I. — QUESTIONS D’ÉTAT
Compétence exclusive des tribunaux judiciaires. — L’autorité judiciaire est seule compétente pour statuer : sur les questions d’état, c’est-à-dire celles qui touchent à l’état civil, à la nationalité, aux liens de filiation, de parenté et d’alliance, à tous les rapports juridiques qui rattachent la personne à la patrie et à la famille ; — sur les questions de capacité civile, c’est-à-dire de jouissance ou de privation des droits garantis par la loi civile ; — sur les questions de domicile, c’est-à-dire sur les rapports qui s’établissent entre, une personne et un lieu déterminé pour l’exercice de ses droits. La personnalité civile de chaque membre du corps social, telle qu’elle résulte de cet ensemble de titres et de rapports légaux, est placée sous la sauvegarde exclusive de l’autorité judiciaire.
Il ne saurait donc appartenir à la juridiction administrative de trancher, directement ou indirectement, des questions de cette nature. Toutes les fois qu’elles sont soulevées dans un litige administratif qui nécessite leur solution, elles constituent des questions préjudicielles d’ordre judiciaire, et le juge administratif doit surseoir jusqu’à ce que les tribunaux les aient résolues.
Questions préjudicielles d’état devant la juridiction administrative. — La législation administrative contient plusieurs dispositions, que nous avons déjà rappelées en traitant des questions préjudicielles, [515] et qui prescrivent expressément le sursis : aux conseils de revision, lorsque la décision qu’ils ont à rendre sur une question de recrutement militaire dépend de questions relatives à l’état ou aux droits civils des jeunes gens portés sur les listes de recensement (loi du 15 juillet 1889, art. 31) ; —aux conseils de préfecture lorsque le jugement d’une contestation en matière d’élections municipales implique la solution préjudicielle d’une question d’état (loi du 5 mai 1884, art. 39) ; — au Conseil d’État lorsque des questions de même nature sont soulevées en matière d’élections aux conseils généraux (loi du 31 juillet 1875).
La juridiction administrative est également tenue de renvoyer aux tribunaux judiciaires la solution préjudicielle des questions d’état, de capacité civile et de domicile, quel que soit le litige administratif dans lequel elles sont soulevées, et alors même qu’aucun texte de loi n’a expressément prévu ce renvoi.
Ainsi, d’après la législation des pensions civiles et militaires, le droit à l’obtention ou à la jouissance d’une pension est suspendu par la privation de la qualité de Français, tant que dure cette privation (1. Loi du 11 avril 1831, art. 26, sur les pensions de l’armée de terre ; — Loi du 18 avril 1831, art. 28, sur les pensions de l’armée de mer ; — Loi du 9 juin 1853, art. 27, sur les pensions civiles.). Quand le Conseil d’État, juge du contentieux des pensions, est appelé à statuer sur l’application de cette déchéance, il doit, si la question de nationalité est douteuse, en renvoyer l’examen aux tribunaux judiciaires, bien que la législation des pensions soit muette sur ce renvoi (2. Conseil d’État 10 août 1844, Clouet ; — 19 février 1886, dame Siégel.).
Nous pensons qu’il en est de même, si la question de nationalité est soulevée à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir formé contre un arrêté d’expulsion, pris contre un étranger par le ministre de l’intérieur, en vertu de l’article 7 de la loi du 3 décembre 1849. Si la personne atteinte par cet arrêté soutient qu’elle possède la nationalité française et soulève sur ce point un débat sérieux, le Conseil d’État doit surseoir à statuer sur la légalité de l’arrêté d’expulsion jusqu’à ce que les tribunaux aient jugé la question de nationalité. A la vérité, deux arrêts du Conseil d’État (8 décembre 1853, de Solms, et 14 mars 1890, Ribès) ont rejeté des recours formés [516] contre des arrêtés d’expulsion sans renvoyer aux tribunaux la question de nationalité qui avait été soulevée par les pourvois, mais il n’en résulte point une doctrine contraire à celle que nous venons d’énoncer, car, dans ces deux affaires, la question de nationalité ne faisait l’objet d’aucun doute sérieux nécessitant un renvoi aux tribunaux (1. Dans l’affaire jugée le 14 mars 1890 (Ribès), le ministre de l’intérieur admettait, dans ses conclusions, l’existence d’une question préjudicielle de nationalité pouvant faire l’objet d’un renvoi aux tribunaux judiciaires, mais le Conseil d’État n’avait pas à s’y arrêter, car il constate en fait que le requérant « reconnaît qu’il est né en France d’un père espagnol et qu’il n’excipe d’aucun acte de nature à lui faire attribuer la qualité de Français ».).
Lorsque la perte de la qualité de Français doit avoir pour effet la perte d’un grade dans l’armée, la loi du 19 mai 1834 sur l’état des officiers (art 1er, § 2) exige que la question de nationalité soit préalablement tranchée par un jugement. L’ordonnance du 9 septembre 1837 (art. 1er) trace la procédure à suivre en pareil cas et décide que « les instances qui auront pour objet de faire prononcer par jugement contre un officier la perte de la qualité de Français, seront intentées et poursuivies dans la forme ordinaire des instances poursuivies d’office par le ministère public ».
Les questions d’état peuvent-elles être subordonnées à des questions préjudicielles d’ordre administratif ? — Le droit de décision des tribunaux judiciaires sur les questions d’état peut-il être subordonné, dans des cas particuliers, à des questions préjudicielles d’interprétation ou de validité d’actes administratifs exigeant un renvoi devant la juridiction administrative ?
La réponse à cette question peut quelquefois présenter des difficultés. D’une part, la nécessité du sursis semble résulter des principes généraux sur la séparation des pouvoirs. D’autre part, le législateur paraît avoir pris tant de soin d’éviter toute immixtion de la juridiction administrative dans la solution des questions d’état, qu’on éprouve quelque répugnance à faire dépendre l’état d’un citoyen d’une décision de cette juridiction, n’eût-elle qu’un caractère préjudiciel.
