ventôse an XII ; d’autre part, les réclamations d’indemnité fondées sur des fautes commises par des agents des contributions indirectes dans l’exercice de leurs fonctions. Dans ce dernier cas, la Cour a reconnu la compétence administrative : « Attendu, portent ces deux arrêts, que la demande motivée, non sur une contestation du fond de l’impôt ou sur une nullité de la contrainte, mais sur un fait reproché à l’État puissance publique, ne rentrait pas dans les termes de la loi du 5 ventôse an XII, mais devait être déférée à l’autorité administrative, à laquelle seule appartient le pouvoir de rechercher si l’administration ou ses agents ont agi dans la limite des infractions qu’ils ont reçues, et quelle peut être la responsabilité qui incomberait à l’État en raison de fautes prétendues commises dans un service public. »
Un autre arrêt de la chambre civile, du 19 novembre 1883 (ministre de la marine), a décidé que les tribunaux judiciaires sont [683] incompétents pour connaître d’une demande tendant à faire déclarer l’État civilement responsable de la perte d’une embarcation, imputée à l’incurie des agents de l’État chargés de la surveillance d’un port : « Attendu qu’il n’appartient qu’à l’autorité administrative de connaître des actions tendant à faire condamner l’État, puissance publique, comme responsable du fait ou de la négligence de ses agents dans l’exécution d’un service public… »
Plusieurs autres décisions de la Cour de cassation ou des cours d’appel ont consacré la même doctrine (1. Cass. 17 mars 1884, Gelyol ; — Cass. 26 août 1884, Administration pénitentiaire de la Guyane. Cf. Paris, 10 juillet 1870, Vilte ; — Alger, 12 février 1877, Préfet d’Oran ; — Tribunal de la Seine, 9 juillet 1873, Baudin.).
On peut donc considérer comme étant désormais établi l’accord de la jurisprudence judiciaire et administrative sur cette importante question de compétence.
Remarquons, pour terminer sur ce point, que les règles qui consacrent la compétence administrative s’appliquent à l’égard de l’État assigné comme responsable des fautes de ses agents, sans qu’il y ait à distinguer si ces fautes sont des infractions administratives ou des fautes personnelles commises par l’agent dans l’exercice de ses fonctions. La nature de la faute, qui fait varier la compétence à l’égard du fonctionnaire, n’y apporte aucun changement pour l’État ; dans les deux cas, elle reste administrative. Il suit de là que si le fonctionnaire accusé d’une faute personnelle et l’État civilement responsable sont assignés en même temps devant un tribunal judiciaire, il y a lieu de disjoindre l’instance et de renvoyer l’État devant la juridiction administrative (2. Tribunal des conflits, 20 mai 1882, de Divonne.). Il en est de même si le fonctionnaire assigné appelle l’État en garantie ; en effet, la règle d’après laquelle « ceux qui seront assignés en garantie sont tenus de procéder devant le tribunal où la demande originaire sera pendante, encore qu’ils dénient être garants » (3. Code de procéd. civ., art. 181.), peut bien déroger à la compétence ratione personæ, mais non à la compétence ratione materiæ, surtout quand elle dérive du principe de la séparation des pouvoirs.
[684] Cas particuliers où la compétence est judiciaire. — Ces règles de compétence comportent cependant quelques exceptions provenant de principes déjà exposés ou de dispositions spéciales de la loi.
Le principe que l’État, agissant comme propriétaire et comme administrateur de son domaine privé, est soumis aux règles du droit civil, entraîne comme conséquence l’application des articles 1382 et 1384 du Code civil aux actes dommageables se rattachant à la gestion de ce domaine, et par suite la compétence des tribunaux judiciaires. L’État agissant en cette qualité peut avoir des préposés qui, bien que rétribués sur les fonds de l’État, n’ont pas le caractère de fonctionnaires ou agents chargés d’un service public. Tel serait, par exemple, le régisseur d’un domaine particulier de l’État ; l’architecte ou l’ingénieur exécutant des travaux qui n’auraient pas le caractère de travaux publics ; l’administrateur des biens d’une succession en déshérence, qui ferait pour leur exploitation des actes abusifs et préjudiciables aux voisins. La compétence judiciaire résulterait ici de la qualité purement civile dans laquelle l’État serait assigné, qualité qui ne laisserait subsister aucun des arguments donnés à l’appui de la compétence administrative.
L’État, considéré comme propriétaire, pourrait aussi être déclaré responsable, par application de l’article 1386 du Code civil, d’accidents causés par la chute d’un édifice dépendant de son domaine privé, en cas de défaut d’entretien ou de vice de construction. Son obligation relèverait alors du droit commun, et la compétence serait judiciaire, ainsi que l’a jugé le Tribunal des conflits par une décision du 30 mai 1884 (Linas). Mais il en serait autrement si l’édifice avait le caractère d’un ouvrage public affecté à un service d’intérêt général. On serait alors dans le cas de dommages causés par des travaux publics, prévu par la loi du 28 pluviôse an VIII.
