I. — CONSULAT ET EMPIRE
Rapports de la législation de l’an VIII avec les lois antérieures. — La législation du Consulat et de l’Empire est encore aujourd’hui la base de nos institutions de justice administrative. Mais il ne faut pas croire qu’elle les ait établies de toute pièce. Son œuvre consiste moins en des créations entièrement nouvelles qu’en un remarquable travail de restauration et d’adaptation qui combine, en les améliorant, l’œuvre des assemblées révolutionnaires et celle de l’ancien régime.
La législation de l’an VIII emprunte à la période révolutionnaire les règles fondamentales de la séparation des pouvoirs et les applications qui en ont été faites par l’Assemblée constituante, par la Convention et par le Directoire. La répartition des compétences entre l’administration et les tribunaux reste, sous le Consulat et l’Empire, ce qu’elle était sous les régimes précédents. Elle n’est modifiée que sur deux points : la loi du 29 floréal an X enlève aux tribunaux, pour le remettre à la juridiction administrative, le jugement des contraventions de grande voirie ; la loi du 8 mars 1810 enlève à la juridiction administrative, pour les remettre aux tribunaux, les affaires d’expropriation pour cause d’utilité publique.
En ce qui touche la répartition des attributions contentieuses entre le pouvoir central et les administrations départementales, rien n’est changé aux règles établies pendant la Révolution : les conseils de [213] préfecture recueillent les affaires attribuées aux administrations de département ; le pouvoir central, assisté du Conseil d’État, conserve pour lui seul le contentieux des dettes de l’État et les réclamations contre les actes de l’autorité publique.
Les poursuites contre les fonctionnaires demeurent soumises à l’autorisation préalable du Gouvernement exigée par la loi des 7-14 octobre 1790 ; mais le droit de statuer sur l’autorisation passe des ministres au Conseil d’État en vertu de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII.
Le régime des conflits est maintenu, mais le droit de les juger, naguère exercé par le ministre de la justice et le Directoire, est transféré au Conseil d’État ; en même temps, l’arrêté du 13 brumaire an X soumet pour la première fois les conflits à quelques règles de procédure.
En ce qui touche l’organisation des juridictions administratives, les innovations sont plus marquées ; mais là encore la législation du Consulat et de l’Empire n’est pas, à proprement parler, une œuvre originale. Elle s’inspire des institutions de l’ancien régime savamment adaptées au nouvel ordre de choses. Le Conseil d’État de l’an VIII et de 1806 est un retour à l’ancienne institution du Conseil du roi, on y voit même revivre les dénominations autrefois usitées soit pour le corps lui-même, soit pour ses membres qui reprennent le titre de conseillers d’État et de maîtres des requêtes. Les attributions essentielles du Conseil, en matière législative, administrative et contentieuse, lui sont rendues, sauf celles qui avaient appartenu au conseil des parties et qui restent dévolues à la Cour de cassation. La commission du contentieux, établie en 1806 et qui est ordinairement présentée comme une création propre de cette époque, s’inspire manifestement du « comité du contentieux des départements » institué par Louis XVI à la veille de la Révolution (1. V. suprà, p. 136.) ; le rétablissement des avocats au Conseil, la réglementation des procédures par le décret du 22 juillet 1806, où se retrouvent plusieurs dispositions du règlement rédigé par d’Aguesseau en 1738, rendent ces restaurations encore plus sensibles. Elles ne doivent pas d’ailleurs nous étonner, car, en l’an VIII, les institutions [214] anciennes n’étaient disparues que depuis douze ans, elles étaient encore présentes à tous les esprits et elles répondaient aux besoins de réorganisation gouvernementale et administrative qui étaient vivement ressentis à l’avènement du Consulat.
Le même esprit de restauration et de révision des institutions administratives de l’ancien régime apparaît dans l’établissement de la Cour des comptes. Cette haute juridiction procède des anciennes Chambres des comptes comme le Conseil d’État procède du Conseil du roi. Le rapporteur de la loi du 16 septembre 1807, le conseiller d’État Defermon, mettait lui-même cette filiation en lumière (1. V. infrà, p. 224.), et il la présentait comme une cause de supériorité sur les diverses commissions qui avaient été chargées, depuis 1790, de veiller sur la comptabilité publique.
Quant à la juridiction administrative établie dans les départements et confiée aux conseils de préfecture, elle porte plus que les précédentes l’empreinte propre du Consulat. Cependant elle se rattache, quant à la compétence juridictionnelle, aux directoires de département; d’un autre côté, il est difficile de ne pas retrouver dans l’institution des préfets un souvenir des anciens intendants ; on avait même d’abord pensé à conserver ce nom, mais les auteurs de la loi du 28 pluviôse an VIII avaient jugé inopportun de pousser l’assimilation aussi loin.
Ce caractère de la législation consulaire, qui puise à la fois ses inspirations dans les lois révolutionnaires et dans celles de l’ancien régime, peut diminuer, dans une certaine mesure, l’originalité de l’œuvre accomplie au début du XIXe siècle ; elle peul mal s’accorder avec la théorie de quelques historiens qui ont cru grandir les institutions de cette époque en les faisant sortir tout armées du cerveau du premier Consul ; mais en réalité, c’est à cette dualité d’origine que les institutions administratives du Consulat ont dû leur force et leur durée, parce qu’elles représentaient à la fois des traditions séculaires et leur appropriation éclairée à un régime nouveau.
Étudions maintenant cette période de plus près, en considérant la juridiction administrative dans ses trois institutions principales: [215] le Conseil d’État, les conseils de préfecture et la Cour des comptes.
Conseil d’État. — Les attributions du Conseil d’État en matière contentieuse sont prévues par l’article 52 de la Constitution de l’an VIII : « Sous la direction des consuls, un Conseil d’État est chargé de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative. » Ces attributions sont précisées par l’article 11 du règlement du 5 nivôse an VIII: « Le Conseil d’État prononce… sur les conflits qui peuvent s’élever entre l’administration et les tribunaux ; sur les affaires contentieuses dont la décision était précédemment remise aux ministres. »
Les ministres, qui étaient seuls juges du contentieux administratif pendant la période révolutionnaire, sauf pour les affaires attribuées aux administrations de département, deviennent ainsi justiciables du Conseil d’État. Ils conservent, bien entendu, le droit de décision inhérent aux fonctions mêmes de l’administrateur, et c’est ce qui fait encore dire quelquefois qu’ils sont des juges de premier ressort relevant du Conseil d’État en appel ; mais en réalité, la législation consulaire tend à séparer la fonction administrative de la fonction juridictionnelle, aussi bien au centre que dans les départements ; elle applique partout le principe formulé par Roederer, rapporteur de la loi du 28 pluviôse an VIII : « Administrer doit être le fait d’un seul homme, et juger le fait de plusieurs. » Elle applique ce principe dans le département où le préfet administre et où le conseil de préfecture délibère et juge; dans le gouvernement central où l’action administrative appartient aux ministres, la délibération et la juridiction au Conseil d’État.
La même idée se retrouve dans l’article 14 du décret du 11 juin 1806 : ce texte charge le Conseil d’État de connaître « de toutes contestations ou demandes relatives, soit aux marchés passés avec nos ministres, avec l’intendant de notre maison ou en leur nom, soit aux travaux ou fournitures faits pour le service de leurs départements respectifs… » ; il n’y est pas fait allusion aux pouvoirs de juridiction qui appartiendraient aux ministres, dans la matière des marchés, en qualité de juges de premier ressort. La législation de l’an VIII semble d’ailleurs vouloir éviter le reproche qui avait [216] été justement adressé à la législation précédente, de confondre dans une même autorité le rôle de juge et de partie ; elle cherche à empêcher cette confusion au sein du Conseil d’État lui-même, en refusant à ceux de ses membres qui administrent des services publics le droit de délibérer sur les affaires contentieuses relatives à ces services (1. Arrêté du 5 nivôse an VIII, art. 11 : « Les conseillers d’État chargés de la direction de quelque partie de l’administration publique n’ont point de voix au Conseil d’Étal lorsqu’il prononce sur le contentieux de cette partie. » D’après l’article 7 du même arrêté, cinq conseillers d’Etat devaient être chargés des parties suivantes de l’administration : 1° bois et forêts et anciens domaines ; 2° domaines nationaux ; 3° ponts et chaussées, canaux de navigation et cadastre ; 4° sciences et arts ; 5° colonies. Ils avaient pour mission d’instruire les affaires, de signer la correspondance, de préparer les décisions des ministres et des consuls. — Un sixième service, celui des cultes, fut ajouté en l’an IX et confié à Portalis. Ces administrations différaient peu de ce que sont aujourd’hui les directions générales des ministères.).