Supposons, par exemple, que la solution d’une question de nationalité soumise à un tribunal judiciaire dépende de la validité [517] d’un décret de naturalisation, invoqué par une partie et contesté par une autre comme entaché d’excès de pouvoir ou de vice de forme. Le tribunal pourra-t-il apprécier lui-même la validité du décret, ou devra-f-il renvoyer les parties à se pourvoir devant la juridiction administrative ? Il nous semble que, dans ce cas, il n’y a point à proprement parler de question préjudicielle se détachant de la question du fond et comportant un jugement distinct et séparé ; il n’y a qu’une seule question, celle de savoir si telle personne a acquis ou non la qualité de Français par l’un des moyens que prévoit la loi civile. Or, la question de savoir si l’on a été légalement naturalisé Français nous semble relever tout entière des tribunaux judiciaires, seuls juges de l’état des citoyens, car l’acte de puissance publique est, dans ce cas particulier, constitutif de l’état civil lui-même (1. Voy. par analogie, chap. X, la jurisprudence qui reconnaît aux tribunaux judiciaires le droit de statuer sur la validité des actes administratifs autorisant la perception de taxes indirectes, comme conséquence de leur plénitude de juridiction sur ces taxes.).
La plénitude de juridiction des tribunaux judiciaires sur les questions d’état nous paraît entraîner la même solution, toutes les fois que la validité d’un acte de l’état civil est subordonnée à la compétence de l’officier municipal qui a fait fonction d’officier de l’état civil, en tant que cette compétence dépend de la légalité du titre administratif en vertu duquel il a exercé sa fonction. Cette question s’est présentée, en 1883, dans l’affaire dite des mariages de Montrouge. Le ministère public demandait au tribunal civil d’annuler plusieurs mariages qui avaient été célébrés par un conseiller municipal, agissant en vertu d’une délégation dont la légalité était contestée.
Nul doute que cette délégation, qui était émanée du maire, ne fût un acte administratif, ni que cet acte ne fût susceptible de contestation sérieuse, puisque sa légalité a été différemment appréciée par le tribunal de la Seine et par la Cour de cassation (2. Voy. le jugement du tribunal de la Seine du 23 février 1883, décidant que la délégation est irrégulière et annulant les mariages attaqués comme ayant été célébrés par un officier de l’état civil incompétent ; en sens contraire, l’arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation du 7 août 1883 cassant le jugement précité. (Dalloz, Jurisprudence générale, 1883, II, p. 49, et 1884, I, p. 5, et, en note, la savante dissertation de M. le professeur Ducrocq sur les délégations administratives.)). Cependant l’autorité judiciaire n’a jugé nécessaire, à aucun degré de l’instance, de détacher de la question de validité des mariages la question [518] de légalité de la délégation faite par le maire à l’un des membres du conseil municipal. Il n’y avait pas là, en effet, de question préjudicielle, car l’incompétence de l’officier de l’état civil est une cause de nullité de mariage prévue par l’article 191 du Code civil, et le juge qui prononce sur cette incompétence, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, se borne à juger une question de nullité de mariage. Renvoyer, en pareil cas, la question de compétence à la juridiction administrative, ne serait-ce pas lui renvoyer la question d’état elle-même (1. Cette solution a été contestée par M. Brémond, professeur à la faculté de droit de Montpellier (Traité de la compétence administrative, n° 896) qui mentionne parmi les cas d’incompétence de l’officier de l’état civil celui où la validité de l’élection d’un maire ou d’un adjoint serait contestée : « il suffit, dit-il, d’observer que ce titre contesté peut être l’élection et que certainement l’autorité judiciaire ne pourra jamais examiner la validité d’une élection, même sous prétexte de rechercher si tel officier de l’état civil était ou n’était pas compétent… » Cela est certain, mais cet argument pèche par la base, car jamais la validité d’une élection ne peut faire l’objet d’une question préjudicielle. Si l’élection n’est pas attaquée dans les délais, elle est définitive et réputée régulière en vertu d’une présomption légale qui ne comporte pas de preuve contraire ; si elle est attaquée, son sort est définitivement fixé par le jugement rendu sur la contestation. Dans aucun cas sa validité ne peut être discutée incidemment, ni devant les tribunaux judiciaires, ni même devant les tribunaux administratifs, tandis que la validité des délégations, ou l’ordre légal des suppléances entre officiers municipaux, est fréquemment un élément d’appréciation de la régularité de leurs actes.) ?
Compétence administrative en matière de changement de noms. — Il existe une matière spéciale qui, par de certains côtés, intéresse l’état civil des citoyens, et qui cependant est soumise à la compétence administrative : c’est la matière des changements de noms.
Nous nous trouvons ici en présence de dispositions spéciales de la loi du 11 germinal an XI. D’après les articles 4 et 5 de cette loi, « toute personne qui aura quelque raison de changer de nom en adressera la demande motivée au Gouvernement. Le Gouvernement prononcera dans la forme prescrite pour les règlements d’administration publique ».
La concession d’un nom patronymique par le Gouvernement est [519] un acte de puissance publique ; mais comme cet acte affecte un des éléments de l’état civil, le nom de famille, et qu’il peut léser des tiers ayant droit au nom concédé, la loi de germinal an XI a prévu des réclamations, et elle les a facilitées en disposant, par son article 6, que le décret sera inséré au Bulletin des lois et ne sera exécutoire qu’un an après cette insertion. « Pendant le cours de cette année, dit l’article 7, toute personne y ayant droit sera admise à présenter requête au Gouvernement pour obtenir la révocation de l’arrêté autorisant le changement de noms et cette révocation sera prononcée par le Gouvernement, s’il juge l’opposition fondée. » Ces réclamations peuvent porter non seulement sur la légalité du décret, mais encore sur son opportunité, afin que le contrôle de l’acte soit aussi complet que possible dans l’intérêt des tiers. Dans tous les cas, le jugement de ces réclamations appartient au Conseil d’État statuant au contentieux.
Malgré la compétence ainsi attribuée à la juridiction administrative, on s’est demandé s’il pouvait appartenir à l’autorité judiciaire de paralyser l’exécution du décret et de faire défense à l’impétrant de porter le nom concédé, à la requête d’une partie invoquant son droit de propriété sur ce nom. M. Chauveau s’est prononcé pour l’affirmative, sans développer d’ailleurs les motifs de son opinion ; la Cour de Paris s’est posé la question sans la résoudre dans une affaire jugée le 8 août 1865 (de Montmorency). Les conclusions données devant elles par le ministère public semblaient admettre qu’une telle revendication serait recevable devant les tribunaux, si le décret conférant le nom était entaché d’illégalité ou de vice de forme. Le tribunal de la Seine, dans le jugement du 3 février 1865 qui était déféré à la Cour, avait au contraire explicitement décidé « que le tribunal ne pourrait avoir juridiction que dans le cas où il serait saisi d’une demande tendant à empêcher un tiers de prendre un nom appartenant à une famille, alors que le tiers ne produirait à l’appui de sa prise de possession aucun acte émané de la puissance souveraine ; mais qu’il n’en peut être ainsi lorsqu’un acte de cette nature est produit ; qu’en effet, les noms constituent une propriété d’une espèce particulière, laquelle est spécialement réglementée par la loi de germinal an XI, et que c’est devant le Conseil d’État que toute personne ayant droit au nom [520] concédé est autorisée à se pourvoir pour obtenir la révocation du décret ».
