I. — DES ACTES LÉGISLATIFS
Des lois et des décrets-lois. — Les lois ne peuvent être l’objet, devant aucune juridiction, de contestations tendant à infirmer leur autorité. Notre droit public ne reconnaît pas aux juges le droit, qui leur appartient aux États-Unis, de fonder leurs décisions sur la Constitution plutôt que sur les lois, et de ne pas appliquer les dispositions législatives qui leur paraîtraient inconstitutionnelles (1. Sous l’empire des Constitutions de l’an VIII et de 1852, les lois pouvaient être annulées par le Sénat comme contraires à la Constitution. La loi constitutionnelle sur les rapports des pouvoirs publics du 16 juillet 1875 (art. 7, § 2) donne seulement au Président de la République le droit de demander aux Chambres une seconde délibération qui ne peut pas être refusée. Ce droit existe, non seulement dans le cas d’inconstitutionnalité, mais toutes les fois que la loi paraîtrait devoir être rapportée ou modifiée pour d’autres causes. Il n’a jamais été exercé jusqu’à ce jour.).
En France, quoi que les lois décident, elles doivent être appliquées par le pouvoir exécutif et par les tribunaux de tout ordre. Ceux-ci ont seulement le droit de les interpréter, de vérifier leur existence, de s’assurer qu’elles ont été promulguées sur le territoire où l’application en est requise, et qu’elles y sont devenues exécutoires.
Il en est de même des décrets-lois. Ils ont le caractère d’actes législatifs, bien qu’ils émanent du pouvoir exécutif, lorsque celui-ci a été investi, d’une manière permanente ou temporaire, d’une véritable autorité législative.
[6] Cette autorité lui appartient d’une manière permanente en matière de législation coloniale, mais il ne la possède pas au même degré à l’égard de toutes les colonies. D’après le sénatus-consulte du 3 mai 1854 (art. 18), toutes les lois qui concernent les colonies autres que la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion, émanent du pouvoir exécutif, qui statue par simples décrets. Il n’est obligé de prendre l’avis du Conseil d’État que lorsqu’il s’agit d’établir des tarifs de douane (1. La nécessité d’un décret on Conseil d’État pour les tarifs de douane résulte de la loi du 7 mai 1881, art. 3. Voy. Répertoire du droit administratif, v° Colonies (par M. Dislère, conseiller d’État), n° 251.).
Ses attributions législatives sont moins étendues quand il s’agit des trois colonies précitées : Martinique, Guadeloupe et Réunion. Des rapports plus anciens et plus étroits avec la métropole les ont fait soumettre, après 1830, à un régime particulier, réglé d’abord par la loi du 24 avril 1833, et actuellement par le sénatus-consulte du 3 mai 1854. D’après ce sénatus-consulte, les mesures législatives concernant la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion sont divisées en trois catégories auxquelles correspondent trois formes d’actes législatifs : la loi, le décret en Conseil d’État et le décret simple (2. La loi est nécessaire pour ce qui concerne : l’exercice des droits politiques, l’état civil des personnes, la distinction des biens et les différentes modifications de la propriété ; les contrats et les obligations conventionnelles en général ; les manières dont s’acquiert la propriété par succession, donation entre vifs, testament, contrat de mariage, vente, échange et prescription; l’institution du jury, la législation en matière criminelle; l’application aux colonies du principe de recrutement des armées de terre et de mer ; le régime commercial des colonies (sénatus-consulte du 3 mai 1854, art. 3 et 4). Il n’y a plus lieu de tenir compte aujourd’hui de la distinction faite par ces textes entre le sénatus-consulte et la loi. Il est statué par décrets en forme de règlement d’administration publique sur la législation en matière civile (sauf les questions ci-dessus réservées) et en matière correctionnelle et de simple police ; sur l’organisation judiciaire, l’exercice des cultes, l’instruction publique, le mode de recrutement des armées de terre et de mer (quand le principe a été fixé par une loi) ; sur le régime de la presse, les attributions des autorités administratives, etc. (Sén.-cons. de 1854, art. 6.) Il est statué par décrets simples : sur l’organisation des milices locales, la police municipale, la grande et la petite voirie, la police des poids et mesures, et en général sur toutes les matières qui ne sont pas comprises dans les dispositions qui précèdent, ou placées dans les attributions des gouverneurs.).
L’Algérie est restée soumise au régime des décrets, en vertu des dispositions générales de la loi du 24 avril 1833 (art. 25), — d’après laquelle « les établissements français dans les Indes [7] orientales et en Afrique continueront d’être régis par ordonnances du roi », — et en vertu des dispositions spéciales de l’ordonnance du 22 juillet 1834 (art. 4), portant que « jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, les possessions françaises dans le nord de l’Afrique seront régies par nos ordonnances ». A la vérité, l’article 109 de la Constitution de 1848 disposait que le territoire de l’Algérie serait désormais régi par des lois particulières ; mais ces lois n’ont pas été faites, et l’article 109, abrogé par la Constitution de 1852, n’a pas été reproduit par les lois constitutionnelles en vigueur. Il en résulte que le droit de légiférer continue d’appartenir au pouvoir exécutif, qui l’exerce, soit en rendant les lois de la métropole exécutoires sur le territoire algérien, en vertu d’une promulgation expresse, soit en édictant au moyen de décrets-lois des dispositions spéciales à ce territoire (1. Voy. Répertoire du droit administratif, v° Algérie (par M. Léon Béquet, conseiller d’État), n°s 65 et suiv.).
Il paraît cependant admis, en vertu d’une pratique qui s’est établie depuis 1871, mais qui n’a pas de bases positives dans la législation, que le Parlement peut évoquer certaines questions de législation algérienne ou coloniale, notamment en déclarant applicables à tout ou partie de nos possessions d’outre-mer des lois d’intérêt général votées pour la métropole. On en trouve des exemples dans les articles 164 et suivants de la loi municipale du 5 avril 1884, qui rendent cette loi applicable, sous certaines réserves, à l’Algérie et aux colonies, dans la loi du 30 octobre 1886 sur l’enseignement primaire, et dans plusieurs autres.
En dehors de ses attributions législatives permanentes, le pouvoir exécutif a temporairement possédé, à diverses époques, le droit de faire des lois, en vertu d’une souveraineté de fait qui a été acceptée comme souveraineté de droit. Il suffit de rappeler ici les périodes dites « dictatoriales », pendant lesquelles la puissance législative a été exercée : par le Gouvernement provisoire, de février à mai 1848 ; par le président de la République, de décembre 1851 à mars 1852 ; par le Gouvernement de la Défense nationale, de septembre 1870 à février 1871.
Les décrets-lois ont, en principe, la même autorité que les lois [8] proprement dites ; ils échappent comme elles à tous recours et contestations devant les tribunaux. Toutefois, cette règle ne s’impose que s’il s’agit d’un véritable décret-loi, dont le caractère législatif n’est pas contesté ; dans le cas contraire, le juge a le droit de vérifier la nature du décret, l’époque et les circonstances dans lesquelles il a été rendu, et d’en tirer telles conclusions que de droit sur sa nature, sa force obligatoire et les recours dont il peut être l’objet.
En effet, de ce que le pouvoir exécutif a le droit de légiférer en Algérie et aux colonies, il ne s’ensuit pas que tous ses décrets sont des lois. Plusieurs d’entre eux procèdent de la fonction exécutive, et peuvent même avoir le caractère d’actes administratifs ordinaires, susceptibles de recours devant le Conseil d’État. Il en est de même des décrets rendus pendant les périodes dictatoriales : selon les circonstances, la même autorité peut prononcer comme législateur, comme Gouvernement, ou comme autorité administrative supérieure. Les tribunaux judiciaires ou administratifs ont le droit de vérifier, pour la solution des litiges dont ils sont saisis, quel est le caractère des actes invoqués devant eux (1. Conseil d’État, 4 avril 1879, Goupy. — Cet arrêt apprécie le caractère du décret du Gouvernement de la Défense nationale du 10 septembre 1870, qui a déclaré libre la profession d’imprimeur.).
