I. — RÉCIPROCITÉ DU PRINCIPE DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS
Textes législatifs et constitutionnels. — Les lois qui ont formulé le principe de la séparation des pouvoirs entre les autorités administrative et judiciaire ont été rendues à une époque où le législateur était plus préoccupé de réprimer les empiétements des tribunaux sur l’administration que de prévenir l’abus contraire. Aussi, les prescriptions émanées de l’Assemblée constituante et de la Convention, qui sont encore aujourd’hui la base de notre législation, consistent-elles principalement en interdictions faites aux tribunaux de s’immiscer dans le domaine administratif.
« Les juges ne pourront à peine de forfaiture troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs ni citer devant eux les administrations pour raison de leurs fonctions. » (Loi des 16-24 août 1790, titre II, art. 13.)
« Défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes d’administration de quelque espèce qu’ils soient, aux peines de droit. » (Loi du 16 fructidor an III.)
Quoique la réciprocité du principe ne soit pas formulée dans ces textes, elle n’en doit pas moins être considérée comme une règle fondamentale de notre droit public. Elle résulte de la notion même de la séparation des pouvoirs, car cette séparation n’existerait pas si les différents pouvoirs n’étaient pas également tenus de l’observer. D’un autre côté, il faut rapprocher des dispositions précitées des lois de 1790 et de l’an III, l’article 17 du titre II de [472] la loi des 16-24 août 1790 et plusieurs dispositions de la Constitution du 3 septembre 1791.
« L’ordre constitutionnel des juridictions ne pourra être troublé, ni les justiciables distraits de leurs juges naturels par aucune commission ni par d’autres attributions ou évocations que celles qui seront déterminées par la loi. » (Loi des 16-24 août 1790, titre II, art. 17.) « Le pouvoir judiciaire ne peut, en aucun cas, être exercé par un corps législatif ni par le roi. Les citoyens ne peuvent être distraits des juges que la loi leur assigne par aucune commission, ni par d’autres attributions ou évocations que celles qui sont déterminées par la loi. » (Constitution du 3 septembre 1791, titre III, chap. V, art. 1 et 4.)
Enfin, le Code pénal, dans la section qui traite des « empiétements des autorités administratives et judiciaires », punit des mêmes peines les magistrats qui s’immisceraient dans les matières attribuées aux autorités administratives, et les administrateurs qui intimeraient des ordres ou des défenses aux tribunaux ou qui entreprendraient sur les fonctions judiciaires (1. Code pénal, livre III, litre 1er, section IV. — L’article 127 déclare coupables de forfaiture et punit de la dégradation civique « les juges, les procureurs généraux ou de la République, les officiers de police judiciaire qui auraient excédé leurs pouvoirs en s’immisçant dans les matières attribuées aux autorités administratives… » ; — l’article 128 punit d’amende « les juges qui, sur la revendication formellement faite par l’autorité administrative d’une affaire portée devant eux auront néanmoins procédé au jugement avant la décision de l’autorité supérieure ». — L’article 130 punit de la dégradation civique « les préfets, sous-préfets, maires et autres administrateurs qui se seront ingérés de prendre des arrêtés généraux tendant à intimer des ordres ou des défenses quelconques à des cours ou tribunaux » ; — l’article 131 punit d’amende les administrateurs qui « entreprendront sur les fonctions judiciaires en s’ingérant de connaître de droits et intérêts privés du ressort des tribunaux et qui, après la réclamation des parties ou de l’une d’elles, auront néanmoins décidé l’affaire avant que l’autorité supérieure ait prononcé ».).
Obligations égales des deux autorités ; sanctions différentes. — Du principe de la séparation des pouvoirs et de la mutuelle indépendance des autorités administrative et judiciaire, il résulte que les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs doivent se dessaisir de toute contestation portée devant eux qui ne rentre pas dans le cercle de leurs attributions. Ils doivent s’en dessaisir d’office, sans y être provoqués par les conclusions des parties, et [473] même nonobstant toutes conclusions contraires. En effet, ni les parties ni l’administration ne peuvent modifier, par un accord formel ou tacite, des compétences qui sont essentiellement d’ordre public et même, dans certains cas, d’ordre constitutionnel.
Ces juridictions doivent se dessaisir, non seulement des contestations qui ne leur appartiennent pas, mais encore de certains éléments des contestations qui leur appartiennent, de ceux qui constituent des questions préjudicielles ressortissant à une autre autorité par la nature des difficultés qu’elles soulèvent. Incompétentes pour résoudre ces difficultés lorsqu’elles sont l’objet même de la demande, les juridictions administrative ou judiciaire sont également incompétentes pour les résoudre quand elles sont incidentes au litige, et que le jugement du fond en dépend. Ces questions doivent alors être détachées, par le juge du fond lui-même, de la contestation dont elles forment un élément essentiel, et être renvoyées par lui devant le juge compétent.
