(1. L’ancienne expression d’appel comme d’abus n’a plus de raison d’être depuis que les juridictions ecclésiastiques sont abolies. On lira avec fruit, sur l’origine et la nature de ces anciens appels et sur les transformations que la législation a subies, les remarquables chapitres consacrés au droit public ecclésiastique dans le Cours de droit public et administratif de M. l’inspecteur général F. Laferrière (t. I, p. 201). Depuis la loi du 18 germinal an X, l’abus ne donne plus lieu à un appel, mais à une réclamation directe au Chef de l’État en son conseil, qui est qualifiée de recours par les articles 6, 7 et 8 de la loi de l’an X. L’expression d’appel comme d’abus n’en a pas moins continué d’être employée par beaucoup d’auteurs ; mais le Conseil d’Etat l’a depuis longtemps abandonnée dans ses décisions. Il l’a remplacée par celle de recours comme d’abus ou de recours pour abus. Cette dernière expression est la seule usitée, depuis 1870, dans la rédaction des décrets.)
I. — NATURE ET LIMITES DE LA JURIDICTION
Caractère gouvernemental de la juridiction exercée en matière d’abus. — Portalis, dans son rapport sur les articles organiques du Concordat, qualifiait le recours pour abus de recours au souverain en matière ecclésiastique ; il donnait pour base à la juridiction du Gouvernement un double pouvoir inhérent à la souveraineté politique : « Par le premier de ces pouvoirs, disait-il, le Gouvernement est en droit de réprimer toute entreprise sur la temporalité et d’empêcher que, sous des prétextes religieux, on ne puisse troubler la police et la tranquillité de l’État ; par le second il est chargé de faire jouir les citoyens des biens spirituels, qui leur sont garantis par la loi portant autorisation du culte qu’ils professent (2. Portalis, Discours et rapports sur le Concordat, p. 189.). »
A ces pouvoirs correspondent les différents recours prévus par [83] l’article 6 de la loi organique du 18 germinal an X. On peut distinguer: — 1° les recours formés par l’autorité civile contre une autorité ecclésiastique à raison d’un des abus suivants : « l’usurpation ou l’excès de pouvoir, la contravention aux lois et règlements de la République, l’infraction aux règles consacrées par les canons reçus en France, l’attentat aux libertés, franchises et coutumes de l’Église gallicane » ; — 2° les recours formés par un ministre du culte contre un supérieur ecclésiastique à raison de l’atteinte qu’un de ces mêmes abus aurait portée à ses droits personnels ; — 3° les recours formés par de simples particuliers contre des ministres du culte pour « toute entreprise ou tout procédé qui, dans l’exercice du culte, peut compromettre l’honneur des citoyens, troubler arbitrairement leur conscience, dégénérer contre eux en oppression ou en injure, ou en scandale public ».
A ces trois cas généraux d’abus ecclésiastiques, l’article 7 des organiques ajoute un cas d’abus civil, qui peut faire l’objet d’un recours contre une autorité civile, « s’il est porté atteinte à l’exercice public du culte et à la liberté que les lois et règlements assurent à ses ministres ».
Cet article, disait encore Portalis, « est fondé sur la raison naturelle. Si les personnes ecclésiastiques peuvent commettre des abus contre leurs inférieurs dans la hiérarchie et contre les simples particuliers, les fonctionnaires publics et les magistrats peuvent s’en permettre contre la religion et contre les ministres du culte. Le recours au Conseil d’État doit donc être un remède réciproque comme l’était l’appel comme d’abus (1. Portalis, op. cit, p. 207.). »
La juridiction exercée par le Gouvernement, dans ces différents cas d’abus, est donc de même nature. Dès que le droit public ecclésiastique est menacé d’une atteinte, soit de la part d’une autorité religieuse, soit de la part d’une autorité civile, le chef de l’État intervient en son Conseil, comme gardien du pacte concordataire et des lois et coutumes qui sont les fondements de ce droit, comme arbitre des différends qui peuvent troubler la paix religieuse.
Le législateur a refusé de consacrer, en cette matière, une distinction [84] qui avait été proposée par l’une des commissions de la Chambre des députés chargées d’élaborer la loi organique de 1845 sur le Conseil d’État. D’après un projet rédigé en 1840, le Gouvernement en Conseil d’État ne devait statuer que sur les recours pour abus formés par l’autorité civile contre l’autorité religieuse ou réciproquement ; quant aux plaintes des particuliers ou du clergé inférieur contre l’autorité religieuse, elles devaient être portées devant le Conseil d’État par la voie contentieuse. Cette proposition a été écartée ; le législateur a ainsi manifesté son intention de maintenir à la police des cultes toute son unité sous le contrôle d’un même pouvoir.
On ne saurait donc mettre en doute le caractère politique et gouvernemental de la juridiction que le Chef de l’État, statuant en son conseil, s’est réservée dans tous les cas d’abus. Nous pouvons dès à présent en tirer cette conséquence que les décrets rendus en matière d’abus ne sont pas susceptibles d’être déférés au Conseil d’État pour excès de pouvoir ; en effet, l’autorité dont ils émanent n’est pas au nombre des « autorités administratives » sur lesquelles le Conseil d’État a juridiction en vertu de l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 ; elle est une autorité d’ordre gouvernemental qui ne relève pas plus des tribunaux administratifs que des tribunaux judiciaires.
Étendue et limites des pouvoirs du Gouvernement en matière d’abus. — Notre intention n’est pas de rechercher ici quels sont les actes qui peuvent rentrer dans les cas d’abus énoncés en termes généraux par les articles 6 et 7 de la loi de germinal an X, mais quelles sont les décisions que le Gouvernement en Conseil d’État peut prendre, quand il reconnaît le caractère abusif de ces actes.
La décision essentielle contenue dans les décrets d’abus est une censure disciplinaire, un blâme solennellement infligé à celui qui a commis l’infraction. Le Gouvernement déclare qu’ « il y a abus » dans l’acte, dans l’écrit, dans le discours qui lui est déféré ; il notifie cette déclaration au délinquant, il l’insère au Bulletin des lois ; il peut aussi, s’il le juge opportun, lui donner une plus grande publicité par l’affichage du décret.
A la vérité, cette dernière faculté lui a été contestée, en 1879, [85] par un membre de l’épiscopat atteint d’une déclaration d’abus qui avait été affichée dans son diocèse et aux abords de sa cathédrale ; il considérait que cette mesure constituait une pénalité illégalement appliquée par le Gouvernement, alors surtout que le décret d’abus ne l’avait pas prononcée. Mais cette réclamation a été à bon droit écartée par le ministre des cultes, car on ne saurait contester au Gouvernement le droit de donner aux décrets d’abus, comme à tout autre acte de l’autorité publique, la publicité qu’il juge nécessaire, notamment par voie d’affichage. Ce droit résulte du caractère gouvernemental de la décision, laquelle ne saurait être soumise, en ce qui touche l’affichage, aux mêmes règles que les décisions judiciaires.
La déclaration d’abus n’agit pas seulement comme peine morale et comme censure, elle comporte, dans certains cas, des dispositions accessoires, qui consistent à annuler, à supprimer l’acte abusif, et qui présentent une certaine analogie avec l’annulation pour excès de pouvoir des actes administratifs illégaux.
Examinons successivement ce droit d’annulation et de suppression en matière d’abus civil et d’abus ecclésiastique.
I. Suppression des actes entachés d’abus civil. — L’exercice de ce droit ne saurait soulever de difficulté, au point de vue des compétences, lorsque l’acte émane d’une autorité civile, et qu’il est reconnu entaché d’abus par application de l’article 7 des organiques. Le Gouvernement a alors devant lui une autorité qui lui est subordonnée, et qui a commis un véritable excès de pouvoir, puisqu’elle a enfreint les lois qui protègent l’exercice public du culte et la liberté de ses ministres ; il pourrait annuler son acte comme supérieur hiérarchique ; il le peut, à plus forte raison, comme juge de l’abus.
La nature de l’acte et l’illégalité dont il est entaché sembleraient même autoriser un recours au Conseil d’État statuant comme juge des excès de pouvoir ; mais, ainsi que nous le verrons ci-après en parlant de l’influence du recours pour abus sur la compétence du Conseil d’État au contentieux, la jurisprudence s’est prononcée en sens contraire ; elle a déclaré non recevables des recours pour excès de pouvoir formés contre des arrêtés municipaux interdisant des processions, et attaqués comme entravant le libre exercice [86] du culte; elle a renvoyé les parties à se pourvoir devant le juge de l’abus (1. Conseil d’État, 22 décembre 1876, Badaroux; — 23 mai 1879, évêque de Fréjus. — Voy. ci-après, p. 91.).