Cette vérification peut être quelquefois délicate ; elle devra s’inspirer de la nature propre de l’acte, de la portée plus ou moins générale, plus ou moins énergique, des prescriptions qu’il contient. Celles-ci devront être appréciées d’après les compétences auxquelles elles correspondent en temps normal. Les prescriptions qui, d’après les règles ordinaires de notre droit public, ne pourraient être édictées que par le législateur, seront réputées législatives ; celles qui rentreraient dans les attributions du pouvoir exécutif seront assimilées à des décrets ; ces décrets eux-mêmes seront ou non susceptibles de recours par la voie contentieuse, selon qu’ils auront le caractère d’actes de gouvernement ou d’actes d’administration.
D’un autre côté, on ne saurait refuser aux tribunaux, dans les matières où le pouvoir exécutif ne possède que des attributions législatives limitées, le droit de rechercher s’il a légiféré dans la [9] mesure de la délégation qui lui est faite. Si, par exemple, le Gouvernement réglait, aux colonies, des matières réservées au législateur, les tribunaux auraient le droit de tenir ses prescriptions pour non avenues. En décidant ainsi, ils ne se mettraient pas en opposition avec la loi, ils en assureraient au contraire l’application, puisque c’est elle qui a limité la compétence législative du Gouvernement.
Nous pensons d’ailleurs qu’on doit reconnaître aux tribunaux, d’une manière générale, le droit de vérifier l’existence même de la loi. S’il arrivait, par impossible, que le Gouvernement promulguât comme loi de l’État un texte adopté par une seule assemblée, ce texte ne serait pas une loi, et toute juridiction appelée à l’appliquer aurait le droit de constater son inexistence légale.
Des règlements d’administration publique faits par délégation. — Les règlements d’administration publique faits en vertu d’une délégation spéciale de la loi peuvent-ils être l’objet d’un recours devant la juridiction contentieuse, soit pour vice de forme, soit pour incompétence et excès de pouvoir, spécialement s’ils n’ont pas été délibérés en Conseil d’État, ou s’ils ont excédé la délégation législative ? Cela revient à se demander si ces règlements ont le caractère d’actes administratifs ou d’actes législatifs : dans ce dernier cas, ils échapperaient de plein droit à tout recours devant la juridiction contentieuse, quel que fût le grief relevé contre eux.
Précisons d’abord quels sont les règlements que nous avons en vue, car l’expression de « règlement d’administration publique » n’a pas, dans notre langue administrative, toute la netteté désirable.
Dans son acception la plus large, cette expression désigne tous les règlements généraux que le chef de l’État fait pour assurer l’exécution des lois. Son pouvoir réglementaire dérive alors de sa fonction même, car l’exécution des lois nécessite des prescriptions secondaires adressées aux administrateurs et aux citoyens. Aussi toutes nos Constitutions ont-elles prévu, en termes plus ou moins explicites, cette attribution du chef de l’État (1. Constitution de l’an VIII, art. 44 ; Charte de 1814, art. 14 ; Charte de 1830, art. 13 ; Constitution de 1848, art. 49 ; Constitution de 1852, art. 6 ; Loi constitutionnelle du 25 février 1875, art. 3.).
[10] On s’est demandé si tous les règlements faits en vertu de ces pouvoirs généraux doivent être délibérés en Conseil d’État. La négative a été admise depuis la Restauration, et il serait aujourd’hui oiseux de discuter si, en droit, la solution contraire aurait dû prévaloir (1. Voy. sur cette question une étude de M. Aucoc : Des Règlements d’administration publique, et de l’intervention du Conseil d’État dans la rédaction de ces règlements. (Revue critique de législation et de jurisprudence, année 1872.) Le savant auteur, tout en exprimant le vœu que tout règlement d’administration publique soit délibéré en Conseil d’État, reconnaît qu’une loi serait actuellement nécessaire pour imposer cette obligation au Gouvernement.).
Dans une acception plus restreinte, le règlement d’administration publique est celui qui procède, non des pouvoirs généraux que le chef de l’État tient de la Constitution, mais d’une délégation spéciale qui lui est faite par une loi déterminée, en vue de compléter cette loi, d’éclairer ses dispositions, de développer les principes qu’elle a posés, de décider comment elle devra être exécutée.
Ces règlements doivent toujours être soumis à la délibération du Conseil d’État. C’est à eux que la loi organique du 24 mai 1872 (art. 8) a réservé la dénomination de « règlements d’administration publique », par opposition aux « décrets en forme de règlements d’administration publique », qui exigent également la délibération du Conseil d’État, mais qui ne procèdent pas d’une délégation spéciale du législateur ; et aussi par opposition aux décrets réglementaires ordinaires, pour lesquels il n’y a ni délégation législative spéciale, ni délibération nécessaire du Conseil d’État.
La Constitution de 1848 avait reconnu un caractère si particulier aux règlements d’administration publique provenant d’une délégation législative, qu’elle avait chargé le Conseil d’État de les faire seul, comme délégué de l’Assemblée nationale, tandis que les autres règlements d’administration publique étaient faits par le président de la République, après avoir été préparés par le Conseil d’État (2. Constitution du 4 novembre 1848, art. 75. « Le Conseil d’État… prépare les règlements d’administration publique ; il fait seul ceux de ces règlements à l’égard desquels l’Assemblée nationale lui a donné une délégation spéciale. »). M. Vivien expliquant cette disposition disait : « Les [11] règlements qui sont faits en vertu d’une délégation de l’Assemblée nationale n’engagent pas la responsabilité ministérielle. Ils sont faits par le Conseil d’État comme substitué au législateur qui lui aura donné à cet effet un mandat spécial. L’Assemblée sera toujours maîtresse de déterminer la portée et l’étendue de ce mandat. »
Le droit de décision propre du Conseil d’État n’a pas survécu à la Constitution de 1848 ; mais la délégation législative qui provoque un règlement d’administration publique n’a pas changé de nature en faisant retour au chef de l’État ; elle a toujours le caractère d’un mandat donné par le législateur, qui communique à son mandataire une partie de la puissance législative. Cela est si vrai que le chef de l’État peut, en vertu de ce mandat spécial, édicter des dispositions qui excéderaient son pouvoir réglementaire, notamment des dispositions pénales.
On doit donc reconnaître aux règlements d’administration publique, un caractère législatif qui les affranchit, en principe, de tout recours contentieux.
Mais il arrive le plus souvent que, dans un règlement d’administration publique, il y a des dispositions plus ou moins nombreuses que le chef de l’État aurait pu édicter en vertu de ses pouvoirs propres, et sans délégation spéciale, parce qu’elles se bornent à assurer l’exécution de la loi sans rien ajouter à ses dispositions.
Pourrait-on, dans ce cas, distinguer entre les dispositions législatives et celles qui seraient purement réglementaires, et considérer ces dernières comme des décisions purement administratives susceptibles d’annulation pour excès de pouvoir ? Nous ne pensons pas que cette distinction soit possible. L’unité nécessaire du règlement d’administration publique fait obstacle à ce que l’on puisse assigner un caractère différent à ses diverses dispositions, interdire le recours à l’égard des unes et le permettre à l’égard des autres. L’acte est indivisible, il est fait tout entier pour satisfaire à la délégation législative, et chacune de ses dispositions a le caractère que cette délégation imprime à l’ensemble du règlement (1. Conseil d’État, 20 décembre 1872, Fresneau. On lit dans cet arrêt : « Considérant que le décret du 25 février 1868 a été rendu en vertu des pouvoirs délégués à l’administration par l’article 26 de la loi du 15 avril 1829 et pour régler la police de la pêche dans les fleuves, rivières et cours d’eau quelconques ; qu’un acte de cette nature n’est pas susceptible d’être déféré au Conseil d’État par application des dispositions de la loi des 7-14 octobre 1790 et de l’article 9 de la loi du 24 mai 1872. » Un arrêt du 1er avril 1892, commune de Montreuil-sous-Bois, déclare également non recevable un recours formé contre le décret du 5 septembre 1890, relatif aux indemnités de résidence allouées aux instituteurs et payables par les communes, ledit décret rendu en vertu de la délégation contenue dans l’article 12 de la loi du 19 juillet 1890. — Même décision, 8 juillet 1892, ville de Chartres.).