Mais, si ces obligations s’imposent également aux juridictions administrative et judiciaire, elles n’ont pas des sanctions identiques. L’administration est protégée contre les empiétements possibles de l’autorité judiciaire par le conflit, qui suspend tout d’abord le jugement du litige, puis soumet à bref délai la question de compétence au Tribunal des conflits. Si, au contraire, l’autorité judiciaire est menacée d’un empiétement de l’autorité ou de la juridiction administrative, ni les tribunaux ni les parties ne peuvent provoquer l’arbitrage du Tribunal des conflits. L’acte fait par l’administration en violation du principe de la séparation des pouvoirs ne peut être déféré qu’à la juridiction administrative par la voie du recours pour excès de pouvoir.
Il semble qu’il y ait là une certaine inégalité dans les garanties d’indépendance accordées à chaque autorité. Aussi s’est-on quelquefois demandé si le droit de conflit ne devait pas être reconnu à l’autorité judiciaire aussi bien qu’à l’autorité administrative.
Il résulte de décisions rendues sous le premier Empire et la Restauration que la jurisprudence des tribunaux et même celle du Conseil d’État ne répugnaient pas tout d’abord à cette assimilation.
Dans un décret au contentieux du 11 août 1808 (Rusca), le Conseil d’État vise un arrêt de la cour de Turin élevant le conflit [474] contre un arrêté préfectoral qui réglait l’usage des eaux entre usiniers, et il semble prononcer sur la revendication de compétence émanée de cette cour, aussi bien que sur le recours pour excès de pouvoir formé contre l’arrêté par un des usiniers. Un décret sur conflit du 29 juin 1811 (Préfet des Vosges) paraît reprocher au tribunal de Neufchâteau de n’avoir pas eu recours à la voie du conflit pour revendiquer sa compétence contre le préfet des Vosges, il déclare « que ce tribunal, s’il se croyait compétent, n’avait pas d’autre voie que celle du conflit pour retenir la connaissance de la contestation ».
Enfin en 1821, le ministre de la justice transmit au Conseil d’État un jugement du tribunal de Saint-Lô, élevant le conflit contre un arrêté préfectoral, qui attribuait aux créanciers d’un fonctionnaire décédé des sommes dues à sa succession par l’État, alors que le tribunal était saisi d’une distribution par contribution entre lesdits créanciers. Le ministre de la justice, en saisissant le Conseil d’État de la contestation, conclut à ce que le conflit fût reconnu recevable et fondé. Mais le Conseil d’État condamna explicitement, par décision du 3 juillet 1821, la doctrine qu’il avait d’abord paru accepter : « Considérant qu’aux termes de l’arrêté du 13 brumaire an X le conflit ne peut être élevé que par les préfets et que, dans l’espèce, le préfet du département de la Manche ne l’a point élevé. Que si le tribunal de Saint-Lô a déclaré élever le conflit contre l’arrêté du préfet, ce jugement ne peut être annulé que par les tribunaux supérieurs, à la requête soit des parties, soit de notre procureur général (1. Consulter sur cette question la savante monographie de M. Boulatignier, sur les conflits, qui forme l’article Conflit dans le Dictionnaire d’administration de M. Blanche. Nous lui empruntons les documents ci-dessus rapportés.). »
Cette décision mit fin aux hésitations de la jurisprudence. Le droit de conflit demeura réservé à l’administration, et il ne fut pas question de l’accorder aux tribunaux lorsque fut élaborée l’ordonnance du 1er juin 1828. Cette question ne présentait d’ailleurs aucun intérêt pratique pour l’autorité judiciaire, lorsque le Conseil d’État, ou plus exactement le Gouvernement en Conseil d’État, était à la fois le juge des conflits et celui des excès de pouvoir. Il importait peu, en effet, que les actes ou les jugements administratifs, [475] empiétant sur la compétence judiciaire, fussent déférés par la voie de l’excès de pouvoir ou par celle du conflit : le juge était le même, et tout se réduisait à une question de procédure.
Mais il en fut autrement lorsque la loi du 15 janvier 1849, en créant le Tribunal des conflits, eut institué des juridictions différentes pour les excès de pouvoir et pour les conflits d’attributions. On put alors se demander si l’autorité judiciaire n’avait pas le droit d’être protégée contre les empiétements, de la même manière que l’administration, et par les mêmes juges. L’article 47 de la loi de 1849 donnait au ministre de la justice « le droit de revendiquer devant le Tribunal des conflits les affaires portées devant la section du contentieux qui n’appartiendraient pas au contentieux administratif ». On s’est demandé si ce texte visait exclusivement les affaires relevant de l’autorité gouvernementale ; s’il ne permettait pas aussi au ministre de la justice, agissant comme grand juge et comme chef de la hiérarchie judiciaire, de revendiquer devant le Tribunal des conflits les contestations judiciaires dont on aurait saisi à tort la juridiction administrative. Mais la loi de 1849 n’a pas eu assez de durée pour que la doctrine et la jurisprudence aient eu le temps de se prononcer.
