Le droit de propriété a, au plus haut degré, le caractère d’un droit individuel ; à ce titre, les contestations auxquelles il donne lieu relèvent, en principe, de la compétence judiciaire.
Mais, d’un autre côté, le droit de propriété, dans une de ses applications les plus importantes, s’exerce sur le sol, qui fait partie du territoire national en même temps que du patrimoine privé des citoyens. De là des rapports fréquents entre l’administration qui a la police du territoire, et les individus qui ont la propriété du sol ; de là la nécessité et la légitimité d’actes de la puissance publique destinés à assurer la circulation, la défense nationale, la sûreté et la salubrité publiques en imposant diverses restrictions au droit de propriété, et souvent le sacrifice de la propriété elle-même moyennant une indemnité pécuniaire. De là, enfin, la compétence administrative, lorsque ces actes de la puissance publique sont en cause, et la nécessité de combiner cette compétence avec celle des tribunaux judiciaires.
I. — DISTINCTION DES COMPÉTENCES EN MATIÈRE D’EXPROPRIATION
Expropriation directe. — La cession forcée d’une propriété nécessaire à l’exécution d’un ouvrage public offre l’exemple le plus frappant des obligations que l’intérêt général peut faire peser sur la propriété privée. L’article 545 du Code civil a expressément prévu cette cession, sous réserve d’une juste et préalable indemnité. La prédominance de l’intérêt public a paru autoriser, en [538] cette matière, de si profondes dérogations aux règles ordinaires de la compétence, que les tribunaux judiciaires ont été, pendant longtemps, complètement écartés des opérations d’expropriation. Dans l’ancien droit, dans le droit intermédiaire, et même sous l’empire des lois du 28 pluviôse an VIII et du 16 septembre 1807, la cession forcée de la propriété et la liquidation des indemnités étaient l’œuvre exclusive de l’administration et des tribunaux administratifs.
La compétence judiciaire n’a été reconnue que par la loi du 8 mars 1810, qui a chargé les tribunaux civils de prononcer l’expropriation et de liquider les indemnités ; puis par celles du 22 juillet 1833 et du 3 mai 1841, qui ont partagé cette double mission entre les tribunaux et le jury, en laissant aux premiers le droit d’opérer la translation forcée de la propriété, et en donnant au jury le droit d’évaluer l’indemnité (1. On a quelquefois présenté l’institution du jury d’expropriation comme étant une concession faite par le législateur aux intérêts de la propriété, une protection nouvelle assurée aux propriétaires contre l’administration. Cette institution a eu au contraire pour but de faciliter la tâche de l’administration, en atténuant les complications et les lenteurs de la procédure judiciaire, ainsi que l’exagération des indemnités. On lit dans l’exposé des motifs de la loi du 22 juillet 1833 (séance du 21 mars 1832) : « Vous connaissez les plaintes qui s’élèvent tous les jours et de toutes parts sur les entraves sans nombre, les délais sans terme, les sacrifices sans limite que l’administration est condamnée à subir lorsqu’il s’agit pour elle d’obtenir la possession des terrains nécessaires à l’emplacement des travaux qu’elle veut entreprendre. Le mal est arrivé aujourd’hui à ce point qu’on peut dire avec vérité qu’aucune entreprise de roule, de canal ou de chemin de fer n’est plus possible en France, si l’on ne trouve le moyen de poser des limites aux exigences de l’intérêt particulier et de faire prévaloir l’intérêt général. »).
L’expropriation proprement dite, c’est-à-dire la translation forcée de la propriété, « s’opère par autorité de justice », dit l’article 1er de la loi du 3 mai 1841 ; elle résulte d’une décision de l’autorité judiciaire qui est le jugement d’expropriation. Il en est de même du règlement de l’indemnité ; il est l’œuvre du jury d’expropriation qui exerce une juridiction d’ordre judiciaire avec le concours du magistrat directeur du jury. Mais la compétence judiciaire s’exerce-t-elle également sur les actes administratifs qui précèdent et motivent le jugement d’expropriation, actes qui consistent dans la déclaration d’utilité publique et dans l’arrêté de cessibilité ?
Il n’était pas aisé de concilier ici les droits de l’administration [539] et ceux des tribunaux. Si l’on s’était renfermé trop étroitement dans l’application du principe de la séparation des pouvoirs, si l’on avait interdit aux tribunaux tout examen des actes administratifs qui précèdent l’expropriation, le jugement d’expropriation n’aurait plus été qu’une formalité ; les tribunaux auraient été réduits au rôle de simples agents d’exécution. Si, d’autre part, on leur avait donné juridiction sur ces actes administratifs, on aurait subordonné le pouvoir exécutif au pouvoir judiciaire.
La loi s’est arrêtée à un moyen terme : elle a donné aux tribunaux le droit de vérifier si les formalités qui doivent précéder l’expropriation ont été remplies ; mais non le droit d’apprécier si elles ont été bien et valablement remplies, si la déclaration d’utilité publique et l’arrêté de cessibilité ne soulèvent aucune critique au point de vue de leur légalité.
La limite ainsi assignée à la compétence judiciaire résulte des articles 2 et 14 de la loi du 3 mai 1841. « Les tribunaux, dit l’article 2, ne peuvent prononcer l’expropriation qu’autant que l’utilité publique a été constatée et déclarée dans les formes prescrites par la présente loi », puis il énumère limitativement ces formes qui consistent : « 1° dans la loi ou l’ordonnance royale qui autorise les travaux pour lesquels l’expropriation est requise ; 2° dans l’acte du préfet qui désigne les localités ou territoires sur lesquels les travaux doivent avoir lieu, lorsque cette désignation ne résulte pas de la loi ou de l’ordonnance royale ; 3° dans l’arrêté ultérieur par lequel le préfet détermine les propriétés particulières auxquelles l’expropriation est applicable. Cette application ne peut être faite à aucune propriété particulière qu’après que les parties intéressées ont été mises en état d’y fournir leurs contredits selon les règles exprimées au titre II. » Ces règles sont confirmées par l’article 14 de la même loi, d’après lequel l’expropriation est prononcée sur le vu des pièces constatant l’accomplissement des formalités prescrites par l’article 2 précité et par le titre II, auquel il se réfère.
Il résulte de là que le tribunal appelé à prononcer l’expropriation ne peut pas autoriser les parties à discuter devant lui la légalité de l’acte déclaratif d’utilité publique ; il doit se borner à en vérifier l’existence.
[540] Cet acte devant consister, selon les cas, dans une loi ou dans un décret, le tribunal excéderait-il ses pouvoirs en refusant de prononcer l’expropriation sur le vu d’un décret, dans un cas où il estimerait qu’elle ne peut avoir lieu qu’en vertu d’une loi ? Cette question est délicate, et nous pensons qu’elle doit être résolue d’après la distinction suivante :
S’il s’agit de travaux qui ne peuvent manifestement être exécutés qu’en vertu d’une loi, et si l’administration ne produit qu’un décret, le tribunal peut refuser de prononcer l’expropriation, car il lui suffit de constater, par un simple rapprochement entre la nature des travaux et celle de l’acte portant déclaration d’utilité publique, que celui-ci ne constitue pas un titre légal.
Mais, si une simple constatation ne suffit pas, s’il s’élève des doutes sérieux sur la nature des travaux et sur la compétence qui y correspond, nous ne pensons pas que le tribunal puisse résoudre lui-même la difficulté. On doit alors appliquer les mêmes règles que lorsque l’interprétation ou la validité d’un acte administratif sont contestées au cours d’une instance judiciaire. Si la solution est claire, le tribunal l’énonce et l’applique ; si elle est obscure, il doit surseoir jusqu’à ce qu’elle ait été donnée par l’autorité ou par la juridiction administrative compétente (1. Voy. ci-dessus, page 498 et suiv.).