Il y a peu d’exemples d’actes administratifs directement attaqués et annulés pour abus civil. Dans le passé, on ne peut guère citer que deux cas rappelés par M. de Cormenin : celui d’un préfet qui, en 1803, avait interdit la prédication à des ecclésiastiques, et celui d’un « magistrat de sûreté » qui s’était ingéré dans des questions d’obsèques religieuses et avait ainsi provoqué un recours du cardinal Caprara, légat du Saint-Siège (2. Cormenin, Droit administratif, v° Appel comme d’abus, § 25, note 1. Nous ne croyons pas que, dans le second cas cité par M. de Cormenin, il y ait réellement eu une déclaration d’abus civil, prononcée à la demande du légat du Saint-Siège auquel on aurait sans doute refusé qualité pour le recours. Il nous semble plutôt résulter d’un rapport de Portalis à l’Empereur en date du 10 fructidor an XII, que le Gouvernement n’avait été saisi par le cardinal Caprara que de représentations diplomatiques. « L’instruction du magistrat de sûreté, dit Portalis, est parvenue à la connaissance de M. le cardinal légat qui a cru devoir adresser ses représentations au grand juge, en le priant d’avertir les magistrats dont la surveillance lui appartient de ne pas dogmatiser sur des points de doctrine dont la décision ne saurait leur compéter… Le grand juge proposa de me faire le renvoi de cette affaire ; je l’ai en conséquence examinée et je viens en rendre compte à V. M. » Les conclusions du rapport sont celles-ci : « J’ai l’honneur de proposer à V. M. de m’autoriser à rassurer M. le cardinal-légat sur l’instruction imprudente et dogmatique du magistrat de sûreté, et à inviter ce magistrat à s’abstenir de toute décision dans une matière où il ne doit, d’après nos lois, que constater les faits et en référer à l’autorité supérieure. » (Portalis, op. cit., p. 541.)). On peut mentionner aussi un recours formé contre une décision du ministre des cultes du 22 mars 1851, qui avait privé un curé d’une partie de son traitement, recours qui a pris fin par un désistement (3. Décret sur abus du 30 décembre 1854, Bessière.).
Des décisions plus importantes et plus récentes ont prouvé que le recours pour abus n’a pas cessé d’être applicable à l’acte émané d’une autorité civile. Un décret en Conseil d’État du 2 mai 1894, rendu sur un recours formé par le curé de Saint-Denis contre un arrêté du maire de cette ville, a déclaré abusive et a annulé une disposition de cet arrêté qui interdisait « toute exhibition sur la voie publique d’emblèmes servant aux différents cultes ». Le décret se fonde sur ce que cette disposition, « par la généralité de ses termes, est de nature à blesser la liberté de conscience et à dégénérer en oppression ».
[87] Des questions d’abus civil se sont aussi plusieurs fois présentées sous forme de questions préjudicielles d’abus. En effet, — et c’est là une analogie de plus entre les pouvoirs du juge de l’abus et ceux de la juridiction contentieuse, — le Gouvernement en Conseil d’État peut être appelé à prononcer préjudiciellement sur la validité d’un acte argué d’abus civil, aussi bien que sur l’annulation de cet acte. De même que le Conseil d’État au contentieux réunit les pouvoirs d’annulation et d’interprétation au point de vue de la légalité administrative, de même le Gouvernement en Conseil d’État, juge de l’abus, réunit ces deux pouvoirs au point de vue de la légalité religieuse, c’est-à-dire de la conformité ou de la non-conformité de l’acte aux règles du droit public ecclésiastique.
Dans l’exercice de ce pouvoir, le Conseil d’État a été souvent saisi, sur le renvoi de l’autorité judiciaire, de la question de savoir si des arrêtés municipaux interdisant des processions ou le transport public du viatique étaient ou non abusifs (1. Décrets sur abus : 1er mars 1842, curé de Dijon ; — 26 janvier 1880, Durruly ; — 17 août 1880, Pineau, Humeau, Ogerdias ; — 27 juillet 1882, habitants de Rouen; — 24 juillet 1885, Arnoult.). Ces renvois ont quelquefois donné lieu à des déclarations d’abus civil, notamment dans le décret sur abus du 13 août 1895 (abbé Lesage).
Il est à remarquer que, lorsque le Conseil d’État est appelé à statuer sur une question préjudicielle d’abus et qu’il reconnaît que l’acte est abusif, il n’en prononce pas l’annulation comme il le ferait s’il était saisi d’un recours direct. Il n’est, en effet, appelé dans ce cas, qu’à statuer sur la question préjudicielle qui n’est pas une question d’annulation, mais une question de légalité d’acte administratif, tenant en suspens le jugement du tribunal judiciaire. Nous retrouverons la même distinction entre le recours pour excès de pouvoir et les recours tendant à faire statuer sur une question préjudicielle de validité d’un acte administratif (2. Voy. ci-après, livre VII, chap. uniq., § 4.).
II. Suppression d’actes entachés d’abus ecclésiastique. — A l’égard des actes émanés de l’autorité religieuse, la question de savoir si le juge de l’abus doit se borner à les censurer, ou s’il peut aussi les annuler, pouvait présenter des difficultés au point de vue des compétences. En effet, l’annulation d’un acte suppose, de la part [88] de l’autorité qui la prononce, une sorte de pouvoir hiérarchique sur celle qui la subit; il faut donc que l’une et l’autre se meuveut dans la même sphère. Tel n’est pas le cas lorsque la puissance civile est en présence de l’acte d’une autorité purement spirituelle, elle ne peut alors que censurer cet acte, non l’annuler. Mais, si cette autorité spirituelle sort elle-même de sa sphère pour empiéter sur le pouvoir civil, ou pour exercer un prétendu pouvoir religieux qui ne lui appartient pas d’après les lois fondamentales de l’État, le Gouvernement, chargé d’assurer l’application de ces lois, a incontestablement le droit de mettre à néant les décisions qui les violent.
La jurisprudence, s’est inspirée de cette distinction. Si l’acte est étranger à l’exercice des pouvoirs spirituels, et s’il est reconnu abusif comme entaché d’usurpation, d’excès de pouvoir, d’infraction aux lois de la République, le décret d’abus en prononce la suppression ; si, au contraire, l’acte est fait dans l’exercice des pouvoirs spirituels, et s’il est reconnu abusif comme contraire aux canons reçus en France, aux règles à observer entre les ministres du culte et le clergé inférieur ou les fidèles, le décret d’abus se borne à le censurer.
Voici quelques exemples de ces diverses décisions.
En ce qui touche les actes entachés d’usurpation ou d’excès de pouvoir, la suppression a été appliquée de tout temps, soit à des ordonnances épiscopales empiétant sur les pouvoirs de l’autorité civile, soit même à des déclarations, mandements, lettres pastorales contenant des critiques ou des censures des actes du Gouvernement. On peut citer parmi les mandements ou écrits supprimés : — une déclaration de l’archevêque de Paris, protestant contre l’ordonnance du 13 août 1831 qui avait ordonné la vente de l’ancien archevêché, propriété de l’État. L’ordonnance sur abus du 21 mars 1837 supprime, en même temps que cette déclaration, celle du chapitre métropolitain qui y avait adhéré, et décide que « la transcription qui en a été faite sur les registres sera considérée comme nulle et non avenue » ; — un mémoire présenté au roi, et faisant opposition au nouveau mode d’administration des séminaires arrêté-par le ministre de l’instruction publique et des cultes (6 mars 1835, évêque de Moulins) ; — un écrit émané de [89] divers membres de l’épiscopat et intitulé : « Réponse de plusieurs évêques aux consultations qui leur ont été demandées relativement aux élections prochaines » (8 août 1863, archevêque de Cambrai et autres) ; — des instructions et lettres pastorales contenant des critiques contre les mesures prises par le Gouvernement à l’égard des congrégations religieuses, ou contre la législation de l’enseignement (16 mai 1879, archevêque d’Aix; 28 avril 1883, évêque d’Annecy et autres) ; une lettre pastorale par laquelle un évêque intervenait dans les élections municipales (26 avril 1892, évêque de Mende) ; — plusieurs autres écrits pastoraux constituant une ingérence de l’autorité ecclésiastique dans des questions réservées à la puissance civile (1. Voy. 10 janvier 1824, archevêque de Toulouse ; — 30 mars 1861, évêque de Poitiers ; — 9 juin 1883, évêque de Langres ; — 12 février 1886, évêque de Pamiers ; — 16 mars 1886, évêque de Grenoble.).
Le Gouvernement a aussi le droit de supprimer les décisions de supérieurs ecclésiastiques qui porteraient atteinte, en la personne de titulaires inférieurs, à des droits reconnus et protégés par le concordat et les lois organiques : par exemple, à l’inamovibilité des curés ou des chanoines, laquelle ne peut être remise en question que par une révocation disciplinaire prononcée dans les formes canoniques. De telles décisions ne sont pas d’ordre purement spirituel, elles ont plutôt le caractère d’actes d’administration ecclésiastique ; le juge de l’abus doit pouvoir les mettre à néant si elles sont entachées d’excès de pouvoir. C’est donc avec raison qu’un décret du 6 avril 1857 (évêque de Moulins) a annulé les actes par lesquels l’évêque de Moulins avait imposé à plusieurs curés de son diocèse mie renonciation écrite au bénéfice de leur inamovibilité, et l’engagement de n’exercer aucun recours pour abus dans le cas où l’évêque les révoquerait ou les déplacerait pour raisons graves (2. Il est à remarquer que les visas de ce décret d’abus qualifient ces actes d’actes d’administration faits par l’évêque. Le dispositif porte : « Il y a abus : 1° dans les renonciations imposées… ; 2° dans l’interdiction de tout recours à la puissance séculière… Lesquels actes déclarés abusifs sont et demeurent supprimés. » Cf. une ordonnance du 2 novembre 1835, qui annule un acte d’administration fait, pendant la vacance d’un siège épiscopal, par un vicaire capitulaire déclarant agir comme official, alors que les officialités ne sont pas reconnues par la loi, et que le droit de décision appartient, pendant la vacance du siège, aux vicaires capitulaires réunis. (Cf. Vuillefroy, Administration du culte catholique, p. 404, note b.)).