Pourrait-on soulever de nouveau cette question, sous l’empire de la loi du 24 mars 1872, qui a rétabli le Tribunal des conflits, et qui contient dans son article 26 une disposition analogue à l’article 47 de la loi de 1849 ? Nous ne le pensons pas. En effet, l’article 26 de la loi de 1872 ne donne plus au ministre de la justice seul, mais à tous les ministres, chacun pour les intérêts de son département, le droit de revendiquer devant le Tribunal des conflits les affaires qui n’appartiendraient pas au contentieux administratif ; ce texte prouve bien que ces affaires sont uniquement celles qui peuvent intéresser l’autorité publique dans chaque département ministériel ; il supprime tous les arguments qu’on pouvait tirer, en 1849, de l’intervention du ministre de la justice, considéré comme chef de la hiérarchie judiciaire. La question doit donc recevoir aujourd’hui la même solution qu’avant les lois de 1849 et de 1872, parce que le droit de conflit — qui constitue un droit exceptionnel et une véritable prérogative non susceptible d’être étendue par voie d’analogie — n’a été donné qu’à l’autorité [476] administrative ; l’exercice de ce droit n’a été réglé que pour elle, et tout serait à créer, les règles de fond aussi bien que les règles de procédure, si l’on voulait les étendre à des revendications de l’autorité judiciaire.
Cette extension serait-elle désirable ? Oui, sans doute, si elle était nécessaire pour assurer à l’autorité judiciaire les mêmes garanties d’indépendance qu’à l’autorité administrative ; non, si cette égalité de garanties se trouve déjà assurée d’une autre manière, et s’il ne s’agit plus que d’une simple question de symétrie législative. Or, c’est à cela que se réduirait, en réalité, l’attribution du droit de conflit à l’autorité judiciaire. En effet, il ne pourrait être question, pour les tribunaux, d’exercer ce droit spontanément, sans y être provoqués par les conclusions d’une partie. A la différence de l’administration qui possède à la fois le droit de décision et le droit d’initiative, les tribunaux ne peuvent prendre de décision que sur la demande d’une partie. Quel intérêt aurait cette partie à réclamer une déclaration de conflit ? Quel intérêt aurait le tribunal à ce qu’on la lui demandât ? Aucun, car rien n’empêche la partie de porter directement devant le tribunal judiciaire la question dont elle estime que l’administration s’est indûment saisie. Il arrivera alors de deux choses l’une : ou bien l’administration, reconnaissant son erreur, laissera l’affaire suivre son cours devant les tribunaux, et alors la matière même du conflit fera défaut ; ou bien elle déclinera la compétence judiciaire et élèvera le conflit, et alors le Tribunal des conflits exercera l’arbitrage qu’il s’agissait de provoquer. Ce résultat sera atteint sans que le tribunal judiciaire ait besoin de faire autre chose que de rejeter le déclinatoire et d’attendre l’arrêté de conflit.
Notre législation a donc pu refuser le droit de conflit aux tribunaux sans méconnaître le principe de la mutuelle indépendance des autorités judiciaire et administrative et sans en affaiblir la sanction à l’égard des corps judiciaires.
[477] II. — DES MATIÈRES DONT LA CONNAISSANCE EST INTERDITE A L’AUTORITÉ JUDICIAIRE
Quels sont les actes administratifs prévus par les lois de 1790 et de l’an III. — Les dispositions des lois des 16-24 août 1790 et du 16 fructidor an III sont conçues dans les termes les plus généraux : elles défendent aux tribunaux de troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs, et de connaître des actes d’administration de quelque espèce qu’ils soient.
Il semble que le législateur ait voulu prévenir, par l’emploi de ces formules si larges, toute distinction entre les différents actes des autorités administratives, et les soustraire tous indistinctement à la compétence judiciaire. C’est en ce sens, nous l’avons vu, que ces lois ont été d’abord interprétées sous la Convention et le Directoire : la jurisprudence de cette époque les appliquait aux décisions prises et aux contrats passés dans un intérêt général, aussi bien qu’aux actes de la puissance publique. L’arrêté du Directoire du 2 germinal an V, inséré au Bulletin des lois, qualifiait d’actes administratifs, dans le sens des lois précitées, « toutes les opérations qui s’exécutent par les ordres du Gouvernement, par ses agents immédiats, sous sa surveillance et avec les fonds fournis par le Trésor public (1. Voir ci-dessus, page 199.) ».
Cette doctrine absolue n’est pas celle du droit administratif moderne. La jurisprudence du Conseil d’État l’a progressivement atténuée en soumettant à un examen plus attentif le principe de la séparation des pouvoirs, et en combinant la notion de l’acte administratif avec une autre notion trop négligée au début, celle des attributions fondamentales de l’autorité judiciaire. D’après une doctrine universellement admise, il ne suffit plus, pour faire échec à la compétence des tribunaux, d’invoquer un intérêt public ou de donner une forme administrative à des actes qui, d’après leur objet, relèveraient du droit commun. Il faut que le caractère administratif résulte de la nature même de l’acte et non pas uniquement de la qualité de son auteur ou du but qu’il se propose.