Cette dernière opinion nous paraît seule admissible. En effet, le recours organisé par l’article 7 de la loi de germinal an XI est principalement établi dans l’intérêt des personnes ayant droit au nom concédé ; il a pour effet de soumettre au Conseil d’État les motifs de toute nature qui peuvent justifier leur opposition et, en première ligne, ceux qui se fondent sur la propriété du nom. Cette cause d’opposition est la plus digne d’attention et le Conseil d’État l’a souvent accueillie (1. La jurisprudence du Conseil d’État admet même que les communes peuvent, comme les personnes, faire opposition au décret qui confère leur nom à un tiers. (Conseil d’État, 27 décembre 1820, Com. de Juvigny ; 16 août 1862, Coin, de Largues.)) ; mais elle n’est point péremptoire et il peut être passé outre. Reconnaître aux tribunaux judiciaires le droit de statuer de leur côté sur des réclamations de même nature, ce serait détruire toute l’économie de la loi de germinal an XI qui a permis au Gouvernement de créer lui-même, par un acte de la puissance publique, la propriété d’un nom, et qui a réservé à la juridiction administrative l’appréciation de toutes les critiques de fait et de droit auxquelles cet acte peut donner lieu ; ce serait aller contre le texte même de l’article 8 portant que, « s’il n’y a pas eu d’opposition, ou si celles qui ont été faites n’ont point été admises, l’arrêté autorisant le changement de nom aura son plein et entier effet à l’expiration de l’année ». Comment pourrait-il avoir son plein et entier effet après le délai prévu, si les tribunaux pouvaient, à toute époque, interdire à l’impétrant d’exercer le droit que le décret lui confère ?
On ne pourrait même pas réserver à l’autorité judiciaire la faculté de paralyser un décret de changement de nom argué d’illégalité ou de vice de forme. Ces irrégularités, fussent-elles bien établies, n’enlèveraient pas à l’acte son caractère administratif, et ne donneraient pas compétence aux tribunaux judiciaires (2. Voy. ci-dessus, page 478.) ; elles ne pourraient que motiver une opposition devant la juridiction administrative, seule compétente pour apprécier ces griefs.
On ne saurait invoquer enfin, contre la compétence exclusive [521] de l’administration, l’article 19 de la loi de germinal an XI, portant « qu’il n’est rien innové par la présente loi aux dispositions des lois existantes relatives aux questions d’état entraînant changement de nom, qui continueront à se poursuivre devant les tribunaux dans les formes ordinaires ». Cet article ne prévoit, ainsi qu’il résulte de son texte, de l’exposé des motifs du conseiller d’État Miot et du discours du tribun Challan (1. Séances du Corps législatif du 1er et du 11 germinal an XI.), que les contestations purement civiles, qui s’agitent en dehors de tout acte du Gouvernement autorisant un changement ou une addition de nom.
La loi de germinal an XI ne ferait cependant pas obstacle à ce que les tribunaux fissent défense de porter le nom concédé avant l’expiration du délai d’une année fixé par l’article 6. En effet, ce texte porte que le décret « n’aura son exécution qu’après la révolution d’une année à compter du jour de son insertion au Bulletin des lois ». Le décret, n’étant pas exécutoire pendant ce délai, ne forme pas titre pour l’impétrant (2. Conseil d’État, 2 juin 1819, Adhémar).
II. — DIFFÉRENCE ENTRE LES QUESTIONS D’ÉTAT ET DE CAPACITÉ CIVILE ET LES QUESTIONS D’APTITUDE ADMINISTRATIVE
Il ne faut pas confondre avec les questions d’état et de capacité civile, sur lesquelles la compétence est exclusivement judiciaire, certaines questions à d’aptitude, d’incapacité, de déchéance qui ne relèvent que du droit administratif et de la juridiction administrative.
Distinction des compétences sur les questions d’éligibilité. — Parmi ces questions d’aptitudes légales, on peut d’abord citer celles qui touchent à l’éligibilité.
A la différence de l’électorat, qui est un droit civique placé, comme les autres droits personnels, sous la sauvegarde des tribunaux, l’éligibilité est une aptitude d’ordre administratif dont l’appréciation appartient au juge de l’élection. Sans doute, si la question d’éligibilité est subordonnée à une question de nationalité, de [522] parenté ou d’alliance, de domicile légal, d’incapacité résultant de condamnations pénales ou de la dation d’un conseil judiciaire, le juge administratif devra surseoir, en cas de doute, jusqu’à ce que le juge civil ait prononcé.
Mais si la question d’éligibilité ne soulève qu’une question d’aptitude administrative, se rattachant, par exemple, à la qualité de contribuable, à l’exercice des fonctions publiques qui rendent inéligibles, ou de celles qui sont incompatibles avec un mandat électif déterminé, le juge de l’élection a pleine compétence pour résoudre la difficulté.
Cette distinction, qui est conforme aux principes et qui est depuis longtemps consacrée par la jurisprudence, n’a pas toujours été aussi bien comprise ; la législation électorale l’avait d’abord méconnue. La loi du 21 mars 1831 sur l’organisation municipale (art. 52, § 2) et la loi du 22 juin 1833 sur les conseils généraux et les conseils d’arrondissement (art. 52), tout en attribuant aux conseils de préfecture, et au Conseil d’État en appel, le jugement des réclamations formées contre les élections, disposaient que « si la réclamation est fondée sur l’incapacité légale d’un ou plusieurs des membres élus, la question sera portée devant le tribunal d’arrondissement ». Ces textes ne distinguaient pas entre les différentes sortes d’incapacités qui peuvent être relevées dans une élection ; aussi furent-ils d’abord interprétés par la jurisprudence du Conseil d’État comme attribuant aux tribunaux civils, non seulement les questions d’état et de domicile, mais encore la plupart des questions d’aptitude administrative, notamment celles qui résultaient du paiement des contributions. Mais bientôt des distinctions parurent nécessaires ; on admit que les textes précités ne déféraient aux tribunaux que les questions d’état civil, de cens électoral et de domicile (1. Conseil d’État, 16 mai 1834 (Barré) ; — 12 décembre 1834 (Galvani) ; — circulaire du ministre de l’intérieur du 22 avril 1837.), qu’ils ne s’opposaient pas à ce que le juge de l’élection statuât sur les questions d’éligibilité se rattachant à l’exercice de fonctions publiques (2. Conseil d’État, 24 août 1849 (Lépine).) et sur toutes les questions d’incompatibilité (3. Conseil d’État, 6 juin 1834 (Chardoillet) ; — 28 novembre 1834 (Fleury). — Toutefois, cette dernière jurisprudence était critiquée par M. de Cormenin, qui reprochait au Conseil d’État d’affirmer « sans dire pourquoi » que l’article 22 de la loi du 22 juin 1883 ne s’appliquait pas aux questions d’incompatibilité, alors que, selon lui, elles rentraient dans les questions d’incapacité légale et devaient être renvoyées comme elles au jugement des tribunaux. — (De Cormenin, Droit administratif (5e édition), t. II, p. 148, note 2,)).
