I. — CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES CONTRAVENTIONS
La contravention de grande voirie consiste dans un fait matériel, pouvant compromettre la conservation du domaine public, ou nuire à l’usage auquel il est légalement destiné (1. Si l’obstacle mis à l’usage régulier du domaine public ne consistait pas dans un fait matériel, mais dans des injonctions, menaces ou voies de fait tendant à empêcher cet usage, il n’y aurait pas contravention de grande voirie, mais délit d’une autre nature relevant des tribunaux judiciaires : — 25 avril 1890, Pénin.).
Ce caractère peut apparaître dans les quatre ordres de faits suivants : 1° l’anticipation ou empiétement sur le domaine public naturel ou artificiel ; — 2° la dégradation de ce domaine et des ouvrages qui en dépendent ; ce qui comprend dans beaucoup de cas, non seulement la dégradation constatée, mais encore la dégradation possible, c’est-à-dire le fait qui est de nature à causer un dommage ; — 3° l’inobservation des servitudes d’utilité publique, destinées à assurer à tous le libre usage du domaine public, ou à entourer d’une zone de protection les ouvrages qui en dépendent ; — 4° l’inobservation de certains règlements de police, qui ont pour but d’assurer l’ordre et de prévenir les accidents.
De l’anticipation et des contestations relatives aux limites du domaine public. — Il y a contravention toutes les fois qu’on anticipe sur le domaine public, par des constructions, plantations ou autres ouvrages.
[634] Lorsqu’il s’agit du domaine public dit artificiel, c’est-à-dire des ouvrages faits de main d’homme, tels que les routes, les chemins de fer, les canaux, etc., les limites résultent des actes de l’autorité administrative qui fixent l’emplacement et la dimension des ouvrages ; ou d’actes postérieurs, tels que les plans généraux d’alignement.
Si ces documents font défaut, il appartient au juge de la contravention de rechercher quelles sont les limites réelles de l’ouvrage public, y compris toutes ses dépendances, telles que les fossés et talus des routes, les francs-bords des canaux, etc. Tout empiétement sur les limites ainsi déterminées par l’autorité administrative, ou reconnues par le juge, constitue une contravention, alors même que l’auteur de l’empiétement prétendrait être resté propriétaire de parcelles sur lesquelles l’ouvrage public a été établi (1. Voy. ci-après (p. 640) ce qui est dit de l’exception de propriété opposée à une poursuite pour contravention de grande voirie.).
L’interdiction qui est faite aux riverains des voies publiques d’élever des constructions en bordure sans avoir obtenu un alignement et une permission de bâtir, se rattache à cette nécessité de respecter les limites de la voie. C’est une mesure préventive qui a pour but d’empêcher l’empiétement. Celui qui s’y soustrait encourt, par cela seul, une amende ; mais il n’est tenu de démolir ces ouvrages, de faire disparaître « la besogne mal plantée » que s’il a réellement commis un empiétement, ou s’il a consolidé un édifice anticipant sur les limites nouvelles de la voie publique (2. Voy. ci-après, p. 667.).
En ce qui touché le domaine public naturel (rivages de la mer, lits des cours d’eau navigables), l’autorité publique ne peut pas créer les limites, elle ne peut que les constater telles qu’elles résultent de l’état naturel des lieux. Ses actes ne peuvent donc être que déclaratifs, non attributifs de domanialité publique, à la différence de ce qui a lieu pour le domaine artificiel. C’est pourquoi les parties qui se croiraient lésées par un arrêté ou un décret de délimitation, étendant le domaine public naturel aux dépens de la propriété privée, seraient recevables à en réclamer l’annulation par la voie contentieuse. Elles peuvent également, si la délimitation [635] attaquée est maintenue par l’autorité administrative, demander une indemnité de dépossession devant l’autorité judiciaire (1. Voy. t. Ier, p. 544.).
Il n’est pas nécessaire que le domaine public naturel ait été délimité par un acte de l’autorité publique, pour que l’administration poursuive et pour que le juge de la contravention réprime un empiétement ; il a qualité pour rechercher lui-même les limites, et il n’a ni l’obligation, ni même le droit de surseoir, pour qu’elles soient préjudiciellement reconnues soit, par un décret, soit par un arrêté préfectoral, selon la nature du domaine public dont il s’agit. Ce droit de vérification entraîne, pour le juge de la contravention, le droit de recourir à des mesures d’instruction telles que des visites de lieux (2. Conseil d’État, 7 août 1886, Drouet ;— 6 juin 1890, min. des trav. pub. c. Dolnet.), des vérifications confiées à des experts ou à des agents de l’administration (3. Conseil d’État, 25 février 1893, Pérouse.).
La jurisprudence du Conseil d’État s’est affirmée en ce sens par de nombreux arrêts, qui reconnaissent pleine compétence au conseil de préfecture pour faire cette constatation dans la mesure où l’exige le jugement de la contravention, et qui annulent ses décisions lorsqu’il s’abstient de réprimer l’empiétement, sous prétexte que le domaine public n’était pas délimité sur le point litigieux (4. Conseil d’État, 21 mars 1873, Repos ; — 19 janvier 1877, Périer ; — 20 janvier 1888, Bouly.). Bien plus, si l’autorité administrative a fait une délimitation postérieurement à la poursuite et si elle a ainsi résolu d’office la question dont le conseil de préfecture se trouvait saisi de plein droit en vertu du procès-verbal, cette délimitation ne peut valoir qu’à titre de simple renseignement ; elle ne fait point obstacle à ce que le juge de la contravention recherche lui-même les limites contestées, et ordonne à cet effet les vérifications nécessaires (5. Conseil d’État, 7 août 1886, min. des trav. pub. c. Drouet.).
Mais que décider s’il existait, antérieurement au procès-verbal de contravention, un décret ou un arrêté de délimitation régulièrement rendu par l’autorité compétente, et s’il était constant en fait qu’un empiétement a eu lieu sur les limites ainsi fixées ? Le juge de la contravention aurait-il le droit de vérifier l’exactitude de ces actes et d’assigner des limites différentes au domaine public ? Cette [636] question est délicate, et elle ne nous paraît pas avoir encore été explicitement tranchée par la jurisprudence du Conseil d’État.