[478] On ne doit donc pas considérer, comme échappant de plein droit à la compétence judiciaire, tout acte émané de l’administration, toute opération accomplie ou prescrite par elle en vue d’un intérêt général ; mais seulement les actes et les opérations qui se rattachent à l’exercice de la puissance publique et qui excèdent, à ce titre, les facultés des citoyens. Ces facultés, qui sont égales pour tous dans les rapports des individus entre eux, le sont aussi dans leurs rapports avec l’administration, lorsque celle-ci fait, en vue d’intérêts généraux, ce qu’un simple citoyen pourrait faire en vue d’intérêts particuliers. Mais ces facultés ne sont plus égales entre les individus et l’administration, lorsque celle-ci exerce la puissance qui lui a été déléguée. Ce n’est plus alors le principe d’égalité qui domine, mais au contraire le principe d’autorité : droit de commandement d’un côté, devoir de soumission de l’autre. Les actes que l’administration accomplit en vertu de cette délégation, les règles qu’elle édicte, les droits qu’elle confère, les injonctions ou les interdictions qu’elle prononce, portent l’empreinte d’un pouvoir propre : ce sont des actes de puissance publique, des actes administratifs dans le sens qu’on doit donner aux lois de 1790 et de l’an III.
L’illégalité d’un acte lui enlève-t-elle son caractère administratif ? — Lorsqu’un acte a été fait pour l’exercice de la puissance publique, perd-il son caractère administratif et devient-il justiciable des tribunaux judiciaires par cela seul qu’il est illégal dans le fond ou dans la forme ?
En règle générale et sauf la réserve que nous indiquerons ci-après, les vices dont l’acte de puissance publique peut être entaché ne lui enlèvent pas son caractère administratif, de même que l’illégalité ou le vice de forme qui peut entacher la décision d’un tribunal, l’ordonnance ou le mandat d’un juge d’instruction, ne leur enlève pas leur caractère judiciaire. Ces vices affectent la validité de l’acte, non sa nature. Ils le rendent irrégulier, illégal, annulable ; ils ne le rendent pas inexistant en tant qu’acte de puissance publique ; par suite, ils n’effacent pas à son égard l’interdiction des lois de 1790 et de l’an III.
Quelques hésitations se sont manifestées sur ce point dans la [479] jurisprudence des tribunaux judiciaires ; on a quelquefois confondu l’acte administratif illégal avec la simple voie de fait relevant du droit commun ; mais la jurisprudence du Tribunal des conflits a redressé cette erreur toutes les fois qu’elle lui a été signalée ; elle a affirmé à plusieurs reprises « que l’illégalité reprochée à un acte administratif ne le dépouille pas de ce caractère pour le faire dégénérer en un fait particulier (1. Tribunal des conflits, 24 novembre 1877, Gounouilhou, et autres décisions qui seront rapportées dans le chapitre suivant.) ».
Le caractère administratif qui persiste dans l’acte annulable peut même persister dans l’acte annulé. Si l’autorité administrative supérieure, appréciant le reproche d’illégalité et reconnaissant qu’il est fondé, a mis l’acte à néant en vertu de ses pouvoirs hiérarchiques, ou bien si la juridiction administrative en a prononcé l’annulation par la voie contentieuse, il ne s’ensuit pas nécessairement que l’acte ait perdu son caractère administratif à l’égard de l’autorité judiciaire, et que celle-ci soit compétente pour en apprécier les conséquences. Sur ce point encore la jurisprudence du Tribunal des conflits, d’accord avec celle du Conseil d’État, a condamné des décisions de tribunaux qui assimilaient à une voie de fait des actes administratifs annulés pour excès de pouvoir (2. Tribunal des conflits, 5 mai 1877, Laumonnier-Carriol.). L’annulation ne prouve en effet qu’une chose, c’est que l’acte a constitué une faute administrative ; or les fautes administratives ne relèvent pas des tribunaux, à moins qu’elles ne constituent en même temps des fautes personnelles du fonctionnaire, assimilables à des délits ou à des quasi-délits de droit commun (3. Voy. le chapitre suivant.).
Il y a cependant un cas où l’acte d’un administrateur prétendant exercer la puissance publique cesserait d’être un acte administratif échappant au jugement des tribunaux. C’est le cas où l’administrateur sortirait non seulement de ses propres attributions, mais des attributions mêmes de l’autorité administrative. Si, par exemple, un administrateur confisquait une propriété, privait un citoyen de sa liberté, supprimait un journal, interdisait un commerce ou une industrie libres, le principe de la séparation des pouvoirs ne s’opposerait pas à ce que la partie lésée réclamât l’assistance des tribunaux [480] judiciaires ; il exigerait au contraire que leur compétence s’exerçât aussi librement que si la décision de l’administrateur n’existait pas. Cette décision, en effet, ne serait pas seulement susceptible d’annulation, elle serait inexistante en droit, puisqu’elle serait étrangère, par son objet même, à l’exercice de la fonction administrative. Peu importerait alors que cette nullité radicale fût ou non proclamée par la juridiction administrative ; les tribunaux pourraient la constater et passer outre.
Mais il faut se garder d’étendre la portée de cette réserve. Ainsi il ne serait pas exact de dire, comme on l’a quelquefois écrit, que l’acte cesse d’être administratif lorsqu’il est fait par un administrateur « en dehors du cercle de ses attributions légales ». L’administrateur pourrait sortir du cercle de ses propres attributions sans que son acte perdît, par cela seul, son caractère administratif à l’égard de l’autorité judiciaire : si, par exemple, un préfet empiétait sur les attributions du ministre, ou le ministre sur celles du chef de l’État, il n’appartiendrait pas aux tribunaux d’infirmer la décision ni de passer outre. Les tribunaux n’ont pas, en effet, en général, la mission de surveiller l’observation des compétences entre les diverses autorités administratives ; ce droit est réservé à l’autorité administrative supérieure, ou au Conseil d’État statuant au contentieux, à moins qu’il ne s’agisse des actes réglementaires dont la légalité peut être appréciée par les tribunaux, et qui font l’objet du paragraphe suivant.