[523] Cette jurisprudence a été ratifiée par la législation des élections municipales. La loi du 5 mai 1855 (art. 47) et celle du 5 avril 1884 (art. 39) n’obligent la juridiction administrative à surseoir que si la réclamation « implique la solution d’une question préjudicielle d’état ».
Mais la difficulté pouvait encore subsister pour les élections départementales. En effet, la loi de 1833 a continué de régir les élections des conseils généraux jusqu’en 1871, et elle régit encore actuellement les élections aux conseils d’arrondissement. Bien plus, la loi du 31 juillet 1875 sur les élections des conseils généraux a reproduit les expressions si contestées de la loi de 1833, et a prescrit le renvoi aux tribunaux des questions relatives à « l’incapacité légale d’un ou plusieurs élus ».
Fallait-il, en présence de la rédaction différente des textes relatifs aux élections municipales et départementales, faire varier, dans des cas identiques, l’application des lois de compétence ? Fallait-il sacrifier toute l’harmonie du système à une inadvertance du législateur de 1875, qui a transcrit un ancien texte dans une loi nouvelle sans paraître soupçonner les difficultés auxquelles il avait donné lieu ? Le Conseil d’État ne l’a pas pensé ; il a constamment appliqué aux élections départementales les mêmes règles de compétence qu’aux élections municipales, et sa jurisprudence sur ce point n’a donné lieu à aucune critique.
On peut donc tenir pour définitivement établie, depuis la loi du 5 mai 1855, la distinction si essentielle de la capacité civile et de l’aptitude administrative dans toutes les élections dont le contentieux appartient à la juridiction administrative (1. Voy. à notre Tome II, le livre V, chapitre VI, consacré au Contentieux électoral.).
De l’aptitude personnelle en matière de jouissance de biens communaux. — La distinction de la capacité civile et de l’aptitude administrative apparaît aussi dans d’autres matières, dont une des [524] plus importantes est celle de l’affouage et des autres modes de partage des biens communaux.
Les droits à cette jouissance sont subordonnés, par les différents textes qui la règlent, à certaines conditions d’aptitude personnelle. En matière d’affouage, le partage a lieu, d’après l’article 105 du Code forestier, « par feu, c’est-à-dire par chef de famille ayant domicile réel et fixe dans la commune » ; les anciens édits relatifs aux partages des biens communaux d’Artois et des Trois-Évêchés, qui sont encore en vigueur aujourd’hui (1. Pour l’Artois, arrêts du Conseil des 25 février, 27 mars et 13 novembre 1779 ; pour les Trois-Évêchés, édit de juin 1769.), exigent que les ayants droit aient « feu et ménage particulier » ou « pot et rôt » dans la commune. La juridiction administrative, qui est compétente, en vertu des lois du 10 juin 1793 et du 9 ventôse an XII, pour statuer « sur toutes les réclamations qui pourront s’élever à raison du mode de partage des biens communaux », l’est-elle également pour prononcer sur les questions d’aptitude personnelle que soulèvent ces réclamations, ou doit-elle les renvoyer à l’autorité judiciaire ?
Jusqu’en 1850, il y a eu dissentiment sur ce point entre le Conseil d’État et la Cour de cassation. Le Conseil d’État a décidé par de nombreux arrêts que la compétence attribuée aux directoires de département puis aux conseils de préfecture par les lois de 1793 et de l’an XII s’étendait aux questions d’aptitude personnelle, toutes les fois qu’il s’agissait de l’aptitude spécialement requise pour la jouissance des biens communaux et non de questions d’état et de capacité civile (2. Nombreux arrêts, dont 13 rendus dans la période 1843-1850, le premier le 4 mai 1843 (Clément), le dernier le 21 décembre 1849 (Commune de Plaines).).
Au contraire, la jurisprudence de la Cour de cassation et des cours d’appel revendiquait pour l’autorité judiciaire les contestations relatives au droit de jouissance des habitants, et ne réservait à la juridiction administrative que celles qui portaient sur le mode de répartition adopté (3. Nombreux arrêts, dont deux de la chambre des requêtes du 14 juin et du 19 avril 1847, et deux arrêts de cassation de la chambre civile du 13 février 1844 et du 4 mars 1845.).
Le Tribunal des conflits, appelé à se prononcer à son tour, fit prévaloir la jurisprudence de la Cour de cassation et consacra la compétence [525] judiciaire sur toutes les questions d’aptitude, par une décision du 10 avril 1850 (Caillet). Cette solution fut vivement critiquée par M. Serrigny (1. Serrigny, Questions de droit administratif, v° Affouage.), mais elle fut acceptée par le Conseil d’État qui voulut faire acte de déférence envers le Tribunal des conflits qui venait d’être institué. Le Conseil modifia donc sa jurisprudence pour les affouages et pour tous autres modes de jouissance des biens communaux (2. Conseil d’État, 30 novembre 1850 (Triste) ; — 21 décembre 1850 (Commune d’Ambly) ; — 17 juin 1851 (Tabouret).), et il persista jusqu’en 1870 dans cette doctrine qui fut également celle de la commission provisoire chargée de remplacer le Conseil d’État (3. Conseil d’État, 15 mars 1870 (Mersaut) ; — 29 novembre 1870 (Bourgeois).).