A la vérité, l’arrêt précité du 7 août 1886 (Min. des trav. pub. c. Drouet), qui statue sur un cas où l’arrêté de délimitation était postérieur aux poursuites, est conçu en termes très généraux ; dans cette affaire, le ministre des travaux publics soutenait « qu’il importait peu de rechercher si c’est avant ou après que la contravention a été commise, que le préfet a reconnu et constaté les limites du domaine public… que le conseil de préfecture est sorti des limites de sa compétence et de ses attributions en discutant l’arrêté de délimitation et en contestant le bien-fondé de cet arrêté… » A la question ainsi posée, l’arrêt répond : « Sur le moyen tiré de ce que le conseil de préfecture était incompétent pour connaître de l’arrêté préfectoral de délimitation du 9 avril 1884 : Considérant qu’à l’occasion du procès-verbal dont il était saisi, le conseil de préfecture, juge de la contravention, devait rechercher si le terrain sur lequel des coupes d’arbres avaient été pratiquées faisait réellement partie du lit du fleuve ; que dès lors le ministre des travaux publics n’est pas fondé à soutenir que ledit conseil aurait dû se borner à appliquer l’arrêté de délimitation… »
Le conseil ne s’est donc pas fondé sur ce que l’arrêté de délimitation était postérieur au procès-verbal de contravention, mais plutôt sur ce que cet acte était, de sa nature, res inter alios acta à l’égard du contrevenant et du conseil de préfecture (1. Cf. Conseil d’État, 27 mars 1874, Barlabé. — Dans cette affaire, le Conseil d’État a recherché si, en fait, il y avait eu empiétement sur les limites naturelles d’un étang salé, sans s’arrêter au moyen tiré de ce que la délimitation administrative aurait été irrégulière.).
Telle nous paraît être la vraie doctrine. En effet, les délimitations du domaine public sont toujours faites tous les droits des tiers réservés (2. Décret du 21 février 1852, art. 2.). Or le premier de ces droits est celui de contester ces délimitations, lorsque l’administration veut en faire l’application à des tiers qui n’ont été appelés ni à y concourir, ni à y contredire. C’est en se fondant sur cette réserve que le Tribunal des conflits a définitivement reconnu aux tribunaux judiciaires le droit de vérifier la ligne séparative du domaine public et de la propriété privée, et [637] d’accorder une indemnité au propriétaire qui se croirait lésé par la délimitation administrative (1. Tribunal des conflits, 11 janvier 1873, Paris-Labrosse ; — 1er mars 1873, Guillié. — Voy. t. Ier, p. 544.). Il est naturel que cette réserve produise ses effets devant le juge de la contravention, aussi bien que devant le juge de la propriété.
Il nous paraît, d’ailleurs, y avoir une raison décisive pour que la délimitation puisse toujours être discutée devant le juge de la contravention : c’est que celui-ci n’a à réprimer qu’un empiétement sur les limites actuelles du domaine public, tandis que l’acte de délimitation, qui peut être très antérieur à la date de la poursuite, n’a eu à constater que les limites existantes à sa date. Or le domaine public naturel n’est pas immuable ; des délimitations faites à des époques rapprochées ont souvent constaté des différences très appréciables dans la disposition des berges, la maturité des alluvions fluviales, le niveau du rivage par rapport aux lais et aux relais de mer en formation. On serait donc toujours obligé de réserver au contrevenant le droit d’alléguer, et au juge le droit de vérifier, si les limites constatées subsistent encore, ce qui reviendrait à remettre en question l’acte de délimitation dans un très grand nombre de cas.
Il résulte de tout ce qui précède qu’on ne saurait refuser compétence au juge de l’anticipation pour vérifier, en cas de doute, les limites du domaine public naturel. Mais il ne s’ensuit pas qu’il doive abuser de ce pouvoir et tenir pour non avenus, sans raisons sérieuses, des actes de délimitation faits à la suite de constatations régulières et peut-être plus complètes que celles auxquelles il pourrait procéder lui-même. Une grande réserve lui est surtout imposée en présence de décrets de délimitation des rivages de la mer, délibérés en Conseil d’État après l’instruction prévue par le décret du 21 février 1852. Mais ce n’est plus là une question de compétence, c’est une question d’appréciation et de preuve qui relève du juge du fond.
Les observations qui précèdent, sur la vérification des limites du domaine public naturel sont également applicables à la question de savoir si un cours d’eau est navigable, puisque la domanialité [638] en dépend. Les déclarations de navigabilité sont faites comme les délimitations, sous la réserve des droits des tiers, et elles ne font pas obstacle à ce que le juge de la contravention en vérifie l’exactitude (1. Conseil d’État, 25 avril 1890, Pénin.).
Des dégradations et autres dommages. — La protection due au domaine public exige que toutes dégradations ou dommages soient réprimés et réparés aux frais du contrevenant. C’est pourquoi la loi du 29 floréal an X atteint « toute espèce de détériorations » commises sur les grandes routes et leurs dépendances, sur les canaux, fleuves et rivières navigables, leurs chemins de halage, francs-bords et ouvrages d’art. Des lois postérieures ont assuré la même protection aux autres ouvrages dépendant de la grande voirie : ports maritimes, chemins de fer, lignes télégraphiques, etc., à ceux qui dépendent du domaine militaire, et aussi à certains ouvrages qui, sans appartenir au domaine public, présentent un caractère d’intérêt général, tels que les travaux de dessèchement ou d’endiguement exécutés par des concessionnaires ou par des associations syndicales.
La loi n’atteint pas seulement les faits qui ont causé un dommage, mais aussi, dans beaucoup de cas, ceux qui peuvent l’occasionner ; aussi trouve-t-on souvent dans les arrêts du Conseil d’État cette formule : « que le fait constaté par le procès-verbal était de nature à causer un dommage ». Tel est le fait de couper des herbes sur une digue ou sur les berges d’un cours d’eau ou d’un canal (2. Conseil d’État, 5 janvier 1877, min. des trav. pub. c. Martin ; — 13 avril 1883, Fleury.) ; le fait d’abandonner au fil de l’eau des herbes ou autres débris qui peuvent s’engager dans des barrages ou écluses ou obstruer le syphon d’un canal (3. Conseil d’État, 8 août 1834, Évotte.) ; le fait d’amarrer un bateau à des pieux supportant un fanal, ce qui risque de les ébranler ou de les dégrader (4. Conseil d’État, 15 mai 1874, Sauvignon ; — 16 janvier 1880, min. des trav. pub. c. Lancien.).