[12] Mais si nous écartons toute idée d’un recours direct contre les règlements d’administration publique, faits en vertu d’une délégation législative, nous n’hésitons pas à penser que les tribunaux ont le droit de vérifier leur existence légale et leur force obligatoire. Si donc un de ces règlements était nul en la forme, comme n’ayant pas été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’État, ou bien s’il édictait des dispositions étrangères à la délégation, le juge pourrait refuser de l’appliquer en tout ou en partie (1. Le Conseil d’État a fait une remarquable application de cette règle par un arrêt du 6 janvier 1888, Sulle, rendu dans les circonstances suivantes : La loi sur l’organisation de l’armée du 24 juillet 1873 (art. 36) décide qu’un règlement d’administration publique déterminera les assimilations de grade, et les emplois militaires qui peuvent être attribués aux anciens élèves de l’École polytechnique appartenant à des services civils. Ce règlement a été fait par décret en Conseil d’État du 20 mars 1876 ; puis il a été modifié par un décret du 21 décembre 1886, qui porte, au Bulletin des lois, la mention : le Conseil d’État entendu. Mais cette mention est erronée, ce décret ayant été, par suite d’une erreur, soumis directement à la signature du président de la République, sans avoir été délibéré en Conseil d’État. En conséquence, par l’arrêt précité, le Conseil d’État a décidé que le ministre de la guerre n’avait pas pu appliquer à un ingénieur des ponts et chaussées l’assimilation de grade prévue par le décret de 1886, ledit décret n’ayant pas le caractère de règlement d’administration publique, et étant sans force légale pour modifier le règlement de 1876. — « Considérant qu’il est établi que ledit décret n’a pas été rendu en Conseil d’État, que par suite, et nonobstant toute mention contraire, il n’a pu valablement modifier le règlement du 20 mars 1876… ». Comme exemple du droit qui appartiendrait aux tribunaux de ne pas tenir compte des dispositions qui excéderaient la délégation, on peut citer l’arrêt du Conseil d’État du 13 mai 1872, Brac de la Perrière, et la décision du Tribunal des conflits du 11 janvier 1873, Coignet.). Le Conseil d’État pourrait, par voie de conséquence, déclarer recevable et fondé un recours formé contre un acte administratif fait en exécution d’un règlement d’administration publique, mais qui serait reconnu contraire aux dispositions mêmes de la loi d’où procède ce règlement (2. Cette réserve est formellement exprimée dans les arrêts précités du 1er avril 1892, commune de Montreuil-sous-Bois, et du 8 juillet 1892, ville de Chartres.).
Les actes législatifs peuvent-ils donner lieu à une action en indemnité contre l’État ? — Il est de principe que les dommages [13] causés à des particuliers par des mesures législatives ne leur ouvrent aucun droit à indemnité. La loi est, en effet, un acte de souveraineté, et le propre de la souveraineté est de s’imposer à tous, sans qu’on puisse réclamer d’elle aucune compensation. Le législateur peut seul apprécier, d’après la nature et la gravité du dommage, d’après les nécessités et les ressources de l’État, s’il doit accorder cette compensation : les juridictions ne peuvent pas l’allouer à sa place, elles ne peuvent qu’en évaluer le montant, d’après les bases et dans les formes prévues par la loi.
La jurisprudence a souvent fait application de cette règle. Citons quelques exemples. — La loi du 12 février 1835 a interdit, dans un intérêt fiscal, la fabrication du tabac factice, c’est-à-dire de toute préparation végétale pouvant faire concurrence au produit monopolisé. Une demande d’indemnité, formée contre l’État par un fabricant de tabac factice, dont le commerce se trouvait ainsi frappé d’interdiction, a été rejetée par un arrêt du 11 janvier 1838 (Duchatelier). Cette décision porte que « l’État ne saurait être responsable des conséquences des lois qui, dans un intérêt général, prohibent l’exercice spécial d’une industrie ; que la loi du 12 février 1835, en déclarant interdite la fabrication du tabac factice, n’a ouvert aucun droit à une indemnité au profit des individus qui s’étaient précédemment livrés à cette fabrication ; que dès lors le sieur Duchatelier ne peut prétendre à aucune indemnité, soit pour la perte de son industrie et la clôture de son établissement, soit pour les divers dommages qui ont pu être la conséquence de l’interdiction (1. Cf. Conseil d’État, 28 mai 1838, Mathon.). »
Un décret-loi du Gouvernement de la Défense nationale du 10 septembre 1870 a décidé que les professions d’imprimeur et de libraire seraient libres à l’avenir ; il n’a accordé aucune indemnité à ceux qui étaient en possession des brevets délivrés en vertu de la législation antérieure, mais il a décidé qu’il serait « ultérieurement statué sur les conséquences du présent décret à l’égard des titulaires actuels de brevets». Se fondant sur cette réserve, un de ces titulaires forma devant le ministre de l’intérieur, puis devant le Conseil d’État, une demande d’indemnité, en invoquant [14] notamment la jurisprudence qui avait reconnu au brevet d’imprimeur le caractère d’une propriété, et l’obligation qui avait été imposée aux imprimeurs brevetés, lors de la création du monopole, d’indemniser ceux qui avaient dû cesser leur industrie (1. Décret du 2 février 1811, rendu pour l’exécution du décret du 5 février 1810 relatif au monopole des imprimeurs à Paris.).
Cette, demande a été rejetée par arrêt du 4 avril 1879 (Goupy) : « Considérant que le décret du 10 septembre 1870, qui a rendu libre la profession d’imprimeur, a été pris par le Gouvernement de la Défense nationale dans l’exercice du pouvoir législatif; que l’article 4 de ce décret a réservé à l’autorité législative le soin de statuer ultérieurement sur les conséquences dudit décret à l’égard des titulaires actuels de brevets ; que dès lors c’est avec raison que le ministre de l’intérieur a refusé de statuer sur la demande (2. Cf. 6 août 1852, Ferrier. — Cet arrêt rejette une demande d’indemnité fondée sur la suppression de la télégraphie privée résultant de la loi du 2 mai 1837.). » Par application du même principe, un arrêt du 7 décembre 1894 (Compagnie algérienne) a déclaré non recevable une demande d’indemnité formée contre l’État, à raison du remboursement anticipé d’avances que la Compagnie algérienne avait faites à l’État pour une période déterminée. Ce remboursement avait, en effet, été ordonné par l’article 15 de la loi de finances du 26 décembre 1892 (3. On ne saurait considérer comme dérogeant à la doctrine ci-dessus exposée une disposition du même arrêt qui déclare recevable, et qui renvoie au ministre des finances sauf recours au Conseil d’État, la fixation de la somme dont le remboursement était prescrit par la loi de finances. En effet, quoique cette loi ait énoncé le montant des avances à rembourser, il résultait de déclarations concordantes de la commission et du Gouvernement que cette énonciation n’avait pas un caractère définitif et qu’elle ne faisait pas obstacle à ce que la juridiction contentieuse se prononçât sur l’évaluation des sommes restant dues par l’État. C’est seulement à raison de cette réserve, faite par les auteurs mêmes de la loi, que l’arrêt retient sur ce point l’examen du recours de la compagnie.).