Il n’y eut pas d’abord de différences — sauf cette récusation des administrateurs intéressés — entre les délibérations du Conseil en matière contentieuse et en matière administrative ordinaire. Les affaires contentieuses étaient distribuées entre les sections correspondantes aux différents ministères et décidées, sur leur rapport, par l’assemblée générale du Conseil (2. D’après l’arrêté du 5 nivôse an VIII, les sections étaient au nombre de cinq : finances, législation, guerre, marine, intérieur. Une sixième section, celle du commerce, fut établie par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII. D’après M. Aucoc, qui a recueilli tant de renseignements inédits dans son livre déjà cité sur le Conseil d’État avant et depuis 1789, la section du commerce n’aurait point été organisée. On la retrouve cependant dans les premières ordonnances organiques de la Restauration (ord. du 29 juin 1814, art. 5, et du 23 août 1815, art. 7), mais elle cesse d’être mentionnée dans l’ordonnance du 26 août 1824.). Mais on ne tarda pas à reconnaître que ce mode de procéder était défectueux, que les contestations à juger entre l’administration et les particuliers exigeaient des moyens spéciaux d’instruction et de discussion contradictoire, de véritables procédures se rapprochant des formes judiciaires. De là les décrets du 11 juin et du 22 juillet 1806 qui établissent la commission du contentieux, règlent sa procédure, et instituent un collège d’avocats spécialement chargés d’introduire et de suivre les instances.
La commission du contentieux fut composée de six maîtres des requêtes et de six auditeurs et placée sous la présidence du Grand Juge, ministre de la justice (3. Décret du 11 juin 1806, art. 24 et suiv.). Elle fut chargée de centraliser [217] toutes les affaires contentieuses portées devant le Conseil, soit par les ministres, soit par les parties intéressées, d’en faire l’instruction et d’en présenter le rapport à l’assemblée générale. La commission n’exerçait point de juridiction par elle-même ; elle n’avait même pas le droit de prendre des décisions ou ordonnances pour l’instruction des affaires ou pour la mise en cause des parties. Quand ces décisions étaient nécessaires, elles étaient prises par le ministre de la justice ou Grand Juge faisant fonctions de président. La commission ne formait donc pas, à proprement parler, une section du Conseil, elle ne comptait pas de conseillers d’État dans ses rangs, elle n’était qu’un auxiliaire du Conseil pour la préparation des affaires contentieuses ressortissant à la juridiction unique de l’assemblée générale.
Malgré ce rôle modeste en apparence, la commission du contentieux fut, dès son origine, le véritable organe de la juridiction administrative supérieure. Plus les travaux du Conseil étaient étendus en matière de législation et de haute administration, plus l’assemblée générale était portée à ratifier, sans longs débats, les décisions que proposait la commission. Bien qu’il manquât encore à la juridiction ainsi organisée les ressources du débat oral, l’assistance d’un ministère public, la publicité des audiences ; bien que les décisions définitives fussent l’œuvre d’un grand corps politique plutôt que d’un tribunal et fussent rendues en forme de décrets impériaux, les décrets de 1806 n’en furent pas moins la base d’une forte institution de justice administrative.
La commission du contentieux, réunissant à la fois sous son contrôle les ministres, les préfets, les conseils de préfecture, la Cour des comptes elle-même, put embrasser l’ensemble de la législation administrative et en dégager des règles de légalité applicables à tous les degrés de la hiérarchie. Elle put faire prévaloir une interprétation sincère des lois et des contrats sur les solutions variables, capricieuses, souvent intéressées que les administrations départementales ouïes ministères avaient longtemps imposées. Il fallait surtout remettre l’ordre dans les compétences, profondément troublées par l’abus des conflits sous le Directoire. La restitution des questions de propriété et de droits individuels aux tribunaux judiciaires fut une des règles que la commission du contentieux s’appliqua [218] le plus à faire observer ; elle eut recours, pour l’imposer aux autorités administratives, à la loi des 7-14 octobre 1790 sur les « réclamations d’incompétences » ; elle réprima, par ce moyen, les empiétements de l’administration sur les tribunaux, tandis que l’empiétement inverse était réprimé par le conflit. Elle commença aussi à déduire de cette loi de 1790 des applications plus étendues en ajoutant aux cas d’incompétence les cas d’excès de pouvoir, notamment la violation des formes légales.
« La commission du contentieux, écrivait M. de Cormenin en 1818, a retiré du gouffre de l’arbitraire la justice administrative ; corrigé l’application des lois de révolution, d’exception, de circonstance ; éclairé la marche de l’administration ; retenu les préfets et les ministres dans les bornes de leurs devoirs, par la crainte de sa révision suprême ; restitué les citoyens à leurs juges naturels ; secouru le principe de la propriété, affermi la liberté civile (1. Du Conseil d’État envisagé comme conseil et comme juridiction. Paris, 1818, opuscule publié d’abord sans nom d’auteur. — Consulter aussi : L’Esprit de la jurisprudence inédite du Conseil d’État sous le Consulat et l’Empire, par Petit des Rochettes, 1827.). »
Il avait été dans la politique du premier consul de créer un Conseil d’État assez fort pour exercer, à défaut du Corps législatif, un contrôle efficace sur les ministres et sur toutes les branches de l’administration. Pour affermir l’autorité du Conseil, il s’était imposé à lui-même de respecter son indépendance, et il l’avait garantie, lors de l’établissement de l’Empire, en donnant le titre de conseillers d’État à vie aux membres du Conseil qui avaient appartenu pendant cinq ans au service ordinaire (2. Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, art. 77.). On ne cite, pendant cette période, aucune décision contentieuse dont la teneur ait été modifiée ou l’exécution retardée par le chef de l’État, bien qu’il fût censé prononcer lui-même ces décisions et ne les rendît définitives que par sa signature (3. Il ne faut pas confondre avec les décisions rendues à cette époque sur le rapport de la commission du contentieux certains décrets impériaux qui se rattachaient à l’exercice de prérogatives souveraines revendiquées par l’Empereur, ou qui même constituaient de manifestes abus d’autorité. Parmi ces actes, on peut citer un décret rendu le 4 juillet 1813 sur le rapport des sections de législation et de la guerre, qui annule un jugement d’un conseil de guerre irrégulièrement composé. La législation n’avait pas encore prévu de recours légaux contre ces jugements, et le Gouvernement croyait qu’il pouvait s’en saisir, malgré leur caractère plus judiciaire qu’administratif. Considérant, porte ce décret, que c’est un principe constant qu’il n’y a pas de plus grave défaut que le défaut de pouvoirs et que ce vice doit être reproché à tout tribunal non régulièrement formé ; que le droit de surveiller l’exécution des lois et de réformer les infractions qui y sont faites est inhérent à la souveraineté et ne peut jamais cesser d’exister, qu’ainsi dans le cas où le prince n’en a pas délégué l’exercice, il est censé se l’être réservé à lui-même. » Parmi les actes qui constituaient de coupables abus d’autorité, on doit citer le fameux décret du 14 août 1813 qui annule un arrêt de la cour d’assises de Bruxelles, du 24 juillet 1813, acquittant les administrateurs de l’octroi d’Anvers accusés de concussion. En exécution de ce décret, un sénatus-consulte du 28 août 1813 ordonna le renvoi des accusés devant une autre cour n’assises ; celle de Douai fut désignée par un arrêt de la Cour de cassation. Le Conseil d’État resta étranger à ce décret, rendu au camp devant Dresde. Il est même à remarquer qu’il en prononça lui-même l’annulation ainsi que celle du sénatus-consulte du 28 août : il est vrai que la Restauration venait alors de succéder à l’Empire. L’ordonnance d’annulation fut rendue le 4 juillet 1814, sur le rapport des sections de législation et des finances ; elle porte : « Considérant que l’acte qualifié sénatus-consulte du 28 août 1813 est contraire à l’autorité de la chose jugée et attentatoire à l’autorité du jury, déclare S. M. que ledit sénatus-consulte et tout ce qui s’en est suivi doit être considéré comme nul et non avenu. Ordonne que l’arrêt de la cour d’assises du 24 juillet dernier sortira son plein et entier effet et que le séquestre apposé sur les biens des requérants légalement acquittés sera levé sur-le-champ si fait n’a été. »).
[219] Les pouvoirs du Conseil d’État en matière contentieuse étaient très étendus, puisqu’ils s’appliquaient à toutes les affaires décidées par les conseils de préfecture et par les ministres, et aussi, d’après la jurisprudence, aux actes d’administration entachés d’incompétence ou d’excès de pouvoir. Mais, en fait, ces pouvoirs ne s’exerçaient que dans une mesure assez restreinte ; les règles des recours étaient encore peu connues ; le ministère des avocats était requis dans toutes les affaires par les décrets du 11 juin et du 22 juillet 1806, et s’il rendait d’incontestables services aux plaideurs et aux juges, il avait aussi pour effet d’éloigner, à raison des frais, les réclamations qui ne présentaient qu’un modique intérêt pécuniaire.
Depuis la promulgation des décrets de 1806 jusqu’à la fin de l’Empire, le nombre total des arrêts s’élève à 1,920, soit seulement 210 par an en moyenne (1. La doctrine de ces arrêts ne se propageait que difficilement, à raison de l’absence de publicité des séances et des décisions, « Les décisions du Conseil d’État en matière contentieuse, écrivait Macarel en 1818, étaient généralement restées inconnues aux citoyens… Tandis que la solennité des audiences et des plaidoiries, la publicité des jugements, l’enseignement du droit civil et une foule de savants commentaires répandaient et popularisaient la connaissance de nos Codes, la science si vaste et si compliquée du contentieux administratif, révélée seulement à un petit nombre d’adeptes, laissait le reste des citoyens et les autorités elles-mêmes dans l’ignorance confuse de leurs droits et de leurs devoirs. » (Macarel, Éléments de jurisprudence administrative, t. I, Avertissement.)).