La protection de la loi s’étend aux dépendances de l’ouvrage public, [639] non seulement à celles qui sont fixes, mais encore à celles qui sont mobiles, telles que les pontons où sont arborés des feux flottants, les bouées, balises, corps-morts, etc. (1. Conseil d’État, 6 juillet 1883, min. des trav. pub. c. Wilbuer. — Cf. l’avis du Conseil général des ponts et chaussées, rapporté en note sous un arrêt du 2 mars 1883 (min. des trav. pub. c. Kolling). — Cf. la loi du 27 mars 1882 sur le balisage.). Cependant le Conseil d’État a refusé d’assimiler un bac à vapeur aux dépendances d’une route, un bateau dragueur aux dépendances d’un port (2. Conseil d’État, 7 mai 1880, Min. des trav. pub. c. Meikle.).
Nous avons dit qu’il y a des cas où la dégradation a le caractère d’une contravention de grande voirie, même quand elle atteint des ouvrages qui ne dépendent pas du domaine public ; mais cette extension ne peut résulter que de dispositions spéciales de la loi. On en trouve des exemples : dans la loi du 16 septembre 1807 (art. 27), d’après laquelle tous dommages causés aux travaux de dessèchement et d’endiguement « seront poursuivis par voie administrative comme pour les objets de grande voirie » ; dans la loi du 15 juillet 1845 (art. 12 et suiv.) qui assimile à des contraventions de grande voirie les atteintes portées, par les travaux des compagnies de chemins de fer, non seulement à la viabilité des routes, mais encore à celle des chemins vicinaux, et au libre écoulement des eaux, quelle que soit la nature de ces eaux.
Inobservation des servitudes légales. — Il ne faut pas confondre avec des dépendances du domaine public ayant par elles-mêmes un caractère domanial, les zones de service ou de protection qui sont souvent établies sur des propriétés privées, grevées de servitudes légales dans l’intérêt du domaine public. Telles sont, pour les chemins de fer, les zones où il est interdit d’élever des constructions et de pratiquer des excavations ; pour les places de guerre et autres ouvrages de fortification, les zones plus ou moins étendues où l’on ne peut ni planter ni construire ; pour les cours d’eau navigables, les chemins de halage et de contre-halage qui, sans cesser d’appartenir aux riverains, sont grevés d’une servitude de passage pour le service de la navigation. Tout empiétement sur les espaces ainsi réservés, toute infraction aux dispositions légales qui en restreignent l’usage, constituent des contraventions de [640] grande voirie, parce qu’il peut en résulter un danger pour la conservation de l’ouvrage ou un obstacle à l’usage auquel il est destiné.
Inobservation des règlements de police. — Les règlements dont il nous reste à parler ne sont plus ceux qui ont en vue la conservation des ouvrages et de leurs zones de service ou de protection, mais ceux qui règlent l’usage du domaine public dans l’intérêt commun de ceux qui s’en servent. Ces règlements ont pour but de prévenir les accidents, d’assurer une bonne utilisation du domaine public et quelquefois aussi, mais accessoirement, de contribuer à sa conservation en empêchant tout usage abusif. Tel est l’objet de la police du roulage et de la police de la navigation, qui donnent lieu l’une et l’autre à un partage de compétence entre l’autorité judiciaire et la juridiction administrative.
En ce qui touche la police du roulage, la répartition des compétences a été faite, d’une manière qui laisse beaucoup à désirer, par l’article 17 de la loi du 30 mai 1851, qui réserve au conseil de préfecture les contraventions prévues par les articles 4 et 9 de cette loi, et renvoie toutes les autres à l’autorité judiciaire. L’article 9 prévoit tout dommage causé à une route ou à ses dépendances par la faute du voiturier ; il rentre ainsi dans les prévisions normales de la législation de la grande voirie ; l’article 4 renvoie à des dispositions très diverses dont les unes intéressent la conservation de la route, les autres la sécurité de la circulation. Le système, considéré dans son ensemble, manque d’homogénéité.
En matière de police de la navigation, l’ordonnance de la marine de 1681 dans ses dispositions relatives à la police des havres, ports et rades, et l’arrêt du Conseil du 24 juin 1777 sur la navigation des rivières et canaux, édictent à la fois des mesures de protection pour les ouvrages et de sécurité pour la navigation et le séjour dans les ports. L’application de toutes ces prescriptions ressortit au conseil de préfecture, parce qu’elles résultent d’anciens règlements maintenus en vigueur par la loi des 19-22 juillet 1791. Il en est de même des mesures prescrites par les arrêtés préfectoraux pris pour assurer l’exécution de ces anciens règlements (1. Conseil d’État, 22 juin 1876, min. des trav. pub. ; — 2 mai 1879, id. ; — 5 avril 1884, Denicelle ; — 11 décembre 1885, min. des trav. pub. — 26 juin 1891, min. des trav. pub. c. Burlot.). La jurisprudence [641] admet même qu’il y a contravention de grande voirie lorsque l’infraction à ces règlements ou arrêtés, sans avoir effectivement compromis la liberté ou la sécurité de la navigation, a été de nature à les compromettre : tel est le cas où l’on refuse d’obéir aux ordres des officiers de port assignant une place aux navires (1. Conseil d’État, 18 avril 1860, Toulelon ; — 7 juin 1878, Large ; — 23 juillet 1886, Gay ; — 8 juillet 1837, min. des trav. pub. c. Oger. — Cf. 3 juin 1892, min. des trav. pub. c. Pacderbock.), ou de déclarer la nature du chargement, que ces officiers ont souvent besoin de connaître pour décider quel emplacement le navire doit occuper (2. Conseil d’État, 16 mai 1879, min. des trav. pub. c. Le Sund. — Cf. la loi du 19 février 1880 sur la déclaration concernant les bateaux qui naviguent sur les rivières et canaux.).
Au contraire, la compétence est judiciaire lorsque les arrêtés préfectoraux relatifs à la police de la navigation ne sont pas destinés à assurer l’exécution des anciens règlements, mais à édicter telles mesures de sécurité que des lois plus récentes ont prévues ou que les circonstances commandent. Les infractions à ces arrêtés constituent alors des contraventions de simple police, ayant pour sanction l’article 471, § 15, du Code pénal et relevant de la compétence judiciaire (3. Conseil d’État, 14 janvier 1863, Samson ; — 17 août 1864, Prévost ; — 20 juillet 1883, Bénex.).
Si cependant ces infractions ont occasionné un dommage au domaine public, il y a de ce chef une contravention de grande voirie, qui rentre dans les prévisions générales de la loi du 29 floréal an X ; le conseil de préfecture est compétent pour en connaître, au point de vue de la réparation du dommage.