[90] Au contraire, le Gouvernement, intervenant comme «protecteur» entre les ministres du culte et le clergé inférieur ou les fidèles, lorsque ceux-ci sont victimes de quelque abus de l’autorité spirituelle, se borne à prononcer la déclaration d’abus, sans supprimer ni annuler l’acte. Il procède ainsi, dans le cas de mesures disciplinaires prises contre les membres du clergé, en dehors des formes canoniques (1. Décrets sur abus : 19 février 1840, Fournier.) ; dans le cas de refus de sacrement ayant un caractère injurieux pour les fidèles (2. 30 décembre 1838, de Montlosier. — Cf. il janvier 1829, Bogard.), ou « d’entreprises ou procédés » pouvant troubler arbitrairement les consciences et dégénérer en oppression ou en scandale (art. 6, loi 18 germinal an X). Mais il ne pourrait pas infirmer ces actes qui, bien qu’anticanoniques, conservent leur caractère spirituel ; il ne pourrait pas non plus adresser à l’auteur de l’acte abusif des injonctions ou des défenses relatives à son ministère ; il ne pourrait que le censurer par la déclaration d’abus.
Il a été quelquefois dérogé à cette règle sous la Restauration, alors que l’institution d’une religion d’État semblait favoriser certaines interventions du Gouvernement dans les choses du culte. Ainsi, une ordonnance du 11 janvier 1829 (Bogard), après avoir déclaré abusif le refus d’un desservant de baptiser les enfants qui lui étaient présentés par une personne non agréée par lui, décide : « En conséquence, il lui est enjoint de s’abstenir à l’avenir de pareil refus. » Nous ne pensons pas qu’un tel dispositif puisse figurer aujourd’hui dans un décret d’abus.
A plus forte raison, le juge de l’abus serait-il sans droit pour connaître une demande d’indemnité dirigée contre un ecclésiastique à raison du dommage qu’aurait causé l’acte attaqué comme abusif (3. Décret du 28 décembre 1871,Debref.).
[91]
II. — INFLUENCE DU RECOURS POUR ABUS SUR LA COMPÉTENCE DU CONSEIL D’ÉTAT STATUANT AU CONTENTIEUX.
Dans quelle mesure la juridiction du Gouvernement en matière d’abus fait-elle obstacle à la juridiction propre du Conseil d’État en matière d’excès de pouvoir ? Spécialement, lorsqu’un acte de l’autorité religieuse ou de l’autorité civile est susceptible d’être attaqué comme abusif, échappe-t-il de plein droit à tout recours par la voie contentieuse?
Cette question est délicate et doit se résoudre par certaines distinctions. Examinons-la successivement à l’égard des actes émanés d’une autorité religieuse ou d’une autorité civile : nous ne nous occuperons, bien entendu, que des actes ayant le caractère de véritables décisions, car les simples déclarations, mandements ou autres manifestes, ne peuvent évidemment fournir la matière d’un recours contentieux.
Du cas où la décision abusive émane de l’autorité ecclésiastique. — Les autorités ecclésiastiques ne sont point comprises dans la hiérarchie administrative ; elles ne sont pas au nombre des autorités sur lesquelles le Conseil d’État au contentieux a juridiction, en vertu de l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 et du principe même de son institution. Cela suffit, selon nous, pour qu’une fin de non-recevoir absolue puisse être opposée à tout recours pour excès de pouvoir tendant à faire annuler directement une ordonnance épiscopale, une décision d’un synode ou d’un consistoire, ou tout autre acte ecclésiastique. La seule question qui puisse se poser est celle de savoir si la juridiction administrative, ayant à interpréter un acte de cette nature ou en apprécier la validité, pour juger un litige de sa compétence, doit surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge de l’abus ait prononcé.
Un des cas qui peuvent se présenter est le cas de destitution d’un curé, d’un chanoine, ou de tout autre titulaire ecclésiastique à la nomination duquel le Gouvernement a concouru par voie d’agrément. La révocation ou l’interdiction prononcée par l’autorité ecclésiastique [92] ne peut produire d’effets civils que si le Gouvernement retire son investiture, par un décret qui approuve et ratifie cette révocation. Si ce décret est attaqué, et si le pourvoi conteste la légalité ou la portée de la décision ecclésiastique qui doit servir de base à l’acte civil, il peut en résulter une véritable question préjudicielle d’abus ; à plus forte raison, si un recours pour abus est déjà formé contre la décision ecclésiastique, au moment où le Conseil connaît du recours contre le décret, il doit surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge de l’abus ait prononcé (1. Conseil d’État, 18 août 1856, Régnier. — Cf. 22 février 1837, Isnard; 29 mars 1851, Audierne. Le Conseil d’État (1er février 1878, Bruniquel) n’a cependant pas pensé qu’il dût renvoyer au juge de l’abus la question de savoir si le ministre des cultes avait pu, sur la proposition d’un synode protestant, suspendre un pasteur et partager son traitement avec le suffragant. Mais il convient de remarquer : d’une part, que le synode n’avait émis qu’un ouïs, et que la décision émanait du ministre des cultes ; d’autre part, que le pasteur avait été régulièrement destitué par un décret ultérieur approuvant la révocation prononcée par le consistoire. A la vérité, celte révocation était elle-même attaquée comme ayant été faite sans ravis du conseil presbytéral ; le Conseil d’État a cru pouvoir rejeter ce moyen sans en réserver l’examen au juge de l’abus. Cette dernière solution peut être discutée au point de vue des compétences, car d’après les articles organiques des cultes protestants (art. 6), le Gouvernement s’est réservé de connaître, comme juge de l’abus, « de toutes entreprises des ministres du culte et de toutes dissensions qui pourront s’élever entre ces ministres ».).
Il peut arriver aussi que la décision de l’autorité ecclésiastique intervienne dans une matière mixte, où le caractère administratif domine et dont le contentieux ressortit à la juridiction administrative : telles sont les élections des membres des conseils presbytéraux de l’Église réformée. Ces élections sont des opérations administratives, dont les résultats peuvent être l’objet de recours devant le ministre des cultes et devant le Conseil d’État ; d’un autre côté, elles peuvent être soumises à certaines conditions d’ordre religieux fixées par l’autorité ecclésiastique. Si la contestation porte sur la légalité des décisions qui ont fixé les conditions religieuses de l’électorat, le Conseil d’État au contentieux est-il compétent pour connaître de ce grief, ou doit-il en réserver l’examen au juge de l’abus?
La question a été implicitement résolue dans ce dernier sens par un arrêt du 11 août 1866 (Église réformée de Paris), où on lit : « que si l’autorité civile peut déterminer les conditions civiles et [93] administratives de l’électoral, c’est aux églises seules qu’il appartient de régler et de reconnaître les justifications et les garanties religieuses ». D’après un autre arrêt du 22 décembre 1869 (consistoire de Caen), si les églises entreprennent sur les droits de l’autorité civile ou des fidèles, par leurs décisions sur les conditions religieuses de l’électorat, ce n’est pas au ministre des cultes ni au Conseil d’État statuant au contentieux, mais au Gouvernement en Conseil d’État qu’il appartient de connaître des réclamations, et de supprimer, s’il y a lieu, des décisions abusives.
Sur ce dernier point cependant, la jurisprudence paraît s’être modifiée : un arrêt au contentieux du 23 juillet 1880 (Gâches), statuant sur des réclamations formées contre des élections de conseils presbytéraux, et fondées sur l’illégalité des conditions religieuses imposées par le consistoire, a décidé que ces conditions avaient constitué un changement à la discipline et que, par suite, elles devaient être tenues pour non avenues, comme n’ayant pas reçu l’approbation du Gouvernement prévue par l’article 5 de la loi organique des cultes protestants. Le Conseil d’État paraît s’être ici inspiré de la jurisprudence qui reconnaît au juge de l’élection la compétence la plus large pour apprécier toutes les circonstances et toutes les décisions capables d’exercer une influence sur la validité des opérations électorales. Peut-être aurait-il hésité davantage s’il avait été appelé à apprécier directement, comme en 1869, des décisions de consistoires ayant un caractère religieux.
On voit que ces questions sont très délicates et que la limite est parfois difficile à tracer entre la compétence de la juridiction contentieuse et celle du juge de l’abus ; mais cette limite n’en existe pas moins et il convient de la rechercher dans chaque espèce, pour éviter toute confusion entre la juridiction qui appartient au Conseil d’État statuant au contentieux et celle que le Gouvernement s’est réservée en matière d’abus.
Du cas où la décision abusive émane d’une autorité administrative. —L’abus civil consiste, comme nous l’avons vu, dans une espèce particulière d’excès de pouvoir commis par une autorité administrative au préjudice de l’autorité religieuse. On pourrait en conclure que le Conseil d’État au contentieux, juge de tous [94] les excès de pouvoirs commis par les autorités administratives, est compétent pour annuler les décisions entachées d’abus civil.