[220] Conseils de préfecture. — La loi du 28 pluviôse an VIII supprime les administrations collectives et élues qui avaient fonctionné sous la Révolution. Elle fait deux parts de leurs attributions : elle remet au préfet l’administration proprement dite ; elle remet au conseil de préfecture la juridiction, à laquelle le préfet est cependant associé comme président, avec voix prépondérante en cas de partage. Les membres de ce conseil ne sont plus des délégués élus par les citoyens, comme en 1790 et en l’an III, ce sont des fonctionnaires publics nommés par le Gouvernement.
Les conseils de préfecture, associés à l’administration départementale, recueillent les attributions contentieuses précédemment confiées à cette administration. La réforme de l’an VIII n’a pas eu, à cet égard, de portée plus étendue ; c’est à tort qu’on s’est quelquefois demandé si ses auteurs n’avaient pas voulu créer, dans chaque département, un tribunal d’administration ayant une compétence générale, ou du moins beaucoup plus large que n’était celle des directoires. Cette idée, qui avait été mise en avant en 1790 par le comité de l’Assemblée constituante chargé d’élaborer la loi d’organisation judiciaire (1. Voy. suprà, p. 190.), ne fut point reprise sous le Consulat. Les passages du rapport de Roederer que l’on a quelquefois cités comme donnant ce caractère à l’institution primitive des conseils de préfecture, n’ont point cette signification. Ils n’ont en vue que le partage des diverses attributions de l’administration départementale entre le préfet et le conseil de préfecture, la délégation des fonctions juridictionnelles, exclusivement faite à ce conseil, mais non l’extension de ces fonctions à toutes les matières d’administration publique (2. Voici le passage, souvent cité, du rapport de Roederer sur celte partie de la loi du 28 pluviôse an VIII : « Remettre le contentieux de l’administration à un conseil de préfecture a paru nécessaire pour ménager au préfet le temps que demande l’administration ; pour garantir aux personnes intéressées qu’elles ne seront pas jugées sur des rapports et des avis de bureaux ; pour donner à la propriété des juges accoutumés au ministère de la justice, à ses règles, à ses formes ; pour donner tout à la fois à l’intérêt particulier et à l’intérêt public la sûreté qu’on ne peut guère attendre d’un jugement porté par un seul homme. Le Gouvernement croit avoir pris un juste milieu entre l’ancien système, qui séparait la justice administrative et l’administration comme inconciliables, et le nouveau, qui les cumulait dans une même main comme si elles eussent été une seule et même chose. » Les termes de ce rapport indiquent suffisamment que les mots « le contentieux de l’administration », malgré leur caractère général, ne s’appliquaient qu’au contentieux du département, celui dont le préfet aurait connu, en l’absence d’un conseil spécial, comme héritant des pouvoirs des administrations départementales. On doit ramener à la même interprétation un arrêt du Conseil d’État du 6 décembre 1813 où on lit : « que, d’après la loi du 28 pluviôse an VIII et autres lois postérieures, le préfet est seul chargé de l’administration, mais que les conseils de préfecture sont institués pour prononcer sur toutes les matières contentieuses administratives… » Il ne s’agit là encore que des matières contentieuses relevant des administrations de département, et non du contentieux administratif en général.).
[221] La législation du Consulat, comme celle qui avait régi les administrations départementales sous la Révolution, établit la compétence des conseils de préfecture par voie d’énumération. Leurs principales attributions sont mentionnées dans l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII, qui s’inspire des lois antérieures et reproduit même textuellement certaines dispositions de la loi des 7-11 septembre 1790, sur la compétence des directoires. Ce texte défère aux conseils de préfecture le contentieux des contributions directes, celui des travaux publics (interprétation et exécution des marchés, dommages, indemnités pour terrains pris ou fouillés) ; le contentieux des domaines nationaux. Il y ajoute, en termes peu précis, « les difficultés qui pourront s’élever en matière de grande voirie ». Cette dernière disposition fut bientôt complétée par la loi du 29 floréal an X, qui chargea les conseils de préfecture de statuer sur les contraventions de grande voirie, précédemment déférées aux tribunaux judiciaires (1. Cette modification aux règles antérieures de la compétence semble avoir été motivée par le peu de soin que les tribunaux avaient apporté à la protection du domaine public et à la répression des contraventions. On lit dans l’exposé des motifs de la loi du 29 floréal an X : « Toutes les contraventions aux règlements relatifs à la conservation des canaux, des routes, des plantations et ouvrages d’art qui les bordent se sont multipliées avec excès. Les poursuites en sont rares, peu actives et rarement poussées jusqu’à la condamnation dos délinquants. Celle espèce de silence de l’administration et l’inaction de la justice a encouragé les empiétements, les dégradations, la destruction des arbres, le comblement des fossés, enfin tous les délits que la cupidité, la malveillance, le désœuvrement, conseillent et provoquent. Il est temps, au moment où l’ordre renaît, où les roules se réparent, se plantent, où les canaux se reconstruisent ou se font, de rendre à la police conservatrice une action sûre, prompte et sévère. Il faut conséquemment que l’administration, chargée de faire et de conserver, puisse poursuivre, atteindre, frapper ceux qui détruisent, allèrent le produit de ses travaux édifiés souvent à grands frais. Il faut que, sans aller devant les tribunaux de police correctionnelle, auxquels la connaissance de ces délits est attribuée, ils soient réprimés par l’administration même, revêtue à cet effet d’un nouveau pouvoir réclamé par les circonstances et même par les principes. »).
[222] D’autres lois spéciales vinrent successivement accroître la compétence des conseils de préfecture. Mentionnons parmi les plus importantes : la loi du 14 floréal an XI sur le curage des cours d’eau non navigables, la loi du 9 ventôse an XIII relative aux plantations des routes et des chemins vicinaux et aux anticipations commises sur ces chemins, et surtout la loi du 16 septembre 1807 sur le dessèchement des marais, qui est en réalité une loi générale sur les travaux publics et qui défère aux conseils de préfecture diverses contestations, notamment celles qui concernent les travaux de salubrité intéressant les villes et les communes (1. Loi du 16 septembre 1807, art. 35 et suiv.).
Cette loi de 1807 ne remet cependant pas aux conseils de préfecture l’ensemble des contestations qu’elle prévoit ; elle en réserve un grand nombre à des commissions spéciales, juridictions temporaires dont la compétence est limitée au règlement de certains travaux. Ces commissions agissent tour à tour comme arbitres amiables et comme juges contentieux, pour le règlement des indemnités, des plus-values, des contributions aux dépenses se rattachant aux entreprises d’intérêt général qui profitent directement à la propriété privée, telles que les travaux de dessèchement, d’endiguement, de voirie. Ces commissions, dont on retrouve la trace, avant 1789, dans les lettres patentes autorisant et concédant des travaux de même nature, ne sont pas composées de fonctionnaires, mais d’habitants, de propriétaires intéressés, d’hommes de l’art nommés par le chef de l’État pour le règlement d’affaires déterminées (2. Voir le titre X de la loi du 16 septembre 1807 relatif à l’organisation et aux attributions des commissions spéciales.).
L’attribution d’une certaine juridiction contentieuse à un groupe de particuliers momentanément investis d’une part d’autorité publique constitue, dans la législation impériale, un fait exceptionnel qui mérite d’être signalé. Cette organisation s’est d’ailleurs maintenue jusqu’à la loi du 21 juin 1865 sur les associations syndicales qui a transféré aux conseils de préfecture les attributions contentieuses des commissions spéciales.
Des doutes paraissent avoir longtemps subsisté, pendant la période [223] du Consulat et de l’Empire, sur la force exécutoire des décisions des conseils de préfecture. On se demandait si ces décisions ne devaient pas être complétées par un mandement des tribunaux, pour recevoir exécution sur les biens des parties condamnées. Des textes législatifs et la jurisprudence du Conseil d’État affirmèrent la force exécutoire des arrêtés des conseils de préfecture et leur assimilation aux jugements des tribunaux. Tout d’abord la loi du 29 floréal an X décide que les arrêtés rendus en matière de contravention de grande voirie « seront exécutés sans visa ni mandement des tribunaux, nonobstant et sauf tout recours, que les individus condamnés seront contraints par l’envoi de garnisaires et saisie de meubles en vertu desdits arrêtés qui seront exécutoires et emporteront hypothèque (1. Loi du 29 floréal an X, art. 4.) ». Deux avis du Conseil d’État du 25 thermidor an XII et du 12 novembre 1811, approuvés par l’Empereur et insérés au Bulletin des lois, disposent, en termes plus généraux, que « les condamnations et les contraintes émanées des administrateurs, dans les cas et pour les matières de leur compétence, emportent hypothèque de la même manière et aux mêmes conditions que celles de l’autorité judiciaire ».