Il peut arriver que le législateur, en édictant des prescriptions de nature à causer des dommages à des tiers, réserve lui-même certains droits à indemnité. Dans ce cas, l’indemnité peut être réclamée par la voie contentieuse, mais seulement dans les limites et sous les conditions prévues par la loi. Ainsi, la loi du 2 août 1872, en créant le monopole des allumettes chimiques, s’est bornée à décider qu’il serait procédé à l’expropriation des fabriques existantes [15], mais elle n’a ouvert aucun droit à indemnité pour d’autres causes. En conséquence le Conseil d’État a rejeté la demande formée par un fabricant alsacien-lorrain ayant opté pour la nationalité française, qui se plaignait que la création du monopole lui eût fait perdre à la fois la clientèle qu’il avait en France, et la faculté d’y transporter son industrie (1. Conseil d’État 5 février 1875, Moroge. — Voici le texte de cet arrêt, dans lequel la règle est nettement indiquée : « Considérant que l’État ne saurait être responsable des conséquences des lois qui, dans un intérêt général, prohibent l’exercice d’une industrie, à moins que des dispositions spéciales, ne soient intervenues dans ce sens; que la loi du 2 août 1872, en attribuant à l’État le monopole de la fabrication des allumettes chimiques, s’est bornée à déclarer qu’il serait procédé à l’expropriation des fabriques d’allumettes chimiques alors existantes et qu’en dehors desdites dispositions le sieur Moroge ne saurait être fondé à réclamer, par la voie contentieuse, d’allocations à raison des dommages qui seraient résultés pour lui des conséquences de la loi du 2 août 1872. »).
Lorsque le législateur croit devoir mettre à la charge de l’État la réparation des dommages causés par une loi, il lui appartient de déterminer lui-même les bases de l’indemnité, le mode de paiement, et de désigner l’autorité chargée de faire faire la liquidation. Les lois d’indemnité contiennent à cet égard des dispositions très diverses. Lorsqu’elles confient l’allocation de l’indemnité au pouvoir exécutif, il est statué par le ministre compétent sauf recours au Conseil d’État (2. Voy. l’article 10 de la loi de finances du 1er mai 1822, qui interdit la fabrication et la distillation des eaux-de-vie et esprits dans Paris, et le règlement d’administration publique du 11 mai 1822.), ou par des commissions spéciales dont les décisions ne relèvent du Conseil d’État que pour incompétence ou excès de pouvoir (3. Voy. la loi du 18 juillet 1866 sur la suppression des courtiers de marchandises.) ; ces lois peuvent aussi déroger aux règles ordinaires de la compétence, en attribuant la décision aux tribunaux ou au jury d’expropriation (4. Voy. la loi du 2 août 1872 qui attribue à l’État le monopole de la fabrication et de la vente des allumettes.).
Les mêmes principes sont applicables lorsque le dommage consiste dans la création de servitudes d’utilité publique. Ces servitudes, qui résultent de la législation générale sur les routes, les chemins de fer, les cours d’eau navigables, les places de guerre, les cimetières, etc., ne donnent droit à aucune indemnité (5. Ce principe a été plusieurs fois rappelé lors de la discussion des lois relatives aux grands travaux d’intérêt général, notamment de la loi du 3 avril 1841 sur les fortifications de Paris, et de la loi du 15 juillet 1815 sur la police des chemins de fer. — Voy. Jousselin, Servitudes d’utilité publique, t. I, p. 63.). Mais [16] la loi qui prescrit la construction d’un ouvrage déterminé peut restreindre les effets et l’étendue de la servitude légale (1. Voy. la loi du 27 mars 1874 sur les forts du camp retranché de Paris.), et même décider, par des dispositions exceptionnelles, que l’établissement de la servitude donnera lieu à une indemnité. Elle peut, dans ce cas comme dans le précédent, déterminer, au gré du législateur, l’autorité ou la juridiction qui fixera l’indemnité (2. Voy. la loi du 22 janvier 1808 qui ouvre un droit à indemnité aux propriétaires dont le fonds est grevé de la servitude de halage lorsqu’un cours d’eau est rendu navigable. Dans ce cas, l’indemnité est réglée par le conseil de préfecture. Voy. aussi la loi du 15 avril 1873 sur la conservation des sépultures des soldats morts pendant la guerre de 1870. Elle décide que l’établissement des servitudes légales résultant du voisinage de ces cimetières donnera lieu à une indemnité réglée par le petit jury.).
Il résulte de tout ce qui précède que les questions d’indemnité qui naissent de la loi ne relèvent que de la loi; la juridiction administrative ne peut connaître d’une action tendant à faire mettre une indemnité à la charge de l’État, que si le législateur a lui-même créé cette action.
II. — ACTES ET DÉCISIONS DE L’AUTORITÉ PARLEMENTAIRE
Actes d’administration faits en forme de lois. — Il y a des actes administratifs qui sont faits, non par le pouvoir exécutif, mais par les Chambres, à raison de leur importance, ou de l’influence qu’ils peuvent avoir sur les finances de l’État et sur les intérêts généraux du pays.
Parmi ces actes, on peut distinguer : 1° des actes de puissance publique, tels que les déclarations d’utilité publique relatives aux grands travaux exécutés par l’État, aux chemins de fer construits par les départements ou par les communes (3. Loi du 27 juillet 1870, art. 1er ; — loi du 11 juin 1880, art. 3.), et même, d’après la jurisprudence parlementaire, aux grands canaux d’irrigation exécutés par des associations syndicales ou par des compagnies concessionnaires ; les décisions portant classement ou déclassement de places de guerre ; les modifications apportées aux circonscriptions [17] administratives, lorsqu’elles affectent le territoire d’un département, d’un arrondissement ou d’un canton, ou qu’elles ont pour conséquence la création d’une commune nouvelle (1. Loi du 5 avril 1884, art. 5 et 6.) ; — 2° des actes de gestion, intéressant le domaine de l’État, tels que l’approbation donnée à des contrats de vente ou d’échange de biens domaniaux, ou à des conventions financières passées en vue de services publics ; — 3° des actes de tutelle administrative concernant les départements et les communes, notamment lorsqu’il s’agit d’autoriser, au-delà de certaines limites, des emprunts, des contributions extraordinaires, des surtaxes d’octroi, etc.
Toutes ces décisions sont de nature administrative et non législative, car elles ont pour but d’appliquer la législation existante, non de faire ou de modifier des lois. Presque toutes d’ailleurs se partagent entre le Gouvernement et les Chambres, d’après des distinctions qui ont souvent varié, et qui ne dépendent pas de la nature de l’acte, mais seulement de son importance. Ainsi une déclaration d’utilité publique, une autorisation d’emprunt, qui sont incontestablement des actes administratifs quand ils sont faits par le pouvoir exécutif, ne cessent pas d’avoir ce caractère quand ils émanent des Chambres.
A la vérité ces actes sont faits en forme de lois et ils en portent le nom ; mais nous avons déjà fait remarquer que la forme des actes ne change pas leur nature intrinsèque : de même que des actes législatifs peuvent être faits en forme de décrets, de même des actes administratifs peuvent être faits en forme de lois. Dans le premier cas, on les appelle décrets-lois, et il serait désirable qu’on pût, dans le second cas, les appeler lois-décrets, pour les distinguer des actes législatifs proprement dits.
Cette distinction est importante à plusieurs égards ; d’abord, au point de vue des obligations que la législation générale impose au Parlement, et qui sont différentes selon qu’il exerce le pouvoir législatif ou qu’il participe au pouvoir exécutif. En matière législative, le Parlement peut toujours déroger par une loi particulière à la législation existante ; en matière administrative, il doit comme le pouvoir exécutif observer les lois qui régissent l’acte d’administration [18] qu’il a mission d’accomplir. Ainsi la loi, comme le décret, ne peut régulièrement prononcer une déclaration d’utilité publique qu’après les enquêtes et les avis prévus par la législation des travaux publics ; elle ne peut modifier une circonscription communale qu’après l’instruction prescrite par la loi du 5 avril 1884. Obligée de se conformer aux règles de formes, elle doit, à plus forte raison, observer les règles du fond. Ainsi, une déclaration d’utilité publique, qui serait prononcée en faveur d’une propriété ou d’une industrie privée, ne serait pas moins abusive si elle résultait d’une loi que si elle résultait d’un décret.