Actes réglementaires. Compétence judiciaire sur leur légalité. — L’interdiction faite aux tribunaux de connaître des actes de la puissance publique comporte une exception importante. Cette interdiction ne s’applique pas, du moins en partie, aux actes dits réglementaires, c’est-à-dire à ceux qui édictent non des prescriptions individuelles et spéciales garanties par des voies de contrainte administrative, mais des dispositions générales garanties par une sanction pénale.
Tels sont : les règlements de police municipale qu’il appartient aux maires de faire en vertu des lois des 16-24 août 1790 (titre XI, art. 3) et du 5 avril 1884 (art. 97) ; les règlements préfectoraux relatifs à la police du domaine public et aux autres objets dont la [481] surveillance a été confiée aux administrations de département par la loi du 22 décembre 1789 (sect. III, art. 2) ; les règlements faits par les ministres dans les cas rares et spéciaux où ce droit leur est conféré par la loi ; les règlements faits par le chef de l’État pour assurer l’exécution des lois, soit en vertu d’une délégation spéciale du législateur, soit en vertu des pouvoirs inhérents à la mission du pouvoir exécutif (loi constitutionnelle du 25 février 1875, art. 3).
Ces actes, qui sont au plus haut degré des actes de la puissance publique, ne peuvent, comme tous les actes de cette nature, être annulés, ni réformés par les tribunaux judiciaires ; mais à la différence des autres actes administratifs, leurs dispositions peuvent être interprétées et leur légalité appréciée par les tribunaux appelés à en assurer l’application.
Cette exception est formellement prévue par l’article 471 du Code pénal. Ce texte, qui est relatif aux contraventions de police de la première classe, déclare passibles de la pénalité applicable à ces infractions : « Ceux qui auront contrevenu aux règlements légalement faits par l’autorité administrative, et ceux qui ne se seront pas conformés aux règlements ou arrêtés publiés par l’autorité municipale en vertu des articles 3 et 4, titre XI, de la loi du 16-24 août 1790, et de l’article 46, titre Ier, de la loi du 19-22 juillet 1791. »
La contravention n’existant que si les règlements ont été faits légalement, il en résulte que l’autorité judiciaire, appelée à vérifier si la contravention existe, est appelée à vérifier en même temps si le règlement, dont la sanction pénale lui est demandée, a une existence légale et une force obligatoire.
Il y a d’ailleurs une telle connexité entre l’exercice de la juridiction répressive et la vérification des prescriptions ou des défenses dont elle doit assurer la sanction, que le même droit devrait être reconnu à l’autorité judiciaire même en l’absence d’un texte qui le lui réserverait. La doctrine et la jurisprudence se sont de tout temps prononcées en ce sens.
Aussi, bien que l’article 471 du Code pénal n’ait été rédigé dans sa forme actuelle que lors de la revision de ce Code par la loi du 28 avril 1832, la Cour de cassation n’hésitait pas à appliquer, avant [482] 1832, les principes que ce texte a consacrés (1. Parmi les nombreux, arrêts de la Cour de cassation, antérieurs à 1832, on peut citer ceux du 8 août 1810 ; du 20 avril 1819 ; du 21 mars 1828 ; du 14 août 1830. Voy. Faustin Hélie, Traité de l’instruction criminelle, t. VI, p. 185; Henrion de Pansey, Du pouvoir municipal, livre II, chap. 6 ; Blanche, Études pratiques sur le Code pénal, VIIe étude.). Elle reconnaissait aux tribunaux le droit et le devoir de vérifier la légalité des règlements, avant de punir ceux à qui l’on reprochait d’y avoir contrevenu, et jamais, pendant cette période, le conflit n’a été élevé pour revendiquer la question préjudicielle d’interprétation ou de légalité des actes réglementaires.
Pour expliquer cette dérogation aux règles ordinaires de la compétence, faut-il dire, comme on l’a fait souvent, que les actes réglementaires ne sont pas des actes administratifs proprement dits, mais des actes législatifs ou quasi législatifs soumis à ce titre, comme les lois elles-mêmes, à l’interprétation des tribunaux chargés de les appliquer ?
Nous ne le pensons pas. Si les règlements administratifs paraissent avoir quelque analogie avec les lois, à raison du caractère général de leurs dispositions, il n’en résulte nullement que le pouvoir dont ils émanent soit d’essence législative ; il se rattache directement à la puissance exécutive, car celle-ci, chargée d’assurer l’exécution des lois, ne pourrait le faire sans édicter les prescriptions secondaires que cette exécution comporte.