Le tribunal excéderait aussi la limite de ses pouvoirs, s’il refusait de prononcer l’expropriation, en se fondant sur ce que la déclaration d’utilité publique n’aurait pas été précédée des formalités prévues par l’article 3 de la loi de 1841 et par les règlements d’administration publique rendus pour son exécution ; ces formalités ne sont pas, en effet, au nombre de celles dont les tribunaux sont chargés de constater l’observation en vertu des articles 2 et 14 de la loi (2. Civ., 22 janvier 1845, 1re espèce, de Maudhuit, et 2e espèce, Passerat de la Chapelle ; — 9 février 1863, Barenne-Delcambre ; — 9 avril 1877, Hainque. « Il est interdit aux tribunaux, dit ce dernier arrêt, de connaître des actes d’administration de quelque nature qu’ils soient ; par application de ce principe, l’article 14 de la loi du 3 mai 1841 n’autorise le tribunal saisi d’une demande d’expropriation qu’à vérifier l’accomplissement des formalités prescrites par l’article 2 du titre Ier et par le titre II de cette même loi. »).
En ce qui touche l’arrêté de cessibilité, la compétence des tribunaux [541] est également limitée aux vérifications prévues par l’article 2 et le titre II, et qui ont pour objet les formalités préalables à cet arrêté, savoir la publication du plan parcellaire, les enquêtes et les observations auxquelles la désignation des parcelles peut donner lieu. Toute autre vérification portant sur la légalité de l’arrêté est interdite aux tribunaux (1. Civ., 12 novembre 1873, Esquirol.).
Il est cependant nécessaire d’assurer la légalité d’actes qui peuvent avoir des conséquences si graves pour les propriétés privées. A défaut de l’autorité judiciaire, dont la compétence est renfermée dans d’étroites limites, cette tâche incombe à la juridiction administrative. Conformément aux règles ordinaires, c’est devant elle, par la voie du recours pour excès de pouvoir, qu’on pourra relever les illégalités dont la déclaration d’utilité publique ou l’arrêté de cessibilité seraient entachés, et demander l’annulation de ces actes. La question de savoir si ces actes sont réguliers et valables pourrait également se poser sous forme de question préjudicielle soulevée par l’autorité judiciaire et renvoyée à la décision de la juridiction administrative.
Le Conseil d’État a souvent statué sur de pareils recours ; il a expressément affirmé leur recevabilité, par deux arrêts du 27 mars 1856 (de Pommereu, Camusat-Busserolles), rendus malgré les conclusions contraires du ministre de l’intérieur. Il a admis que l’annulation de la déclaration d’utilité publique ou de l’arrêté de cessibilité peut être prononcée, soit pour incompétence, soit pour vice de forme, soit même pour violation de la loi (2. Cf. Conseil d’État, 19 avril 1859, Marsais ; — 31 mars 1882, Chastenet.).
Toutefois, la compétence du Conseil d’État comme juge des excès de pouvoir comporte ici deux réserves. En premier lieu, le recours ne serait pas recevable si la déclaration d’utilité publique était prononcée sous forme de loi, parce que le Parlement, même quand il fait des actes d’administration, ne relève pas de la juridiction administrative. En second lieu, un recours recevable ab initia cesserait de l’être, si l’expropriation était consommée et si, par suite, la déclaration d’utilité publique et l’arrêté de cessibilité avaient acquis, en vertu d’une décision judiciaire, un caractère [542] définitif qui ne saurait être remis en question par aucune décision de la juridiction administrative (1. Conseil d’État, 26 décembre 1873, Garret ; — 13 février 1874, André et Champelier ; — 11 février 1876, Chemin de fer de Lyon.).
Expropriation indirecte. — La compétence qui appartient à l’autorité judiciaire pour le règlement des indemnités d’expropriation lui est également reconnue par la loi et par la jurisprudence, lorsque des actes administratifs ont pour résultat indirect de déposséder un propriétaire au profit de l’administration.
Parmi les actes administratifs qui peuvent produire exceptionnellement cet effet, on peut citer : les décisions des commissions départementales (autrefois des préfets) qui fixent la largeur d’un chemin vicinal, et qui, d’après l’article 15 de la loi du 21 mai 1836, attribuent définitivement au chemin le sol compris dans les limites qu’elles déterminent ; le droit des propriétaires riverains se résout alors en une indemnité qui est réglée, après expertise, par le juge de paix du canton ; — les plans généraux d’alignements, qui obligent les propriétaires des immeubles en saillie à céder à la voie publique, moyennant une indemnité fixée par le tribunal, les terrains non bâtis compris dans les limites que ces plans ont tracées. En dehors de ces cas de dépossession administrative, prévus par des dispositions spéciales de la loi, la jurisprudence en a admis plusieurs autres, notamment dans la matière des occupations temporaires et dans celle des délimitations du domaine public.
L’occupation de propriétés privées pour l’établissement de chantiers de travaux publics, ou pour l’extraction de matériaux nécessaires à l’exécution des ouvrages, n’entraîne par elle-même aucune translation de propriété ; les anciens règlements de voirie et les lois plus modernes qui ont autorisé cette occupation (2. Arrêts du Conseil des 7 septembre 1755 et 20 mars 1780 ; — Code civil, art. 650 ; — Loi du 16 septembre 1807, art. 55 et 56 ; — Loi du 21 mai 1836, art. 17 ; — Loi du 15 juillet 1845, art. 3 ; — Décret du 8 février 1868 ; — Loi du 29 décembre 1892. — Voy. t. II, livre V, chap. II.) prévoient qu’elle sera temporaire, et c’est à raison de la gêne purement passagère qu’elle est présumée produire, qu’elle peut être ordonnée par des arrêtés administratifs. Mais il peut arriver que l’occupation temporaire se transforme en occupation définitive, soit qu’elle [543] aboutisse à une expropriation directe dont elle aura devancé la date, soit que des faits nouveaux et non prévus des parties aient transformé après coup le caractère de l’occupation. Dans ces différents cas, le propriétaire aura droit à une indemnité définitive pour dépossession de sa propriété, et non à de simples indemnités périodiques pour dommages et privation de jouissance ; en même temps, le règlement de l’indemnité cessera d’appartenir à la juridiction administrative et sera transféré à l’autorité judiciaire (1. Conseil d’État, 11 février 1876, Chemin de fer du Nord ; — 14 juillet 1876, Espitalier. — Cf. Loi du 29 décembre 1892 sur les occupations temporaires, art. 9.).
La jurisprudence a également assimilé à une expropriation déguisée, relevant de l’autorité judiciaire : l’interdiction permanente d’exploiter une mine située sous la voie ferrée, et dont les galeries auraient pu compromettre la solidité et la sécurité des ouvrages (2. Tribunal des conflits, 5 mai 1877, Houillères de Saint-Étienne. Dans cette affaire, non seulement la durée de l’interdiction était illimitée, mais encore elle avait pour effet d’annexer au sol de la voie ferrée et d’une gare le sol de la mine qui en devenait en quelque sorte la fondation. La solution serait différente s’il s’agissait d’une simple interdiction d’exploiter dans le voisinage des chemins de fer. Dans ce cas, il n’y aurait qu’un dommage relevant des conseils de préfecture en vertu de la loi de pluviôse an VIII (Conseil d’État, 11 mars 1861, Chemin de fer de Lyon ; Tribunal des conflits, 2 mai 1884, Coste et Clavel). Cette dernière décision relève la double circonstance qu’il n’est pas certain que l’exploitation de la zone interdite ne pourra jamais être autorisée sans compromettre la sécurité des ouvrages, et que, le jour où il serait permis de l’exploiter, ce serait au profit et pour le compte du concessionnaire. La même jurisprudence est applicable aux carrières. (Voy. Conseil d’État, 16 février 1878, Chemin de fer de Lyon ; — 18 mars 1881, Ministre des travaux publics ; — 8 juin 1881, Chemin de fer du Nord.)) ; le dérasement de la partie supérieure d’une maison et l’interdiction faite à un propriétaire d’en relever le niveau, afin de faciliter la manœuvre d’un pont tournant dont le tablier pouvait, dans certains cas, pivoter au-dessus de cette maison (3. Conseil d’État, 29 décembre 1860 et 9 février 1865, Letessier.).