Mais, si un acte d’administration émané du Parlement peut être entaché d’irrégularités, s’ensuit-il qu’il puisse être attaqué devant la juridiction administrative ? Non, parce que l’autorité parlementaire, même quand elle fait des actes d’administration, n’est pas au nombre des « corps administratifs », des « diverses autorités administratives » dont le Conseil d’État peut annuler les actes pour excès de pouvoir, en vertu des lois des 7-14 octobre 1790 et du 24 mai 1872. Pour qu’un recours puisse s’exercer, il faut que le caractère administratif apparaisse à la fois dans la décision et dans l’autorité dont elle émane ; cette dernière condition faisant défaut, le recours en annulation ne saurait être recevable. Si donc il y avait lieu de former des réclamations contre des actes d’administration faits par l’autorité parlementaire, elles ne pourraient être portées que devant cette autorité mieux informée, soit par voie de pétition, soit par le dépôt d’un projet de loi tendant à rapporter ou à modifier la décision irrégulière.
Conséquences du caractère administratif de ces actes. — Bien que les actes dont nous venons de parler échappent à tout recours direct devant la juridiction contentieuse, leur caractère administratif n’est pourtant pas sans influence sur les questions de compétence.
Prenons d’abord le cas où il s’agit d’un acte de tutelle administrative fait en forme de loi, par exemple de l’approbation donnée à un contrat. Il est de principe que cette approbation, de quelque autorité qu’elle émane, ne change rien à la nature du contrat ni à la compétence des juridictions. Si donc le contrat approuvé [19] par une loi est une concession de travaux publics, le conseil de préfecture n’en est pas moins compétent pour connaître des difficultés auxquelles il peut donner lieu entre l’administration et le concessionnaire; si ce contrat est un marché de fournitures ou de transports, le ministre est compétent sauf recours au Conseil d’État ; si c’est un contrat de droit civil, il relève des tribunaux judiciaires.
Cette règle, qui ne fait aujourd’hui aucun doute, et d’après laquelle les actes de tutelle émanés du Parlement sont sans influence sur le contentieux des contrats qu’ils valident, a été momentanément méconnue par la Cour de cassation. Quelques arrêts ont attribué un caractère législatif aux cahiers des charges et aux tarifs de chemins de fer approuvés par des lois, et ils en ont conclu que les tribunaux judiciaires, ayant mission d’interpréter les lois, tenaient de là le droit d’interpréter les tarifs (1. Cass. 5 février 1861, Contet-Muiron; — 31 décembre 1866, Chemin de fer du Midi.). Ce droit dérive, comme nous l’avons vu, de la compétence des tribunaux judiciaires en matière de contributions indirectes et de taxes assimilées, quelle que soit l’autorité qui les établisse (2. Voy. t. I, p. 696 et suiv.), et non de leur compétence en matière d’interprétation législative. Il ne saurait donc s’exercer lorsque les clauses des cahiers des charges règlent les rapports du concessionnaire, non avec le public mais avec l’administration. Aussi cette jurisprudence n’a-t-elle pas été maintenue ; la Cour de cassation reconnaît aujourd’hui, d’accord avec le Conseil d’État, que le cahier des charges d’une concession conserve sa nature contractuelle, et que son juge reste le même, par quelque autorité que le contrat soit approuvé (3. Conseil d’État, 18 avril 1876, Chemin de fer de Lyon. — Cf. Aucoc, Conférences, t. III, p. 364 et 579.).
La question de compétence présente plus de difficulté quand il s’agit d’interpréter, non un contrat, mais un acte d’administration et de puissance publique fait en forme de loi, par exemple une déclaration d’utilité publique, un changement de circonscription administrative, une concession domaniale, ou même un acte de tutelle considéré en lui-même et en dehors du contrat qu’il valide.
[20] On doit d’abord écarter, dans ce cas comme dans le précédent, l’opinion qui attribuerait compétence à l’autorité judiciaire en se fondant sur ce que ces décisions auraient un caractère législatif : nous venons de voir, en effet, qu’elles sont des actes d’administration faits par les Chambres. Or, le principe de la séparation des pouvoirs, qui interdit aux tribunaux la connaissance des actes d’administration, ne cesse pas d’être applicable quand ces actes émanent d’une autorité plus élevée que l’autorité administrative ordinaire. Leur importance exceptionnelle, qui rend nécessaire l’intervention du Parlement, n’est certainement pas une raison pour qu’ils deviennent justiciables des tribunaux judiciaires, et pour qu’ils soient ainsi moins protégés que les actes de même nature faits par le pouvoir exécutif.
Est-ce donc au Parlement lui-même qu’on devra demander l’interprétation des actes dont il s’agit? Si tenté que l’on puisse être d’invoquer ici la règle : ejus est interpretari cujus est condere ; on doit reconnaître que les raisons les plus graves s’opposent à son application.
En effet, les questions d’interprétation d’actes administratifs se présentent presque toujours sous forme de questions préjudicielles ; un jugement de sursis les renvoie à l’autorité compétente, en chargeant la partie la plus diligente de les faire résoudre dans un délai déterminé. Or, on ne voit pas comment cette partie pourrait saisir le Parlement. Serait-ce par voie de pétition, ou bien en sollicitant du Gouvernement la présentation d’une loi interprétative, ou bien encore en cherchant à mettre en mouvement l’initiative parlementaire? Aucune de ces procédures ne peut répondre aux nécessités d’une instance contentieuse, aucune ne peut assurer le jugement de la question préjudicielle ; le cours de la justice, suspendu par cette question, risquerait donc d’être définitivement arrêté. Il risquerait de l’être, alors même que le Parlement consentirait à se saisir de l’interprétation litigieuse, car la loi interprétative exigerait le concours des deux Chambres, et tout désaccord entre elles paralyserait la solution. Enfin, — et peut-être est-ce là l’objection la plus grave, —il serait contraire à tous les principes de notre droit public que le Parlement intervînt directement dans une contestation privée.
[21] En présence des difficultés auxquelles se heurte la compétence des tribunaux et celle des Chambres, le Conseil d’État a admis que les actes d’administration faits en forme de loi sont soumis aux règles ordinaires de l’interprétation contentieuse ; qu’en conséquence les parties peuvent se pourvoir devant la juridiction administrative pour faire juger les questions préjudicielles auxquelles ces actes peuvent donner lieu. Il a statué en ce sens par un arrêt sur conflit du 24 décembre 1845 (de Nazelles), et par un arrêt au contentieux du 7 août 1883 (commune de Meudon) [1. Dans l’espèce jugée le 24 décembre 1845, il s’agissait d’interpréter une loi du 20 août 1828 concédant à la ville de Paris les terrains domaniaux de la place de la Concorde et des Champs-Elysées, et de rechercher les limites des terrains concédés. Un arrêt de la cour d’Orléans (8 juillet 1845) avait rejeté un déclinatoire élevé sur cette question, en se fondant sur ce que l’acte à interpréter avait un caractère législatif, et qu’il appartenait aux tribunaux de l’interpréter. L’arrêt sur conflit, rendu sur le rapport de M. Boulatignier, décide au contraire « qu’il y a lieu d’interpréter les actes de la concession domaniale faite en vertu de la loi du 20 août 1828 et qu’aux termes des lois susvisées (des 16-24 août 1790 et du 16 fructidor an III) cette interprétation ne peut être donnée que par l’autorité administrative ». Dans l’espèce jugée le 7 août 1883, l’autorité judiciaire, saisie d’une contestation en matière d’octroi, avait sursis à statuer jusqu’à ce que l’autorité compétente eût interprété les décrets de l’Assemblée constituante des 19 janvier 1790 et 12 janvier 1791 et le décret de la Convention du 8 frimaire an II, en ce qui touche les limites des communes de Sèvres et de Meudon, limitrophes des départements de la Seine et de Seine-et-Oise. Le Conseil d’État a statué au fond sur cette interprétation, à raison du caractère administratif des décrets contestés. Dans cette affaire, le ministre de l’intérieur et le commissaire du Gouvernement avaient émis l’avis que l’interprétation devait d’abord être donnée par décret, mais cette solution n’aurait en réalité rien changé à la question de compétence, puisque l’interprétation donnée par décret aurait pu être contestée devant le Conseil d’État, à qui aboutit en dernier ressort toute interprétation contentieuse d’actes administratifs.].