De même, l’autorité municipale, dont « les fonctions propres sont de faire jouir les habitants des avantages d’une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité dans les rues, lieux et édifices publics », ne pourrait pas remplir cette mission si elle n’y puisait pas le droit de faire des règlements locaux sur ces matières. Sans doute, le pouvoir réglementaire qui appartient aux administrations centrales ou locales leur vient de la loi, mais il en est de même de toutes les attributions des autorités publiques : de ce qu’elles émanent de la loi, il ne s’ensuit pas qu’elles soient d’essence législative. La question ne pourrait sérieusement se poser que pour une espèce particulière de règlements, les règlements d’administration publique qui sont faits par le Gouvernement en Conseil d’État en vertu d’une délégation spéciale du législateur, et qui ne sont pas seulement destinés à [483] assurer l’exécution de la loi, mais encore à en compléter ou à en développer les dispositions sur des points déterminés (1. Voy. sur les règlements d’administration publique, tome II, livre IV, chap. 1er, § 1.). Mais en dehors de cette délégation spéciale, qui communique aux actes qu’elle prévoit un caractère quasi législatif, le pouvoir réglementaire n’excède pas les attributions régulières de l’autorité administrative ; les actes qui en procèdent sont, par leur nature même, des actes administratifs, des actes de puissance publique.
C’est pourquoi la jurisprudence du Conseil d’État reconnaît aux parties intéressées le droit de lui déférer pour excès de pouvoir les règlements de police municipale et, en général, les actes réglementaires qui ne procèdent pas d’une délégation spéciale du législateur. Si ces actes étaient de nature législative, le Conseil d’État devrait déclarer de tels recours non recevables, puisque sa juridiction ne saurait s’exercer que sur des actes ayant un caractère administratif.
Bien plus, si l’assimilation qu’on a quelquefois proposée entre les actes réglementaires et les lois était vraie, il en résulterait une conclusion toute différente de celle qu’on en a tirée. Les tribunaux ne pourraient pas alors refuser d’appliquer les règlements sous prétexte d’illégalité, pas plus qu’ils ne peuvent refuser d’appliquer les lois sous prétexte d’inconstitutionnalité. On sait en effet que le juge français, — à la différence du juge américain qui a le droit de mettre la constitution au-dessus de la loi, et de considérer celle-ci comme non avenue si elle viole les lois fondamentales de l’Union ou d’un État, — est toujours tenu d’appliquer les décisions du pouvoir législatif régulièrement promulguées.
Concluons de ce qui précède que les actes réglementaires sont des actes administratifs d’une nature particulière, dont l’annulation ne peut appartenir qu’à l’autorité ou à la juridiction administrative, mais dont les tribunaux peuvent exceptionnellement déterminer le sens et apprécier la légalité, lorsqu’ils sont appelés à leur assurer une sanction pénale. La compétence judiciaire dérive alors non de la nature de l’acte, mais des droits qui sont inhérents à l’exercice de la justice pénale, et en vertu desquels les tribunaux de répression ont, en principe, plénitude de juridiction sur toutes [484] les demandes et exceptions tendant à l’application ou à la non-application des peines (1. Nous aurons à signaler diverses applications de ce principe, en même temps que les exceptions qu’il peut comporter dans les matières correctionnelles. Voy. ci-après, chapitre VI.).
Acte de tutelle administrative. — Les actes par lesquels l’autorité administrative habilite des administrations locales, ou des établissements publics soumis à sa tutelle, à prendre certaines décisions ou à passer certains contrats, sont des actes de la puissance publique. A la vérité ils ne contiennent ni prescription ni défense, ils se bornent à autoriser ou à approuver des décisions prises par autrui. Mais, par cela seul qu’ils donnent aux auteurs de ces décisions un pouvoir qu’ils n’auraient pas sans une intervention spéciale de l’autorité publique, ils constituent un acte de cette autorité. Ils sont donc compris dans l’interdiction générale faite aux tribunaux par les lois de 1790 et de l’an III.
Mais si les actes de tutelle sont des actes administratifs, ils ne communiquent pas ce caractère aux décisions qu’ils autorisent ou qu’ils approuvent. Celles-ci conservent la nature qui leur est propre. Si elles consistent en contrats ou autres engagements relevant de la compétence judiciaire, cette compétence subsiste, nonobstant l’acte de puissance publique qui s’y est annexé. Les tribunaux, juges des engagements régis par le droit civil et de leur validité, ont donc seuls qualité pour décider si l’acte de tutelle a habilité la partie qui s’en prévaut. Mais si la contestation vient à porter non sur la validité du contrat, mais sur celle de l’acte de tutelle considéré en lui-même et au point de vue de sa régularité administrative, ce n’est pas aux tribunaux qu’il appartient d’en connaître ; ils ne pourraient le faire sans juger un acte d’administration qui échappe à leur compétence ; ils doivent donc renvoyer cette question à l’autorité administrative.
Actes de gestion. — Nous avons vu que les actes de puissance publique sont les seuls actes de l’administration qui échappent de plein droit à la compétence judiciaire. La règle est différente pour les actes de gestion, c’est-à-dire pour ceux que l’administration [485] accomplit en qualité de gérant et d’intendant des services publics et non comme dépositaire d’une part de souveraineté. Les facultés que l’administration exerce dans l’accomplissement de ces actes n’excèdent pas, en général, celles que les citoyens possèdent en vertu du droit privé, ou qu’ils peuvent s’attribuer par des stipulations librement consenties. Les marchés passés par l’administration pour assurer le fonctionnement des services publics et l’exécution des travaux d’intérêt général, les actes faits pour la mise en valeur des propriétés publiques, les engagements pécuniaires contractés par l’État ou par les administrations locales pour subvenir aux besoins qu’ils ont mission de satisfaire, sont des actes de gestion ; l’intérêt public les motive, mais en général la puissance publique n’y intervient pas.