Dans ces deux cas, il n’y avait pas seulement une privation définitive de jouissance, il y avait aussi une sorte de prise de possession des espaces interdits, devenus une dépendance de l’ouvrage public. C’est sur cette considération que le Tribunal des conflits et le Conseil d’État se sont fondés pour reconnaître la compétence judiciaire dans ces différentes espèces. Mais, s’il n’y avait qu’une privation permanente de jouissance sans appropriation par l’administration, [544] il y aurait dommage permanent et non expropriation indirecte ; l’expropriation suppose, en effet, que l’administration a acquis ce que le propriétaire a perdu. Or, la jurisprudence est depuis longtemps fixée en ce sens que les dommages permanents causés par les travaux publics relèvent, comme les dommages temporaires, de la compétence des conseils de préfecture (1. Il y a eu pendant longtemps un dissentiment sur ce point entre le Conseil d’État et la Cour de cassation. Celle-ci revendiquait la compétence judiciaire lorsque le dommage était permanent ; elle l’assimilait alors à une expropriation partielle ; le Conseil d’État, au contraire, admettait la compétence du conseil de préfecture, aussi bien pour le dommage permanent que pour le dommage temporaire. Le Tribunal des conflits de 1850 s’est rangé à l’opinion du Conseil d’État (29 mars 1850, Thomassin ; 30 avril 1850, Mallez, etc.), et la Cour de cassation s’est ralliée à son tour à cette jurisprudence par un arrêt du 29 mars 1852. — Voy. t. II, livre V, chap. II.).
En conséquence, il a été jugé qu’on ne doit pas considérer comme une expropriation indirecte, entraînant la compétence judiciaire, l’érosion des berges d’une propriété riveraine par les eaux d’un fleuve, à la suite de travaux publics ayant changé le régime des courants, ni l’invasion par des eaux courantes ou stagnantes de terrains excavés par des extractions de matériaux. Dans ces deux cas, il n’y a pas une prise de possession par l’administration, il n’y a qu’un dommage permanent relevant de la juridiction administrative (2. Tribunal des conflits, 23 décembre 1850, Martin ; — Conseil d’État, 4 juillet 1872, Cassau. On doit cependant réserver le cas où les terrains envahis par les eaux seraient, en fait, incorporés au lit du fleuve. Si cette incorporation était le résultat de travaux publics, on pourrait admettre qu’il y a eu expropriation indirecte au profit du domaine public fluvial. — Voir ci-après la question relative aux délimitations administratives du lit des fleuves et du rivage de la mer.).
Du cas où une délimitation du domaine public naturel empiète sur la propriété privée. — L’expropriation indirecte et la compétence judiciaire peuvent-elles résulter d’une délimitation inexacte du domaine public naturel opérée par l’autorité administrative ? Cette question a longtemps divisé la doctrine et la jurisprudence.
Les actes administratifs à l’occasion desquels elle peut se poser sont les décrets du chef de l’État qui déterminent les limites des rivages de la mer, et les arrêtés préfectoraux qui fixent celles des cours d’eau navigables (3. La délimitation des rivages de la mer est prévue par le décret-loi du 21 février 1852 ; celle des cours d’eau navigables par la loi du 22 décembre 1789, section II, art. 2-6e.). Ces actes, qui ont pour but de séparer le [545] domaine public des propriétés privées qui lui confinent, peuvent avoir pour effet, s’ils fixent des limites inexactes, de comprendre dans le lit des fleuves ou dans les rivages de la mer des terrains susceptibles de propriété privée et d’en enlever la disposition aux riverains.
Nous avons vu plus haut que le même résultat peut se produire quand des voies publiques sont élargies par un plan général d’alignement ; il appartient alors à l’autorité judiciaire de régler l’indemnité due aux propriétaires riverains. Mais il est à remarquer que les pouvoirs de l’administration ne sont pas les mêmes dans les deux cas : à l’égard des voies de communication qui font partie du domaine public artificiel, telles que les routes, les rues, les chemins vicinaux, l’administration qui crée ce domaine peut en modifier les limites ; à l’égard des choses du domaine public naturel, telles que la mer et les fleuves, elle ne peut que constater les limites que la nature a dessinées, parce qu’elle n’a sur ce domaine que des droits de conservation et de police, destinés à le protéger et non à l’étendre. L’absorption d’une propriété privée par le domaine public naturel ne peut donc pas légalement résulter d’une délimitation ; les décrets ou les arrêtés qui fixent les limites de la mer ou des fleuves ne peuvent jamais réaliser, en droit, une expropriation indirecte ; s’ils la réalisent en fait, ils excèdent les pouvoirs de conservation qui appartiennent à l’administration et sont, par suite, annulables pour excès de pouvoir.
Pendant longtemps cependant, et jusque vers 1860, la jurisprudence du Conseil d’État a déclaré non recevables les recours formés contre les actes de délimitation, lorsque ces recours relevaient d’autres griefs que l’incompétence ou le vice de formes, et qu’ils critiquaient la délimitation même comme non conforme à l’état naturel des lieux. Le Conseil d’État décidait que la délimitation constitue un acte de pure administration non susceptible de lui être déféré par la voie contentieuse (1. Conseil d’État, 4 avril 1845, Balias de Soubran ; — 31 mars 1847, même partie ; — 20 avril 1854, Ville de Nogent-sur-Seine.). Il était cependant impossible de laisser sans juges les réclamations de riverains qui se prétendaient [546] atteints dans leur propriété par des délimitations abusives ; aussi l’autorité judiciaire, par une jurisprudence dont on ne peut contester l’équité, se reconnaissait le droit d’apprécier ces réclamations. Elle ne s’attribuait point le pouvoir d’annuler ou de modifier l’acte de délimitation, ni d’ordonner la restitution des terrains englobés dans le domaine public, mais elle décidait qu’une délimitation empiétant sur la propriété privée avait pour effet de l’exproprier indirectement, de la réunir au domaine public fluvial ou maritime et de résoudre le droit de riverain en un droit à indemnité (1. Cass., 23 mai 1819, Combalot ; — 20 mai 1862, Perrachon ; — 21 mai 1865, Hédouville ; — 14 mai 1866, Aurousseau ; — Tribunal des conflits, 20 mai 1850, Fize.).
Cette jurisprudence atténuait, pour la propriété privée, les effets des délimitations abusives, mais elle était périlleuse à d’autres points de vue. Elle consacrait, en faveur de l’administration, un droit d’expropriation indirecte qu’aucune loi ne lui a donné ; elle l’autorisait à attribuer aux cours d’eau navigables un lit artificiel que plusieurs arrêts appelaient le « lit administratif » par opposition au lit naturel. L’administration pouvait ainsi se croire encouragée par la jurisprudence des tribunaux judiciaires à étendre les rivages de la mer et le lit des fleuves, comme les routes et les chemins, au moyen de simples décisions administratives. Plus d’une fois elle céda à cette tentation, afin d’accroître l’espace dont elle disposait pour des travaux publics, et cela sans déclaration d’utilité publique, sans expropriation, moyennant de simples allocations d’indemnités réglées à l’amiable ou par les tribunaux.