Mais cette jurisprudence n’alla pas sans soulever, dans la pratique, des réclamations et des difficultés. Les parties intéressées et l’administration se plaignirent de la complication des instances, des lenteurs et des frais qu’occasionnait le renvoi de toutes les questions d’aptitude aux tribunaux judiciaires ; plusieurs conseils de préfecture, en présence de ces inconvénients vivement ressentis par les habitants des campagnes (4. M. Dalloz (Jurisprud. gén., 1850, II, 49), tout en approuvant la décision du Tribunal des conflits de 1850, ne se dissimulait pas ses inconvénients pratiques : « On doit désirer, disait-il, que le législateur intervienne pour soumettre les contestations relatives aux distributions affouagères à une juridiction rapide et peu coûteuse, si l’on ne veut pas que les habitants des communes préfèrent le sacrifice de leurs droits au dispendieux avantage que peut leur procurer le gain d’un procès accompagné de procédures dont presque toujours les frais absorberont au delà de la valeur de ces droits. »), revinrent d’eux-mêmes à l’ancienne jurisprudence du Conseil d’État. Celui-ci la fit revivre à son tour, d’abord implicitement et en statuant en appel sur des questions d’aptitude jugées par les conseils de préfecture, puis explicitement, en rejetant le grief d’incompétence relevé contre leurs décisions (5. Conseil d’État, 26 novembre 1875 (Durdos et Ricaud) ; — 4 août 1882 (Hardelin) ; — 22 mai 1885 (Cerf) ; — 8 juin 1883 (Veuve Laurent).).
De quelque compétence que l’on soit partisan en cette matière, on doit reconnaître que la question est délicate ; les hésitations de la jurisprudence en font foi aussi bien que les dissentiments des auteurs (6. La jurisprudence du Conseil d’État a été appuyée par Proudhon, Droit d’usage, n° 918 ; par Serrigny, Compétence administrative, t. II, n° 806, et Questions de droit, v° Affouage. — Celle de la Cour de cassation par M. Dalloz, Répertoire, v° Forêts, n° 189S ; par M. Migneret, De l’Affouage, p. 317 ; par M. Meaume, Comment. du Code forestier, t. III, page 411.). Mais la doctrine que le Conseil d’État avait pratiquée [526] jusqu’en 1850, et à laquelle il est revenu, nous paraît la plus conforme aux règles de la compétence. Il n’est pas douteux, selon nous, que le contentieux des partages, entre les communes ou entre les ayants droit, est un contentieux administratif. Les lois de 1793 et de l’an XII ont fait une répartition d’attributions très nette entre les tribunaux judiciaires et les directoires de départements ou les conseils de préfecture ; elles ont donné aux premiers toutes les contestations relatives à la propriété des biens et à l’existence des droits d’usage, soit entre les communes, soit entre celles-ci et les propriétaires (1. Loi du 10 juin 1793, section V, art. 3, 4 et 5.) ; aux seconds toutes les contestations relatives au « mode de partage », soit entre les communes, soit entre les copartageants (2. Loi du 10 juin 1793, section V, art. 1 et 2.). Or les difficultés relatives à l’attribution des lots rentrent manifestement dans celles qui touchent au mode de partage, sinon il faudrait dire que la législation des partages a laissé hors de ses prévisions les difficultés les plus fréquentes et celles qui devaient le plus la préoccuper. Le contentieux du partage étant administratif, le conseil de préfecture ne peut être dessaisi de la question d’aptitude personnelle que si elle constitue une question de droit civil. Nul doute qu’elle n’ait ce caractère quand elle se confond avec une question de nationalité ou de capacité civile ; mais le feu, le ménage séparé, le chef de famille ou de maison ayant domicile réel et fixe, ou ayant pot et rôt dans la commune ne sont point définis par le Code civil. Ces cas d’aptitude ne relèvent que de l’article 105 du Code forestier ou des anciens édits.
Même le domicile réel et fixe de l’article 105 du Code forestier, qui semble le plus se rapprocher du droit commun, n’est pas le domicile légal, le domicile sans épithète de l’article 102 du Code civil, il est plutôt une résidence effective, permanente ; il est, comme le dit très bien M. Serrigny, « un domicile d’une nature particulière, que la loi spéciale qualifie de réel et fixe, de sorte que les décisions rendues en cette matière n’ont aucune espèce d’autorité [527] de chose jugée lorsqu’il s’agit d’examiner le domicile sous le rapport de ses autres effets légaux (1. Serrigny, op. cit., v° Affouage, § 2. — Le Conseil d’État a même décidé (8 avril 1892, Trucchi) qu’il appartenait aux tribunaux administratifs de juger la question d’aptitude, en matière d’affouage, en présence d’une délibération de conseil municipal qui attribuait ce droit aux habitants « ayant leur domicile légal dans la commune ». Il résultait, en effet, de l’ensemble de cette délibération, que le conseil municipal avait eu en vue une résidence de fait s’ajoutant au domicile légal, lequel peut exister sans résidence : c’était en réalité le domicile spécial de l’article 105 du Code forestier, et non celui du Code civil, que le conseil municipal avait entendu exiger.) ».
Nous sommes donc bien là en présence de questions d’aptitude administrative dont le contentieux se confond avec celui du partage, et non de questions de capacité civile relevant de l’autorité judiciaire.
Incapacités et déchéances d’ordre administratif. — De même que la législation administrative présente des questions d’aptitude qui ne se confondent pas avec la jouissance des droits civils, de même elle présente des questions d’incapacité et de déchéance d’ordre administratif qui relèvent de la juridiction administrative et ne comportent point le renvoi de questions préjudicielles aux tribunaux lorsqu’elles donnent lieu à contestation.
On peut citer comme exemples : — la déchéance du droit à pension, lorsqu’elle résulte, pour un militaire ou marin, de la résidence hors du territoire français sans l’autorisation du Gouvernement (2. Loi du 11 avril 1831, art. 26 ; — loi du 18 avril 1831, art. 28.) ; lorsqu’elle résulte, pour un fonctionnaire civil, de la démission, de la révocation ou de la constatation d’un déficit pour détournement de deniers ou de matières (3. Loi du 9 juin 1853, art. 29.) ; — la suspension ou la privation des droits de membre de la Légion d’honneur, lorsqu’elle est prononcée par le Gouvernement à la suite de condamnations qui n’entraînent pas la perte des droits civils, ou pour des actes qui portent atteinte à l’honneur sans pouvoir être l’objet de poursuites judiciaires (4. Décret organ. du 16 mars 1852, art. 46 ; — loi du 25 juillet 1873, art. 6 ; — décret du 14 avril 1874.) ; — l’interdiction du droit d’enseigner, à temps ou à toujours, prononcée contre les membres de l’enseignement public ou de l’enseignement libre dans les cas prévus par la loi (5. Lois du 15 mars 1850 et du 27 février 1880.).