Cette doctrine est-elle en opposition avec celle qui refuse compétence au Conseil d’État sur tout recours formé contre des décisions de l’autorité parlementaire? Nous ne le pensons pas. Sans doute, il y a un certain lien entre le pouvoir d’interpréter et celui de réformer, mais ces pouvoirs ne se confondent pas ; c’est pourquoi on a toujours reconnu au Conseil d’État le droit d’interpréter des actes d’autorités souveraines, — par exemple des édits et lettres patentes, — contre lesquels aucun recours ne pourrait être formé. En effet, les prérogatives de ces autorités seraient gravement méconnues si une juridiction quelconque s’arrogeait sur leurs actes un droit de réformation ou d’annulation qu’elles seules peuvent exercer ; mais, lorsqu’il s’agit d’un droit d’interprétation contentieuse [22], que ces autorités ne peuvent pas retenir, le juge ne porte point atteinte à leurs prérogatives en l’exerçant dans la mesure où l’exige la solution des litiges. L’interprétation des lois en est la meilleure preuve, puisqu’elle appartient à toutes les juridictions, bien qu’aucune d’elles n’ait le droit d’infirmer l’autorité de la loi.
Décisions des commissions parlementaires. — En dehors des commissions qui élaborent les projets de loi, les Assemblées peuvent former dans leur sein des commissions spéciales qu’elles chargent de procéder à des opérations déterminées, notamment à des enquêtes.
Les décisions que ces commissions sont appelées à rendre n’ont pas le caractère d’actes administratifs, mais d’actes de l’autorité parlementaire faits en vertu d’une délégation de l’Assemblée.
Cette délégation est l’unique base des pouvoirs des commissions; cela explique comment elles ont toujours pu fonctionner par le seul effet de la jurisprudence parlementaire, sans qu’une loi générale ait défini leurs pouvoirs, et sans même que des lois spéciales aient été jugées nécessaires pour donner à chacune d’elles une existence légale. Presque toujours, en effet, ces commissions sont créées non par des lois, mais par de simples résolutions émanées d’une seule Chambre, dispensées de la promulgation qui rend les lois exécutoires. C’est donc bien l’autorité parlementaire elle- même, la prérogative propre des Assemblées, qui réside en ces commissions ; d’où il suit que leurs décisions échappent, comme si elles émanaient du Parlement lui-même, à tout recours devant la juridiction contentieuse.
Il est d’ailleurs très rare que ces commissions soient investies d’un véritable droit de décision ; le plus souvent elles ne sont chargées que de procéder à des informations, à des enquêtes, qui éclairent l’Assemblée sur des questions qu’elle se réserve de résoudre (1. Les commissions d’enquête, soit en matière électorale, soit en toute autre matière, peuvent cependant avoir des décisions à prendre, des mandements à adresser à des fonctionnaires ou à des citoyens pour provoquer des témoignages ou des communications de pièces. Quelques-unes ont reçu à cet effet des pouvoirs très étendus notamment en vertu de la résolution de l’Assemblée constituante du 26 juin 1848 prescrivant une enquête sur l’insurrection de Juin, et de celles de l’Assemblée nationale des 18 avril, 13 juin et 16 juin 1871, prescrivant des enquêtes sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale, sur les marchés passés pendant la guerre et sur l’insurrection du 18 mars. Ces résolutions contiennent cette formule : « Tous pouvoirs sont conférés à la commission soit pour mander et faire comparaître à sa barre les personnes en état de donner des renseignements, soit pour se faire délivrer et communiquer toutes les pièces de nature à éclairer sa religion. » Une autre résolution du 15 novembre 1877, ordonnant une enquête sur l’altitude du Gouvernement pendant les élections, décide que « la commission est investie des pouvoirs les plus étendus qui appartiennent aux commissions d’enquête parlementaire ». En admettant que de telles dispositions imposent certaines obligations aux fonctionnaires et aux citoyens mandés devant des commissions investies de ce mandat, on doit aussi reconnaître que ces obligations sont dénuées de sanction. En effet, aucune disposition pénale n’en assure l’exécution, et il est certain que l’article 471, § 15, du Code pénal, qui ne punit que l’infraction aux règlements administratifs, ne pourrait pas être invoqué en cas d’infraction aux mandements ou décisions de l’autorité parlementaire. C’est pourquoi il a toujours paru douteux aux Assemblées et à leurs commissions que celles-ci puissent, en l’absence de toute disposition législative, imposer le serment aux témoins ou exercer une contrainte sur ceux qui ne se présenteraient pas. (Voy. Eug. Pierre, Traité de droit politique et parlementaire, p. 401.) Néanmoins nous ne saurions accepter la doctrine d’un arrêt de la cour d’appel de Bordeaux (26 juillet 1878), qui a décidé que les témoins appelés devant une commission d’enquête sont passibles des peines de la diffamation si leur déposition porte atteinte à l’honneur et à la considération d’un tiers. Il est très vrai que ces témoins ne peuvent pas bénéficier des textes relatifs à l’immunité parlementaire ou à colle des témoignages reçus en justice ; mais l’acte qu’ils accomplissent, en apportant leur témoignage à une commission régulièrement instituée pour le recevoir, ne fût-il pas strictement obligatoire, est assurément licite ; il ne peut donc constituer un délit.).
[23] Cependant, dans des circonstances exceptionnelles, des Assemblées investies d’une véritable souveraineté ont armé leurs commissions d’un droit de décision plus ou moins étendu, non seulement à l’égard d’autorités publiques, mais encore à l’égard des particuliers. Sans remonter aux comités de la Convention, on peut citer la commission de l’Assemblée nationale instituée par la loi du 8 août 1871 pour examiner la situation des officiers à qui des grades avaient été conférés pendant la guerre. Cette loi porte que la commission « examinera les documents et statuera souverainement, après avoir entendu le ministre de la guerre, sur la position des officiers qu’ils concernent ». Des recours pour excès de pouvoir ayant été formés contre des décisions de cette commission, par des officiers qui se plaignaient d’atteintes portées à leurs droits et à la propriété de leur grade, le Conseil d’État a dû se demander s’il lui appartenait d’en connaître. Il s’est prononcé négativement, par plusieurs arrêts rendus en 1872 et en 1873, et fondés sur ce que [24] « les décisions de cette commission ne sont pas, par leur nature, susceptibles d’être attaquées par la voie contentieuse (1. Conseil d’État, 15 novembre 1872, de Carrey de Bellemare ; — 3 janvier 1873, Loizillon; — 2 mai 1873, Cord. Le premier de ces arrêts a été rendu contrairement aux conclusions du commissaire du Gouvernement qui disait : « Si la revision des grades, comme mesure générale, échappe à votre appréciation, quelles que soient les conditions plus ou moins larges dans lesquelles l’Assemblée a entendu que cette révision serait faite, en est-il de même de l’application qui a été faite de cette mesure à tel ou tel officier par la commission de revision ? Nous ne le pensons pas. Cette application individuelle nous paraît avoir tous les caractères d’un acte d’administration. » Cette observation était juste, mais le caractère d’acte d’administration ne suffit pas, ainsi que nous l’avons vu, pour que le Conseil d’État soit compétent sur le recours ; il faut en outre que l’acte émane d’un corps administratif (Loi des 7-14 octobre 1790), d’une des diverses autorités administratives (Loi du 24 mai 1872, art. 9), et tel n’est pas le cas lorsqu’il émane de l’autorité parlementaire, qui est en dehors de la hiérarchie administrative.) ».
Le Conseil d’État a également jugé que les décisions de la commission des grades échappaient, devant la juridiction contentieuse, à toute infirmation indirecte, aussi bien qu’à l’annulation directe ; que par suite elles ne pouvaient pas être remises incidemment en question à propos de la réclamation d’un officier se plaignant que sa pension de retraite eût été liquidée sur un grade que la commission lui aurait illégalement attribué (2 juillet 1880, Valentin).