Mais il y a à cela une double objection : d’une part, les excès de pouvoir constituant un abus civil, par cela seul qu’ils portent atteinte au droit public ecclésiastique, sont déférés au juge de l’abus par l’article 7 des organiques ; d’un autre côté, il est admis en jurisprudence que le recours pour excès de pouvoir formé contre un acte administratif cesse d’être recevable, lorsque la partie peut obtenir satisfaction au moyen d’un autre recours institué par la loi.
C’est pourquoi les deux arrêts précités du 22 décembre 1876 (Badaroux) et du 23 mai 1879 (évêque de Fréjus) ont décidé qu’un arrêté interdisant les processions « n’est pas susceptible d’être déféré au Conseil d’État par la voie du recours pour excès de pouvoir, sauf le recours pour abus qui compète à toute personne intéressée, en vertu des articles 7 et 8 de la loi du 18 germinal an X, contre tout acte de l’autorité civile qui porterait atteinte à l’exercice public du culte et à la liberté que les lois et règlements garantissent à ses ministres ».
Il ne faudrait pourtant pas étendre outre mesure la portée de cette jurisprudence et refuser au Conseil d’État statuant au contentieux la connaissance de toute question touchant à l’administration ou à la police des cultes. Pour que le recours pour abus exclue le recours pour excès de pouvoir, il faut que le grief dirigé contre la décision d’une autorité civile soit bien de ceux que l’article 7 des organiques a prévus comme des cas d’abus civils, il faut qu’on reproche à cet acte « une atteinte portée à l’exercice public du culte ou à la liberté que les lois et règlements assurent à ses ministres ».
Mais il en serait autrement s’il s’agissait de décisions intéressant le temporel du culte, le traitement de ses ministres, leur logement, ou la part d’autorité qui appartient au pouvoir civil dans la collation ou le retrait des fonctions ecclésiastiques. Dans ce cas, l’article 7 des organiques ne serait pas applicable, il n’y aurait pas lieu à recours pour abus, et le recours contentieux serait recevable. Aussi le Conseil d’État a-t-il toujours admis qu’on peut lui déférer pour excès de pouvoir : — des décrets sanctionnant la destitution [95] de curés, de chanoines, d’aumôniers, de pasteurs (1. Conseil d’État, 29 mars 1851, Audierne ; — 18 août 1856, Régnier; — 20 juin 1867, Roy. — Cf. 1er février 1878, Bruniquel. Les destitutions de titulaires ecclésiastiques peuvent donner lieu à deux sortes de recours : recours pour abus contre la sentence de déposition ou d’interdiction prononcée par l’autorité ecclésiastique, recours pour excès de pouvoir contre le décret qui la rend exécutoire quant à ses effets civils. Il est évident que la légalité du décret dépend de la légalité de la sentence épiscopale ; si celle-ci est déclarée abusive, ou bien si elle est infirmée en appel par le métropolitain, ou bien enfin si elle est mise à néant par le souverain pontife en vertu d’un bref dûment enregistré, le décret doit être rapporté ou annulé, car le Gouvernement ne peut pas révoquer de sa propre autorité un titulaire ecclésiastique inamovible. Il y a donc un grand intérêt à ce que la situation du titulaire révoqué soit fixée au point de vue canonique quand le décret qui la sanctionne est attaqué par la voie contentieuse, ou même quand il est soumis à la signature du Chef de l’État. Dans le premier cas, le Conseil d’État doit surseoir jusqu’à ce qu’il ait été statué sur l’appel au métropolitain ou sur le recours pour abus ; dans le second, le Gouvernement doit impartir un délai pendant lequel l’appel ou le recours pourront être formés et jugés. D’anciens usages ont fixé ce délai à deux mois pour l’appel au métropolitain, mais il n’en existe pas pour le recours pour abus, de sorte que le Gouvernement peut être appelé à sanctionner, par un décret de destitution civile, une déposition ecclésiastique qu’il peut être appelé à annuler comme juge de l’abus. Les graves difficultés qui peuvent naître de cet état de choses ont été signalées au Gouvernement par un avis du Conseil d’État du 19 juin 1851 (Bégoule), ainsi conçu : « Le Conseil d’État qui, sur le rapport du comité de l’intérieur, a pris connaissance d’un projet de décret ayant pour objet de rejeter le recours pour abus formé par le sieur Bégoule contre une ordonnance de l’évêque d’Agen qui l’a destitué de son titre curial; — considérant que dans l’affaire qui fait l’objet du présent projet de décret, ainsi que dans les affaires du même genre dont le Conseil a été récemment saisi, les décisions épiscopales attaquées ont été approuvées par le Président de la République avant que les recours aient été formés; — que la marche suivie dans ces affaires pourrait rendre illusoire le droit de recours comme d’abus ; — qu’en effet, l’approbation donnée à la décision épiscopale permet de nommer un nouveau titulaire qui, par le fait même de sa nomination, se trouve lui-même revêtu d’un titre inamovible ; que dès lors le titulaire dépossédé ne pourrait être remis en possession alors même que son recours serait admis ; — que, d’un autre côté, les recours dirigés contre la décision du pouvoir ecclésiastique par la voie d’appel comme d’abus auraient implicitement pour effet d’atteindre l’acte confirmatif émané du Chef du Gouvernement; — que déjà en 1844, le comité de l’intérieur, dans un avis en date du 30 juillet, avait signalé ces inconvénients, et indiqué la nécessité de fixer un délai dans lequel le titulaire dépossédé aurait la faculté de se pourvoir, et pendant lequel il conviendrait d’ajourner la mesure que le Gouvernement croirait devoir prendre au sujet de la décision attaquée ; — qu’aujourd’hui les délais consacrés par les anciens usages sont observés pour l’appel de la décision épiscopale devant le métropolitain ; que si ces mêmes délais étaient suivis pour le recours à exercer devant le Conseil d’État, les inconvénients ci-dessus signalés seraient évités ; — qu’il suffirait de n’approuver la déposition d’un titulaire ecclésiastique qu’après s’être assuré : 1° que la décision métropolitaine lui a été régulièrement notifiée ; 2° que le délai du recours est expiré sans que le recours ait été formé, ou, dans le cas contraire, que le recours a été rejeté; est d’avis qu’il y a lieu, tout en adoptant le projet de décret, d’appeler l’attention de M. le ministre de l’instruction publique et des cultes sur les observations qui précèdent. ») ; — des décrets portant modification ou suppression de circonscriptions [96] paroissiales (1. Conseil d’État, 1878, Sortais ; 11 mai 1883, conseil de fabrique du Pescher.) ; — des décrets supprimant des chapelles non autorisées ; — des arrêtés ministériels approuvant ou réformant des délibérations de synodes ou de consistoires (2. Conseil d’État, 22 décembre 1869, consistoire de Caen ; — 1er février 1878, Bruniquel.) ; — des décrets relatifs à l’administration de caisses diocésaines et de maisons de retraite ecclésiastiques (3. Conseil d’État, 9 février 1883, évêque de Versailles.) ; — des arrêtés réglant l’usage des cloches (4. Conseil d’État, 8 août 1882, Pergod.), etc.
A peine est-il besoin d’ajouter que les ministres du culte, dont la liberté sacerdotale est garantie par l’article 7 de la loi de germinal an X, sont uniquement les membres du clergé séculier. Les mesures prises à l’égard des congrégations religieuses peuvent, s’il y a lieu, faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, mais elles ne peuvent jamais être déférées pour abus par application de l’article 7.
III. —INFLUENCE DU RECOURS POUR ABUS SUR LES POURSUITES JUDICIAIRES.
Peu de textes ont prêté à autant de controverses que l’article 8 des organiques, d’après lequel « le fonctionnaire public, l’ecclésiastique ou la personne qui voudra exercer le recours adressera un mémoire au conseiller d’État chargé de toutes les affaires « concernant les cultes… et, sur son rapport, l’affaire sera suivie et définitivement terminée en la forme administrative ou renvoyée, selon l’exigence des cas, aux autorités compétentes ». Le rapport de Portalis explique ainsi cette disposition : « Le Gouvernement décide si l’affaire continuera d’être suivie dans la forme administrative, ou si elle sera renvoyée sur les lieux aux autorités compétentes. Cette dernière disposition était nécessaire ; car il peut y avoir des circonstances où il ne s’agisse pas seulement d’un abus, mais d’un délit ; [97] lit ; et dans ces cas la forme administrative doit cesser, parce qu’elle deviendrait insuffisante. Le recours au Conseil d’État ne compète que pour les occasions seulement qui donnaient autrefois lieu à l’appel comme d’abus. »
On s’est demandé si, en vertu de ce texte, un décret d’abus peut déclarer d’office qu’il y a lieu à des poursuites à fin pénale, — ou tout au moins s’il peut autoriser le ministère public ou la partie intéressée à exercer ces poursuites. On s’est aussi demandé si, au cours de poursuites intentées pour infraction à un règlement de police, l’inculpé peut soulever une question préjudicielle d’abus tirée de ce que le règlement auquel il aurait contrevenu serait entaché d’abus civil.