Plusieurs textes de lois spéciales ont aussi reconnu compétence à l’autorité judiciaire pour prononcer sur la responsabilité de l’État, à raison de fautes commises par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions administratives. On peut citer :
La loi du 22 août 1791 sur les douanes (titre XIII, art. 19) portant que « la régie sera responsable du fait de ses préposés, et pour [685] l’exercice de leurs fonctions seulement, sauf son recours contre eux ou leurs cautions » ;
Le décret du 1er germinal an XIII (art. 29), relatif aux contributions indirectes, d’après lequel « si le tribunal juge la saisie mal fondée, il pourra condamner la régie non seulement aux frais, mais encore à une indemnité proportionnée à la valeur des objets pendant le temps de la saisie » ;
L’article 22 de la loi du 15 juillet 1845 sur les chemins de fer, d’après lequel l’État, exploitant un chemin de fer à ses frais et pour son compte, est soumis à la même responsabilité que les compagnies concessionnaires. Il n’est pas douteux que l’assimilation faite entre l’État et les autres exploitants quant à la nature et à l’étendue des obligations, entraîne une assimilation semblable quant à la compétence ;
Les lois du 4 juin 1859 et du 25 janvier 1873, qui déclarent l’administration des postes responsable jusqu’à concurrence de 10,000 fr. (1. La responsabilité était limitée à 2,000 fr. par la loi du 4 juin 1859.), et sauf le cas de perte, par force majeure, des valeurs déclarées insérées dans les lettres, et qui défèrent l’action en responsabilité aux tribunaux civils.
C’est à ces exceptions que faisait sans doute allusion une décision du Tribunal des conflits du 1er mai 1875 (Colin) portant que « les tribunaux civils ne peuvent connaître des actions en responsabilité formées contre l’État, à raison du fait de ses agents, que dans le cas où la connaissance leur en aurait été spécialement attribuée par la loi ». Une décision du 20 mai 1882 (de Divonne) a accentué cette idée, en disant « que, si quelques lois spéciales très peu nombreuses ont, pour des cas particuliers et à l’égard de certains services publics nommément désignés, édicté en termes exprès la responsabilité civile de l’État et la compétence des tribunaux ordinaires, ces dispositions légales ne se comprendraient pas si cette responsabilité était engagée dans les termes du droit commun ».
Ces cas fussent-ils plus nombreux, le principe n’en subsisterait pas moins : plus le législateur prend soin de les préciser, plus on peut dire que l’exception confirme la règle.
[686] II. — DES ACTIONS DIRIGÉES CONTRE LES DÉPARTEMENTS ET LES COMMUNES
Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’action en responsabilité dirigée contre l’État. Les règles sont-elles les mêmes quand l’action est dirigée contre un département ou contre une commune ?
Les actions en responsabilité dirigées contre les départements et les communes, à raison de fautes commises par leurs agents, sont soumises, en principe, aux mêmes règles de compétence que les actions dirigées contre l’État. Nous avons vu, en effet, que la jurisprudence du Tribunal des conflits évite de s’appuyer sur les lois de 1790 et de 1793, relatives à la liquidation des dettes de l’État. Elle repose uniquement sur cette considération que les rapports des administrations publiques avec les fonctionnaires qui les représentent ne sont pas des rapports de commettant à préposé régis par l’article 1334 du Code civil, mais des rapports d’ordre administratif.
Cette considération s’applique également aux rapports des administrations locales avec la plupart de leurs représentants et agents. Aussi les tribunaux judiciaires seraient-ils incompétents pour connaître d’une action en responsabilité dirigée contre un département à raison de fautes imputées au préfet, au conseil général, à la commission départementale ou aux fonctionnaires préposés aux services départementaux ; contre une commune, à raison de décisions irrégulières du maire ou du conseil municipal, ou de fautes commises par des agents de la commune dans l’exercice de leurs fonctions. Là s’appliquent les distinctions si justement faites par le Tribunal des conflits, et les conséquences qu’il en a tirées au point de vue des compétences.
L’incompétence des tribunaux judiciaires à l’égard des départements et des communes cités comme civilement responsables, est encore plus manifeste lorsque la réclamation se fonde, non sur la faute personnelle d’un agent, mais sur une décision dont le caractère administratif ne peut pas être contesté ; par exemple, sur un arrêté du préfet ou du maire révoquant un agent du département [687] ou de la commune (1. Tribunal des conflits, 27 décembre 1879, Guidet.) ou sur des mesures de police critiquées comme préjudiciables à des tiers. Les tribunaux judiciaires, incompétents pour connaître de ces actes administratifs quand un procès est directement fait aux fonctionnaires dont ils émanent, ne peuvent davantage en connaître quand le procès est fait au département ou à la commune poursuivis comme civilement responsables. Quel que soit, en effet, le défendeur mis en cause, c’est toujours l’acte administratif qui est le véritable objet du litige.