A l’appui de cette dernière solution, le Conseil d’Etat a développé, dans un véritable arrêt de doctrine, la théorie qu’il s’était borné à énoncer sommairement dans ses arrêts de 1872 et 1873. « Considérant, dit l’arrêt du 2 juillet 1880, qu’aux termes des lois organiques du Conseil d’État et notamment de l’article 9 de la loi du 24 mai 1872, le Conseil d’État statuant au contentieux ne peut connaître que des recours formés contre les actes des diverses autorités administratives, que ni les Assemblées parlementaires, ni les commissions formées dans leur sein ne sont des autorités administratives dans le sens de l’article 9 précité ; qu’ainsi les actes desdites commissions ne relèvent que des Assemblées dont elles émanent, et ne peuvent être déférés au Conseil d’État par la voie contentieuse. »
Mesures de police et décisions disciplinaires de l’autorité parlementaire. — Il est dans les pouvoirs des Assemblées parlementaires, de leur président, de leur bureau, de prendre à l’égard des [25] membres de ces Assemblées ou des tiers, des décisions d’ordre intérieur, des mesures de police ou de discipline. Ces décisions échappent à tout recours devant les tribunaux administratifs et judiciaires. Les tentatives qui ont été faites pour les déférer soit au Conseil d’État, soit aux tribunaux civils, ont toujours été écartées par des fins de non-recevoir tirées de la nature de ces décisions. Ainsi le Conseil d’État a déclaré non recevable un recours formé par un journaliste contre des décisions des présidents des Chambres refusant de lui assurer l’accès de la tribune de la presse (1. Conseil d’État, 17 novembre 1882, Merley : « Considérant que les décisions par lesquelles le président du Sénat et de la Chambre des députés règlent l’admission du public ou de la presse aux séances de ces Assemblées ne sont pas de nature à être déférées au Conseil d’État. »).
Le tribunal civil de la Seine et la cour d’appel de Paris ont également décidé qu’un membre de la Chambre des députés n’est pas recevable à contester devant la juridiction civile la décision qui prononce la retenue d’une partie de son indemnité par mesure disciplinaire (2. Tribunal civil de la Seine, 24 février 1880, Baudry d’Asson ; — cour d’appel de Paris, il février 1881, même partie. Ce jugement et cet arrêt écartent la demande par une fin de non-recevoir tirée de ce que « sans examiner si la Chambre des députés, qui est un des organes de la souveraineté nationale, peut reconnaître dans l’ordre disciplinaire une juridiction supérieure, le tribunal doit se borner à constater que la loi n’en a établi aucune ; que ce serait donc arbitrairement et par excès de pouvoir qu’il se constituerait juge d’appel à l’égard des décisions que Baudry d’Asson prétend lui déférer. » La même fin de non-recevoir serait-elle opposable si, au lieu d’une action à fins civiles, il s’agissait d’une plainte à fin correctionnelle ou criminelle dirigée contre des représentants de l’autorité parlementaire agissant dans l’exercice de leurs fonctions et dans l’enceinte législative ? Un arrêt de la Chambre des mises en accusation de la cour de Paris (4 janvier 1881, Baudry d’Asson) semble avoir apprécié au fond la légalité d’un internement prononcé contre un député par mesure disciplinaire, et à raison duquel une plainte pour séquestration arbitraire avait été formée contre le président, les questeurs et le chef des huissiers : « Considérant, dit l’arrêt, que le président de la Chambre, en ordonnant dans la séance du….. l’arrestation du député Baudry d’Asson, et les questeurs et le chef des huissiers en procédant à cette mesure, n’ont fait qu’exécuter le règlement dont les dispositions n’ont rien de contraire aux lois existantes. »).
Décisions en matière de comptabilité, de pensions et de marchés. — Les Assemblées parlementaires ont un budget spécial, ou plutôt une dotation, dont l’administration leur appartient exclusivement.
[26] Elle est mise à leur disposition au moyen d’une ordonnance, ordinairement trimestrielle, faite par le ministre des finances aux questeurs qui délèguent le mandatement des dépenses au trésorier de chaque Chambre. Celui-ci, agissant sous le contrôle de la commission de comptabilité, pourvoit au paiement de l’indemnité due aux membres du Parlement et de toutes les dépenses du personnel et du matériel (1. Règlement intérieur du Sénat, art. 134 et suiv.; de la Chambre des députés, art. 181 et suiv. — Cf. Poudra et Pierre, Traité pratique de droit parlementaire, p. 476.). Le trésorier n’est pas un comptable relevant directement de la Cour des comptes ; mais il ne résulte pas de là que ses comptes échappent à tout contrôle de la Cour, et qu’ils soient définitivement vérifiés et apurés par la commission de comptabilité, ainsi que l’enseignent MM. Poudra et Pierre dans leur savant Traité de droit parlementaire. Ces comptes sont en effet compris dans ceux du caissier-payeur central qui serait responsable, sauf son recours contre qui de droit, des erreurs qui y seraient reconnues (2. Il pourrait arriver aussi que ces comptes fussent partiellement compris dans ceux d’un trésorier-payeur général, à raison de la délégation qui lui aurait été faite pour l’acquittement de dépenses parlementaires dans son département, par exemple pour le paiement d’indemnités, de frais de commissions d’enquête, ou d’autres dépenses à acquitter hors de Paris.).
Bien que les pouvoirs attribués, en cette matière, aux questeurs, au trésorier et à la commission de comptabilité, soient manifestement des pouvoirs de gestion et d’administration, ceux qui les exercent n’ont pas le caractère d’autorités administratives, dans le sens de l’article 9 de la loi du 24 mai 1872; il en résulte que leurs actes et décisions ne relèvent pas de la juridiction administrative. Il n’y a pas lieu d’excepter de cette règle les décisions rendues en matière de pensions de retraite. En effet, les pensions des employés des Chambres, servies par une caisse spéciale, que le fonds de dotation entretient, sont provisoirement liquidées par les questeurs, puis définitivement concédées par la commission de comptabilité (3. Règlement du Sénat, art. 14; de la Chambre des députés, art. 20. — Cf. Poudra et Pierre, op. cit., p. 481 et suiv.). Aucune autorité administrative n’intervenant dans ces opérations, elles ne peuvent être l’objet de contestations devant le Conseil d’État.
[27] En ce qui touche les marchés de fournitures passés avec des tiers pour le service des Assemblées, la juridiction administrative serait également incompétente pour en connaître. A la vérité, ces marchés sont faits en vue d’un service public; mais le décret du 11 juin 1806 n’est relatif qu’aux marchés passés par les ministres pour le service de leurs départements ; il n’est donc pas applicable à des marchés auxquels les ministres restent étrangers. Les fournisseurs qui traitent avec les délégués du Parlement, ne pouvant pourtant pas être privés du droit de se pourvoir devant un juge, nous pensons que l’autorité judiciaire est compétente, en l’absence de toute disposition législative spéciale, pour connaître des difficultés survenues sur le sens et l’exécution de ces marchés.
La question serait plus délicate s’il s’agissait de marchés passés par les questeurs pour des constructions à faire, des travaux à exécuter dans les édifices affectés à une Assemblée. On peut dire que ces travaux s’effectuant dans des palais nationaux qui sont la propriété de l’État, sont, par leur nature, des travaux publics, et que la loi du 28 pluviôse an VIII, par la généralité de ses termes, les soumet à la juridiction du conseil de préfecture quelle que soit l’autorité qui les fasse exécuter. Mais, en sens inverse, on peut faire observer que les Assemblées ne se bornent pas à administrer pour le compte de l’État les palais nationaux qu’elles occupent. Elles en sont affectataires en vertu d’un texte législatif (1. Loi du 22 juillet 1879, art. 2. « Le palais du Luxembourg et le Palais-Bourbon sont affectés le premier au service du Sénat, le second à la Chambre des députés… »), c’est-à-dire usufruitières avec les pouvoirs les plus étendus. Les travaux qu’elles y effectuent directement, en leur propre nom et sans que les représentants de l’État y interviennent, diffèrent donc de ceux que la loi de pluviôse an VIII a prévus, et l’on pourrait décider, pour ces marchés comme pour les marchés de fournitures, que la juridiction administrative est incompétente pour en connaître.