A l’égard de ces actes, les principes de compétence sont différents : tandis qu’une loi est nécessaire pour donner exceptionnellement compétence aux tribunaux sur un acte de puissance publique, une loi est nécessaire pour la leur ôter sur un acte de gestion. Le contentieux des actes de puissance publique est administratif de sa nature, celui des actes de gestion n’est administratif que par la détermination de la loi. Mais, à cette règle générale, il faut ajouter les deux observations suivantes :
En premier lieu, le contentieux des actes de gestion peut être déféré à la juridiction administrative par des dispositions générales de la loi aussi bien que par des dispositions spéciales : il n’est pas besoin que tous ces actes soient dénommés ou définis ; il suffit qu’ils rentrent dans des catégories largement tracées par le législateur. Ainsi, aucun texte n’a formellement exclu de la compétence judiciaire les obligations pécuniaires résultant, pour le Trésor public, des émissions de rentes ou des opérations de trésorerie, ni les réclamations relatives aux soldes et traitements, ni les demandes d’indemnités formées contre l’État pour des dommages autres que ceux résultant des travaux publics ; mais les dispositions générales des lois du 8 août 1790 et du 26 septembre 1793 ont posé en principe que les créances sur l’État seraient réglées administrativement. Ce principe s’applique à toutes les actions tendant à faire déclarer l’État débiteur, quelle que soit la cause de la dette, à moins qu’il ne s’agisse de stipulations exclusivement régies par le droit [486] civil, telles que celles qui sont faites dans l’intérêt du domaine privé de l’État (1. Voir suprà, p. 196 et suiv., 432 et suiv., les pouvoirs des ministres en matière de liquidation des dettes de l’État.).
En second lieu, il y a des actes qui concourent à la gestion des services publics, à l’administration des biens possédés ou surveillés par l’État, mais qui, en même temps, se rattachent si étroitement à l’exercice de la puissance publique qu’ils échappent de plein droit à la compétence judiciaire, comme si cette puissance était seule en jeu. Telles sont les concessions faites à des particuliers sur le domaine public, les affectations qui consacrent des biens domaniaux ou communaux au service du culte, et d’autres actes analogues. L’élément contractuel qui s‘ajoute, dans ces cas, à l’acte de puissance publique, ne le transforme pas pour cela en simple acte de gestion. Par cela seul que la puissance publique se manifeste dans ces décisions, elles relèvent exclusivement de la juridiction administrative et échappent de plein droit à la compétence des tribunaux (2. Voy. ci-après, page 597.).
En résumé, le principe de la séparation des pouvoirs suffit pour écarter la compétence judiciaire dans tous les cas où la puissance publique est en jeu, sauf l’exception signalée pour les actes réglementaires. Il ne suffit pas pour l’écarter lorsqu’il s’agit d’actes étrangers à l’exercice de la puissance publique : des dispositions de loi générales ou spéciales sont alors nécessaires pour attribuer compétence à la juridiction administrative.
III. — DES MATIÈRES DONT LA CONNAISSANCE EST INTERDITE A LA JURIDICTION ADMINISTRATIVE
Actes judiciaires et de police judiciaire. — De même que la connaissance des actes administratifs est interdite aux tribunaux judiciaires, la connaissance des actes et décisions de ces tribunaux ou des autorités comprises dans la hiérarchie judiciaire est interdite à l’administration.
En ce qui touche l’inviolabilité des décisions judiciaires proprement [487] dites au regard de l’autorité administrative, l’évidence de cette règle rend tout développement inutile. Ce principe fondamental ne peut plus être obscurci, ni par les idées qui ont eu cours, à d’autres époques, sur la souveraineté prétendue du Gouvernement à l’égard des décisions judiciaires entachées d’excès de pouvoir, ni par des confusions désormais impossibles entre les attributions du juge administratif et celles du juge des conflits. Le Gouvernement ne saurait revendiquer aujourd’hui le droit qu’il s’était attribué, sous le premier Empire, d’annuler des jugements de tribunaux en prétendant que le chef de l’État est le juge naturel de toutes les infractions aux lois qui régissent les dépositaires d’un pouvoir social, et qu’il peut en faire lui-même justice s’il n’a pas délégué ce droit à une autre autorité (1. Voyez ci-dessus, p. 218, note 3, les décrets du 4 juillet et du 14 août 1813.).