Ce partage de compétence entre le tribunal de simple police et le conseil de préfecture est analogue à celui que nous avons signalé en matière de petite voirie, lorsque le juge de police prononce l’amende et que le conseil de préfecture réprime, en vertu de la loi du 9 ventôse an XIII, l’anticipation commise sur un chemin vicinal (4. Voy. t. Ier, p. 704 et suiv.). Mais, dans le cas qui nous occupe, la compétence réservée au conseil de préfecture est plus étendue, parce que la loi [642] du 29 floréal an X ne vise pas seulement les anticipations, comme la loi de ventôse an XIII, mais encore toute espèce de détériorations causées aux dépendances de la grande voirie.
II. — DES PERSONNES A QUI LES CONTRAVENTIONS SONT IMPUTABLES
En matière correctionnelle ou de simple police l’amende a le caractère d’une véritable pénalité, et elle ne peut être prononcée que contre l’auteur du délit ou de la contravention ; d’un autre côté, comme la répression pénale suppose la responsabilité personnelle du délinquant, elle ne peut pas atteindre des êtres impersonnels, tels que des départements, des communes, des sociétés, ou autres personnes morales. Mais, à la différence de l’amende, les réparations civiles peuvent être mises à la charge de toutes les personnes que les articles 1384 et suivants du Code civil rendent pécuniairement responsables du fait d’autrui.
Ces distinctions s’effacent presque complètement en matière de grande voirie, parce que les amendes n’ont pas le caractère de véritables pénalités, et que les condamnations ne peuvent pas, comme en matière de simple police, aboutir à l’emprisonnement en cas de récidive. C’est pourquoi la répression des contraventions de grande voirie atteint directement des personnes qui ne pourraient encourir, d’après le droit commun, qu’une responsabilité civile et dérivée.
Ainsi des condamnations pour contravention de grande voirie peuvent être prononcées contre un département, une commune, une association syndicale, une compagnie de chemins de fer, etc. (1. Conseil d’État, 23 juillet 1841, département du Loiret ; — 14 juin 1831, commune de Tournon ; — 13 septembre 1864, mines de Bouxwiller ; — 23 novembre 1865, commune de Hennebont ; — 31 mars 1874, chemin de fer de Lyon.). Ce dernier cas a même été expressément prévu par la loi du 15 juillet 1845, dont le titre II traita des contraventions commises par les concessionnaires de chemins de fer.
En général, la répression de la contravention atteint à la fois [643] celui qui en est matériellement l’auteur, et celui pour le compte duquel elle a été commise, c’est-à-dire celui à qui devait profiter l’acte d’où l’infraction est résultée : il en est alors présumé co-auteur, quelquefois même auteur unique. Dans d’autres cas, il faut distinguer entre l’amende, qui n’est subie que par l’auteur matériel de l’infraction, et la réparation du dommage qui incombe à toute personne civilement responsable. Pour faire ces distinctions, on doit d’abord consulter les textes. S’ils laissent la question indécise, on doit considérer comme auteur ou co-auteur de l’infraction celui pour le compte duquel elle a été commise.
Les textes et la jurisprudence fournissent de nombreuses applications de cette règle. Ainsi, l’on doit déclarer personnellement responsables de l’amende, aussi bien que de la réparation du dommage : le propriétaire de bestiaux que leur berger a menés en pâturages sur les bords d’une route, contrairement à l’arrêt du Conseil du 16 décembre 1759 (1. Conseil d’État, 19 avril 1854, Closménil ; — 7 août 1891, Gogot. — Cf. 9 novembre 1888, Manger.), ou qui se sont introduits et « répandus » sur une voie ferrée, contrairement au même texte rendu applicable aux chemins de fer par l’article 1er de la loi du 15 juillet 1845 (2. Conseil d’État, 20 janvier 1888, Marié ; — 16 mars 1888, min. des trav. pub. c. Galis, — et nombreux arrêts antérieurs.) ; — le propriétaire d’une voiture dont le conducteur a commis une contravention à la police du roulage (3. Loi du 30 mai 1851, art. 13.) ; — le propriétaire d’un cheval qui a endommagé des plantations faites sur les levées de la Loire (4. Arrêt du Conseil du 23 juillet 1783. — Conseil d’État, 8 janvier 1877, Durillon.) ; — le propriétaire d’un remorqueur dont le choc a causé des avaries à un barrage (5. Arrêt du Conseil du 24 juin 1777. — Conseil d’État, 28 novembre 1879, Morel.) ; — le propriétaire de constructions faites en contravention aux règlements, sans que ce propriétaire puisse invoquer le fait de l’architecte, de l’entrepreneur ou des ouvriers qui ont exécuté les travaux (6. Conseil d’État, 13 septembre 1864, mines de Bouxwiller ; — 30 mai 1879, Fontaine.) et qui encourent eux-mêmes, dans certains cas, une responsabilité personnelle (7. Voy. la déclaration du roi du 10 avril 1783, relative aux rues de Paris, qui inflige l’amende non seulement au propriétaire, mais encore aux « maîtres charpentiers, maçons et autres ouvriers » qui ont exécuté les travaux. — Ces dispositions n’ont cessé d’être appliquées par la jurisprudence. — 24 février 1888, min. de l’intérieur c. Larrieu.), ni [644] le fait d’un locataire occupant l’immeuble et modifiant l’état des lieux avec l’autorisation du propriétaire (1. Conseil d’État, 8 août 1885, Lemaire.).
Le Conseil d’État a même pendant longtemps décidé que le propriétaire d’un immeuble est co-auteur de la contravention commise par un locataire qui construit sans son autorisation et à son insu (2. Conseil d’État, 4 mai 1829, Tardif ; — 23 février 1841, de Lyonnes ; — 23 décembre 1845, Bourriat.). Cette jurisprudence, approuvée par M. Serrigny (3. Serrigny, Compétence administrative, t. II, p. 403.), a été critiquée avec raison par M. Aucoc (4. Conférences, t. III, p. 215.), et elle a été abandonnée par le Conseil d’État. Ses arrêts les plus récents décident que le propriétaire n’est pas passible de l’amende pour des travaux faits à son insu, peut-être à son préjudice, et qui ne peuvent être considérés comme ayant été faits pour son compte (5. Conseil d’État, 4 août 1862, Levet ; — 14 novembre 1879, Piédoye.). Mais il n’en reste pas moins responsable, sauf son recours contre le locataire, des réparations dues à raison des travaux illicites ; en effet, en détenant l’immeuble auquel ces travaux ont été incorporés, il détient le corps même du délit, et c’est à bon droit que l’administration s’adresse à lui pour en demander la suppression.