Des actes administratifs provoqués ou approuvés par voie d’interpellation et d’ordre du jour. — Lorsque le Parlement a conseillé ou approuvé, par le vote d’un ordre du jour, un acte d’administration fait par le pouvoir exécutif, cet acte ne perd pas pour [28] cela son caractère administratif, et il demeure soumis au recours contentieux dont il est susceptible.
Ce vote ne saurait évidemment avoir pour conséquence de transformer en décisions de l’autorité parlementaire des actes faits par le président de la République ou par les ministres, dans l’exercice de pouvoirs qui leur sont propres. Sans doute, ces pouvoirs s’exercent sous le contrôle du Parlement, en vertu du principe de la responsabilité ministérielle ; mais le principe non moins impérieux de la séparation des pouvoirs fait obstacle à ce que les actes du pouvoir exécutif, conseillés ou approuvés par les Chambres, soient censés émaner des Chambres elles-mêmes, dans des matières où elles ne possèdent pas le droit de décision et d’action.
A la vérité on peut se demander— et cette question s’est plus d’une fois présentée — si l’intervention des Chambres, dans certaines décisions du pouvoir exécutif, n’a pas pour effet de leur imprimer un caractère particulier, celui d’actes de gouvernement, et de les faire ainsi échapper à toute contestation devant les tribunaux, à tout recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État, aussi bien que s’il s’agissait de décisions parlementaires.
Cette question se rattache à celles qui seront traitées dans le chapitre suivant, touchant les actes de l’autorité politique et gouvernementale. Nous pouvons cependant rappeler dès à présent que la jurisprudence du Conseil d’État et celle du Tribunal des conflits n’admettent pas qu’un ordre du jour motivé, ou toute autre manifestation des vues du Parlement, suffise à modifier la nature légale des décisions prises par le pouvoir exécutif, et à les transformer en actes d’ordre politique et gouvernement alors qu’elles ont, par elles-mêmes, le caractère d’actes administratifs.
Cette solution ne saurait faire doute s’il s’agissait d’actes de gestion se rattachant à l’exécution d’un contrat administratif, tels que la mise en régie d’un entrepreneur, le séquestre ou la déchéance d’une compagnie concessionnaire, l’application de clauses relatives à des subventions ou à des garanties d’intérêts ; de tels actes, fussent- ils provoqués par un vote du Parlement, n’en pourraient pas moins être contestés devant la juridiction contentieuse.
Il en serait de même d’un acte de puissance publique ayant le caractère d’acte d’administration. Le Tribunal des conflits l’a ainsi [29] décidé à l’égard des décrets du 29 mars 1880, qui ont prononcé la dissolution des congrégations religieuses non autorisées. Le ministre de l’intérieur et des cultes soutenait devant ce Tribunal que les décrets de dissolution étaient des actes de gouvernement, échappant à tout recours devant les juridictions administrative ou judiciaire, notamment parce qu’ils avaient été provoqués par un ordre du jour de la Chambre des députés, du 16 mars 1880, ainsi conçu : « La Chambre, confiante dans le Gouvernement et comptant sur sa fermeté pour appliquer les lois relatives aux congrégations non autorisées, passe à l’ordre du jour. » Le Tribunal des conflits a décidé que, nonobstant le vote de cet ordre du jour, les décrets du 29 mars 1880 et les arrêtés préfectoraux pris pour leur exécution étaient des actes administratifs, non des actes de gouvernement, et que, s’ils échappaient à toute contestation devant l’autorité judiciaire à raison de ce caractère administratif, ils n’en étaient pas moins susceptibles d’être déférés au Conseil d’État, par application des lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872 (1. Tribunal des conflits, 5 novembre 1880, Marquigny : « Considérant qu’il ne saurait appartenir à l’autorité judiciaire d’annuler les effets et d’empêcher l’exécution de cet acte administratif….. que si les requérants se croyaient fondés à soutenir que la mesure prise contre eux n’était autorisée par aucune loi et que, par suite, le décret et l’arrêté précités étaient entachés d’excès de pouvoir, c’était à l’autorité administrative qu’ils devaient s’adresser pour faire prononcer l’annulation de ces actes. » L’opinion contraire avait été soutenue par M. G. Graux, député, dans une intéressante étude publiée en 1880 (Les Congrégations religieuses devant la loi, p. 195), et elle avait été accentuée par le même auteur dans un article de la Revue libérale (février 1883), où on lit : « Quand les assemblées politiques sont indépendantes, quand la responsabilité ministérielle est sérieusement organisée, un acte gouvernemental ne peut être accompli sans l’assentiment des Chambres et de la nation. Quand cet acte est ainsi sanctionné par un vote parlementaire, il ne diffère d’une loi qu’au point de vue de la procédure : il a précédé l’approbation législative au lieu d’avoir été accompli en vertu de cette approbation » Nous avons déjà expliqué que l’approbation parlementaire, soit qu’elle suive un acte, soit qu’elle le devance, ne saurait en modifier la nature, et que des ordres du jour ne sont pas des lois.).
La même question s’est posée devant le Conseil d’État, lors du recours formé par les princes d’Orléans et les princes Murât contre des décisions du ministre de la guerre, qui les déclaraient rayés des contrôles de l’armée, par application de la loi du 22 juin 1886 relative aux membres des familles ayant régné en France. Le ministre de la guerre rappelait, dans ses conclusions devant le Conseil [30] d’État, que les décisions attaquées avaient été l’objet d’interpellations devant les Chambres; qu’elles avaient donné lieu le 13 juillet 1886 à un ordre du jour de la Chambre des députés portant que « la Chambre, approuvant la conduite du Gouvernement et confiante dans sa fermeté pour faire respecter par tous les lois de la République, passe à l’ordre du jour » ; qu’elles avaient également donné lieu, le 15 juillet 1886, à un ordre du jour du Sénat portant que « le Sénat, approuvant les mesures prises par le Gouvernement et confiant dans sa vigilance et dans sa fermeté pour faire observer les lois de la République, passe à l’ordre du jour ». — « Ces deux votes de confiance, disait le ministre, en ratifiant les mesures prises par le ministre de la guerre, leur ont imprimé le caractère manifeste d’actes politiques et de gouvernement… on ne saurait sérieusement méconnaître, après la discussion et l’approbation dont elles ont été l’objet dans le Parlement, que ces mesures constituent non pas des mesures d’administration proprement dites, mais des actes de l’ordre exclusivement gouvernemental et politique qui, à ce titre, ne peuvent être soumis au contrôle du Conseil d’État délibérant comme juridiction contentieuse. »
Le Conseil d’État n’a pas admis cette fin de non-recevoir. Par ses arrêts du 20 mai 1887 (princes d’Orléans et prince Murat) il a déclaré recevables les recours formés contre ces décisions.
Cette jurisprudence a encore été affirmée par le Tribunal des conflits dans une affaire jugée le 25 mars 1889 (Dufeuille). Il s’agissait de la saisie opérée par ordre du Gouvernement, d’un manifeste du comte de Paris et de clichés servant à sa publication. Sur la demande en restitution des objets saisis formée par Dufeuille, l’administration avait élevé le conflit en se fondant notamment sur ce que la saisie, ayant été opérée en vertu d’une décision du Gouvernement approuvée par un ordre du jour de la Chambre, échappait à raison de cette circonstance, à tout débat contentieux. Mais le Tribunal des conflits a écarté ce moyen en décidant « que la saisie ne change pas de nature par ce fait qu’elle est ordonnée par le ministre de l’intérieur, et que la mesure a été approuvée par les Chambres ».
La jurisprudence est donc bien établie sur ce point que l’intervention du Parlement ne change pas la nature juridique des [31] actes, et qu’elle est sans influence sur la recevabilité des recours auxquels ces actes peuvent donner lieu devant les juridictions compétentes.
Nous aurons d’ailleurs à revenir sur cette question dans le chapitre suivant, relatif aux actes de l’autorité gouvernementale.