Examinons successivement ces questions.
Des poursuites ordonnées d’office. — Était-il dans la pensée du législateur de l’an X de donner au Gouvernement en Conseil d’État le droit de provoquer lui-même des poursuites contre l’ecclésiastique ou le fonctionnaire dont l’acte serait à la fois abusif et délictueux? Nous pensons que l’article 8 lui donnait ce droit. Si anormale qu’une telle initiative puisse paraître de nos jours, elle n’excédait pas les pratiques admises à cette époque. Un décret du 23 janvier 1811, qui interdit la publication et l’exécution d’un bref du pape, comme contraire aux lois de l’empire et à la discipline ecclésiastique, contient la disposition suivante : « Ceux qui seront prévenus d’avoir, par des voies clandestines, provoqué, transmis ou communiqué ledit bref seront poursuivis devant les tribunaux et punis comme de crimes tendant à troubler l’État… Nos ministres de la justice, de la police et des cultes sont chargés de l’exécution du présent décret. » On sait aussi que l’Empereur alla plus d’une fois jusqu’à frapper lui-même d’internement ou d’exil des membres du clergé accusés d’insoumission. On peut donc admettre que le législateur de l’an X, en ouvrant des voies moins arbitraires à l’autorité du chef de l’État, a cependant voulu lui permettre de décerner, en son Conseil, des ordres de poursuites analogues aux injonctions qui peuvent être adressées aux procureurs généraux par le ministre de la justice.
L’existence de ce droit a paru reconnue par le ministre des cultes [98] dans une affaire d’abus soumise au Conseil d’État en 1883 ; il se demandait s’il n’y avait pas lieu de provoquer contre un membre de l’épiscopat, par une disposition spéciale du décret d’abus, l’application de certaines dispositions du Code pénal. Dans un savant rapport présenté sur cette affaire, le regretté M. P. Collet, président de la section de l’intérieur, tout en reconnaissant que l’article 8 pouvait servir d’appui à de telles conclusions, émettait l’avis qu’il ne devait plus recevoir cette application sous la Constitution qui nous régit : — « Si l’on se rappelle, disait-il, le rôle que le Conseil d’État, présidé par le premier Consul, était appelé à jouer dans l’administration d’après la Constitution de l’an VIII, on comprendra que Portalis ait pu confondre sous une même appellation le Gouvernement et le Conseil d’État. Notre régime constitutionnel actuel ne comporte plus cette confusion. Le Gouvernement est responsable devant les Chambres. Votre section n’a pas admis que le Conseil d’État pût ordonner d’office une poursuite criminelle. De deux choses l’une, en effet: si cet ordre devait être exécuté, il pourrait être, en certains cas, dangereux et inopportun, et exposer le Gouvernement à des difficultés dans le pays et dans le Parlement. Si, au contraire, l’ordre restait inexécuté, il accuserait un dissentiment fâcheux… Nous n’avons pas besoin de rappeler que le ministère public conserve son indépendance et que le silence de notre décision ne sera pas plus une renonciation au droit de poursuivre que le renvoi ne constituerait la mise en mouvement de l’action publique (1. Rapport de M. le président P. Collet sur un recours pour abus formé contre les évêques d’Annecy et autres, jugé par décret du 9 juin 1883. (Archives du Conseil d’État 1883, n° 450 des imprimés.)). »
Autorisation de poursuites. — Si le renvoi aux tribunaux ne peut pas être ordonné d’office, doit-il du moins être autorisé par le Conseil d’État ? Et le défaut d’autorisation constituerait-il une fin de non-recevoir opposable aux poursuites du ministère public ou des particuliers ? — On sait quelles controverses se sont élevées à ce sujet ; elles ont longtemps duré, et elles ont même abouti, pendant plusieurs années, à une dissidence marquée entre la jurisprudence [99] de la Cour de cassation et celle du Conseil d’État. Mais cette dissidence a heureusement pris fin en 1888.
Nous n’entrerons pas dans la discussion approfondie des opinions que d’éminents jurisconsultes ont défendues en sens contraire. Nous nous bornerons à rappeler les différentes phases de la jurisprudence administrative et judiciaire.
Jusqu’en 1861, l’article 8 des organiques a été interprété, par la Cour de cassation et par le Conseil d’État, comme subordonnant à l’autorisation du Gouvernement toute poursuite dirigée contre un ministre du culte à l’occasion de ses fonctions, soit par le ministère public, soit par des particuliers usant du droit de citation directe. L’article 8 de la loi du 18 germinal an X constituait ainsi, pour les membres du clergé, une garantie analogue à celle qui résultait de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII pour les fonctionnaires civils.
En 1861, la Cour de cassation a inauguré une distinction, dans laquelle elle a persisté depuis lors, entre l’action du ministère public et celle des particuliers : elle a décidé que la première peut s’exercer sans autorisation préalable, mais que la seconde y reste soumise. Cette distinction a été ainsi expliquée dans l’arrêt de la Chambre criminelle du 10 août 1861 (Lhèmeaux) : — «… aucune disposition des articles susénoncés (art. organ. 6 à 8) ne porte que les ecclésiastiques ne devront jamais être traduits pour des crimes ou délits relatifs à leurs fonctions devant les tribunaux ordinaires de répression sans avoir été préalablement déférés au Conseil d’État ; on objecterait vainement qu’il suffit que l’abus soit contenu dans le délit pour que le fait doive être soumis à la juridiction chargée de déclarer les abus, car il est contraire à tous les principes que, lorsqu’un fait constitue tout à la fois un manquement disciplinaire et un délit, le tribunal disciplinaire doive connaître du fait préalablement et préférablement au tribunal chargé de réprimer le délit : il faudrait une disposition spéciale et formelle qui, par dérogation au droit commun, imposât ce recours préalable même au cas de délit ou de crime… »
Après avoir ainsi décidé que l’autorisation du Conseil d’État n’est pas nécessaire au ministère public, la Chambre criminelle s’efforçait d’établir que cette autorisation est toujours nécessaire [100] aux particuliers : — « … Il est vrai, poursuit l’arrêt, qu’énumérant dans l’article 6 tous les cas d’abus, le législateur y a expressément rangé toute entreprise ou procédé qui, dans l’exercice du culte, peut compromettre l’honneur des citoyens ou troubler arbitrairement leur conscience ; une telle disposition, protectrice de l’honneur et de la considération de la vie privée, a pour effet d’atteindre même le délit de diffamation lorsque, se confondant avec l’acte de la fonction ecclésiastique, la diffamation vient à se produire en chaire et demeure inséparable de l’abus proprement dit ; dans les cas de cette nature, il appartient à la sagesse du législateur de mettre une barrière au-devant de l’action privée et de la soumettre, préalablement à la poursuite devant les tribunaux répressifs, à l’examen et à l’appréciation du Conseil d’État. »
Cette distinction entre les poursuites du ministère public et celles des particuliers a été critiquée à la fois par les partisans et par les adversaires du système de l’autorisation préalable (1. Voy. notamment les critiques de M. Faustin Hélie (Traité de l’instruction criminelle, t. II) et celles de M. Batbie (Droit public et administratif, t. III).). Tous ont dit qu’il fallait opter dans un sens ou dans l’autre. De deux choses l’une, en effet : ou bien le « renvoi aux autorités compétentes », prévu par l’article 8 des organiques, doit s’entendre d’un renvoi devant les tribunaux, ou bien il n’a pas cette signification ; dans le premier cas, il doit s’appliquer à toutes les poursuites, quels qu’en soient les auteurs ; dans le second, il ne doit s’appliquer à aucune. La disposition, quel que soit son véritable sens, ne peut pas être scindée. Mais en dépit de ces objections, la Cour de cassation persista dans sa jurisprudence.
Elle y persista également, malgré un argument que les adversaires de toute autorisation préalable croyaient pouvoir tirer du décret-loi du 19 septembre 1870 qui, après avoir abrogé l’article 75 de la Constitution de l’an VIII, abroge en outre « toutes les dispositions de lois générales ou spéciales ayant pour but d’entraver les poursuites dirigées contre les fonctionnaires publics de tout ordre ». A cette objection nouvelle la Cour de cassation a répondu que les ministres du culte ne sont pas des fonctionnaires, et que le décret du 19 septembre 1870 ne leur est pas applicable (2. Crim. rej. 25 mars 1880.).
[101] Pendant la période que nous venons de résumer, quelle a été la jurisprudence du Conseil d’État ? Jusqu’en 1880, elle n’a jamais varié ; elle est restée conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation antérieure à 1861 ; elle a continué d’admettre l’autorisation des poursuites, sans distinguer si elles étaient engagées par le ministère public ou par un simple particulier. Aussi le Conseil d’État n’a-t-il pas cessé, même après l’arrêt de 1861, et jusqu’en 1880, de statuer sur les demandes d’autorisation qui lui étaient soumises par les magistrats du ministère public non ralliés à la jurisprudence de la Cour suprême.