Le Conseil d’État reconnut la nécessité de réagir, dans l’intérêt commun de la bonne administration et de la propriété. Il renonça à opposer une fin de non-recevoir aux recours formés contre les délimitations abusives. Il admit que l’excès de pouvoir pouvait résulter d’une extension du domaine public naturel aux dépens de la propriété privée ; il permit qu’on discutât devant lui leurs limites respectives ; il se reconnut à lui-même le droit de les vérifier au moyen d’expertises et de visites de lieux, et il n’hésita plus à annuler les délimitations qui avaient méconnu l’état naturel des choses. De nombreuses décisions furent rendues en ce sens de 1860 à [547] 1870 (1. Conseil d’État, 23 mai 1861, Coquard ; — 27 mai 1863, Drillet de Lanigou ; — 13 décembre 1S66, Coicaud ; — 9 janvier 1868, Archambault ; —21 juillet 1870, Bertrand-Lemaire et Ville de Châlons.) et dénièrent formellement à l’administration le pouvoir que lui attribuait la jurisprudence judiciaire d’étendre le domaine public naturel par voie de délimitation.
La doctrine ainsi affirmée par le Conseil d’État, statuant comme juge administratif, ne pouvait pas rester sans influence sur sa doctrine comme juge des conflits. En refusant à l’administration le droit d’expropriation indirecte, il détruisait la fiction juridique que les cours d’appel et la Cour de cassation semblaient avoir adoptée comme base unique de leur compétence. D’un autre côté, en annulant les délimitations abusives, il obligeait l’administration à restituer aux riverains les terrains qu’elle avait indûment incorporés au domaine public ; il assurait ainsi au droit de propriété une protection plus complète encore que celle qu’il pouvait attendre des tribunaux, puisqu’il faisait opérer la restitution en nature au lieu d’un simple paiement d’indemnité. Il semblait dès lors qu’il n’y avait plus de raison pour que l’autorité judiciaire appréciât et critiquât, contrairement au principe de la séparation des pouvoirs, les décrets ou les arrêtés de délimitation qui sont de véritables actes de la puissance publique et non de simples actes de gestion.
Cette conclusion fut plus d’une fois formulée et discutée, soit par les commissaires du Gouvernement devant le Conseil d’État, soit dans d’intéressantes polémiques juridiques, avant d’être nettement adoptée par des décisions sur conflit (2. Ces polémiques eurent lieu dans la Revue critique de législation et de jurisprudence entre MM. Aucoc, Christophle, Serrigny et Batbie, en 1867, 1869 et 1870. Voy. Revue critique, t. XXXII, p. 385 ; — t. XXXIV, p. 121 et 356 ; — t. XXXV, p. 101 et 297.).
Elle fut enfin consacrée, dans les termes les plus formels, par deux décrets sur conflit en date du 7 mai 1871 (Jabouin) et du 13 mars 1872 (Patron). On lit dans cette dernière décision : « Le droit qui appartient à l’administration de délimiter les cours d’eau navigables ne donne aux préfets d’autre pouvoir que celui de reconnaître et déclarer la ligne séparative du domaine public et de la propriété privée ; il s’ensuit que les limites fixées par l’administration doivent se confondre avec les limites naturelles du cours [548] d’eau, et qu’aucune parcelle de terrain située en dehors desdites limites naturelles ne saurait, même sous la réserve d’une indemnité, être comprise par voie de délimitation administrative dans le lit du cours d’eau, sans qu’il en résultât un excès de pouvoir ouvrant aux intéressés le recours autorisé par la loi ; ainsi, les dispositions qui consacrent et qui circonscrivent tout à la fois le droit de l’administration, excluent, pour les tribunaux civils, tout pouvoir de réviser la délimitation administrative, aussi bien au point de vue d’une indemnité à accorder aux riverains, qu’au point de vue de la possession des terrains, et par suite la compétence que supposerait un tel pouvoir (1. A la suite de cette décision une nouvelle polémique eut lieu, dans la Revue critique de législation et de jurisprudence, entre M. Reverchon et nous (année 1872, nouvelle série, t. I, p. 275 et 353). Nous prîmes alors entièrement parti pour la doctrine des décisions sur conflit de 1871 et de 1872, sans faire les réserves qui nous ont été inspirées depuis par la jurisprudence du Tribunal des conflits rapportée ci-après, et par une nouvelle étude de la question. Les conclusions auxquelles nous arrivons aujourd’hui sont moins absolues que celles que nous avions formulées, en 1872, dans la Revue critique et dans nos conclusions sur le conflit Patron.). »
Il devenait difficile à l’autorité judiciaire de persister dans la doctrine de l’expropriation indirecte, successivement battue en brèche sur le terrain de l’excès de pouvoir et sur celui du conflit. La Cour de cassation le comprit ; elle renonça à prendre pour base de ses décisions le droit, qu’elle attribuait naguère à l’administration, d’incorporer au domaine public des terrains qui n’en étaient pas une dépendance naturelle. Mais, tout en acceptant sur ce point la doctrine du Conseil d’État, elle n’en accepta pas les conséquences au point de vue des compétences. Par un arrêt du 6 novembre 1872 (Ouizille), elle affirma de nouveau le droit des tribunaux de rechercher si la délimitation administrative avait ou non respecté les limites de la propriété privée et d’allouer, le cas échéant, une indemnité de dépossession :
« S’il appartient aux préfets, disait la Cour de cassation, dans cet arrêt du 6 novembre 1872, de fixer les limites d’un fleuve et de déterminer les terrains qui, compris entre les deux rives ainsi définies, sont des dépendances du domaine public, les tribunaux civils n’en sont pas moins compétents pour connaître des questions de propriété ou de possession annale, que les propriétaires riverains [549] peuvent soulever, à l’occasion des terrains d’alluvion dont ils prétendent avoir acquis la propriété ou la possession, en vertu des articles 556 et 557 du Code civil. Toutefois, au lieu d’ordonner le délaissement immédiat des terrains dont ces propriétaires auraient été dépossédés et de s’opposer ainsi à l’exécution de cet acte administratif, les tribunaux civils doivent se borner à reconnaître et déclarer le droit de propriété réclamé par les propriétaires riverains, sauf à eux à invoquer ultérieurement le bénéfice de cette décision, soit à l’effet de demander à l’autorité administrative l’annulation de l’arrêté de délimitation, soit à l’effet de demander à l’autorité judiciaire une indemnité d’expropriation si cet arrêté est maintenu. »
Les choses étaient en cet état lorsque le Tribunal des conflits fut à son tour saisi de la question. Il se prononça par deux décisions en date du 11 janvier 1873 (Paris-Labrosse) et du 1er mars 1873 (Guillié). Ces décisions consacrèrent de nouveau la doctrine du Conseil d’État sur la nature et l’étendue des pouvoirs de l’administration en matière de délimitation, sur l’illégalité des actes administratifs qui étendent le domaine public aux dépens de la propriété privée, sur la compétence exclusive du Conseil d’État quand la partie lésée veut faire mettre à néant la délimitation abusive et recouvrer sa propriété. Mais en même temps, le Tribunal des conflits décida que la compétence administrative sur la validité de l’acte n’excluait pas la compétence judiciaire sur l’atteinte portée à la propriété. Il confirma ainsi l’alternative offerte au propriétaire par l’arrêt de la Cour de cassation de 1872, entre la restitution en nature, qui ne peut résulter que de l’annulation de l’arrêté par le Conseil d’État, et l’indemnité de dépossession qui peut résulter d’une décision des tribunaux. « Les actes de délimitation, portent les deux décisions sur conflit de 1873 (1. La rédaction des deux décisions est la même sur les points de doctrine. Elles ont été adoptées, la première au rapport de M. Mercier, alors président de la chambre civile, et depuis premier président de la Cour de cassation ; la seconde au rapport de M. Aucoc, alors président de section au Conseil d’État.), sont des actes d’administration à l’occasion desquels l’autorité administrative ne peut ni se constituer juge des droits de propriété qui appartiendraient aux riverains, ni s’attribuer le pouvoir d’incorporer au domaine public, [550] sans remplir les formalités exigées par la loi du 3 mai 1841, les terrains dont l’occupation lui semblerait utile aux besoins de la navigation. En ce qui concerne la détermination des limites de la mer, l’article 2 du décret du 21 février 1852 dispose expressément qu’elle est faite par l’autorité supérieure tous droits des tiers réservés ; c’est là une application du principe de la séparation des pouvoirs, et la même règle doit être suivie lorsqu’il s’agit des limites des fleuves ou des rivières navigables. Cette réserve des droits des tiers est générale et absolue, elle s’étend aux droits fondés sur une possession constante ou sur des titres privés, comme à ceux qui reposeraient sur des aliénations ou sur des concessions émanées de l’administration, et elle doit être maintenue et appliquée même alors que l’autorité administrative prétendrait déterminer non seulement les limites actuelles, mais encore les limites anciennes de la mer ou des fleuves.