Malgré ces textes, plusieurs arrêts du Conseil d’État furent encore nécessaires pour bien définir le caractère des arrêtés rendus en matière contentieuse, que certains tribunaux et même des conseils de préfecture persistaient à méconnaître. On peut citer en ce sens un décret sur conflit négatif du 5 mars 1814 qui annule l’arrêté d’un conseil de préfecture renvoyant au tribunal civil les mesures à prendre pour assurer l’exécution de sa décision : « Considérant, porte ce décret, que les conseils de préfecture sont de véritables juges dont les actes doivent produire les mêmes effets et obtenir la même exécution que ceux des tribunaux ordinaires (2. L’assimilation des arrêtés des conseils de préfecture à des décisions de justice est encore affirmée par un décret au contentieux du 21 juin 1813 portant « que les conseils de préfecture, comme les tribunaux, n’ont pas le droit de réformer leurs décisions ».)… »
Cour des comptes. — La Cour des comptes organisée par la loi du 16 septembre 1807 et par le décret du 28 septembre suivant [224] complète les institutions de justice administrative de la période consulaire et impériale.
La création de cette haute juridiction ne fut pas immédiate. La Constitution de l’an VIII s’était d’abord inspirée de la législation révolutionnaire en remettant le contrôle de la comptabilité publique à une commission spéciale dite Commission de comptabilité nationale, analogue à celle qui fonctionnait sous le Directoire. Elle était composée de sept membres nommés par le Sénat et exerçait ses attributions sous l’autorité des consuls (1. Constitution de l’an VIII, art. 89.). Elle était chargée de vérifier les comptes des recettes et des dépenses de la République, et avait le droit de décerner contre les comptables en retard ou en débet des « actes déclaratifs » qui étaient transmis au ministre du Trésor public et exécutés par l’agent judiciaire du Trésor (2. Arrêté du 29 frimaire an IX, art. 4.).
Dès que l’Empire eut succédé au Consulat, une autre organisation fut mise à l’étude ; les institutions de l’ancien régime furent interrogées ; on se demanda si l’on ne réunirait pas comme autrefois sous une même juridiction la comptabilité publique et le contentieux des affaires domaniales : « On a recherché, disait le conseiller d’État Defermon (3. Rapport au Corps législatif sur la loi du 16 septembre 1807.), ce qu’étaient les anciennes Chambres des comptes et les rapports que pouvait avoir leur système avec nos principes constitutionnels… On a examiné s’il fallait rétablir des Cours des comptes avec une autorité judiciaire ou s’en tenir à organiser une autorité administrative. L’examen approfondi de cette question a amené à considérer s’il convenait ou non de laisser aux tribunaux ordinaires le jugement des questions de propriété qui peuvent intéresser le domaine, et l’on est resté convaincu que les questions de propriété ne pouvaient être mieux discutées, mieux approfondies et mieux jugées que par les tribunaux ordinaires sans cesse occupés de ces questions importantes. En bornant ainsi les fonctions de la Cour des comptes à recevoir et à juger les comptes des comptables de deniers publics, on n’a plus trouvé dans cette institution qu’une autorité administrative qui, par ses rapports avec le Trésor public et les autres parties de [225] l’administration qui pourront éclairer et faciliter ses recherches sur la gestion des comptables, pourra faire connaître au Gouvernement tous les abus qu’il n’aurait pu prévenir ou découvrir. »
C’est donc comme juridiction administrative que la Cour des comptes a été instituée par la loi du 16 septembre 1807. A la vérité, le nom qu’elle porte, l’inamovibilité de ses membres, l’organisation de son parquet, les rapprochements établis par la loi même de 1807 entre elle et la Cour de cassation (1. « La Cour des comptes prend rang immédiatement après la Cour de cassation et jouit des mêmes prérogatives. » (Loi du 16 septembre 1807, art. 7.)), ont pu la faire quelquefois considérer comme une compagnie judiciaire ; mais telle n’a pas été, comme on le voit, la pensée du législateur de 1807. La loi organique a d’ailleurs nettement marqué la place de la Cour des comptes parmi les juridictions administratives en lui refusant le caractère de cour souveraine et en la soumettant, comme tous les tribunaux administratifs, à la juridiction supérieure du Conseil d’État. « Les arrêts de la Cour, disait Defermon, sont exécutoires, mais les comptables qui se croiraient fondés à réclamer pour violation des formes et de la loi sont autorisés à se pourvoir dans un délai déterminé, et la même voie est ouverte au ministre. Ce recours est ici, comme en toute matière administrative, un remède contre les erreurs inséparables de la faiblesse humaine. Sans doute on en verra peu d’exemples ; la Cour des comptes se fera distinguer par ses lumières et son indépendance. Mais si l’on a reconnu la nécessité d’une Cour de cassation pour remédier aux erreurs des tribunaux ordinaires, il n’était pas moins indispensable de donner un recours contre celles de la Cour des comptes. »
En conséquence, l’article 17 de la loi du 16 septembre 1807 ouvrit un recours devant le Conseil d’État contre les arrêts de la Cour des comptes, mais seulement un recours en cassation « pour violation des formes et de la loi », et non un recours en réformation par la voie de l’appel. Cette réformation ne put être demandée qu’à la Cour elle-même par un recours en révision analogue à celui qui se pratiquait devant les anciennes chambres des comptes.
Ainsi furent établies, pendant la période consulaire et impériale, les trois institutions fondamentales qui sont restées la base de la [226] juridiction administrative en France : le Conseil d’État, les conseils de préfecture, la Cour des comptes. Nous n’aurons plus désormais à assister à des transformations profondes de ces institutions ni des principes qui les régissent, mais seulement à des modifications, à des améliorations, et aussi à des crises passagères et presque toujours salutaires, parce qu’elles ont préparé de nouveaux progrès.
II. — RESTAURATION
Crise subie par la juridiction administrative. — La Restauration a été une période difficile pour la juridiction administrative, et en particulier pour le Conseil d’État.
Plusieurs causes motivèrent le mouvement des esprits qui sembla remettre en question à cette époque les institutions qui venaient de s’établir. Le Conseil d’État avait contre lui ses origines immédiates qui le rattachaient à l’Empire. En outre, il avait concouru, comme juridiction administrative supérieure, à l’application des lois sur les biens des émigrés et sur les aliénations de domaines nationaux ; il avait dû continuer cette mission même après 1815 et protéger le principe de l’inviolabilité des ventes nationales, non seulement contre les anciens possesseurs, mais encore, plus d’une fois, contre des administrations publiques (1. La Charte de 1814 avait ordonné la restitution des biens encore détenus par le domaine, mais elle avait consacré l’inviolabilité des ventes effectuées.). Ce fut là, au dire des contemporains, une de ses tâches les plus ardues, les plus fécondes en récriminations : « Le plus beau fleuron du Conseil d’État de la Restauration, écrivait M. de Cormenin, qui avait pris part à ses travaux, est d’avoir, grâce à l’énergie et au patriotisme de plusieurs hommes, défendu les droits des acquéreurs. Quoique notre part dans cette lutte ait été fort obscure et fort modeste, nous tenons cependant à honneur de la revendiquer, car c’est avoir bien mérité du pays, que d’avoir contribué à maintenir la paix publique (2. Droit administratif, t. II, p. 56.). »
Le Conseil d’État dut aussi opposer une jurisprudence très ferme à ceux qui voulaient remettre en question la liquidation de l’arriéré et les déchéances parfois rigoureuses qui avaient atteint d’anciens [227] créanciers de l’État. Enfin, il eut à résister à toutes les tentatives faites pour infirmer tardivement des décisions prises par les autorités administratives de la Révolution et de l’Empire. De là les déceptions et la sourde hostilité de beaucoup de ceux que la Restauration avait tirés de leur retraite.
Le parti libéral avait aussi des griefs contre le Conseil d’État ; il le rendait responsable de certaines lois administratives dont sa jurisprudence n’avait point créé, mais révélé les rigueurs. Il lui reprochait surtout de n’avoir pas d’existence légale comme juridiction, de n’être pas mentionné dans la Charte de 1814 et de ne reposer que sur des lois virtuellement abolies par la chute de l’Empire. On admettait bien que le roi pouvait, malgré le silence de la Charte, se faire assister d’un conseil pour l’exercice de ses prérogatives, mais on soutenait qu’il ne possédait plus le droit de justice retenue et qu’il ne pouvait exercer, ni par lui-même, ni par son conseil, aucune juridiction. Aussi l’opposition libérale, dans la discussion du budget, ne ménageait-elle au Conseil d’État ni ses critiques, ni ses menaces de refus de crédit.
Il faut d’ailleurs reconnaître que le Conseil d’État de la Restauration n’avait pas conservé, au regard du Gouvernement et du public, la haute situation et le renom d’indépendance qu’il avait eus sous l’Empire. L’avènement du régime constitutionnel l’avait réduit au rôle d’auxiliaire du pouvoir exécutif, l’avait subordonné plutôt qu’associé aux ministres, devenus responsables devant le Parlement et impatients de tout autre contrôle. Les ordonnances royales, qui forment pendant cette période toute la législation du Conseil d’État, tendent à assurer cette subordination, à donner aux membres du Conseil une situation non seulement amovible, mais précaire.