En même temps qu’il interprétait ainsi la disposition de l’article 8 des organiques, relative au renvoi devant les autorités compétentes, le Conseil d’État la combinait avec la disposition du même article, portant que l’affaire peut être terminée administrativement. En conséquence, il procédait ainsi : — ou bien il accordait l’autorisation, et il s’abstenait alors de déclarer l’abus afin de ne pas créer un préjugé défavorable à l’inculpé (1. Décrets sur abus : 1er octobre 1858, Dubois ; — 1er décembre 1860, Mercier ; — 4 juillet 1862, d’Armaillé ; — 10 juillet 1869, Claveau ; — 12 décembre 1876, Maréchal.) ; — ou bien il déclarait que le fait incriminé n’était pas établi, ou n’avait aucun caractère abusif ou délictueux (2. 11 avril 1873, Larroque ; — 2 janvier 1874, Chenais.), — ou il reconnaissait que le fait était répréhensible, mais qu’il n’y avait lieu ni à déclaration d’abus, ni à poursuite, à raison des réparations offertes ou des regrets spontanément exprimés par l’inculpé (3. Décrets sur abus : 13 juin 1856, Guibert ; — 16 août 1860, Revellat ; — 21 juillet 1866, Lacube ; — 20 novembre 1867, Desmons; — 26 décembre 1868, Mérac.) ; — ou bien enfin, tout en reconnaissant le bien-fondé de la plainte, il se bornait à déclarer l’abus et terminait l’affaire administrativement (4. Décrets sur abus : 18 mai 1859, Lecamus ; 13 décembre 1864, Davout ; — 17 juin 1865, Blaize ; — 26 décembre 1878, Ducroux.).
Le Conseil d’État exerçait ainsi de la manière la plus large, la plus pondérée, quelquefois la plus indulgente, le haut-arbitrage dont il estimait être investi par la loi.
Mais un moment est venu où il a eu des doutes sur la légalité et sur la légitimité de cet arbitrage, tant à l’égard du ministère public que des parties lésées qui demandaient à recourir aux tribunaux.
[102] Il faut bien le reconnaître : du jour où la Cour de cassation, renonçant à une jurisprudence demi-séculaire, a cru devoir, en 1861, dispenser le ministère public de la nécessité de l’autorisation, elle a porté à l’unité du système et à la tradition, une atteinte à laquelle le principe même de l’autorisation devait succomber tôt ou tard ; elle ne pouvait pas empêcher qu’on ne se posât, au sein du Conseil d’État comme ailleurs, ces questions auxquelles elle n’a jamais fait de réponse satisfaisante : pourquoi traiter différemment les poursuites du parquet et celles des parties lésées ? Pourquoi entre deux actions que le Code d’instruction criminelle a mises sur le même rang, en matière correctionnelle, affranchir l’une et entraver l’autre ?… Ajoutez à cela que le décret du 19 septembre 1870 en supprimant l’autorisation préalable à l’égard de tous les fonctionnaires civils, faisait plus vivement ressortir le privilège conservé aux ministres du culte à l’égard des parties lésées. Toutes ces causes réunies ont déterminé, en 1880, un important revirement de la jurisprudence du Conseil d’État.
Ce revirement s’est opéré par trois décrets sur abus du 17 août 1880 (Pineau, Humeau, Ogerdias) qui déclarent qu’il n’y a pas lieu de statuer sur des demandes en autorisation de poursuites formées contre des desservants par le ministère public pour infractions à des arrêtés interdisant des processions. On lit dans ces décrets : — « En ce qui touche l’autorisation de poursuites : considérant qu’en spécifiant dans les articles 6 et 7 les divers cas d’abus, la loi du 18 germinal an X n’a eu ni pour but ni pour effet d’édicter des garanties, en faveur des ecclésiastiques, pour ceux de leurs actes qui tomberaient sous l’application des lois pénales. »
Bien que cette rédaction reproduite dans un décret Maunier du 9 juillet 1881 et dans cinq autres décrets du même jour, ne visât que des poursuites intentées par le ministère public, la généralité de ses motifs indiquait suffisamment que le système adopté par le Conseil d’État n’était pas celui de la Cour de cassation, mais celui des jurisconsultes qui s’étaient prononcés pour la liberté des poursuites. D’ailleurs, les derniers doutes furent bientôt dissipés par un décret du 17 mars 1881 (Bertheley), qui n’était pas moins explicite en ce qui touche les demandes d’autorisation formées par les parties lésées : — « Considérant, dit ce décret, que la demande des [103] époux Bertheley, dans la forme où elle est présentée, tend à obtenir, à raison de faits de violence et d’injures dont le desservant de Sevrey se serait rendu coupable, l’autorisation de le poursuivre devant le tribunal de police correctionnelle ; considérant que la nécessité d’une pareille autorisation ne résulte d’aucun texte de loi ; que les particuliers ont, aussi bien que le ministère public, le droit de poursuivre directement les ministres du culte devant les tribunaux de droit commun… » Cette jurisprudence s’est affirmée dans les mêmes termes, par des décrets du 17 janvier 1883 (Gourmelon) et du 3 août 1884 (Bac).
De son côté, la Cour de cassation, persistant dans sa jurisprudence, a déclaré de nouveau par un arrêt du 19 avril 1883 (Gilède) que la poursuite, libre pour le ministère public, reste soumise à autorisation pour les particuliers : — « Attendu que la seule restriction au droit de poursuite est contenue dans l’article 6 qui range dans les cas d’abus les entreprises ou procédés qui, dans l’exercice du culte, peuvent compromettre l’honneur des citoyens…, mais que cette restriction, qui a pour résultat de soumettre la plainte des particuliers à l’appréciation préalable du Conseil d’État, ne concerne que l’action privée… »
La dissidence était donc aussi accentuée que possible entre la Cour de cassation et le Conseil d’État, du moins en ce qui touche l’action des particuliers. De là un danger sérieux, celui de paralyser le cours de la justice : en effet, si l’autorité judiciaire saisie de la poursuite déclare qu’elle ne peut pas la juger sans l’autorisation du Conseil d’État, et si, de son côté, le Conseil d’État décide qu’il ne lui appartient pas de donner cette autorisation, la poursuite reste sans juge. Ce danger fut signalé au Gouvernement par une note délibérée par l’assemblée générale du Conseil d’État et jointe au décret Gourmelon du 17 janvier 1883 : — « Ce désaccord, disait la note, crée pour le présent une situation préjudiciable aux particuliers qui sont empêchés de poursuivre devant les tribunaux de droit commun les réparations auxquelles ils prétendent avoir droit, et il peut amener dans l’avenir un véritable désordre, puisque le cours de la justice se trouverait arrêté… Il mérite d’attirer dès aujourd’hui l’attention du Gouvernement. »
[104] Mais cet appel discret à l’intervention du législateur ne fut pas entendu. Quoi de plus rare, d’ailleurs, dans notre histoire législative, qu’un projet de loi destiné à résoudre des difficultés juridiques nées de l’obscurité de la loi ou des variations de la jurisprudence? N’est-ce pas plutôt aux tribunaux qui constatent ces difficultés à y mettre fin par des solutions conciliantes? C’est ce qui s’est produit, dans cette occasion, d’abord par une jurisprudence commune que le Conseil d’État et la Cour de cassation ont adoptée au sujet des questions préjudicielles d’abus, puis par une franche évolution de jurisprudence que la Cour de cassation a accomplie en 1888, et par laquelle elle s’est ralliée à la doctrine du Conseil d’État.
Indiquons brièvement ces deux dernières phases de la controverse.
Jurisprudence intermédiaire sur les questions préjudicielles d’abus. — La Cour de cassation a admis de tout temps que la loi de germinal an X permet aux parties de soulever devant les tribunaux des questions préjudicielles d’abus, qui ont beaucoup d’analogie avec les questions préjudicielles d’interprétation ou de validité des actes administratifs, qui s’élèvent au cours d’un débat judiciaire.
Supposons, par exemple, qu’un ecclésiastique, poursuivi pour infraction à un arrêté de police, qu’il croit contraire au libre exercice du culte, soutienne devant le tribunal de répression que cet arrêté est entaché d’abus civil et qu’il doit être tenu pour non avenu ; la Cour de cassation décide que c’est là une question préjudicielle qui doit être résolue avant tout jugement sur la contravention, et qui ne peut l’être que par le juge de l’abus. Cette jurisprudence, qui s’était affirmée à l’époque où la Cour de cassation ne faisait pas encore de distinction entre les poursuites du ministère public et celles des particuliers (1. Crim. rej. 25 septembre 1835 ; 12 mars 1840. — Voy. Faustin Hélie, Instruction criminelle, t. II.), a été maintenue et confirmée depuis que l’arrêt du 10 août 1861 a établi cette distinction (2. Voy. deux arrêts de cassation de la chambre criminelle du 5 décembre 1878 ; deux autres du 25 mars 1880 ; et, en outre, les arrêts de rejet du 26 mai 1882 et du 19 avril 1883.). Elle est [105] d’autant plus digne de remarque, qu’elle déroge à la doctrine que la Cour suprême a toujours appliquée lorsqu’il s’agit de poursuites exercées, en vertu de l’article 471, § 15, du Code pénal, pour contravention à un règlement administratif argué d’illégalité : dans ce cas il n’y a jamais de question préjudicielle d’interprétation ou de validité de l’acte administratif, parce que l’autorité judiciaire a qualité pour rechercher elle-même si l’acte administratif est légal et obligatoire.