[528] Quant aux déchéances qui résultent de condamnations judiciaires, et qui sont également prévues par la législation des pensions, par celle de la Légion d’honneur, de l’enseignement, et par la législation électorale, une distinction est nécessaire. Si ces condamnations opèrent comme ayant entraîné la privation des droits civils et, par voie de conséquence, une déchéance d’ordre administratif, il semble difficile de ne pas réserver la compétence judiciaire, s’il y a contestation sur l’effet juridique de ces condamnations. Dans ce cas, en effet, la véritable question en jeu est une question de privation de droits civils ; la déchéance administrative n’est qu’un résultat de cette privation.
Si, au contraire, la condamnation judiciaire est sans effet sur les droits civils, si elle n’entraîne que des déchéances d’ordre administratif, il appartient à la juridiction administrative de rechercher quel a été l’effet de ces condamnations et d’en faire l’application aux parties. En statuant ainsi, elle n’empiète ni sur la juridiction civile ni sur la juridiction pénale ; elle se borne à appliquer la législation administrative dans les limites de sa compétence.
Ainsi, les conseils de revision, qui doivent renvoyer aux tribunaux les questions d’état et de droits civils (loi du 15 juillet 1889, art. 31), peuvent prononcer eux-mêmes sur la question de savoir si un individu est ou non exclu de l’armée, comme ayant été condamné à l’une des peines prévues par l’article 4 de la loi du 15 juillet 1889.
De même, le Conseil d’État, appelé à statuer sur la déchéance du droit à pension résultant d’une condamnation à une peine afflictive ou infamante, ou sur l’inéligibilité d’un candidat atteint par l’une des condamnations qui font perdre les droits électoraux, ou sur l’exclusion prononcée contre un membre de la Légion d’honneur par l’effet des condamnations qui entraînent cette exclusion de plein droit, n’a pas à renvoyer aux tribunaux la question de savoir si ces déchéances administratives ont été encourues. Il n’aurait à surseoir pour attendre une décision de l’autorité judiciaire que si, au lieu d’appliquer les jugements ou arrêts de condamnation, il était nécessaire de les interpréter. L’application des règles générales en matière d’interprétation des décisions judiciaires donnerait alors lieu à une question préjudicielle ; mais celle-ci porterait [529] uniquement sur le sens de l’arrêt contesté, et non sur les effets qu’il doit produire au point de vue de la déchéance administrative.
Par application des mêmes règles de compétence, les tribunaux administratifs appelés à statuer sur les déchéances résultant de condamnations judiciaires n’excèdent pas leurs pouvoirs en recherchant quels ont été les effets de la grâce, de la réhabilitation ou de l’amnistie sur les déchéances encourues. La loi du 9 juin 1853 (art. 27) prévoit expressément les effets de la réhabilitation en matière de suspension du droit à pension. Plusieurs fois aussi le Conseil d’État, saisi de recours contre des décisions portant exclusion de l’ordre de la Légion d’honneur, a apprécié les effets de la réhabilitation ou de l’amnistie au point de vue de la demande en réintégration formée par le légionnaire (1. Conseil d’État, 13 mai 1881, Brissy ; — 20 février 1885, Delahourde.).
III. — DES DROITS INDIVIDUELS AUTRES QUE LES DROITS CIVILS
Compétence judiciaire sur les droits individuels. Restrictions. — En dehors des droits civils proprement dits, il existe des droits individuels, des facultés légales attachées à la personne, qui sont reconnues d’une manière plus ou moins large par la constitution et par les lois politiques. Telles sont : la liberté individuelle, la liberté de la presse, la liberté du travail et de l’industrie, le droit de réunion, le droit d’association.
Les difficultés auxquelles peut donner lieu l’exercice de ces droits relèvent, en principe, de l’autorité judiciaire ; c’est devant elle que l’on doit se défendre contre les atteintes qui leur seraient illégalement portées, soit par des tiers, soit par l’administration elle-même. Mais ce principe comporte deux sortes de restrictions.
En premier lieu, il ne faut pas confondre avec de véritables droits placés sous la protection de l’autorité judiciaire de simples facultés qui ne peuvent être exercées qu’avec l’autorisation de l’administration. Ainsi, dans l’état actuel de notre législation, le droit d’association n’existe que s’il s’agit de sociétés civiles et commerciales ou de syndicats ; il ne constitue pas un droit quand il s’agit d’associations [530] politiques ou religieuses que l’administration peut autoriser ou dissoudre. De même, la liberté du travail et de l’industrie n’est pas un droit qu’on puisse revendiquer devant les tribunaux, lorsqu’il s’agit d’établissements industriels dangereux ou insalubres, que l’administration autorise sous des conditions déterminées, et dont elle peut ordonner la fermeture, en cas d’infraction aux conditions imposées ou d’inconvénients graves pour le voisinage.
En second lieu, même en présence de facultés légales ayant incontestablement le caractère d’un droit, telles que la liberté individuelle, la loi peut réserver à l’administration certains pouvoirs exceptionnels, par exemple la faculté d’expulser les étrangers, d’interner les aliénés, de soumettre les voyageurs à des quarantaines dans l’intérêt de la santé publique, d’infliger des incarcérations disciplinaires aux citoyens soumis à la discipline militaire.
Dans tous ces cas, à moins d’exceptions formellement prévues par la loi, la compétence judiciaire cesse dès qu’apparaît l’action administrative. Le principe de la séparation des pouvoirs fait obstacle à ce que les autorisations, les injonctions, les défenses émanées de l’administration soient discutées devant les tribunaux et puissent être infirmées par eux. Les réclamations auxquelles donnent lieu ces actes administratifs ne peuvent être portées, en principe, que devant le juge des excès de pouvoir, c’est-à-dire devant le Conseil d’État.
Rappelons quelques applications de ces règles de compétence.
Nous avons vu que, si l’administration portait atteinte à l’exercice d’un droit individuel entièrement soustrait à ses décisions ; si, par exemple, elle ordonnait arbitrairement l’arrestation d’un citoyen jouissant de la plénitude de ses droits, la saisie d’une propriété, la fermeture d’un établissement industriel ou commercial libre, la partie lésée pourrait directement se pourvoir devant les tribunaux et obtenir un jugement qui la réintégrerait dans ses droits. Dans cette hypothèse, en effet, il n’y aurait pas à proprement parler un acte administratif, mais une voie de fait qui ne saurait faire obstacle à la compétence judiciaire et qui pourrait même rendre son auteur personnellement justiciable des tribunaux.