Ainsi, l’ordonnance du 23 août 1815 décide qu’il sera dressé « un tableau général de toutes les personnes à qui il nous aura plu de conserver ou de conférer le titre de conseiller d’État ou celui de maître des requêtes ». Le 1er janvier de chaque année, ce tableau était soumis par le garde des sceaux à l’approbation du roi, et la radiation d’un nom impliquait révocation. Ce régime, interrompu par l’ordonnance du 26 août 1824, fut rétabli par celle du 5 novembre 1828. Aussi le député Manuel pouvait-il dire en 1821: [228] « Que peut-on espérer de prétendus juges qu’à chaque trimestre on peut exclure du Conseil avec autant de facilité qu’on déplace les pièces d’un échiquier ? »
Les mêmes ordonnances tendaient encore à restreindre le rôle du Conseil d’État, en permettant au roi d’évoquer devant le conseil des ministres, dit conseil d’en haut, « toutes les affaires du contentieux de l’administration qui se lieraient à des vues d’intérêt général (1. Ordonnance du 29 juin 1814, art. 7, § 2, et ordonnance du 19 avril 1817.) » ; elles plaçaient le comité du contentieux sous la présidence du ministre de la justice, et elles renvoyaient le jugement des affaires à l’assemblée générale du Conseil d’État, à laquelle prenaient part non seulement tous les membres du service ordinaire, mais encore les ministres, les conseillers d’État en service extraordinaire, et même les membres du Conseil qui avaient concouru soit dans les comités, soit dans les ministères, à la préparation des décisions attaquées.
Ce mode de délibération des affaires contentieuses, qui avait souvent pour conséquence de faire annihiler l’avis du comité du contentieux et du service ordinaire par une majorité où dominaient les représentants directs de l’administration, ne contribua pas peu à entretenir les griefs de l’opinion libérale contre la juridiction administrative. Un des membres du Conseil d’État de cette époque appréciait ainsi cette organisation :
« La réunion des comités de l’intérieur, des finances, de la marine, de la guerre et de la législation en assemblée générale, pour juger les affaires préparées par le comité du contentieux, n’offre pas aux citoyens assez de garanties de la bonté des jugements… Est-il régulier que les ministres aient séance et voix délibérative dans le Conseil où le citoyen vient attaquer leurs décisions qui blessent ses droits ? Et lorsque vous fermez à ce citoyen obscur les portes du tribunal, que ne doit-il pas craindre de la présence d’un ministre défendant sa propre cause dans une assemblée de juges amovibles? Si le ministre est présent, il se défend et se juge lui-même ; s’il est absent, il est défendu, il est jugé par les membres de son comité, qui sont placés dans son étroite dépendance, qui obéissent presque toujours à ses impulsions, qui ont eux-mêmes [229] préparé la décision attaquée… C’est en vain que chaque ministre, chaque membre du Conseil sera probe, éclairé, juste ; ces qualités de l’homme ne corrigent point les vices de l’institution ; elles n’offrent d’ailleurs aux citoyens que des garanties morales ; or ils veulent, pour être pleinement rassurés, trouver leurs garanties non dans l’homme, mais dans l’institution même (1. M. de Cormenin, dans l’opuscule déjà cité : Du Conseil d’Etat envisagé comme conseil et comme juridiction (1818). Voy. le chap. III, intitulé : « Que les affaires contentieuses sont incomplètement délibérées dans l’assemblée générale du Conseil d’Etat. »). »
Il n’est pas étonnant que le Conseil d’État, mis aux prises avec une situation difficile, ait été peu porté à étendre le domaine du contentieux administratif et se soit même montré disposé à le restreindre. La jurisprudence de cette époque révèle beaucoup de timidité. Les efforts faits par les avocats des parties pour appeler le contrôle du Conseil sur les décisions administratives ayant le caractère d’actes de puissance publique, loin d’être encouragés, sont réprimés par cette jurisprudence. C’est à elle qu’on doit les seules applications qui aient jamais été faites de l’article 49 du décret du 22 juillet 1806, qui menace d’amende et de suspension les avocats qui introduisent des pourvois téméraires, « notamment s’ils présentent comme contentieuses des affaires qui ne le sont pas ». Plusieurs arrêts de 1822 et de 1825 condamnent à l’amende des avocats qui avaient formé des recours pour excès de pouvoir contre des décisions considérées comme des actes de pure administration, non susceptibles de recours contentieux (2. Un arrêt du 13 mars 1822 (de Courso), au rapport de M. Villemain, condamne Me Dejean, avocat, à 10 fr. d’amende pour avoir formé un recours au nom du colonel de Courso contre une décision du ministre de la guerre, refusant de le réintégrer dans son grade : « Considérant que les réclamations du sieur de Courso ont pour cause ou pour objet la concession de grades et emplois militaires, et ne sont susceptibles sous aucun rapport d’être introduites par la voie contentieuse… » — Un arrêt du 31 mars 1825 punit d’une amende de 5 fr. un recours formé contre une décision du ministre de l’intérieur autorisant un préfet à actionner un particulier en restitution de pièces d’archives à lui communiquées. — Des arrêts du 10 août 1825 et du 23 novembre 1825 infligent aux avocats des amendes de 30 et de 50 fr. pour recours formés contre des nominations de fonctionnaires, « considérant que l’exercice du droit de nomination à un emploi public ne peut, dans aucun cas, donner lieu à un pourvoi devant nous par la voie contentieuse ».).
A ces griefs s’en joignait un plus grave encore et qui suscitait contre le Conseil d’État, outre l’opposition des hommes politiques, [230] celle des hommes de droit et des corps judiciaires ; c’était l’abus des conflits. On en était presque revenu aux pratiques du Directoire. Les ministres, non contents d’emprunter aux constitutions impériales l’article 75 de la Constitution de l’an VIII, pour protéger les fonctionnaires, avaient en outre recours à la procédure de conflit pour dessaisir les tribunaux ; ils en faisaient aussi le plus large usage pour les questions d’élections et de cens électoral. Sous ces influences politiques, le nombre des conflits qui n’avait pas excédé quarante, en moyenne, dans les premières années de la Restauration, s’éleva à trois cents pour l’année 1827 et les premiers mois de l’année 1828 (1. Voy. l’article Conflit, par M. Boulatignier, dans le Dictionnaire d’administration, de M. Blanche.).
Les jurisconsultes firent entendre de vives protestations, auxquelles Bavoux donna un grand retentissement par la publication, en 1828, de son Traité des conflits ou des empiétements de l’autorité administrative sur l’autorité judiciaire. M. de Broglie, dans un article resté célèbre, publié dans la Revue française de mars 1828, prit à partie l’institution même de la juridiction administrative et en réclama la suppression. Il proposa de renvoyer aux tribunaux judiciaires la plupart des contestations relatives aux impôts, aux travaux publics, aux contrats et aux obligations pécuniaires de l’État, et de remettre au Gouvernement, sous la responsabilité des ministres et le contrôle du Parlement, les réclamations formées contre les actes de l’autorité publique (2. M. de Broglie, dans cet article de la Revue française (mars 1828, p. 122) qu’on a si souvent invoqué dans les polémiques contre la juridiction administrative, n’arrivait pourtant pas à des conclusions aussi absolues que celles qu’on lui a prêtées. Non seulement il n’hésitait pas à reconnaître l’incompétence des tribunaux judiciaires relativement aux actes de la puissance publique, mais encore il faisait les réserves suivantes pour le contentieux des actes de gestion « Il resterait à déterminer entre quelles mains il conviendrait de déposer les attributions démembrées du contentieux administratif. Ces attributions sont toutes juridiques, il est vrai, mais toutes, nous l’avons dit, ne seraient pas également bien placées dans les mains des tribunaux ordinaires. On pourrait, sauf meilleur avis, les diviser en trois grandes catégories, savoir : celles qu’il serait sans inconvénient de remettre sur-le-champ aux tribunaux actuellement établis ; — celles qui ne devraient leur être remises que sous certaines conditions, après certaines précautions prises ; — celles qui semblent exiger soit la création, soit le maintien des tribunaux d’exception. »).
Battus en brèche par ces oppositions de toute nature, le Conseil [231] d’État et la juridiction administrative semblaient sérieusement menacés dans les dernières années de la Restauration. Dans la session de 1829, lors de la discussion du budget, la proposition formelle fut faite de rejeter les crédits demandés pour le Conseil d’État. Peu s’en fallut qu’elle ne réunît une majorité à la Chambre des députés ; après les débats qui durèrent deux jours (séances des 6 et 7 juin 1829), les crédits ne furent votés que sur les instances du comte Portalis et de M. de Vatimesnil, qui s’engagèrent, au nom du Gouvernement, à présenter un projet de loi.
Cette crise, — la plus grave et la plus prolongée que la juridiction administrative ait eu à traverser en France, — semblait devoir emporter cette institution ; elle eut, au contraire, pour résultat de l’affermir en provoquant des réformes salutaires. Les polémiques auxquelles la question donna lieu, firent mieux comprendre les principes qui servent de base à la distinction des juridictions, les nécessités publiques qui les ont enracinés en France, les difficultés presque insurmontables que présenterait l’établissement d’un système foncièrement différent. Aussi des publicistes éminents, Henrion de Pansey, Sirey, Macarel, de Cormenin, s’efforcèrent-ils de substituer à l’idée d’une véritable révolution administrative et judiciaire, celle de réformes portant à la fois sur la législation des conflits et sur l’organisation de la juridiction administrative supérieure.