La question préjudicielle ne surgit que si l’illégalité alléguée, en la supposant établie, revêt le caractère d’un abus ; c’est alors au Gouvernement en Conseil d’État, à l’exclusion des tribunaux judiciaires, qu’il appartient d’apprécier ce grief, et ces tribunaux doivent surseoir jusqu’à ce qu’il se soit prononcé.
Le Conseil d’État s’est toujours associé à cette jurisprudence. Bien qu’il se déclare incompétent, depuis 1880, sur les demandes d’autorisation de poursuite, il a continué de se reconnaître compétent sur les questions préjudicielles d’abus (1. Décrets sur abus : 17 août 1880, Pineau ; — 4 août 1886, Lehu ; — 20 janvier 1887, préfet du Var.).
La jurisprudence administrative et judiciaire étant d’accord sur la recevabilité de la question préjudicielle d’abus, en matière d’abus civil, on voit quel parti on a pu en tirer dans les questions d’abus ecclésiastique, pour sortir de l’impasse où l’on se trouvait engagé. Le Conseil d’État, qui déclinait sa compétence devant des demandes d’autorisation, ne pouvait pas la décliner devant des recours pour abus. Il devait donc suffire, pour remettre les poursuites en état d’être jugées, que les demandes d’autorisation se transformassent en recours pour abus, ou en questions préjudicielles d’abus, et que le Conseil d’État et la Cour de cassation consentissent chacun de leur côté à cette transformation. C’est ce qui a été fait. Le Conseil d’État a d’abord montré quelque répugnance à juger des recours pour abus formés au cours d’instances engagées pour diffamation ou voies de fait, et provoqués par un jugement de sursis ; il a dit que c’était là une demande d’autorisation déguisée dont il ne pouvait pas connaître (2. 17 mars 1881, Bertheley ; — 3 août 1884, Bac.). Mais bientôt [106] il s’est départi de cette rigueur, qui risquait de lui faire méconnaître non seulement sa compétence, mais aussi celle des tribunaux judiciaires.
En effet, le Conseil d’État n’a pas à contrôler les décisions judiciaires qui lui renvoient, même à tort, des questions préjudicielles ; il doit voir ces questions en elles-mêmes, et les juger toutes les fois qu’elles relèvent de sa compétence : or les questions d’abus, qu’elles soient introduites devant lui sur l’initiative des parties et sous forme d’action principale, ou bien à l’instigation d’un tribunal judiciaire et sous forme de questions préjudicielles, sont toujours des questions d’abus : d’où il suit que le Conseil d’État ne peut refuser d’en connaître.
Ces considérations ayant prévalu, le Conseil s’est reconnu juge des recours pour abus formés devant lui, à la suite de jugements de sursis, même quand ces jugements affirmaient la nécessité d’une autorisation. Plusieurs décrets sur abus ont été rendus dans ces conditions en 1886 et en 1887 (1. Décrets sur abus : 7 juillet 1886, Gros ; — 19 juillet 1886, Amblard ; — 20 janvier 1887, commune de Meulin ; — 13 août 1895, abbé Lesage ; — même date, abbé Liénard.).
De son côté, l’autorité judiciaire n’a pas hésité à considérer les décrets qui prononcent l’abus contre un ecclésiastique, au cours de poursuites correctionnelles engagées contre lui, comme produisant les mêmes effets qu’une autorisation de poursuites au point de vue de la régularité de la procédure (2. Voy. l’arrêt de la chambre criminelle du 31 mars 1881 (abbé Humeau) et les conclusions de M. le procureur général Bertauld.).
Jurisprudence nouvelle de la Cour de cassation depuis 1888. — Le désaccord qui subsistait entre la Cour de cassation et le Conseil d’État sur la question d’autorisation de poursuites, avait été atténué au point de vue pratique, mais non effacé au point de vue doctrinal par la jurisprudence que nous venons de rapporter. En droit, la Cour de cassation maintenait la nécessité de l’autorisation préalable déclarée inutile par le Conseil d’État ; mais en fait on transigeait, en assimilant à une autorisation de poursuites, la déclaration d’abus prononcée par le Conseil d’État, soit directement, soit sur le renvoi d’une question préjudicielle d’abus.
[107] L’accord doctrinal s’est fait à son tour, entre les deux hautes juridictions par deux arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation (2 juin 1888, abbé Cuilhé, et 3 août 1888, Chantereau), qui ont adopté la jurisprudence établie par le Conseil d’État en 1880, ont abandonné la distinction faite par la Cour, depuis 1861, entre les poursuites du ministère public et celles des particuliers, et ont décidé que ces dernières sont dispensées, elles aussi, de toute autorisation préalable (1. Cette jurisprudence avait été devancée par celle de plusieurs cours d’appel qui s’étaient ralliées, depuis 1880, à la doctrine du Conseil d’État, notamment de la cour de Pau dont l’arrêt Cuilhé, du 15 mars 1888, avait donné lieu au pourvoi rejeté par l’arrêt précité de la Cour de cassation. — Cf. dans le même sens : Nîmes 29 juin 1888. En sens contraire : Rennes 30 novembre 1887 (Chantereau), dont l’arrêt a été cassé par celui de la chambre criminelle du 3 août 1883.).
On lit dans ces arrêts « que la loi organique du 18 germinal an X a eu pour objet, dans ses articles 6, 7 et 8, de créer une juridiction chargée de connaître des cas d’abus imputés aux supérieurs et autres personnes ecclésiastiques ; mais qu’aucune disposition des articles susénoncés ne porte que les ecclésiastiques ne pourront être traduits, soit par le ministère public, soit par les particuliers pour des délits relatifs à leurs fonctions, devant les tribunaux ordinaires de répression, sans avoir été préalablement déférés au Conseil d’État…, qu’il est impossible d’admettre que lorsqu’un fait constitue à la fois un manquement disciplinaire et un délit, le tribunal disciplinaire doive connaître du fait préalablement et préférablement au tribunal chargé de statuer sur le délit ; qu’il faudrait une disposition spéciale et formelle qui, par dérogation au droit commun, imposât ce recours préalable en cas de délit ; que cette disposition n’existe ni à l’égard du ministère public, ni en ce qui concerne l’action de la partie civile… »
L’accord qui s’est ainsi fait entre la jurisprudence de la Cour de cassation et celle du Conseil d’État rend-il désormais sans application la jurisprudence établie sur les questions préjudicielles d’abus? — Il faut distinguer, selon que ces questions auraient pour objet un cas d’abus ecclésiastique ou d’abus civil.
Dans les cas d’abus ecclésiastique, nous avons vu que le jugement par le Conseil d’État d’une question préjudicielle d’abus était un moyen de satisfaire, par une sorte d’équivalent, à la jurisprudence [108] judiciaire qui exigeait une autorisation de poursuites. Cette autorisation cessant d’être exigée depuis les arrêts de 1888, aussi bien pour les poursuites des particuliers que pour celles du ministère public, la question préjudicielle d’abus ecclésiastique n’aurait évidemment plus de raison d’être.
Si cependant quelque décision judiciaire, non conforme à la nouvelle jurisprudence de la Cour suprême, réservait une question préjudicielle d’abus ecclésiastique, le Conseil d’État, compétent sur cette question, devrait y statuer, comme il le faisait avant les arrêts de la Cour de cassation de 1888. Nous savons, en effet, que l’incompétence de la juridiction de renvoi est le seul motif qui puisse légalement lui permettre de décliner le jugement d’une question préjudicielle (1. Voy. tome 1er, p. 501 et suiv.).
Dans les cas d’abus civil, la question préjudicielle d’abus ne se rattache pas à l’idée d’autorisation préalable ; elle tend uniquement à donner satisfaction au principe de la séparation des pouvoirs en faisant résoudre par l’autorité compétente la question de savoir si l’acte administratif à qui l’on reproche cette illégalité particulière qu’on appelle l’abus civil, est ou non entaché de ce vice. Il n’y a là que l’application des règles générales sur la séparation des compétences, avec cette seule particularité que la question préjudicielle d’abus ressortit au Gouvernement en Conseil d’État, tandis que les autres questions de légalité et de validité d’actes administratifs ressortissent au Conseil d’État statuant au contentieux.
La jurisprudence adoptée en 1888 par la Cour de cassation n’a donc eu ni pour but, ni pour résultat de supprimer les questions préjudicielles d’abus civil, ainsi que la Cour elle-même l’a d’ailleurs décidé par des arrêts postérieurs à 1888, et notamment par son arrêt du 19 décembre 1891 (minist. publ. c. Borel).
IV. — RÈGLES DE PROCÉDURE
Quelles parties ont qualité pour former le recours. — D’après l’article 8 de la loi du 18 germinal an X, « le recours compétera [109] à toute personne intéressée ; à défaut de plainte particulière, il sera exercé par le préfet. »
Si ce texte avait en vue tous les cas d’abus, sa rédaction serait incomplète et inexacte. Il ne peut s’appliquer littéralement qu’aux recours formés par les particuliers, et non à ceux qui sont formés par le Gouvernement, lorsqu’il juge nécessaire de réprimer un empiétement de l’autorité ecclésiastique sur ses propres prérogatives.