« Il résulte des principes ci-dessus posés que les tiers dont les droits sont réservés peuvent se pourvoir, soit-devant l’autorité administrative pour faire rectifier la délimitation, soit devant le Conseil d’État à l’effet d’obtenir l’annulation pour cause d’excès de pouvoir des arrêtés de délimitation qui porteraient atteinte à leurs droits ; ils ne peuvent en aucun cas s’adresser aux tribunaux de l’ordre judiciaire, pour faire rectifier ou annuler les actes de délimitation du domaine public et se faire remettre en possession des terrains dont ils se prétendent propriétaires.
Mais il appartient à l’autorité judiciaire, lorsqu’elle est saisie d’une demande en indemnité formée par un particulier qui soutient que sa propriété a été englobée dans le domaine public par une délimitation inexacte, de reconnaître le droit de propriété invoqué devant elle, de vérifier si le terrain litigieux a cessé, par le mouvement naturel des eaux, d’être susceptible de propriété privée, et de régler, s’il y a lieu, mie indemnité de dépossession dans le cas où l’administration maintiendrait une délimitation contraire à sa décision. »
Tel est le dernier état de cette jurisprudence, dont nous avons cru devoir rappeler les différentes phases, parce qu’elle touche à l’une des questions les plus délicates auxquelles puisse donner lieu le principe de la séparation des pouvoirs, lorsqu’on se trouve [551] en présence de questions de propriété. Bien que les décisions du Tribunal des conflits n’aient pas éteint toute dissidence dans la doctrine (1. La jurisprudence du Tribunal des conflits a été critiquée par M. Ducrocq (Cours de droit administratif, 6e édit., t. II, p. 151) et par M. Schlemmer, ingénieur en chef des ponts et chaussées, dans une étude très complète de la question publiée dans le tome VIII des Annales des ponts et chaussées (année 1874).), on peut les considérer comme ayant fixé la jurisprudence, et comme l’ayant fixée conformément aux véritables règles sur l’indépendance respective des autorités administrative et judiciaire.
En ce qui nous concerne, la doctrine que nous avons exposée plus haut sur la réciprocité du principe de la séparation des pouvoirs, sur l’indépendance respective des autorités administrative et judiciaire dans les questions qui ressortissent à la fois à l’une et à l’autre, nous paraît de nature à dissiper les doutes qu’on peut tout d’abord éprouver sur la compétence de l’autorité judiciaire comme juge du droit à indemnité.
En effet, chaque compétence a ici son domaine propre. Il est bien certain que les délimitations du domaine public sont des actes administratifs, de véritables actes de puissance publique qui échappent à la censure des tribunaux. Mais ils ne lui échappent que dans la mesure où la puissance publique est réellement appelée à s’exercer. Or, les pouvoirs de l’administration consistent uniquement à tracer les limites du domaine public, sans s’occuper de ce qui est au delà. La délimitation de la propriété privée n’est point dans les pouvoirs de l’administration, quand même cette propriété confine au domaine public, et cela parce que l’administration est sans qualité pour constater juridiquement l’existence et la consistance d’une propriété privée. C’est là une mission exclusivement réservée à l’autorité judiciaire, chargée de reconnaître les droits de propriété et l’étendue des biens sur lesquels ils s’exercent.
C’est par application de ce principe que les auteurs du Code ont placé dans le domaine du droit civil, et par suite du juge civil, la propriété des alluvions et des relais qui se forment sur les rives d’un cours d’eau, « soit qu’il s’agisse d’un fleuve ou d’une rivière navigable, flottable ou non (2. Code civil, art. 556 ; Cf., art. 557.) », ainsi que la propriété des îles [552] qui se forment, non par atterrissement, mais par l’irruption d’un nouveau bras au travers d’une propriété privée, « encore que l’île se soit formée dans un fleuve ou dans une rivière navigable ou flottable (1. Code civil, art. 562.) ». Nul doute que l’administration n’ait le droit de délimiter le fleuve aux points où se sont formées ces alluvions ou ces îles ; mais quel pouvoir resterait aux tribunaux pour l’application des articles 556, 557 et 562 du Code civil, si la délimitation venait à comprendre dans le lit du fleuve tout ou partie de ces terrains, et si le riverain n’avait d’autre action que le recours au Conseil d’État ? Ce serait, en réalité, ce tribunal administratif qui serait chargé d’appliquer la loi civile au riverain et de rechercher si son droit de propriété existe ou n’existe pas.
A l’objection d’incompétence qui surgit ici d’elle-même s’en ajoute une autre non moins grave. En effet, le recours au Conseil d’État contre un acte administratif argué d’excès de pouvoir n’est recevable que pendant trois mois ; il en résulte que les propriétés dont il s’agit pourraient être définitivement incorporées au domaine public à l’expiration de ce délai et que, dans tous les cas de délimitation administrative, les propriétés riveraines du domaine public pourraient être perdues pour leurs propriétaires par l’effet d’une prescription trimestrielle au lieu d’une prescription trentenaire.
On ne peut refuser non plus une sérieuse portée juridique à l’argument que le Tribunal des conflits a tiré de la « réserve du droit des tiers » insérée dans le décret du 21 février 1852 sur la délimitation de la mer, réserve qui s’applique également, tout le monde le reconnaît, à la délimitation des fleuves. Cette réserve veut dire que l’acte administratif de délimitation ne fait pas obstacle aux droits que les tiers pourraient tenir de leurs titres : non seulement de ces titres exceptionnels qui ont pu être conférés sur le domaine public, soit par des concessions antérieures à 1566, soit par des ventes nationales, mais encore de tous les titres de droit privé dont l’appréciation appartient à l’autorité judiciaire.
En résumé, il nous paraît y avoir une notable différence entre la délimitation du domaine public et un véritable bornage : le bornage [553] est une opération bilatérale, commune aux deux fonds bornés, et qui s’impose également à l’un et à l’autre ; la délimitation est une opération unilatérale qui ne vise et ne peut viser que le domaine public sans s’imposer à la propriété privée. Celle-ci a droit, elle aussi, à sa délimitation propre ; elle peut la demander au juge de la propriété, comme le domaine public demande la sienne à l’autorité administrative. Deux pouvoirs indépendants l’un de l’autre sont ainsi appelés à tracer une double limite, qui doit se confondre en une seule pour que toute contestation soit évitée. Mais, comme il n’y a point d’autorité qui puisse mettre ces pouvoirs d’accord lorsqu’ils diffèrent, il faut bien accepter, comme un résultat possible de ce parallélisme de juridictions, l’éventualité d’un défaut de concordance entre les limites adoptées de part et d’autre. Lorsque ce désaccord se produit, le seul moyen de tenir la balance égale entre les deux pouvoirs et de respecter leur mutuelle indépendance, c’est de laisser à l’un le droit de tracer et de rectifier la délimitation du domaine public, à l’autre le droit de vérifier les limites de la propriété privée et de compenser en argent les emprises qui auraient été faites sur elle. Plus nous y réfléchissons, plus nous en venons à reconnaître, avec le Tribunal des conflits, qu’il n’y a point d’autre moyen de concilier les deux compétences.