Ordonnance de 1828 sur les conflits. — La première réforme mise à l’étude fut celle de la législation des conflits. A vrai dire, cette législation n’existait pas encore, car les lois de la Révolution et du Consulat ne s’étaient expliquées que sur la manière d’élever et de juger le conflit, et non sur les règles du fond ni sur la procédure. En janvier 1828, une commission de dix membres ayant Henrion de Pansey pour président, et M. de Cormenin pour rapporteur, fut chargée de rédiger un projet qui devint l’ordonnance, encore en vigueur, du 1er juin 1828.
Sans anticiper sur le commentaire de cette ordonnance, qui doit trouver sa place dans l’étude des institutions actuelles, nous remarquerons qu’elle s’efforça de remédier aux abus signalés dans la matière des conflits. Elle décida que le préfet seul pourrait élever [232]
le conflit à l’exclusion de toute autre autorité ; qu’il lui serait interdit de l’élever après un jugement rendu sur le fond en dernier ressort ; que le conflit ne pourrait jamais être élevé en matière criminelle; qu’il ne pourrait l’être en matière correctionnelle que dans des cas déterminés (1. Des jurisconsultes d’une grande autorité, notamment M. Boulatignier dans son article déjà cité sur les conflits, estiment que la restriction relative aux conflits en matière correctionnelle ne fut qu’apparente, et que le droit d’élever le conflit est demeuré, après l’ordonnance de 1828, aussi étendu qu’en matière civile. Nous réservons l’examen de cette question.) ; que les tribunaux judiciaires ne pourraient être atteints par le conflit qu’après avoir été mis à même, par un déclinatoire, de prononcer sur leur propre compétence. Enfin, elle soumit la procédure et le jugement du conflit à des délais de rigueur. La commission se demanda si ce jugement devait être laissé au Gouvernement en Conseil d’État ou être transféré à la Cour de cassation. Cette dernière solution fut proposée par un de ses membres, M. Lepoitevin, et trouva plusieurs partisans au sein de la commission; mais elle fut écartée sur les observations du baron Cuvier, qui insista sur le caractère d’acte gouvernemental qui s’attache au jugement du conflit, sur les dangers que pourrait présenter la jurisprudence d’une compagnie judiciaire inamovible, si elle venait à compromettre les prérogatives du pouvoir exécutif et à créer ainsi un antagonisme sans solution entre deux pouvoirs de l’État (2. Cuvier cita devant la commission un message adressé au Conseil des Cinq- Cents, le 18 floréal an V, par Merlin, alors ministre de la justice. Il s’agissait aussi à cette époque de décider si le jugement du conflit appartiendrait au Gouvernement ou au Tribunal de cassation. Merlin disait : « Il pourrait arriver que le Tribunal de cassation se constituât un jour l’arbitre suprême des destinées de la République. En faisant toujours pencher la balance du côté des tribunaux, il pourrait enlever successivement et pour ainsi dire pièce à pièce aux autorités administratives leur indépendance et leurs attributions et finirait par gouverner la République sous l’abri de l’inviolabilité que la Constitution assure à ses jugements. »).
L’ordonnance du 1er juin 1828 donnait quelques satisfactions à l’opinion libérale sur la question des conflits. Une loi était nécessaire pour répondre aux griefs dirigés contre le Conseil d’État. Le ministère Martignac avait déclaré, en 1829, qu’elle serait présentée au cours de la session suivante ; mais la révolution de 1830 s’accomplit avant qu’elle ait pu être présentée ni préparée.
Malgré les causes d’affaiblissement qui atteignirent la juridiction [233] administrative sous la Restauration, le nombre des affaires contentieuses jugées par le Conseil d’État subit un notable accroissement. Il s’éleva à 6,067 de janvier 1815 à janvier 1830, soit à 404 par an en moyenne, proportion presque double de celle de la période impériale.
Conseils de préfecture et conseils privés des colonies. — Le sort des conseils de préfecture était nécessairement lié à celui de la juridiction administrative supérieure. Pendant que l’on discutait sur le Conseil d’État, on hésitait à aborder les questions relatives aux conseils de préfecture dont l’organisation était restée inachevée. On en était encore réduit à la loi du 28 pluviôse an VIII qui n’avait tracé de règles précises ni sur le fonctionnement des conseils, ni sur la procédure à suivre devant eux.
En 1826, le Conseil d’État fut consulté par le ministre de la justice sur la question de savoir si les parties pouvaient être admises à présenter des observations orales devant les conseils de préfecture, s’il existait une formule exécutoire applicable à leurs décisions et si, à défaut de formule spéciale, elles pouvaient emprunter celle des décisions judiciaires. Par un avis des comités réunis du contentieux et de l’intérieur, en date du 4 février 1826, le Conseil d’État fut obligé de constater sur ces différents points le silence des lois en vigueur. Consulté sur l’opportunité d’une ordonnance spéciale qui aurait tranché ces difficultés, il répondit « que s’il y a quelque chose d’utile à proposer relativement aux questions discutées dans le rapport, il ne paraît pas convenable d’en faire le sujet de dispositions partielles et détachées, mais qu’il semblerait plus opportun d’en réserver l’examen pour la rédaction d’un règlement général relatif à la forme de procéder devant le conseil de préfecture (1. Nous empruntons ce texte de l’avis de 1826 au rapport déjà cité de M. Boulatignier sur le projet de loi de 1851.) ». Le ministre de la justice approuva l’idée de ce règlement, mais aucune suite n’y fut donnée.
Pendant que la législation des conseils de préfecture demeurait stationnaire, le Gouvernement de la Restauration établissait dans les colonies une institution analogue, celle des conseils privés jugeant [234] administrativement, dont l’organisation fut, dès le début, bien plus complète que celle des conseils de la métropole. De 1825 à 1828, plusieurs ordonnances organisèrent avec soin le gouvernement des différentes colonies et établirent, auprès des gouverneurs, un conseil privé ayant le double caractère de corps consultatif et de juridiction contentieuse (1. Voy. les ordonnances du 21 août 1825 sur l’organisation administrative de Bourbon ; du 9 février 1827 relative à la Martinique et à la Guadeloupe ; du 27 août 1828 relative à la Guyane; et ci-après le chapitre III du livre II.).
Ces ordonnances donnèrent aux conseils privés des attributions juridictionnelles importantes dans les matières administratives intéressant la colonie : travaux publics, voirie, régime des eaux, comptabilité, etc. Elles firent plus : en dehors d’une compétence spéciale sur des affaires déterminées, elles donnèrent aux conseils privés une compétence générale en matière de contentieux administratif et en firent des tribunaux ordinaires en matière d’administration coloniale. Ces ordonnances d’organisation et de compétence furent complétées de la manière la plus heureuse par l’ordonnance du 31 août 1828 sur le mode de procéder devant les conseils privés des colonies, véritable code de procédure administrative contentieuse contenant, entre autres dispositions, des règles précises sur les actes d’instruction— enquêtes, expertises, visites de lieux, interrogatoires sur faits et articles — qui n’ont pris place qu’en 1889 dans la législation des conseils de préfecture (2. L’organisation et la procédure des conseils des colonies ont subi des modifications (Décret du 5 août 1881) ; mais les ordonnances de la Restauration n’en sont pas moins restées la base de la législation actuelle.).
Les conseils des colonies furent soumis à la juridiction supérieure du Conseil d’État dans les mêmes conditions que les conseils de préfecture.
III. — GOUVERNEMENT DE 1830
Premières réformes, ordonnances de 1831. — Cette période ne s’ouvrit pas sous des auspices favorables pour la juridiction administrative. Le parti libéral qui l’avait attaquée sous la Restauration arrivait aux affaires après la révolution de 1830. La Charte révisée, [235] de même que la Charte de 1814, ne faisait pas mention du Conseil d’État. M. de Broglie, qui avait demandé en 1828 la suppression de la juridiction administrative, fut chargé de présider le Conseil d’État en même temps qu’il recevait le portefeuille de l’instruction publique. Dès le mois d’août 1830, une commission fut formée pour préparer un projet de loi sur le Conseil d’État et pour approfondir les réformes dont l’institution était susceptible.
Mais les travaux de cette commission ne pouvaient pas être rapides et des mesures urgentes s’imposaient. Il fallait d’abord pourvoir à l’expédition des affaires. Le personnel du Conseil fut réorganisé et toutes ses attributions provisoirement maintenues par une ordonnance du 1er septembre 1830. Le préambule de cette ordonnance porte « qu’un grand nombre d’affaires attribuées par des lois encore en vigueur à la juridiction administrative sont en instance devant le Conseil d’État, que jusqu’à ce qu’une loi, qui sera le plus tôt possible présentée aux Chambres, ait définitivement réglé l’organisation et les attributions du Conseil d’État, il est urgent de pourvoir à l’expédition de ces affaires ; que la suspension des travaux du Conseil laisse les parties en souffrance, compromet de graves intérêts et excite de vives et justes réclamations ». En conséquence, les travaux du Conseil furent repris après une suspension de quelques semaines.