Dans ce dernier cas, le recours compète en premier lieu au ministre des cultes. Le silence de l’article 8 à son égard s’explique par l’organisation particulière qu’avait, en l’an X, l’administration des cultes, confiée au conseiller d’État Portalis qui traitait directement les affaires religieuses avec le premier Consul. Mais depuis que les cultes ont été alternativement rattachées aux ministères de l’instruction publique, de la justice, ou de l’intérieur, il a toujours été reconnu que le ministre des cultes a qualité, avant les préfets, pour saisir le Conseil d’État. En fait, depuis la Restauration, c’est lui qui a exercé le recours dans les cas d’usurpation, d’excès de pouvoir, d’infraction aux lois fondamentales de l’État.
Dans ces cas, nous pensons que le recours du préfet ne serait recevable que s’il était formé en vertu d’une délégation du ministre ou tout au moins avec son autorisation ; on ne saurait admettre, en effet, que le Gouvernement fût engagé à son insu dans un recours intéressant ses prérogatives et qu’il estimerait mal fondé ou inopportun.
S’il s’agit d’abus commis au préjudice de particuliers, l’article 8 peut textuellement s’appliquer. Le droit de recours appartient tout d’abord aux parties lésées ; mais, si celles-ci gardent le silence, il peut être exercé d’office par le préfet. Le Gouvernement manquerait en effet à sa mission de protecteur s’il s’abstenait de réprimer « toute entreprise ou tout procédé qui, dans l’exercice du culte, peut compromettre l’honneur des citoyens, troubler arbitrairement leur conscience, dégénérer contre eux en oppression, en injure ou en scandale public ». Son intervention pourrait être d’autant plus nécessaire que les victimes de l’oppression auraient été plus intimidées et auraient hésité davantage à prendre l’initiative du recours. « Il est de droit naturel, disait à ce propos le rapporteur [110] de la loi de l’an X, que les parties intéressées puissent exercer le recours, il est de droit public et politique que les préfets puissent l’exercer d’office ; les préfets sont des magistrats qui ne doivent rester étrangers à aucun des objets qui peuvent intéresser la religion et l’État : ils remplacent, dans cette partie, les anciens procureurs généraux (1. Portalis, op. cit., p. 210.). »
Des particuliers auraient-ils qualité pour déférer un acte entaché d’empiétement sur la puissance civile, et qui atteindrait en même temps tout un groupe de fidèles dont ils prétendraient faire partie ? Si, par exemple, ainsi que le cas s’est présenté, un évêque menaçait de peines spirituelles les citoyens qui se conformeraient à certaines dispositions de lois ou de règlements, ceux-ci pourraient-ils se pourvoir en leur nom personnel ? Cela revient à se demander si tous les membres d’une même communion, domiciliés dans un diocèse ou dans une paroisse, seraient, en pareil cas, des personnes intéressées, dans le sens de l’article 8.
La question est délicate. Si l’on s’inspirait des règles admises en matière de recours pour excès de pouvoir, on pourrait la résoudre affirmativement : en effet, la jurisprudence admet que tous les membres d’une collectivité atteinte par une décision administrative arguée d’excès de pouvoir, par exemple les habitants d’une commune à qui un règlement de police impose des obligations illégales, ont qualité pour en demander l’annulation. Mais il nous semble très douteux que la qualification de « personne intéressée » puisse s’appliquer à tous les fidèles d’un diocèse ou d’une paroisse, alors même qu’ils ne sont ni nommés ni désignés dans l’acte abusif. Pour savoir s’ils sont réellement intéressés, on serait amené à rechercher s’ils sont des « fidèles » et si l’acte leur fait réellement grief ; or, de telles vérifications répugnent à l’esprit de notre législation ; d’un autre côté, si l’on n’en tenait pas compte, tout habitant pourrait se croire autorisé à agir au nom de la puissance publique. C’est pourquoi la qualité de personne intéressée nous paraît devoir être interprétée ici moins largement qu’elle ne l’est en matière d’excès de pouvoir.
Que décider à l’égard des autorités publiques autres que les préfets, [111] par exemple les sous-préfets, les maires, les commissaires de police, etc. ? — Ces fonctionnaires n’ont pas qualité pour former un recours au nom de l’autorité civile, même s’ils ont été personnellement entravés dans leurs fonctions ; en effet, ils n’exercent ces fonctions que comme délégués de la puissance publique, laquelle n’a pour organes légaux, en matière d’abus, que les préfets dans les départements, ou le ministre des cultes pour l’ensemble du territoire. — « Le Gouvernement, disait Portalis, ne doit point abandonner aux autorités locales des objets sur lesquels il importe qu’il y ait unité de conduite et de principe (1. Portalis, op. cit., p. 209.). » Par application de cette règle, le Conseil d’État a refusé qualité à un maire, qui avait déféré un évêque pour concussion et pour infraction aux lois sur la résidence des titulaires ecclésiastiques (2. Décret sur abus, 27 novembre 1859, Albertini : « … que les faits imputés n’intéressent pas directement le sieur Albertini, que dès lors, aux termes de l’article 8 de la loi du 18 germinal an V, il est sans qualité, soit pour poursuivre la répression, soit pour faire déclarer l’abus. » — Cf. 17 août 1882, Magné.). Mais il a implicitement admis que des maires ou des conseillers municipaux pourraient se plaindre d’imputations dirigées contre eux personnellement, à raison de leur gestion (3. Décret sur abus : 9 juin 1879, commune de Castel-Arrouy : « Considérant que les paroles n’atteignent ni la personne ni la gestion des conseillers municipaux… »).
La question s’est également présentée pour les commissaires de police. Nul doute que ces fonctionnaires ne soient sans qualité pour former directement un recours au nom de l’autorité administrative. Mais ils font fonction de ministère public devant les tribunaux de simple police ; à ce titre, ils peuvent être renvoyés, comme tous autres magistrats du ministère public, à faire résoudre des questions préjudicielles d’abus pour le jugement des poursuites par eux intentées. Si l’on suivait ici les règles ordinaires en matière de questions préjudicielles, peut-être devrait-on leur reconnaître qualité, car la solution de ces questions peut être ordinairement provoquée par toute partie en cause. Mais, ainsi que nous l’avons vu, les questions préjudicielles d’abus ne peuvent être introduites que sous la forme de véritables recours pour abus et par les personnes ayant qualité à cet effet ; si donc c’est la puissance [112] publique qui agit, elle ne peut le faire que par ses organes légaux : le ministre des cultes ou le préfet.
Le Conseil d’État l’a ainsi décidé, notamment par un décret du 17 août 1880 (Pineau), ainsi conçu : « Considérant que la loi du 18 germinal an X dit expressément qu’à défaut de plainte des particuliers le recours sera exercé d’office par les préfets ; qu’en l’absence de texte précis, la nature toute spéciale de l’appel comme d’abus suffirait pour faire restreindre aux préfets le droit de recourir au Conseil d’État. »
Introduction et instruction du recours. — La procédure d’abus est essentiellement administrative. Le ministère d’un avocat au Conseil n’y est requis dans aucun cas ; il n’est pas non plus interdit, mais il ne peut se produire que dans les conditions ordinaires des affaires non contentieuses ; il en résulte que l’avocat ne pourrait prendre communication du dossier qu’en vertu d’une autorisation du président de la section chargée du rapport de l’affaire.
Le recours pour abus n’est soumis à aucun délai. On ne saurait lui appliquer le délai de trois mois du décret du 22 juillet 1806, puisque la matière n’est pas contentieuse. Nous avons vu que l’absence de tout délai peut, dans certains cas, avoir des inconvénients qui ont été signalés par l’avis du Conseil d’État du 19 juin 1851 (1. Voy. ci-dessus, p. 95, note 1.).
Le recours est adressé au ministre des cultes qui en donne connaissance à l’autorité intéressée et l’appelle à fournir ses explications. Il fait procéder, s’il y a lieu, à une instruction locale qui n’est soumise à aucune forme particulière. « L’instruction des affaires, dit Portalis, ne sera ni étouffée ni négligée ; les autorités locales administratives ou judiciaires peuvent également faire cette instruction ; les autorités ne deviennent incompétentes que lorsqu’il s’agit de porter une décision ou un jugement ; elles doivent adresser au conseiller d’État chargé de toutes les affaires concernant les cultes les divers renseignements qu’elles ont pu recueillir (2. Portalis, op. cit., p. 210.) … »
Les recours, réponses et autres pièces de l’instruction sont [113] adressés au Conseil d’État par le ministre des cultes, avec un rapport contenant son avis motivé. Le tout est soumis à l’examen de la section correspondant au ministère des cultes. Cette section est celle de l’intérieur, même lorsque les cultes se trouvent temporairement rattachés au ministère de la justice qui ressortit à la section de législation. Il a paru bon que les affaires de cultes ne fussent pas déplacées à chaque changement survenu dans l’organisation des départements ministériels (1. L’attribution permanente des affaires de cultes à la section de l’intérieur résulte du règlement du 2 août 1879 (art. 1er).).
Sur le rapport de la section, l’affaire est délibérée en assemblée générale dans la forme ordinaire des affaires administratives. Le décret est rendu sur le rapport du ministre des cultes qui le contresigne.
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