Par suite de la même distinction, l’acquéreur d’un immeuble sur lequel des travaux illicites ont été effectués par un précédent propriétaire n’est pas passible de l’amende : il ne peut être tenu que de la démolition (6. Conseil d’État, 28 juillet 1849, Gorin ; — 26 juillet 1851, Massé ; — 14 février 1861, Delarivière.) ; mais s’il s’y refusait après mise en demeure, nous pensons qu’il pourrait être poursuivi comme co-auteur de la contravention, parce qu’il aurait ainsi pris les travaux pour son propre compte et en aurait sciemment assumé la responsabilité.
III. — DES EXCUSES ET DES QUESTIONS PRÉJUDICIELLES
Des cas de force majeure. — La force majeure est une circonstance absolutoire en droit pénal ; l’article 64 C. pén. le déclare [645] expressément en ce qui touche les crimes et les délits, et la jurisprudence de la Cour de cassation décide de même à l’égard des contraventions de simple police : si ces contraventions, dit-elle, n’impliquent pas l’intention de nuire, elles supposent néanmoins la volonté de l’agent, sa volonté libre (1. Voy. les arrêts de la chambre criminelle : 3 janvier 1879, ministère public c. Boudrot ; — 10 janvier 1879, Devred, et la note sur ces arrêts. (Dall. pér. 1879, p. 377.)).
Cette doctrine ne saurait être admise en termes aussi généraux lorsqu’il s’agit de contraventions de grande voirie. En effet, nous ne saurions trop le rappeler, on n’est plus là en matière pénale, mais en matière administrative et domaniale. Même quand il s’agit d’amendes, la responsabilité du contrevenant a moins d’analogie avec la responsabilité personnelle et pénale qu’avec la responsabilité civile, prévue par les articles 1384 et suivants du Code civil. Il n’est pas nécessaire que le contrevenant ait été l’auteur volontaire et libre de l’atteinte portée au domaine public : il suffit qu’il en ait été matériellement l’auteur, soit par lui-même, soit par les personnes, les animaux ou les choses dont il répond.
Il suit de là que, sans refuser tout caractère absolutoire à la force majeure, on doit restreindre ses effets au cas où elle est assez énergique, assez invincible, pour supprimer non seulement le fait volontaire, mais encore le fait matériel du contrevenant. Ce cas se présente, par exemple, lorsqu’un navire, rendu ingouvernable par la tempête, est jeté sur les ouvrages d’un port et leur fait des avaries ; plusieurs arrêts ont admis que le navire devient alors une sorte d’épave dont le flot dispose, et que les dommages sont le fait des éléments. « Considérant, disent ces arrêts, qu’un vent violent a poussé le navire avec une force irrésistible… (2. Conseil d’État, 15 janvier 1875, Beck ; — 9 juin 1876, min. des trav. pub. c. Maryn — Cf. 17 décembre 1880, min. des trav. pub. c. Minto.). » Les éléments étant considérés comme les auteurs du dommage, il n’y a pas de contravention et aucune condamnation ne peut être prononcée, soit à l’amende, soit à la réparation du dommage.
Mais il en serait autrement si la force majeure, au lieu de causer directement le dommage, n’en avait été qu’une des causes, si, par exemple, la manœuvre du navire avait été entravée par suite d’avaries [646] antérieures, ou si elle avait été contrariée par le mauvais temps sans être rendue tout à fait impossible (1. Conseil d’État, 16 janvier 1875, Johannesen.). De même, si un bâtiment a coulé, par force majeure, dans les passes d’un port ou dans toute autre voie navigable, le propriétaire n’en est pas moins tenu de relever l’épave, et il est en contravention s’il s’y refuse (2. Conseil d’État, 7 février 1867, Caillard ; — 4 mai 1870, Briday ; — 28 mai 1880, min. des trav. pub. c. la compagnie transatlantique.).
Mais on doit plus largement admettre l’excuse tirée de la force majeure lorsqu’elle résulte d’un fait imputable à l’administration. Ainsi le Conseil d’État a déclaré exempts de toute contravention, nonobstant leur refus de relever l’épave, les propriétaires de bateaux coulés en Seine par le tir des chaloupes-canonnières qui concouraient, en 1871, au siège de Paris par l’armée française (3. Conseil d’État, 12 juin 1874, min. des trav. pub. c. Bailly.), le propriétaire d’un bateau qui avait sombré dans un canal, par suite d’un choc contre des pierres provenant de travaux exécutés par l’administration (4. Conseil d’État, 6 août 1881, Rochard-Lebreton.— Cf. 30 juin 1876, Gaudet.). En réalité, ces décisions s’inspirent moins de l’idée de force majeure que d’un déplacement de responsabilité, ayant substitué le fait de l’administration à celui du propriétaire comme cause matérielle du dommage.
Exception de propriété. — En règle générale, et sauf la réserve que nous indiquerons ci-après, le jugement d’une contravention de grande voirie ne peut pas être suspendu par le renvoi d’une question préjudicielle de propriété à l’autorité judiciaire. Presque toujours, en effet, le moyen de défense que le contrevenant prétendrait tirer de son droit de propriété serait sans influence sur le jugement de la contravention ; ou bien, s’il pouvait en exercer une, il rentrerait parmi les moyens que le juge de la contravention a qualité pour apprécier. Examinons, en effet, les différents cas dans lesquels on peut être tenté de recourir à l’exception de propriété.
Supposons d’abord que la poursuite a été motivée par une entreprise commise sur le domaine public naturel ; le contrevenant allègue que le terrain par lui occupé n’est pas une dépendance du lit du fleuve ou du rivage de la mer, mais qu’il est sa propriété privée. [647] Cette allégation équivaut à soutenir que les limites du domaine public ont été mal appréciées par l’auteur de la poursuite ; en effet, ce domaine est inaliénable, imprescriptible, exclusif de toute propriété privée ; par cela seul qu’on sait jusqu’où il s’étend, on résout la question d’empiétement, sans avoir à se préoccuper d’aucune prétention à des droits de propriété impossibles (1. Cette impossibilité cesse lorsqu’on peut soutenir que le domaine public est privativement possédé en vertu de concessions antérieures à 1566 ou de ventes nationales. Nous laissons ici de côté cette hypothèse toute spéciale, qui sera examinée plus loin.). Du moment que la difficulté porte en réalité sur les limites à assigner au domaine public, elle ne peut pas donner lieu à une question préjudicielle devant l’autorité judiciaire, puisque la fixation de ces limites appartient à l’autorité administrative (2. Conseil d’État, 5 janvier 1877, Martin ; — 7 août 1886, Drouet ; — 18 février 1887, Bouilliez ; — 15 juin 1888, min. des trav. pub. — Le Tribunal des conflits a même jugé que la délimitation administrative des rivages de la mer est préjudicielle à une question de propriété ou de possession pendante devant un tribunal judiciaire entre un riverain et l’État. (27 mai 1876, commune de Sandouville.)).