II. — DES VENTES ET AUTRES MUTATIONS VOLONTAIRES DE PROPRIÉTÉ
Compétence de l’autorité judiciaire. — Les mutations de propriété, autres que les mutations forcées qui ont fait l’objet du paragraphe précédent, relèvent aussi, en principe, de la compétence judiciaire. Toutefois, cette règle ne s’applique pas : 1° aux aliénations de biens de l’État effectuées au moyen de ventes nationales et, d’après la jurisprudence qui a prévalu, aux ventes domaniales en général ; — 2° aux aliénations de biens de l’État résultant des concessions administratives dont il sera ci-après parlé (chapitre V) ; — 3° aux acquisitions de choses mobilières, matériaux ou fournitures, faites par l’État, en vertu de marchés de [554] travaux publics ou de fournitures ; — 4° aux acquisitions gratuites d’immeubles faites par l’État ou par les autres administrations publiques, en vertu d’offres de concours assimilées à des marchés de travaux publies.
En dehors de ces exceptions, la compétence judiciaire s’exerce sans partage sur les actes translatifs de propriétés mobilières ou immobilières, intéressant l’État ou les administrations locales, comme sur les actes de même nature intéressant les particuliers.
Cette compétence n’est point modifiée par la forme administrative que l’acte peut revêtir, parce que les compétences se règlent d’après la nature des actes et non d’après leurs formes.
Peu importe donc qu’une vente ait été faite de gré à gré ou par adjudication publique, qu’elle ait été passée devant un notaire ou devant un fonctionnaire administratif ayant qualité pour y procéder. L’article 56 de la loi du 3 mai 1841 sur l’expropriation prévoit expressément que « les contrats de vente, quittances et autres actes relatifs à l’acquisition des terrains peuvent être passés dans la forme des actes administratifs ». La loi municipale du 5 avril 1884, qui reproduit sur ce point les règles antérieurement en vigueur, charge le maire de procéder, avec l’assistance de deux membres du conseil municipal, aux adjudications faites pour le compte de la commune (art. 89) et de passer en la forme administrative les actes de vente, d’acquisition, d’échange et de partage des biens communaux (art. 90).
L’administration exerce donc pour elle-même l’office de notaire, mais les actes d’aliénation et d’acquisition qu’il lui appartient de dresser ne deviennent pas pour cela des actes administratifs soumis au principe de la séparation des pouvoirs, ils conservent le caractère de contrats de droit commun, d’actes translatifs de propriété et ils relèvent à ce double point de vue de la compétence judiciaire.
Cette compétence n’est pas non plus modifiée par les décisions administratives portant approbation des actes d’acquisition ou d’aliénation qui intéressent les administrations publiques. Ces décisions ne sont que des actes de tutelle qui ne communiquent point un caractère administratif aux contrats dont ils assurent la [555] validité (1. Conseil d’État, 27 mars 1885, Hutel, et jurisprudence constante.). A la vérité, les contestations auxquelles donnerait lieu l’interprétation de ces décisions ou l’appréciation de leur légalité ressortiraient, comme nous l’avons vu, à la juridiction administrative ; mais les questions préjudicielles qui pourraient s’élever à leur occasion n’empêcheraient pas que le contrat lui-même, la mutation de propriété qu’il a eu pour but de réaliser, et toutes les clauses qui s’y rattachent, ne fussent exclusivement du ressort des tribunaux.
On s’est demandé si l’on pouvait détacher du contentieux des adjudications de biens communaux, sous forme de question préjudicielle, les difficultés qui peuvent s’élever sur les opérations préparatoires de l’adjudication. Aux termes de l’article 89, § 2, de la loi du 5 avril 1884, ces difficultés « sont résolues séance tenante par le maire et les deux assesseurs à la majorité des voix, sauf le recours de droit». Sous l’empire de la loi du 18 juillet 1837 (art. 16, § 3), qui contenait la même disposition, il a été jugé que l’autorité judiciaire est incompétente pour statuer sur ces réclamations (2. Conseil d’État (sur conflit) 21 janvier 1847, Doumas.).
Nous admettons volontiers que le recours prévu par ces textes n’est pas un recours aux tribunaux ; par suite, les difficultés dont il s’agit doivent être renvoyées à la juridiction administrative, sans qu’il y ait à distinguer si elles se présentent sous forme de recours principal ou de question incidente et préjudicielle. Mais ces formalités de l’adjudication, de même que les actes de tutelle, ne se confondent pas avec le contrat lui-même, avec l’acte translatif de propriété. Le contentieux de cet acte reste, dans tous les cas, dévolu aux tribunaux.
Ventes nationales et domaniales. — La règle de compétence étant ainsi posée, étudions l’importante exception qu’elle comporte, en ce qui touche le contentieux des domaines nationaux, attribué aux conseils de préfecture par la loi du 28 pluviôse an VIII. Remarquons d’abord qu’en cette matière la compétence n’a pas été créée par cette loi ; elle avait existé pendant toute la période révolutionnaire : la loi de l’an VIII s’est bornée à transférer aux [556] conseils de préfecture la juridiction qui avait appartenu antérieurement à d’autres autorités administratives.
Remarquons aussi que l’expression « contentieux des domaines nationaux » est beaucoup trop large, et qu’elle ne doit s’entendre que du « contentieux des ventes de biens nationaux ». Jamais, en effet, la législation antérieure ou postérieure à l’an VIII n’a exclu de la compétence judiciaire toutes les réclamations contentieuses dirigées contre le domaine de l’État. Loin de là, les lois des 28 octobre-5 novembre 1790 et des 15-27 mars 1791 ont attribué aux tribunaux la plupart des affaires domaniales qui étaient autrefois réservées aux chambres des comptes et à d’autres juridictions spéciales. D’un autre côté, la disposition générale de la loi des 16-24 août 1790 (titre IV, art. 4) qui donnait compétence aux tribunaux sur « les actions personnelles, réelles ou mixtes, en toutes matières », excepté celles réservées par la loi, a été reconnue applicable à tous les litiges soulevant des questions de propriété entre l’État et les citoyens. Le Directoire a lui-même affirmé cette doctrine par un arrêté du 2 nivôse an VI, inséré au Bulletin des lois (1. Par cet arrêté, le Directoire approuvait un rapport du ministre de la justice contenant les propositions suivantes : « La garantie des propriétés particulières, dont les tribunaux sont de droit les conservateurs, est fondée sur des principes sacrés et elle se rattache à cette idée fondamentale que les propriétés des citoyens ne sont pas moins inviolables que celles de la nation. Toutes les fois qu’il y a litige sur le domaine, la nation elle-même se dépouille, par une admirable fiction, de sa souveraineté, et se présente par ses agents vis-à-vis des tribunaux impassibles, devant lesquels elle discute ses droits, et se soumet d’avance aux mêmes condamnations que celles qu’un simple particulier pourrait subir. »).