Dans ces différents cas, l’application des règles de compétence aboutit nécessairement à la compétence administrative.
A la vérité, on a pendant longtemps éprouvé des difficultés à déterminer quel est, dans ce cas, le juge administratif compétent. Mais ces difficultés sont actuellement résolues, ainsi que nous l’avons expliqué plus haut : le juge compétent est le Conseil d’État, par voie de recours contre la décision de l’autorité départementale ou municipale refusant l’indemnité qui lui est réclamée à raison d’une faute administrative d’un de ses agents (2. Voy. ci-dessus, p. 324.).
Deux réserves doivent cependant être faites en faveur de la compétence judiciaire, en présence d’actions dirigées contre les administrations locales à raison de fautes de leurs agents.
En premier lieu, on doit reconnaître que, parmi les auxiliaires que ces administrations emploient, il y en a qui n’ont pas le caractère de véritables agents de l’administration, mais plutôt de simples préposés et même de serviteurs dans le sens de l’article 1384 du Code civil. Tels sont, par exemple, les pâtres communaux, dont les délits forestiers peuvent engager la responsabilité pécuniaire de la commune, par application de l’article 106 du Code forestier, qui rend les maîtres et commettants responsables des délits de cette nature commis par leurs subordonnés.
Telles sont aussi les autres personnes qui seraient uniquement employées à gérer des biens dépendant du domaine privé du département ou de la commune.
En second lieu, il ne faut pas perdre de vue les dispositions spéciales de la loi qui ont attribué aux tribunaux judiciaires la [688] connaissance de certaines actions en responsabilité formées contre les communes.
On doit mentionner ici les articles 106 et suivants de la loi municipale du 5 avril 1884, relatifs à la responsabilité des communes en cas de dommages causés aux personnes ou aux propriétés par des attroupements séditieux. La loi du 10 vendémiaire an IV, que ces textes ont remplacée et modifiée en quelques points, consacrait expressément la compétence judiciaire ; elle disposait (titre V, art. 4) que « les dommages-intérêts dont les communes seront tenues seront fixés par le Tribunal civil du département ». Cette disposition ne se retrouve pas dans la loi de 1884, mais l’article 107 reconnaît incidemment la compétence judiciaire, en décidant que si les désordres ont été causés par les habitants de plusieurs communes, « chacune d’elles est responsable des dégâts et des dommages causés, dans la proportion qui sera fixée par les tribunaux ».
La compétence judiciaire subsiste donc sous l’empire de la loi de 1884, et l’on ne saurait lui refuser le caractère très général qu’elle avait antérieurement. Elle comporte l’appréciation de toutes les circonstances pouvant influer sur la question de responsabilité, notamment de celles que l’article 108 de la loi municipale a prévues comme absolvant la commune, savoir : si l’autorité municipale a pris les mesures qui étaient en son pouvoir pour prévenir les attroupements ; si elle n’avait pas, dans la commune où les désordres ont été commis, la disposition de la police locale ou de la force armée ; si les faits dommageables avaient le caractère de faits de guerre. Ni ces questions, ni les contestations qui peuvent s’élever au sujet des instructions données par l’autorité municipale, et même par les autorités civiles ou militaires dont elle aurait réclamé le concours, n’auraient même, selon nous, le caractère de questions préjudicielles nécessitant un renvoi à l’autorité administrative.
Il est permis de douter que les lois de vendémiaire an IV et de 1884 se soient inspirées ici des véritables principes de la compétence. La responsabilité pécuniaire des communes et de leurs habitants, dans le cas d’attroupements séditieux, n’est point une responsabilité civile, quoique ces textes l’aient ainsi qualifiée. Elle ne dérive pas du droit commun ; elle a été créée par des lois politiques [689] dans un intérêt supérieur de sécurité publique ; elle est étroitement liée à l’appréciation d’actes d’administration, de mesures de police, de fautes administratives commises par l’autorité municipale ; elle n’est pas de celles qui relèvent de plein droit de l’autorité judiciaire, elle ne lui appartient qu’en vertu d’une attribution expresse de la loi dérogeant aux principes généraux. Cette dérogation se comprenait en l’an IV, car les corps administratifs locaux, qui exerçaient alors la juridiction administrative à l’égard des communes, étaient à bon droit suspects au législateur, quand il s’agissait de réprimer les désordres dont ils étaient trop souvent les complices et même les instigateurs. Mais il n’en était pas de même en 1884, et peut-être la question aurait-elle mérité un nouvel examen, lorsque la loi de vendémiaire an IV a été l’objet d’une revision.