Supposons maintenant que la contravention consiste dans une dégradation ou dans un empiétement commis sur un ouvrage public, dépendant du domaine artificiel, et que le contrevenant soutient que le terrain sur lequel l’ouvrage a été construit est sa propriété, l’administration ne l’ayant ni acheté, ni exproprié. Cette circonstance pourra-t-elle faire disparaître la contravention ?
La jurisprudence n’hésite pas à se prononcer pour la négative (3. Conseil d’État, 11 mai 1850, Colard ; — 29 mai 1867, Lebourg ; — 22 août 1868, Taxil ; — 10 mai 1878, Vincent ; — 13 avril 1883, Fleury (1re esp.). — Cf. Tribunal des conflits, 12 mai 1877, Dodun.). Cette solution semble s’imposer en dehors même de toute démonstration juridique. Comment admettre, en effet, qu’un propriétaire qui a laissé s’établir une route, un chemin de fer, une digue, sur un terrain lui appartenant, — soit qu’il fût absent ou négligent, soit qu’il ignorât ses droits sur ce terrain, — comment admettre qu’il puisse, pendant trente ans, faire des clôtures, des fouilles, des brèches au travers de ces ouvrages, en prétendant qu’il est chez lui ? L’intérêt général s’oppose à ce qu’il en soit ainsi ; quant au droit de propriété, il ne peut que se convertir en un droit à indemnité pour expropriation indirecte.
[648] Cette solution ne manque pas de bases juridiques, en dehors même des nécessités publiques qui l’imposent. Elle les trouve dans la théorie de l’expropriation indirecte que nous avons exposée en traitant de la compétence sur les questions de propriété (1. Voy. t. Ier, p. 542 et suiv.). Et cette théorie même n’est ici qu’une application rationnelle des principes généraux en matière d’accession. Qu’est-ce, en effet, que l’accession, sinon l’incorporation de l’accessoire au principal ? Dans le système du Code civil, le principal c’est le sol ; voilà pourquoi les constructions s’y incorporent, même quand elles sont faites par un tiers de bonne foi, sous réserve d’une simple indemnité (art. 555, C. civ.). En matière de travaux publics, le principal n’est pas le sol, mais l’ouvrage public, qui peut demander à l’expropriation tous les terrains dont il a besoin. Les innombrables parcelles sur lesquelles cet ouvrage peut s’étendre d’un bout du territoire à l’autre ne sont à son égard que des accessoires ; il les absorbe au lieu d’être absorbé par elles. La théorie de l’accession reste la même dans son principe, quoique inverse dans ses effets.
De là cette conséquence : que si l’ouvrage public n’existe pas encore, si l’administration qui a occupé le terrain ne l’a pas effectivement transformé par des travaux d’intérêt général, il ne s’opère ni accession, ni expropriation indirecte ; le propriétaire ne commet pas de contravention en exerçant sur ce terrain les droits qui lui appartenaient, et qui ne sont encore supprimés, ni en fait, ni en droit, par le domaine public. Dès lors, l’exception de propriété devient péremptoire, et le juge de la contravention doit surseoir jusqu’à ce qu’elle ait été appréciée par l’autorité judiciaire. Le Conseil d’État a statué en ce sens, dans des espèces où il s’agissait de terrains occupés par l’administration comme dépendances d’un canal ou de barrages écluses, mais qui n’avaient pas encore été incorporés à ces ouvrages (2. Conseil d’État, 5 février 1867, Détord ; — 20 mai 1881, Sommariva ; — 14 avril 1883, Fleury (3e esp.).).
Droits privatifs acquis sur le domaine public. — Bien que le domaine public répugne à toute idée de droits privatifs, il existe des cas exceptionnels où l’on peut l’occuper et y faire des travaux [649] en vertu de titres valables, sans être exposé à des poursuites pour contravention de grande voirie. Ces titres exceptionnels, qui font échec à l’inaliénabilité et à l’imprescriptibilité du domaine public, ne peuvent résulter que de concessions antérieures à 1566 ou de ventes nationales.
I. — Les concessions antérieures à 1566 sont celles qui ont été faites par la Couronne avant que le chancelier l’Hospital eût fait rendre la célèbre ordonnance de Moulins (février 1566), qui a déclaré inaliénable le domaine de la Couronne (1. Isambert, Recueil des anciennes lois françaises, t. XIV, p. 185. — Voy. sur cette ordonnance et sur les tentatives antérieures : F. Laferrière, Essai sur l’histoire du droit français, t. Ier, p. 234 (édit. de 1885).).
Avant cet édit, le roi disposait librement du domaine de la Couronne, dans lequel les domaines royaux et le domaine public étaient confondus ; il en disposait non seulement pour les besoins de l’État, mais aussi pour faire des largesses. Ces concessions avaient été si nombreuses au XIVe et au XVe siècle, et faites avec si peu de discernement, que l’approvisionnement de Paris avait été compromis par suite des obstacles mis à la navigation de la Seine et de la Marne par des moulins, pêcheries et établissements de toute nature concédés sur ces cours d’eau ; plus d’une fois le parlement de Paris avait dû autoriser le prévôt des marchands à faire démolir ces ouvrages manu militari (2. Juvénal des Ursins parle d’une de ces exécutions qui eut lieu en 1498 : « ce dont lesdits seigneurs furent bien mal contents, mais fut la besogne bien profitable à la bonne ville de Paris ».).
L’édit de 1566 interdisait à l’avenir toute aliénation, sauf dans deux cas : la constitution d’un apanage à un fils puîné de France, et la nécessité de la guerre (3. Édit de février 1566, art. 1er.). Voulant même défendre le roi contre tout entraînement, l’édit proclamait l’inaliénabilité du domaine comme une sorte de principe constitutionnel supérieur à la volonté du roi : celui-ci n’avait pas le pouvoir d’y déroger ; s’il le faisait, ses actes étaient non avenus : « Défendons à nos cours de Parlement et Chambres des comptes d’avoir égard aux lettres patentes contenant aliénation de notre domaine et fruits d’icelui, hors les cas susdits, et leur est inhibé de procéder à l’entérinement et vérification d’icelles (4. Édit de février 1566, art 5.). »
[650] La jurisprudence du Conseil d’État a admis que les concessions antérieures à cette ordonnance avaient pu conférer des droits privatifs sur des portions du domaine public ; et que, par suite, elles formaient titre au profit d’un ayant droit poursuivi pour contravention (1. Conseil d’État, 15 février 1866, Fréneau ; — 20 janvier 1882, Bellanger.). Il suffit même que, sans produire le titre, on établisse que l’existence de l’usine, de la prise d’eau, de la pêcherie établie sur le domaine public est antérieure à 1566 ; cette existence fait présumer la concession.