Tout autre était la législation des Ventes nationales. De grands intérêts d’ordre politique et financier s’y rattachaient. La République voulait donner des garanties exceptionnelles aux acquéreurs de ses biens, tant pour soutenir la valeur des assignats dont ils étaient le gage, que pour favoriser la diffusion des propriétés provenant de l’ancien domaine, ou des biens du clergé et des émigrés. De là, le régime exceptionnel de ces ventes, où l’État n’agissait pas seulement comme propriétaire, mais comme puissance publique conférant aux acquéreurs, en vertu de sa souveraineté, des droits qui n’auraient jamais pu naître d’un contrat de vente de droit civil. [557] En effet, les ventes nationales purgeaient les droits réels antérieurs, mettaient l’acquéreur à l’abri de toute revendication, même si l’État lui avait vendu la chose d’autrui (1. Contrairement au principe de droit civil d’après lequel « la vente de la chose d’autrui est nulle » (art. 1599, C. civ.).). L’État couvrait son acquéreur ; il déclarait par des textes constitutionnels que le Trésor indemniserait le propriétaire évincé, mais que celui-ci ne pourrait dans aucun cas inquiéter le nouveau possesseur. La Constitution de l’an III (art. 374) et celle de l’an VIII (art. 94) disposaient : « La nation française déclare qu’après une vente légalement consommée de biens nationaux, quelle qu’en soit l’origine, l’acquéreur légitime ne peut en être dépossédé, sauf aux tiers réclamant à être, s’il y a lieu, indemnisés par le Trésor public. »
Bien plus, si des portions du domaine public inaliénable et imprescriptible, telles que des rivages de la mer ou des forces motrices empruntées à des cours d’eau navigables, se trouvaient comprises dans les biens vendus, le principe de l’inaliénabilité fléchissait devant le principe absolu de l’irrévocabilité des ventes nationales, et l’acquéreur conservait ses droits sur les choses du domaine public.
Il est donc vrai de dire que les ventes nationales, telles qu’elles se pratiquaient sous la Révolution, constituaient de véritables actes de puissance publique ; c’est à ce titre qu’elles échappaient à la compétence des tribunaux judiciaires, et que l’administration revendiquait le pouvoir de prononcer soit entre l’État et l’acquéreur, soit entre l’acquéreur et les tiers (2. Il est si vrai que la compétence administrative résultait, non de la domanialité, mais de la vente, que les tribunaux ont toujours été reconnus compétents pour juger les actions en revendication et autres réclamations dirigées contre l’État tant que les biens n’étaient pas vendus. Voir arrêté du 2 nivôse an VI. — Conseil d’État, 29 avril 1809, Serin ; — 28 septembre 1813, Veckbeker ; — Cf. Serrigny, Compétence administrative, t. II, p. 503.). Avant l’an VIII, toutes ces contestations étaient soumises aux administrations centrales des départements, sauf recours au ministre des finances et au Directoire (3. Le Directoire n’hésitait pas à annuler par la voie du conflit les jugements des tribunaux qui s’immisçaient dans les questions de ventes nationales. On lit dans des arrêtés sur conflit en date des 12 frimaire et 4 nivôse an VI (rapportés par M. de Cormenin) : « que l’effet des ventes nationales ne saurait être modifié, suspendu ou annulé que par l’autorité administrative, que l’entreprise des juges tend à établir une lutte dangereuse entre les autorités et à confondre tous les pouvoirs, à entraver la marche du Gouvernement, et à détruire les mesures les plus propres à consolider la révolution et à perpétuer l’existence de la République. » En l’an V, le Conseil des Cinq-Cents, saisi d’une proposition qui tendait à établir la compétence judiciaire, la rejeta par une résolution du 8 vendémiaire an V, fondée sur le caractère politique et exceptionnel des ventes nationales.). En vertu de la loi de pluviôse an VIII, elles furent déférées [558] au conseil de préfecture ; ce sont elles que vise l’article 4 de cette loi, lorsqu’il parle du « contentieux des domaines nationaux ».
Sous la Restauration, cette compétence fut modifiée partiellement. La charte de 1814 n’ayant pas reproduit les dispositions exceptionnelles des Constitutions de l’an III et de l’an VIII, qui transformaient en actions en indemnités contre l’État les réclamations élevées par des tiers contre les acquéreurs de domaines nationaux, on en conclut que ces réclamations faisaient retour aux tribunaux et que la juridiction administrative ne restait compétente que sur les questions d’exécution, d’interprétation et de validité de ventes nationales, s’élevant entre l’administration et ses acquéreurs, et sur les recours en garantie formés par ceux-ci contre l’État en cas d’éviction totale ou partielle. Ainsi restreinte, la compétence administrative fut maintenue avec beaucoup de fermeté par le Conseil d’État, qui considérait comme un devoir de ne point abandonner l’œuvre de pacification politique et de sécurité sociale à laquelle il s’était appliqué, depuis l’an VIII, comme juge suprême des ventes nationales (1. Sur l’esprit de la jurisprudence du Conseil d’État à cette époque et sur sa haute portée politique, on peut consulter : Macarel, Jurisprudence administrative, t. I, p. 295 ; — Cormenin, Droit administratif, t. II, p. 56 (édit. de 1840).).
Mais que devait-on décider à l’égard des ventes de biens de l’État postérieures à 1814 ? Elles ne constituaient plus des ventes nationales, dans le sens des lois révolutionnaires, mais simplement des ventes domaniales ; la puissance publique ne jouait plus aucun rôle dans ces mutations de propriétés, et les principes généraux de la compétence auraient certainement pu justifier leur renvoi à l’autorité judiciaire.
La jurisprudence s’est cependant invariablement prononcée pour le maintien de la compétence administrative. Cette compétence, affirmée par de nombreux arrêts du Conseil d’État (2. Conseil d’État (sur conflit), 27 février 1835, Touillet ; — 24 décembre 1863, Hesse ; — 8 mars 1866, Holtot ; — 10 février 1869, Lamotte ; — 27 avril 1870, ardoisières Truffy.), consacrée par [559] le Tribunal des conflits de 1850 et par le Tribunal actuel des conflits (1. Tribunal des conflits, 1er mai 1885, Tarbé des Sablons ; — 24 juin 1876, Bienfait. Voy. cependant, à la page suivante, les deux décisions du 20 juillet 1889, Chabannes et Jumel de Noireterre.), a acquis, par une pratique de trois quarts de siècle, une autorité qu’une loi seule pourrait mettre désormais en échec. Lors de la discussion de la loi du 21 juin 1865 sur les conseils de préfecture, M. Boulatignier, répondant au nom du Gouvernement à un amendement de M. Josseau, qui proposait de renvoyer aux tribunaux le contentieux des ventes domaniales (2. Duvergier, Lois et Décrets, 1865, p. 276.), ne repoussait pas, en principe, cette réforme législative. Elle a été plus d’une fois signalée comme désirable, soit devant le Conseil d’État, soit devant le Tribunal des conflits, dans les conclusions des commissaires du Gouvernement, qui se refusaient néanmoins à l’accomplir par une simple évolution de jurisprudence (3. Voir les conclusions de M. l’Hôpital devant le Conseil d’État dans l’affaire Hottot (5 mai 1864), et celles de M. Reverchon devant le Tribunal des conflits dans l’affaire Tarbé des Sablons (1er mai 1875).).
Malgré l’autorité des précédents, nous persistons à penser que la différence signalée ci-dessus, entre les anciennes ventes nationales auxquelles la puissance publique imprimait un caractère spécial et exorbitant du droit commun, et les ventes domaniales actuelles qui ne diffèrent des ventes ordinaires d’immeubles que par la qualité du vendeur, aurait pu fournir les éléments d’une distinction rationnelle entre la compétence administrative et la compétence judiciaire. La première doit être assurément maintenue pour les contestations auxquelles peut encore donner lieu l’exécution ou l’interprétation des anciennes ventes nationales ; mais la compétence judiciaire devrait, selon nous, être consacrée pour les ventes domaniales ordinaires qui sont de simples actes de gestion accomplis par l’État, personne civile, pour la disposition de ses propriétés (4. On sait que les lais et relais de mer parvenus à maturité font partie du domaine privé de l’État, à la différence des lais et relais en formation qui font partie du domaine public comme les rivages de la mer dont ils restent une dépendance. On a depuis longtemps signalé à ce sujet l’inadvertance commise par les rédacteurs du Code civil, qui ont placé les lais et relais de la mer parmi les choses du domaine public énumérées par l’article 538 du Code civil. L’aliénation de ces lais et relais, qualifiée de concession par l’article 41 de la loi du 16 septembre 1807, n’est pas pour cela un acte d’administration du domaine public, mais un acte de disposition du domaine privé, une véritable vente d’un bien de l’État.).