En même temps, au sein du Conseil même, des esprits pratiques et avisés s’appliquèrent à faire promptement réaliser, au moyen d’ordonnances dites provisoires, des réformes qui pouvaient désarmer les critiques les plus pressantes de l’opinion libérale. Ces ordonnances furent publiées le 2 février et le 12 mars 1831 et consacrèrent plusieurs innovations importantes.
Les séances du Conseil d’État délibérant au contentieux devinrent des audiences publiques où les avocats des parties furent admis à présenter des observations orales. Un ministère public, composé de trois maîtres des requêtes, commissaires du roi, fut institué et reçut mission de conclure, à l’audience, dans toutes les affaires.
Le préambule de l’ordonnance du 12 mars 1831 qui crée les fonctions de commissaires du roi, semble indiquer que le Gouvernement désirait se donner à lui-même l’appui d’une parole autorisée au [236] moment où il ouvrait l’audience aux avocats des parties : « considérant, porte ce préambule, qu’au moment où les parties obtiennent les avantages de la publicité et de la discussion orale, il est convenable que l’administration et l’ordre public trouvent des moyens de défense analogues à ceux qui leur sont assurés devant les tribunaux ordinaires ». — Mais quelle qu’ait pu être la pensée des rédacteurs de l’ordonnance, l’institution des commissaires du Gouvernement au contentieux eut, dès le début, le caractère qu’elle n’a pas cessé d’avoir depuis : celui d’un ministère public concluant selon la loi et sa conscience.
Le comité du contentieux, appelé comité de justice administrative, fut divisé en deux sections, composées chacune de cinq conseillers d’État, afin d’assurer une plus prompte expédition des affaires. Les affaires continuèrent d’être portées, après une instruction écrite dirigée par le comité, devant l’assemblée générale du Conseil, mais la composition de cette assemblée subit d’importantes modifications qui répondaient aux griefs formulés contre elle sous la Restauration. Les conseillers d’État en service extraordinaire, représentants de l’administration active, n’eurent plus le droit de prendre part aux délibérations du Conseil en matière contentieuse ; en furent également écartés les membres du service ordinaire appartenant aux comités qui avaient délibéré sur les décisions attaquées par la voie contentieuse (1. Ordonnance du 12 mars 1831, art. 3.).
Les réformes consacrées par les ordonnances de 1831 le furent de nouveau par l’ordonnance du 18 septembre 1839 sur l’organisation du Conseil d’État, qui contient peu de dispositions nouvelles sur le jugement des affaires contentieuses. Notons cependant les suivantes : l’ordonnance de 1839 supprime la division du comité du contentieux en deux sections; elle le compose de quatre conseillers d’État, de douze maîtres des requêtes (outre les trois maîtres des requêtes, commissaires du roi) et de douze auditeurs ; la présidence du comité est conférée au vice-président du Conseil d’État (2. Ordonnance du 18 septembre 1839, art. 26.). L’assemblée générale est tenue de délibérer en nombre impair ; si le nombre des conseillers est pair, le plus ancien maître des requêtes [237] leur est adjoint (1. Même ordonnance, art. 30.) ; la récusation des comités administratifs qui ont préparé les décisions attaquées n’atteint plus le comité tout entier, mais seulement les membres qui ont pris personnellement part à la délibération (2. Même ordonnance, art. 33.). Comme sanction des dispositions relatives à la publicité des audiences, aux observations des avocats, aux conclusions du ministère public et à la composition de l’assemblée, l’arrêt rendu en dehors des formes prescrites peut être argué de nullité par la voie du recours en révision (3. Même ordonnance, art. 34. — On doit mentionner encore, comme complétant la série des ordonnances rendues avant la promulgation de la loi organique, celle du 1er juillet 1840 portant règlement intérieur du Conseil d’État. Elle avait été préparée, M. Vivien étant garde des sceaux, pour assurer la mise en vigueur de la loi organique que l’on croyait alors à la veille d’être votée. Mais cinq années devaient encore s’écouler avant l’adoption définitive de cette loi.).
Loi organique du 19 juillet 1845. — Pendant que ces réformes s’opéraient par ordonnances, que devenait le projet de loi confié, dès le mois d’août 1830, à une commission spéciale ? Cette commission, successivement présidée par Benjamin Constant et par M. de Broglie, avait voulu creuser tous les problèmes et chercher des solutions nouvelles. Tout en reconnaissant la nécessité de maintenir la juridiction administrative et de ne point donner suite aux innovations radicales naguère conseillées par quelques-uns de ses membres, elle désirait limiter le domaine du contentieux administratif, préciser par une énumération rigoureuse les affaires qui lui appartiennent ; de là un projet en deux cent quarante-cinq articles, élaboré par M. de Vatimesnil, mais que le Gouvernement ne voulut pas s’approprier. Après d’autres essais infructueux, la Chambre des pairs fut saisie en 1833 d’un projet qui devint le point de départ d’une des élaborations parlementaires les plus longues, les plus compliquées, et pendant longtemps les plus stériles (4. Il n’y eut pas moins de cinq projets successifs ; savoir : 1° Le projet de 1833, présenté par M. Barthe à la Chambre des pairs et adopté par cette Chambre sur le rapport du comte Portalis. Ce projet, qui consacrait toutes les innovations réalisées par les ordonnances de 1831, ne fut pas présenté à la Chambre des députés. 2° Le projet de 1835, présenté à la Chambre des députés par M. Persil, qui n’avait pas cru devoir transmettre à cette Chambre le projet adopté par la Chambre des pairs. Mais le projet de M. Persil fut rejeté par la commission de la Chambre des députés. 3° Le projet de 1837, présenté à la Chambre des députés par M. Barthe ; il fut profondément modifié par la commission de la Chambre des députés, qui proposa de donner au Conseil d’État un droit de juridiction propre et de rendre une partie de ses membres inamovibles. Combattu par le Gouvernement, le projet de la commission fut rejeté. 4° Le projet de 1840, présenté à la Chambre des députés, qui tendait uniquement à convertir en loi l’ordonnance organique du 18 septembre 1839. M. Dalloz fut le rapporteur de la commission qui proposa, comme sa devancière, de substituer la justice déléguée à la justice retenue. Ce projet, déposé à la fin de la session de 1840, ne vint pas en discussion. 5° Le projet de 1843, présenté à la Chambre des pairs le 30 janvier et adopté paierie le 7 avril 1843. Transmis à la Chambre des députés, il fut modifié dans plusieurs de ses dispositions et adopté à la faible majorité de 197 voix contre 170. Soumis de nouveau à la Chambre des pairs, il fut définitivement voté par 96 voix contre 9. On peut consulter, sur les quatre premiers projets : De la Juridiction directe du Conseil d’État, par M. de Vidaillan, maître des requêtes (1841) ; Dalloz, Répertoire, v° Conseil d’État, chap. 1er (article rédigé par M. Dalloz, rapporteur du projet de 1840). Sur le dernier projet, le Recueil des lois et décrets, de M. Duvergier, année 1845, notes sous la loi du 19 juillet 1845 (p. 342 et suiv.).). Lorsque fut enfin votée la loi organique du 19 juillet 1845, il y avait [238] déjà quatorze ans que les ordonnances de 1831 avaient réalisé les réformes essentielles ; les dispositions les plus importantes de la loi n’en furent que la consécration.
Cette longue période de discussions et d’études n’avait cependant pas été perdue. Les travaux des commissions et les discussions des Chambres avaient familiarisé les membres des assemblées avec les questions que les tribunaux administratifs ont mission de résoudre et qui étaient encore trop peu connues. En comprenant mieux la juridiction administrative, les représentants de l’opinion libérale se réconcilièrent avec elle. Aussi les seuls débats importants qui précédèrent l’adoption de la loi ne portèrent-ils pas sur le maintien de la juridiction administrative ni sur ses attributions essentielles, mais sur deux questions relatives aux pouvoirs respectifs du Conseil d’État et du Gouvernement dans les affaires contentieuses.
L’une de ces questions était de savoir si la juridiction administrative supérieure continuerait d’appartenir au roi, statuant sur l’avis de son conseil, ou si elle résiderait dans le Conseil d’État constitué en cour de justice administrative investie de pouvoirs propres ; en d’autres termes, si cette juridiction s’exercerait comme justice retenue ou comme justice déléguée. Le système de la juridiction déléguée, auquel la Chambre des pairs était opposée, avait [239] eu, en 1840, et semblait devoir conserver en 1845 les préférences de la Chambre des députés; il échoua cependant à la faible majorité de vingt-sept voix, et son échec fut dû à l’opposition libérale qui se prononça contre cette réforme par des motifs qui ne seraient guère acceptés aujourd’hui. Elle soutenait, en effet, que les décisions rendues au contentieux devaient conserver la forme d’ordonnances, parce qu’elles devaient rester soumises, en principe, à l’application de la responsabilité ministérielle. Comme s’il était possible de faire intervenir la responsabilité ministérielle dans les actes d’une juridiction qui a le droit et le devoir d’être indépendante, et dont les décisions sont souvent rendues contre l’avis des ministres qui auraient à en répondre.