Mais le Conseil d’État et la Cour de cassation ont toujours refusé d’admettre que des droits aient pu être conférés sur le domaine public depuis 1566, même à la suite d’aliénations à titre onéreux consenties par la Couronne (2. Ces aliénations ont souvent eu lieu au XVIIe et au XVIIIe siècle comme expédient financier. L’expédient était double : on aliénait moyennant un prix, puis on menaçait de révoquer l’aliénation comme faite contrairement à l’ordonnance de 1566, et l’on promettait de la maintenir moyennant redevance. (Voy. les édits de décembre 1693 et d’avril 1713 sur les moulins et prises d’eau et l’édit de février 1710 sur les pêcheries.)). A la vérité, ces aliénations pouvaient être valables, d’après une réserve insérée dans l’édit de 1566, en tant qu’elles avaient pour objet des terres vaines et vagues, palus, marais, lais et relais de la mer et autres biens composant le petit domaine, mais la jurisprudence n’a jamais admis qu’on pût faire rentrer dans le petit domaine des dépendances du domaine public, notamment des prises d’eau sur des rivières navigables.
La jurisprudence a seulement admis que les aliénations postérieures à 1566 et antérieures à 1789 peuvent produire les effets d’autorisations accordées sur le domaine public, et mettent l’occupant à l’abri de poursuites tant qu’elles ne sont pas révoquées (3. Conseil d’État, 22 mars 1889, Mabilat.).
II. — Les ventes nationales ont pu créer aussi sur le domaine des droits privatifs qui ne permettent pas d’intenter des poursuites pour contravention de grande voirie. Nous avons expliqué ailleurs le caractère exceptionnel de ces ventes, dont l’inviolabilité était garantie par les Constitutions de l’an III et de l’an VIII (4. Voy. t. Ier, p. 555 et suiv.). A la vérité, on aurait pu soutenir que l’Assemblée constituante, par ses lois des 19-21 décembre 1789 et des 22 novembre-1er décembre 1790, [651] n’avait dérogé au principe de l’inaliénabilité que pour les biens du domaine de l’État, qu’elle l’avait au contraire maintenu dans toute sa rigueur pour les choses du domaine public « qui ne sont pas susceptibles d’une propriété privée (1. Loi des 22 nov.-1er déc. 1790, préambule et art. 2.) » ; qu’ainsi les ventes nationales devraient être considérées comme non avenues, en tant qu’elles auraient porté sur des biens dont l’aliénation était prohibée. Telle était en effet la doctrine de la Convention, du Directoire et du Consulat. Lorsqu’on avait vendu par erreur soit des choses du domaine public, soit même des bois nationaux, dans les cas où leur aliénation était interdite par la loi du 23 août 1790, les textes et la jurisprudence déclaraient l’aliénation nulle et de nul effet (2. Loi du 25 juillet 1793 ; — arrêté du 6 floréal an IV ; — arrêté du 17 thermidor an VIII. — On lit dans ce dernier arrêté : « La Constitution prend sous sa protection spéciale les acquéreurs de domaines nationaux et défend formellement de les déposséder, pourvu toutefois que l’adjudication qui fait leur titre ait été légalement consommée ; mais une adjudication n’a pas ce caractère lorsqu’il y a été procédé au mépris de la prohibition de la loi. »).
Telle a été aussi la première jurisprudence du Conseil d’État. Elle a décidé, jusqu’en 1830, que les ventes nationales n’avaient pas pu comprendre des dépendances de routes ou de cours d’eau navigables (3. Conseil d’État, 30 mai 1821, Caumia de Bailleux ; — 25 avril 1828, Bezuchet. — Cf. Macarel, Jurisprudence administrative, t. Ier, p. 323 ; — Cormenin, Droit administratif, v° Domaines nationaux, § 6 et notes.). Mais, après la révolution de Juillet, le Conseil d’État, désirant mettre fin à toutes contestations au sujet des ventes, a interprété dans leur sens le plus absolu les textes constitutionnels qui les avaient sanctionnées ; il a décidé que ces textes, en garantissant l’acquéreur contre toute éviction, l’avaient mis à l’abri de toute revendication, non seulement de la part de l’État ou des tiers, mais encore de la part de la puissance publique veillant à la conservation du domaine public national. En d’autres termes, il a admis que l’État puissance publique était garant de l’État vendeur, alors même que celui-ci avait excédé ses droits.
Il a d’ailleurs pensé que cette jurisprudence ne pouvait pas causer de dommage sérieux au domaine public, l’État étant toujours libre de ressaisir, moyennant une indemnité d’expropriation, les droits qu’il aurait aliénés au préjudice du domaine public. Il est résulté de là que les ventes nationales, comme les concessions [652] antérieures à 1566, ont créé des titres opposables à une poursuite pour contravention (1. Conseil d’État, 15 avril 1869, Lambert (1re esp.) ; — 14 novembre 1884, Guiblin.).
Il résulte également de cette jurisprudence que l’interprétation d’un acte de vente nationale peut être préjudicielle au jugement d’une contravention. Sans doute la décision appartient au même juge, puisque les contraventions de grande voirie et le contentieux des domaines nationaux sont également placés dans les attributions du conseil de préfecture ; mais la procédure sommaire établie pour le jugement des contraventions ne se prête pas à un débat sur l’interprétation d’une vente ; aussi le Conseil d’État a-t-il décidé que cette interprétation doit donner lieu à une instance spéciale, toutes les fois qu’elle a été reconnue nécessaire par le conseil de préfecture (2. Conseil d’État, 15 avril 1869, Lambert (1re esp.).).
Concessions et autorisations administratives. — L’interdiction faite aux particuliers de rien entreprendre sur le domaine public peut être levée, dans la mesure prévue par la loi, par des autorisations ou permissions émanées de l’autorité administrative compétente.
