Ainsi que nous l’avons dit, les tribunaux judiciaires doivent faire appel à l’autorité administrative, non seulement lorsqu’ils ont des doutes sur la signification d’un acte administratif, mais aussi lorsqu’ils en ont sur sa validité. On peut même dire que, dans ce dernier cas, le principe de la séparation des pouvoirs est encore plus intéressé que dans le premier, car si ce principe ne permet pas que l’autorité judiciaire puisse altérer le véritable sens d’un acte administratif, il lui permet encore moins de dénier la force obligatoire que cet acte posséderait, ou de lui conférer celle qu’il n’aurait pas.
Différences avec le recours pour excès de pouvoir. — On confond quelquefois les questions préjudicielles de validité des actes administratifs avec des questions d’excès de pouvoir. Il y a cependant des différences profondes entre ces deux espèces de recours. Leur point de contact, c’est qu’ils provoquent l’un et l’autre l’examen d’une question de légalité administrative ; mais ils diffèrent sur les points suivants :
1° Le recours pour excès de pouvoir tend à l’annulation de l’acte, tandis que le recours en interprétation, alors même qu’il aboutit à une déclaration d’illégalité, laisse subsister cet acte ;
2° Le recours pour excès de pouvoir cesse d’être recevable après un délai de trois mois, tandis que le recours en interprétation est recevable, à quelque époque que l’autorité judiciaire l’ait [625] provoqué (1. Conseil d’État, 28 avril 1882, ville de Cannes.), d’où cette conséquence qu’une déclaration d’illégalité peut atteindre un acte qu’il n’est plus possible d’annuler par la voie du recours pour excès de pouvoir ;
3° Le recours pour excès de pouvoir ne peut être formé que par une partie ayant un intérêt direct et personnel à l’annulation de l’acte, tandis que la déclaration de validité ou d’invalidité peut être provoquée par toute partie figurant dans l’instance judiciaire qui a donné lieu à la question préjudicielle ;
4° Le recours pour excès de pouvoir a une procédure spéciale réglée par le décret du 2 novembre 1864, et il peut être formé sans avocat, tandis que les questions de validité font l’objet d’un recours contentieux ordinaire qui ne peut être porté devant le Conseil d’État que conformément au décret du 22 juillet 1806, et par le ministère d’un avocat au Conseil (2. Conseil d’État, 20 janvier 1888, Coursault.) ;
5° Enfin, le recours pour excès de pouvoir n’est jamais un litige entre parties ; l’auteur du recours n’a devant lui que le ministre compétent qui représente la puissance publique et prend des conclusions en son nom ; au contraire, les questions de validité se débattent contradictoirement entre les parties que le débat judiciaire a mises en présence ; le ministre n’y intervient que par un simple avis, non par de véritables conclusions.
A tous ces points de vue, on voit combien il importe de ne pas confondre le contentieux de l’interprétation, auquel se rattachent les questions préjudicielles de validité, avec le contentieux de l’annulation, auquel se rattache le recours pour excès de pouvoir.
Règles spéciales de compétence et recours « omisso medio ». — Signalons une particularité qui distingue les questions de validité d’actes administratifs des questions d’interprétation proprement dites. Cette particularité consiste en ce que la règle ejus interpretari ne peut plus servir à déterminer les compétences. En effet, s’il est naturel de demander à l’auteur d’un acte obscur quel sens il a entendu lui donner, on ne peut guère demander à l’auteur d’un acte argué d’illégalité s’il a ou non violé la loi. Non seulement sa [626] réponse risquerait de ne pas être sincère, mais encore elle risquerait de ne pas être éclairée, car s’il a commis une erreur de droit en faisant l’acte, il est à craindre qu’il n’y persiste en l’appréciant.
La règle ejus est interpretari… étant ici écartée, à quelle autorité devra-t-on s’adresser ? La question serait fort embarrassante si l’on ne reconnaissait pas au Conseil d’État une juridiction ordinaire en matière administrative. S’adresserait-on au ministre, considéré comme étant lui-même juge ordinaire ? Mais si le ministre peut être en effet utilement consulté sur les actes des autorités qui lui sont hiérarchiquement subordonnées, comment le serait-il pour des autorités qui ne relèvent pas de lui, telles que les commissions départementales et les conseils généraux ? Comment surtout le ministre pourrait-il être utilement consulté sur la valeur de ses propres actes ? Sa prétendue juridiction ordinaire ne pourrait être ici qu’une juridiction très limitée, étroitement liée à ses pouvoirs hiérarchiques et, par suite, ne s’exerçant guère que sur les préfets et sur les maires.
C’est pourquoi le Conseil d’État, après avoir d’abord accepté la compétence du ministre (1. Conseil d’État, 13 novembre 1884, commune de Sainte-Marie-du-Mont.), et même avoir affirmé qu’elle excluait le recours direct au Conseil d’État (2. Conseil d’État, 26 janvier 1877, Compans.), a reconnu que ce recours direct est légal, et que le Conseil d’État peut toujours être saisi omisso medio.
Il s’est prononcé formellement en ce sens par un arrêt du 28 avril 1882, ville de Cannes. Dans cette affaire, un recours avait été formé directement devant lui, sur un renvoi de l’autorité judiciaire, pour faire prononcer sur la légalité d’un acte de tutelle administrative émané du secrétaire général de la préfecture au lieu et place du préfet. La ville défenderesse opposait à ce recours une fin de non-recevoir tirée de ce que le préfet, ou tout au moins le ministre de l’intérieur, aurait dû préalablement statuer sur la régularité de cet acte. Mais en réponse à ce moyen, l’arrêt rappelle que le Conseil d’État a été saisi à la suite d’un jugement du tribunal civil de Grasse, renvoyant à l’autorité compétente le point de savoir si l’acte de tutelle dont s’agit était légal ; il ajoute « que la requête [627] ainsi formée, à la suite et en exécution de la décision précitée du tribunal, ne rentre par son objet dans aucun des cas où il appartiendrait soit au préfet, soit au ministre de statuer préalablement à la décision du Conseil d’État ; que de ce qui précède il résulte que la requête de la ville de Cannes est recevable ».
La même doctrine résulte d’un arrêt du 6 mars 1891 (Clermont) qui statue directement sur une question de validité d’un arrêté préfectoral renvoyée à l’autorité administrative par un arrêt de sursis de la cour de Grenoble (1. Dans le même sens, 12 juin 1891, commune de la Seyne.).
Mais, dans les questions d’appréciation d’actes administratifs, comme dans celles d’interprétation, le Conseil d’État ne nous paraît point avoir eu la pensée de substituer sa juridiction de premier et dernier ressort à l’appréciation de toute autre autorité administrative. La partie conserve le choix entre le recours administratif et hiérarchique et le recours contentieux direct devant le Conseil d’État. Elle peut aussi les exercer successivement l’un et l’autre, en déférant au Conseil d’État la décision rendue par l’auteur de l’acte ou par son supérieur hiérarchique ; mais nous pensons qu’aucune fin de non-recevoir ne peut lui être opposée si elle saisit le Conseil d’État omisso medio.