[531] Si, au contraire, l’administration fait subir au droit individuel une des restrictions que la loi autorise, les tribunaux doivent décliner leur compétence devant cet acte de la puissance publique.
Ainsi l’étranger, atteint par l’arrêté d’expulsion que le ministre de l’intérieur a le droit de prendre, en vertu de l’article 7 de la loi du 3 décembre 1849, ne peut pas actionner le ministre devant les tribunaux en alléguant une atteinte portée à sa liberté individuelle ; il ne peut que déférer l’arrêté au Conseil d’État, s’il estime que cet acte administratif est entaché d’excès de pouvoir. Par application du même principe, le Tribunal des conflits a décidé que l’autorité judiciaire n’est pas compétente pour connaître d’une action en dommages-intérêts formée par un soldat des milices coloniales contre ses chefs, à raison d’une punition disciplinaire qu’il dénonçait comme une atteinte à sa liberté (1. Tribunal des conflits, 31 octobre 1885, Francomme.).
La législation des aliénés présente cependant un cas où une décision intéressant la liberté individuelle, régulièrement prise par l’autorité administrative, peut être contestée devant l’autorité judiciaire et être mise à néant par elle. Ce cas est celui où le préfet, par application de l’article 18 de la loi du 30 juin 1838, ordonne le placement d’office, dans un établissement d’aliénés, d’une personne dont l’état d’aliénation compromet l’ordre ou la sécurité. D’après l’article 29 de la même loi, la personne intéressée ou tout parent ou ami peuvent, à toute époque, se pourvoir devant le tribunal et faire ordonner la sortie immédiate. Cette disposition est justifiée par le danger que pourrait présenter une erreur de l’administration entraînant une atteinte prolongée à la liberté individuelle. Le Conseil d’État l’a interprétée comme consacrant la compétence exclusive de l’autorité judiciaire et comme faisant obstacle à tout recours contentieux devant la juridiction administrative contre les arrêtés préfectoraux ordonnant le placement d’aliénés (2. Conseil d’État, 16 décembre 1881 (département de la Sarthe). Cette jurisprudence, qui s’appuie sur l’article 29 de la loi de 1838 et sur la compétence judiciaire qui en résulte, est plus nette que celle qui avait été adoptée par un arrêt du 20 décembre 1855 (Ville d’Issoudun), qui représentait l’arrêté de placement comme un acte de police administrative échappant à tout recours contentieux.). La dérogation aux règles ordinaires de la compétence résulte ici d’un texte spécial.
[532] Du cas où l’administration donne ou retire des autorisations. — A l’égard des facultés qui ne peuvent s’exercer qu’en vertu d’une autorisation de l’administration et qui, par suite, ne sauraient avoir le caractère de véritables droits individuels, il n’y a même pas lieu à un partage de compétence entre les tribunaux et l’administration ; celle-ci exerce seule le droit de donner ou de retirer les autorisations ; ses décisions constituent des actes administratifs dont les tribunaux ne peuvent discuter la validité, ni entraver l’exécution.
Ainsi, lorsque l’administration ordonne la fermeture d’établissements soumis à une autorisation administrative et qui ne sont pas pourvus de cette autorisation, ou bien à qui elle a été retirée, il n’appartient pas aux tribunaux d’ordonner la réouverture de ces établissements ou la levée des scellés qui y ont été apposés par l’administration. Cette solution a été appliquée par la jurisprudence aux établissements industriels soumis à une autorisation administrative en vertu du décret du 15 octobre 1810 (1. Cass., 21 août 1874, Pariset.) ; aux chapelles domestiques dont l’ouverture doit être autorisée par le Gouvernement d’après la loi du 18 germinal an X, art. 44, et le décret du 22 décembre 1812, art. 8 (2. Cour de Paris, 3 décembre 1836, Pillot ; — Tribunal des conflits, 5 novembre 1880, Bouffier.) ; aux congrégations religieuses que les lois des 13-19 février 1790, 18 août 1792, 18 germinal an X et 3 messidor an XII soumettent à l’autorisation du Gouvernement et qui peuvent être dissoutes lorsqu’elles ne sont pas autorisées (3. Tribunal des conflits, 5 novembre 1880, Marquigny, et nombreux arrêts postérieurs.).
Les difficultés de compétence auxquelles ont donné lieu, en 1880 et en 1881, les réclamations formées par les congrégations religieuses non autorisées, contre les décisions prononçant leur dissolution et prescrivant l’évacuation des locaux par elles occupés, les dissidences qui se sont produites, à cette occasion, entre un certain nombre de tribunaux judiciaires et le Tribunal des conflits, se rattachaient aux questions que nous venons d’indiquer.
Pour se déclarer compétents, les tribunaux judiciaires se fondaient [533] sur ce que les réclamants invoquaient de véritables droits individuels, tant à raison des sociétés civiles qu’ils avaient formées entre eux, que du domicile privé qu’ils avaient établi au siège de la congrégation. La police des associations religieuses, qui relève du droit public, s’effaçait ainsi, aux yeux de ces tribunaux, devant des notions de droit privé : la propriété, le domicile, la liberté des sociétés civiles.
Le Tribunal des conflits s’est appliqué, au contraire, à dégager le régime spécial des associations religieuses des facultés de droit commun avec lequel on s’efforçait de le confondre ; il a rappelé les lois qui consacrent le droit d’autorisation du Gouvernement et son droit de dissolution quand l’autorisation n’a pas été donnée ; il a constaté le caractère administratif des actes par lesquels le Gouvernement exerce la police des cultes et des associations religieuses ; il en a déduit le défaut de pouvoir de l’autorité judiciaire pour annuler ces actes ou en paralyser l’exécution, et la compétence exclusive de la juridiction administrative pour connaître des excès de pouvoir qui seraient relevés contre eux (1. Voir la décision Marquigny du 5 novembre 1880 et notamment les motifs suivants : « que le décret du 29 mars 1880, qui donnait à la Compagnie de Jésus un délai de trois mois pour se dissoudre et pour évacuer les établissements occupés par elle sur le territoire de la République, a été rendu pour l’application des lois des 13-19 février 1790, du 18 août 1790, du 18 germinal an X et du décret du 3 messidor an XII, et qu’il constituait une mesure de police dont le ministre de l’intérieur était chargé d’assurer l’exécution ; que le préfet du département du Nord, en prenant l’arrêté du 30 juin 1880 et en le faisant exécuter par le commissaire central d’après les ordres du ministre de l’intérieur, a agi en vertu du décret précité du 29 mars 1880 dans le cercle de ses attributions comme délégué du pouvoir exécutif…; qu’il ne saurait appartenir à l’autorité judiciaire d’annuler les effets et d’empêcher l’exécution de cet acte administratif…; que si les sieurs Marquigny et consorts se croyaient fondés à soutenir que la mesure prise contre eux n’était autorisée par aucune loi, et que, par suite, le décret et l’arrêté précités étaient entachés d’excès de pouvoir, c’était à l’autorité administrative qu’ils devaient s’adresser pour faire prononcer l’annulation desdits actes… »).