Ce droit d’autorisation n’a rien de contraire au principe de l’inaliénabilité, car il ne peut engendrer qu’une jouissance précaire et révocable, même quand l’autorisation est donnée à charge de redevance ; les lois de finances du 16 juillet 1840 et du 20 décembre 1872, qui ont autorisé ces sortes de redevances, ont expressément stipulé cette réserve, qui d’ailleurs était de droit.
On ne saurait critiquer non plus la faculté donnée à l’administration d’accorder les autorisations qu’elle juge compatibles avec la conservation du domaine. Cette faculté lui permet de développer des sources de richesse : irrigations, force motrice, plantations, extractions de matériaux, pêcheries ; quelquefois même de seconder des entreprises d’intérêt général qui exigent un réseau de canalisation souterraine et qui ont besoin d’emprunter le sous-sol des voies publiques : distributions d’eau et de gaz, tubes pneumatiques, fils téléphoniques, transport de force et de lumière électrique.
[653] Le permissionnaire est naturellement à l’abri de toute poursuite s’il n’use du domaine public que dans la mesure prévue par l’autorisation et pour l’objet qu’elle a en vue.
Mais il faut que l’autorisation lui ait été délivrée par l’autorité compétente, et dans la limite de ses pouvoirs, sinon elle serait non avenue et elle n’absoudrait pas le contrevenant, fût-il de bonne foi (1. Conseil d’État, 8 décembre 1876, Forner ;— 25 juin 1880, min. des trav. pub. c. Théry-Lepreux.). Nul, en effet, ne peut profiter, à rencontre du domaine public, d’une erreur de droit ou de compétence commise par un fonctionnaire. Il va de soi que le conseil de préfecture, juge des moyens de défense invoqués par la partie, a qualité pour vérifier la légalité de l’autorisation dont elle se prévaut, sans avoir à réserver de ce chef aucune question préjudicielle.
Que décider si l’empiétement reproché au riverain d’une voie publique est le résultat d’une erreur commise par l’autorité qui a délivré l’alignement et qui avait compétence pour le faire ? Nous n’hésitons pas à penser que cette erreur ne peut pas dispenser le juge de réprimer la contravention et d’ordonner la démolition des ouvrages. Elle ne peut même pas le dispenser de prononcer l’amende, car l’erreur commise ne prouve qu’une chose, c’est que le contrevenant était de bonne foi : or la bonne foi n’est pas absolutoire en matière de contraventions, elle n’empêche pas que le riverain ne soit l’auteur matériel de la contravention, et par conséquent son auteur responsable.
Nous ne saurions admettre dans ce cas, comme offrant une satisfaction suffisante au domaine public, l’assujettissement de la construction à la servitude de reculement. Cette servitude naît lorsque la voie publique, étendant ses limites en vertu d’un plan général d’alignement, vient elle-même empiéter sur des constructions existantes ; mais quand ce sont des constructions nouvelles qui empiètent sur les limites actuelles du domaine public, la servitude de reculement ne suffit pas : la démolition s’impose.
Cette solution, seule conforme au principe de l’imprescriptibilité du domaine public, a été consacrée, implicitement ou explicitement, par la jurisprudence du Conseil d’État et de la Cour de [654] cassation (1. Conseil d’État, 12 décembre 1818, Hazet ; — 14 juin 1836, Boussac ; — 4 juillet 1872, commune de Neung-sur-Beuvron ;— 5 août 1881, Bourdais ; — 1er février 1884, min. de l’intérieur c. Monginoux. — Ce dernier arrêt décide qu’un riverain avait empiété sur le talus en remblai d’un chemin vicinal ; « qu’ainsi le conseil de préfecture avait le droit et le devoir de réprimer ladite anticipation en ordonnant la démolition de la maison… ; que si les requérants allèguent qu’ils n’ont fait que se conformer aux indications contenues dans une lettre du préfet de la Lozère du… et de la délibération du conseil général du…, il résulte de l’examen de ces documents qu’ils n’ont pu avoir pour but et n’ont pu avoir pour effet d’opérer le déclassement du talus de la voie vicinale et d’autoriser l’anticipation… » — Il résulte bien de là que tant que la voie publique n’a pas été régulièrement déclassée sur le point où une anticipation a été constatée, cette voie et ses dépendances doivent être respectées nonobstant toutes indications ou autorisations contraires données par une autorité qui ignore ou méconnaît ces limites. — Dans le même sens : Cass. (ch. civ.) 14 mars 1870, commune de Vaudrey ; — (ch. crim.) 2 mars 1877, Soulier.) : « Considérant », dit l’arrêt du 4 juillet 1872 (commune de Neung-sur-Beuvron), « que la dame B… soutient que, l’arrêté d’alignement lui ayant été délivré par l’autorité compétente, il en résulte pour elle un droit acquis de maintenir définitivement ses constructions sur cet alignement ; mais considérant que l’alignement invoqué, ayant été illégalement donné, ne pouvait conférer aucun droit acquis à la dame B… »
Le seul point sur lequel la jurisprudence et la doctrine aient quelquefois hésité, est celui de savoir si l’auteur de la contravention, après avoir subi les conséquences de son anticipation, peut former une action en indemnité contre l’administration qui l’a induit en erreur.
Il nous paraît équitable d’admettre, en principe, ce droit à indemnité, qui peut seul tempérer la rigueur nécessaire des solutions qui précèdent. La faute du contrevenant a, en effet, pour cause une faute de l’administration ; mais pour apprécier les responsabilités qui peuvent en résulter, il faut s’inspirer des circonstances de chaque affaire et des principes généraux qui régissent soit la responsabilité pécuniaire de l’État et des autres administrations publiques, soit la responsabilité personnelle de leurs agents. Pour qu’il y eût lieu à responsabilité personnelle, il faudrait relever chez l’agent une erreur volontaire, ou une fraude de nature à transformer sa faute administrative en une véritable faute personnelle. Pour que la responsabilité de l’État ou de la commune fût engagée, il faudrait que l’alignement erroné fût le résultat d’une faute administrative [655] bien caractérisée, et dont le propriétaire n’aurait pas lui-même partagé la responsabilité par son défaut de vigilance ou par une entente avec l’administration (1. Voy. sur ces diverses hypothèses les arrêts de la Cour de cassation du 31 mars 1868, Pillette, et du 14 mars 1870, commune de Vaudrey ; les arrêts du Conseil d’État du 14 juin 1836, Boussac, et du 5 août 1881, Bourdais. — Cf. Aucoc, Conférences, t. III, p. 125 ; Guillaume, Voirie urbaine ,n° 245 ; Recueil des arrêts du Conseil d’État 1881, p. 772, note.).
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