La seconde question — qui se rattachait étroitement à la précédente —était relative au droit que le Gouvernement pourrait avoir de modifier la teneur des ordonnances rendues au contentieux. Le projet de la commission consacrait cette faculté, mais en stipulant que « si l’ordonnance n’est pas conforme à l’avis du Conseil d’État, elle ne peut être rendue que de l’avis du conseil des ministres ; elle est motivée et doit être insérée au Moniteur et au Bulletin des lois (1. Cette disposition est devenue l’article 24, § 3, de la loi de 1845.) ». M. Vivien fit remarquer que c’était la première fois qu’on inscrivait ce droit dans les lois, qu’il n’avait jamais été exercé depuis quarante-quatre ans, parce qu’il n’était écrit nulle part ; il manifesta la crainte que ce summun jus ne devînt une attribution normale du conseil des ministres, ce qui eût été plus grave encore que le droit d’évocation réservé sous la Restauration. M. Laplagne, au nom de la commission dont il était le rapporteur, M. Dufaure, au nom du Gouvernement, déclarèrent que la disposition nouvelle n’ajoutait rien au droit qui avait toujours théoriquement appartenu au Gouvernement et dont on ne pouvait admettre l’usage que dans les cas les plus exceptionnels, tels que : « usurpation manifeste, erreur monstrueuse, véritables énormités ». L’article de loi n’avait pour but, disait-on, que de donner des garanties nouvelles aux justiciables en rendant le conseil des ministres tout entier responsable des changements apportés à la décision, au lieu de limiter cette responsabilité au ministre qui aurait contresigné l’ordonnance. Ces [240] explications furent admises, mais elles n’en avaient pas moins mis en lumière les inconséquences inhérentes au système de la justice retenue. D’un côté, en effet, on exigeait que les décisions fussent préparées par une instruction écrite et par des débats contradictoires et publics ; d’un autre côté, on permettait qu’elles fussent modifiées à huis clos par un conseil politique demeuré étranger à la procédure, aux débats, aux délibérations des juges. Les réflexions qu’un tel contraste devait provoquer ne furent certainement pas étrangères à la réforme qui s’accomplit en 1849 et qui substitua le système de la justice déléguée à celui de la justice retenue.
La loi du 19 juillet 1845 n’en doit pas moins être considérée comme une des plus importantes parmi les lois organiques du Conseil d’État. Elle donna pour la première fois une consécration législative aux réformes qui avaient été préparées sous la Restauration et que les ordonnances de 1831 et de 1839 avaient provisoirement réalisées. Ces réformes, qui entouraient la juridiction contentieuse du Conseil d’État de garanties analogues à celles qui existent dans les débats judiciaires, avaient donné satisfaction aux griefs les plus sérieux de l’opinion libérale.
Réforme projetée des conseils de préfecture. — Des réformes de même nature auraient été nécessaires dans la législation des conseils de préfecture. Nous avons vu qu’en 1826 un avis du Conseil d’État avait constaté l’insuffisance des dispositions légales applicables à ces conseils, l’incertitude qu’elles laissaient subsister sur des règles essentielles de procédure, l’utilité d’y remédier par une réglementation nouvelle. Cette idée, qui n’avait pas eu de suite sous la Restauration, fut reprise au début du Gouvernement de Juillet. Par arrêté ministériel du 7 octobre 1831, une commission, présidée par M. Allent, fut chargée de préparer un projet de loi « sur la réforme à introduire dans l’organisation, les attributions et la procédure des conseils de préfecture ». Mais cette commission pensa qu’il convenait d’ajourner ce travail jusqu’au vote de la loi sur le Conseil d’État. L’étude des réformes fut ainsi suspendue pendant quatorze ans ; mais, aussitôt après le vote de la loi organique de 1845, le Gouvernement s’efforça de la reprendre : une nouvelle commission présidée par le duc de Broglie en fut [241] chargée en 1846. Elle élabora un projet de loi qui fut soumis l’année suivante au Conseil d’État, mais la révolution de 1848 éclata avant qu’il pût être présenté aux Chambres.
Développement de la juridiction administrative. — Pendant le Gouvernement de Juillet, un grand nombre de lois contribuèrent, d’une manière plus ou moins directe, au développement de la juridiction administrative.
On doit mentionner en premier lieu les lois qui réorganisèrent l’administration des départements et des communes, y introduisirent des représentations électives et commencèrent à affranchir l’administration locale de la centralisation excessive qui avait pesé sur elle depuis l’an VIII.
La loi du 21 mars 1831 sur l’organisation des conseils municipaux, celle du 22 juin 1833 sur les conseils généraux et les conseils d’arrondissement, créèrent pour ces divers corps électifs un contentieux électoral qui vint accroître les attributions du conseil de préfecture et du Conseil d’État (1. Loi du 21 mars 1831, art. 51 et 52 ; loi du 22 juin 1833, art. 51 à 54.). La loi du 18 juillet 1837 sur l’administration municipale, celle du 10 mai 1838 sur les attributions des conseils généraux et d’arrondissement donnèrent également lieu à un grand nombre de questions nouvelles sur lesquelles le Conseil d’État eut à se prononcer. Les attributions respectives des conseils municipaux et des maires, des conseils généraux et des préfets, du Gouvernement lui-même dans ses rapports avec les administrations locales, firent l’objet de nombreuses décisions du Conseil d’Etat.
Le recours pour excès de pouvoir emprunté à la loi des 7-14 octobre 1790 cessa d’être une procédure d’exception ; loin d’être réprimé, comme sous la Restauration, par l’application de peines disciplinaires aux auteurs de recours téméraires, il fut encouragé par une jurisprudence plus libérale, et il fut fréquemment employé pour faire vider les questions relatives aux pouvoirs des autorités et à la régularité de leurs actes.
On doit mentionner aussi, comme ayant contribué au développement de la juridiction administrative sous le Gouvernement de [242] Juillet, la grande impulsion qui fut donnée aux travaux publics, notamment par la loi du 21 mai 1836 sur les chemins vicinaux et par celles du 11 juin 1842 et du 15 juillet 1845 sur les chemins de fer. Ce mouvement ne se manifesta pas seulement par une extension du contentieux, des marchés et des autres affaires de travaux publics, déjà attribuées à la juridiction administrative par la législation de l’an VIII ; il eut aussi pour conséquence l’établissement de taxes et de subventions nouvelles— telles que les prestations et les subventions spéciales pour les chemins vicinaux (1. Ces ressources spéciales avaient été déjà créées par la loi du 28 juillet 1824 sur les chemins vicinaux, mais la jurisprudence qui les concerne ne commença à se développer qu’après 1830.), les subventions fournies par les départements et les communes à la construction des chemins de fer — qui donnèrent lieu à de nouvelles questions contentieuses.
Le régime des contraventions de grande voirie fut étendu aux chemins de fer par la loi du 15 juillet 1845, qui confia aux tribunaux administratifs la protection des ouvrages et la répression de certaines infractions commises par les concessionnaires ou fermiers des chemins de fer aux clauses de leurs cahiers de charges. En même temps que le contentieux de la grande voirie s’étendait à des objets nouveaux, il fut amélioré dans son ensemble par la loi du 23 mars 1842 qui atténua et régularisa les pénalités édictées par les anciens règlements.
Un grand nombre d’autres lois créèrent ou remanièrent diverses matières d’administration dans lesquelles le Conseil d’État intervint par sa jurisprudence. Nous citerons par exemple : les dispositions de la loi de finances du 29 avril 1831 qui précisent et régularisent la déchéance quinquennale opposable aux créanciers de l’État; — la loi du 11 avril 1831 sur les pensions de l’armée de terre et celle du 18 avril suivant sur les pensions de l’armée de mer; — la loi du 22 mars 1831 sur la garde nationale, qui institua des conseils de recensement relevant du Conseil d’État en cas d’incompétence ou d’excès de pouvoir ; — la loi du 19 avril 1834 sur l’état des officiers, qui établit la propriété du grade et les droits d’avancement à l’ancienneté, et qui donna bientôt naissance à des contestations régulières devant le Conseil d’État, dans une matière où les [243] pourvois avaient été longtemps écartés comme non recevables ; — la loi du 27 avril 1838 sur les mines qui déféra aux conseils de préfecture le contentieux des travaux d’assèchement et qui créa un recours spécial devant le Conseil d’État contre les ordonnances portant retrait de concessions.
Enfin, on doit mentionner, comme ayant eu une influence particulière sur le développement des recours au Conseil d’État, les dispositions de la loi de finances du 21 avril 1832, qui dispensent du ministère des avocats et exemptent de tous frais de procédure les pourvois au Conseil d’État contre les décisions des conseils de préfecture rendues en matière de contributions directes. Cette réforme n’était d’ailleurs qu’un premier pas dans une voie qui devait bientôt s’élargir et rendre le recours au Conseil d’État plus facilement accessible aux justiciables, dans les contestations administratives qui peuvent intéresser l’ensemble des citoyens.
Sous l’influence de ces différentes causes, le nombre des affaires contentieuses jugées par le Conseil d’État reçut un accroissement notable pendant la période que nous venons de parcourir. Il s’éleva à 12,288 pendant les dix-huit années que dura le Gouvernement de Juillet, soit 682 par an, en moyenne — au lieu de 404 sous la Restauration et de 214 sous l’Empire.
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