Le Tribunal des conflits a appliqué ainsi, quoi qu’on en ait dit, les véritables principes de compétence ; il s’est inspiré de la distinction fondamentale que nous venons de rappeler entre les droits individuels qui ne relèvent que de la loi et des tribunaux, et les facultés qui ne peuvent légalement s’exercer qu’en vertu d’actes de la puissance publique, et qui peuvent être interdites par des actes de même nature.
[534] Ce n’est point là d’ailleurs un régime uniquement réservé aux associations religieuses ; il s’applique également, sauf certaines nuances qui ne modifient pas le fond du droit, aux associations politiques, aux cercles et aux autres lieux de réunion où se pratique la vie en commun. Les pouvoirs de police de l’administration s’exercent nonobstant les sociétés civiles que les membres de ces associations peuvent former entre eux, et bien qu’ils possèdent souvent en commun des propriétés mobilières et immobilières.
On s’est quelquefois demandé comment il faut procéder quand les difficultés de compétence résultent de dissidences sur le fond même du droit. Les parties soutiennent, par exemple, que la loi sainement interprétée leur donne un véritable droit placé sous la sauvegarde des tribunaux, l’administration prétend au contraire que la loi n’a créé qu’une simple faculté soumise à l’autorisation et aux pouvoirs de police du Gouvernement. L’allégation d’un droit individuel suffit-elle, en ce cas, pour attribuer compétence aux tribunaux sur le litige ? Ceux-ci ont-ils seuls qualité, à l’exclusion de la juridiction administrative et du Tribunal des conflits, pour interpréter les lois contestées et pour dire si elles ont ou non consacré un véritable droit individuel ?
Cette question s’est incidemment présentée dans les affaires des congrégations non autorisées. L’un des arguments invoqués à l’appui de la compétence judiciaire consistait à dire que les lois de 1790, de 1792, de germinal an X et de messidor an XII, invoquées par le Gouvernement comme base légale de son droit d’autorisation et de dissolution, ont cessé d’être en vigueur, qu’elles ont été abrogées, soit par désuétude, soit par les principes de liberté individuelle et de liberté des cultes inscrits dans nos constitutions modernes ; on en concluait que les congrégations religieuses sont devenues complètement libres et qu’en admettant que la question fût douteuse, il n’appartenait qu’à l’autorité judiciaire de la résoudre, parce qu’il s’agissait de vérifier l’existence même d’un droit individuel, vérification qui ne peut appartenir qu’aux tribunaux (1. Cette opinion a été développée dans la consultation publiée par Me Rousse « sur la situation dans laquelle les décrets du 29 mars 1880 placent les personnes appartenant à des associations religieuses non reconnues et vivant en commun ». Les conclusions de cette consultation portent : « qu’aucune loi actuellement en vigueur ne prohibe la vie en commun des personnes appartenant à des congrégations religieuses non reconnues ; que dans le cas où le Gouvernement voudrait dissoudre ces associations, il n’aurait pas le droit de le faire par voie administrative, mais que les tribunaux ordinaires devraient d’abord en connaître ». — Cf. en sens contraire Ducrocq, Cours de droit administratif, t. II, p. 698; — Dalloz, v° Culte, n° 405 ; — Cour de Paris, 18 août 1826, Montlosier ; — Cour de Caen, 20 juillet 1846, Cladel ; — Cass., 26 février 1849, Cladel, et le rapport de M. le conseiller Meynard sur cette dernière affaire.).
[535] Le Tribunal des conflits n’a pas admis cette thèse, qui tendait en réalité à lui refuser le droit de juger la question de compétence, sous prétexte qu’elle était connexe à une question du fond relevant des tribunaux judiciaires.
Remarquons d’abord qu’il n’est point exact d’appeler « question du fond » une question d’interprétation législative, d’existence ou d’abrogation de lois. L’interprétation des textes, la vérification des situations juridiques dont ils sont la base légale, domine à la fois les questions de compétence et les questions du fond, elle sert à les résoudre les unes et les autres, mais elle ne se confond point avec elles. Interpréter les lois est le droit et le devoir de toute juridiction chargée de les appliquer. Le juge de la compétence ne va pas au delà de sa mission quand il interroge les textes propres à l’éclairer sur la nature juridique d’une contestation dont il doit désigner le juge. S’il s’abstenait de procéder lui-même à cette vérification, sans laquelle il ne peut statuer sur la compétence, s’il la renvoyait au juge du fond, sous prétexte qu’elle peut exercer une influence sur le fond même du litige, il abdiquerait sa propre juridiction, il abandonnerait le jugement du conflit à l’autorité judiciaire.
On a d’ailleurs quelque peine à comprendre quelles pourraient être, dans la pratique, les conséquences de cette doctrine. Comment le Tribunal des conflits pourrait-il procéder, pour renvoyer à l’autorité judiciaire l’interprétation des lois qui doivent servir à la fois à résoudre la question de compétence et la question du fond ? Il ne peut évidemment pas demander une interprétation préjudicielle de ces lois à l’autorité judiciaire et surseoir à statuer jusqu’à ce que celle-ci la lui ait fait connaître ; la procédure de conflit ne comporte point de sursis de la part du juge des compétences. Le Tribunal des conflits ne pourrait donc renvoyer [536] à l’autorité judiciaire l’interprétation dont il voudrait s’abstenir qu’en lui renvoyant en même temps le litige tout entier, c’est-à-dire en annulant l’arrêté de conflit. Mais comment pourrait-il annuler un arrêté de conflit, fondé sur une prérogative prétendue de l’administration, sans avoir lui-même vérifié si cette prérogative existe ? Nous n’hésitons pas à penser que le Tribunal des conflits a mission d’interpréter lui-même toutes les lois qui sont nécessaires pour fixer la compétence, sans avoir à se préoccuper de l’influence que cette interprétation peut exercer sur le jugement du fond. En procédant ainsi, il n’empiète pas sur la juridiction d’autrui, il se borne à exercer la sienne.
Table des matières