[560] La jurisprudence même du Conseil d’État a d’ailleurs admis de tout temps que l’aliénation d’un bien de l’État par voie d’échange constitue un contrat de droit commun, et que les contestations auxquelles l’échange peut donner lieu ne rentrent pas dans le « contentieux de domaines nationaux » attribué aux conseils de préfecture (1. Conseil d’État, 6 novembre 1822, Rambourg ; — 27 mars 1885, Hutel. — Ce dernier arrêt décide expressément qu’un échange d’immeubles passé entre l’État et la ville d’Alger « constitue un contrat de droit commun ». Telle est aussi la doctrine de MM. Macarel et Boulatignier dans leur Traité de la fortune publique, de M. de Cormenin et de M. Dufour. En sens contraire, on peut citer M. Dareste (La Justice administrative, p. 330).).
Pourquoi cette distinction entre la vente et l’échange ? Apparemment parce que l’échange n’a jamais été employé pour les anciennes aliénations de biens nationaux, auxquelles s’attachaient de si grands intérêts politiques et financiers, et qui étaient visées par l’article 4 de la loi de pluviôse an VIII. Mais, s’il y a en effet une grande différence entre les ventes nationales effectuées de 1790 à 1814, et les échanges de parcelles domaniales qui s’opèrent de nos jours, il n’y a point de différence appréciable entre la vente et l’échange de ces mêmes parcelles. Dans les deux cas, il n’y a que des actes d’aliénation faits par l’État en sa qualité de propriétaire, et l’on ne s’explique pas pourquoi ils ne relèveraient pas l’un et l’autre du même juge, du juge de la propriété.
On peut d’ailleurs se demander si le Tribunal des conflits ne sera pas amené, par une évolution progressive de sa jurisprudence, à consacrer la distinction que nous proposons entre les anciennes ventes nationales et les ventes domaniales ordinaires. En effet deux décisions de ce Tribunal du 20 juillet 1889 (Chabannes et Jumel de Noireterre) ont décidé que les tribunaux judiciaires sont compétents, en Algérie, pour connaître des contestations relatives à des ventes domaniales. Ces décisions se fondent sur l’article 13 de la loi du 16 juin 1851, relative au régime de la propriété en Algérie, qui attribue aux tribunaux civils le jugement des actions immobilières intentées par le domaine ou contre lui, et sur l’article 23 de la même loi qui, en abrogeant toutes dispositions contraires, aurait mis à néant la disposition de la loi du 28 pluviôse an VIII qui réserve [561] aux tribunaux administratifs le contentieux des domaines nationaux. Le Tribunal des conflits n’avait pas tiré de ces mêmes textes les mêmes conclusions lorsqu’il avait décidé, le 24 juin 1876 (Bienfait), que la compétence sur les ventes domaniales est administrative, aussi bien en Algérie qu’en France. Nous ne pouvons qu’approuver l’effort qui a été fait en 1889 par cette haute juridiction pour rompre, en cette matière, l’ancienne unité de sa doctrine. Mais nous devons constater qu’il en résulte cette conclusion assez imprévue, que la propriété serait mieux garantie en Algérie qu’en France, puisque le recours aux tribunaux judiciaires ne lui ferait défaut dans aucun cas. Cette disparate s’effacera quand on voudra bien reconnaître avec nous que les ventes domaniales, telles qu’elles s’opèrent de nos jours en France ou en Algérie, ne sont pas les ventes nationales en vue desquelles la loi de pluviôse an VIII avait institué la compétence des conseils de préfecture.
Offres de concours en immeubles en vue de travaux publics. — La règle d’après laquelle les actes translatifs de propriété relèvent de la compétence judiciaire subit encore une exception, dans le cas d’offres de concours faites en vue de travaux publics, et ayant pour objet la cession gratuite de terrains à l’administration en vue de favoriser l’exécution de ces travaux. La jurisprudence a subi quelques fluctuations en cette matière. Elle a admis de tout temps que l’offre de concours, provoquée ou acceptée par l’administration, constitue un contrat d’une nature particulière, qui a pour objet essentiel l’exécution de travaux publics, et qui ressortit à ce titre au conseil de préfecture en vertu de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII (1. Conseil d’État (sur conflit), 20 avril 1839, préfet du Cher ; — 18 décembre 1846, commune de Nanteuil.). Mais des doutes se sont élevés sur la compétence administrative, dans le cas où l’offre de concours faite à l’administration avait à la fois pour objet une somme d’argent et des terrains, et à plus forte raison des terrains seuls. On s’est demandé si, dans ce cas, on n’était pas en présence d’une convention analogue à la cession amiable prévue par la loi sur l’expropriation, alors même qu’aucun prix n’était stipulé pour la remise des terrains.
[562] Après quelques hésitations, la jurisprudence du Conseil d’État et celle du Tribunal des conflits ont consacré la distinction suivante. Lorsqu’un propriétaire n’offre la cession de ses terrains qu’après que l’ouvrage a été déclaré d’utilité publique, et afin d’obtenir un tracé plus favorable à ses intérêts, les tribunaux civils sont compétents. Dans ce cas, en effet, l’offre de concours ne fait que devancer une expropriation imminente et elle a le caractère d’une cession amiable (1. Conseil d’État, 17 juillet 1861, commune de Craon ; — 5 mars 1864, Cristofini ; — 1er août 1873, Abadie.).
Si, au contraire, l’exécution de l’ouvrage n’a pas encore été décidée et déclarée d’utilité publique ; si c’est en vue d’amener l’administration à entreprendre le travail que le propriétaire intéressé offre gratuitement les terrains nécessaires à cette exécution, le conseil de préfecture est compétent, parce que l’idée qui domine est celle d’un concours directement offert à un travail public et destiné à le provoquer. C’est en ce sens que le Tribunal des conflits, mettant fin aux hésitations de la jurisprudence, s’est prononcé par une décision du 27 mai 1876 (de Chargère). On y lit que les engagements pris par un propriétaire en vue de concourir à l’établissement d’un canal, et le décret qui en a pris acte, « constituent un contrat ayant pour objet l’exécution d’un travail public ; que la juridiction administrative est seule compétente pour statuer sur les contestations auxquelles il peut donner lieu ; qu’il importe peu que l’offre de concours consiste dans l’abandon gratuit de terrains qui seraient traversés par la rigole navigable ; qu’il n’y a pas lieu de distinguer les engagements de payer des sommes d’argent et ceux qui consistent en abandons gratuits de terrains ».
A la vérité la Cour de cassation a persisté à affirmer la compétence judiciaire sur une question d’offre de concours en terrain (Civ. cass., 18 janvier 1887, Guillaumin) ; mais le Tribunal des conflits, appelé à statuer dans la même affaire (2. La Cour de cassation avait cassé un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 10 novembre 1889 déclarant l’incompétence de l’autorité judiciaire, et elle avait renvoyé la cause et les parties devant la Cour d’appel d’Orléans. C’est au cours de la procédure engagée devant cette Cour que le conflit a été élevé et a donné lieu à la décision précitée.), s’est prononcé contrairement à l’arrêt de la chambre civile ; il a maintenu sa jurisprudence [563] de 1876 et il l’a affirmée de nouveau par une décision du 11 janvier 1890 (Veil). On doit donc considérer la controverse comme définitivement close en jurisprudence, et accepter la distinction d’ailleurs rationnelle à laquelle le Tribunal des conflits s’est arrêté entre les deux sortes d’offres de terrains : d’une part celle qui a le caractère d’une cession amiable, même gratuite, et pour laquelle la compétence est judiciaire ; d’autre part celle qui ne constitue qu’une offre de concours en vue d’obtenir l’exécution d’un travail public, et pour laquelle la compétence reste administrative.
Table des matières