D’un autre côté, on ne saurait confondre avec une attribution d’ordre administratif le droit qui appartient au juge des conflits de déclarer nuls et non avenus les jugements et les actes de procédure contraires au principe de la séparation des pouvoirs. Cette confusion était déjà tenue pour contraire aux principes, à l’époque où le Conseil d’État était à la fois le juge des conflits et celui du contentieux administratif ; on distinguait alors avec soin les droits qu’il exerçait en cette double qualité, et l’on faisait remarquer que ce n’était pas comme juridiction administrative, mais seulement comme juge des conflits qu’il pouvait infirmer une décision judiciaire. Mais aujourd’hui que les deux attributions appartiennent à des juridictions différentes, le Conseil d’État et le Tribunal des conflits, cette distinction n’est même plus nécessaire ; il suffit de dire que le Conseil d’État n’a, dans aucun cas, le droit de connaître d’un recours formé contre une décision judiciaire (2. On peut s’étonner qu’il ait quelquefois fallu que le Conseil d’Étal affirmât un principe si évident. Un arrêt du 21 février 1879 (Pollet), statuant sur un recours pour excès de pouvoir formé contre deux arrêts de la Cour de cassation, déclare ce recours non recevable : « Considérant que les recours dont il s’agit sont dirigés contre des décisions de l’autorité judiciaire et qu’il ne peut appartenir au Conseil d’État d’en connaître. »).
Il en est de même s’il s’agit non de jugements proprement dits, mais d’ordonnances, de mandements, d’actes d’instruction, etc., émanés de magistrats ou d’officiers de police judiciaire. L’application [487] de cette règle peut toutefois donner lieu à des difficultés quand ces actes émanent de fonctionnaires qui ont des attributions mixtes et qui, tout en appartenant à la hiérarchie administrative, peuvent être chargés d’accomplir des actes de police judiciaire. Il faut alors rechercher avec soin en quelle qualité ces fonctionnaires ont agi et quelle est la nature de l’acte qu’ils ont accompli.
Ces difficultés peuvent se présenter pour les préfets, et spécialement pour le préfet de police, fonctionnaires administratifs qui peuvent être appelés à agir comme officiers de police judiciaire en vertu de l’article 10 du Code d’instruction criminelle. Les actes qu’ils font en cette qualité ne sont pas des actes administratifs ; les mandats qu’ils délivrent, les saisies qu’ils opèrent ou font opérer en vertu de l’article 10, sont les éléments préliminaires d’une instruction criminelle ou correctionnelle qui ne peuvent relever que de l’autorité judiciaire (1. Tribunal des conflits, 26 mars 1889, Dufeuille ; — même date, Michau et Lafrenel ; — même date, Usannaz-Joris. Ce dernier arrêt décide, en outre, que l’autorité judiciaire, compétente pour apprécier les actes de saisie pratiqués par un préfet « de son propre mouvement ou sur l’ordre du ministre de l’intérieur », l’est également pour statuer sur l’action en responsabilité formée contre le préfet à l’occasion de ces actes. Mais le même arrêt écarte la compétence judiciaire en ce qui touche une action en responsabilité qui était en même temps dirigée contre le receveur et le directeur général des postes, parce que ces agents, en exécutant la saisie ordonnée par le préfet, avaient exercé des attributions administratives.).
Les commissaires de police participent aussi, selon les cas, à la police administrative ou à la police judiciaire (2. Pour les commissaires de police on peut consulter une décision du Tribunal des conflits du 1er décembre 1883 (Alleaume). Il s’agissait de perquisitions et de saisies opérées par un commissaire de police dans l’officine d’un pharmacien, à la requête d’inspecteurs de la pharmacie. Sur l’action à fin de dommages-intérêts formée contre cet agent par le pharmacien, le préfet avait élevé un conflit fondé sur ce que « les inspecteurs des pharmacies sont des agents de l’administration et que le commissaire, agissant sur leur réquisition, a lui-même le caractère d’agent de l’administration ». Mais le Tribunal a annulé l’arrêté de conflit en se fondant sur ce que le commissaire avait été requis pour la constatation d’infractions à la loi et pour la saisie de drogues constituant le corps du délit, qu’ainsi il avait agi comme officier de police judiciaire. Il peut aussi arriver que l’infraction recherchée et constatée par l’agent relève des tribunaux administratifs et non des tribunaux judiciaires, par exemple, s’il s’agit de contraventions de grande voirie. On doit alors rechercher si l’auteur du procès-verbal opère comme officier de police judiciaire ou comme agent de la police administrative.).
Les consuls exercent tantôt des fonctions diplomatiques ne relevant d’aucune juridiction contentieuse, tantôt des fonctions administratives qui peuvent donner lieu à des recours devant le Conseil [489] d’État, tantôt enfin des attributions d’ordre judiciaire pour lesquelles ils ne relèvent que des juridictions judiciaires supérieures (1. Conseil d’État, 19 décembre 1868 (Ridel). — Voy. aussi la décision du Tribunal des conflits du 6 avril 1889 (Gonel) qui soumet à la compétence judiciaire les questions relatives à la responsabilité d’un chancelier de légation ayant reçu le testament d’un français à l’étranger, ainsi que les questions relatives à la validité de cet acte.).
Enfin la même distinction peut s’appliquer au chef même de la hiérarchie judiciaire, au ministre de la justice. Il possède à la fois les pouvoirs d’administration attachés à la fonction ministérielle et à raison desquels il peut être justiciable de la juridiction administrative, et les pouvoirs de haute surveillance judiciaire d’où il tenait autrefois son titre de « grand juge », notamment le droit d’injonction prévu par l’article 274 du Code d’instruction criminelle. Lorsqu’il exerce ces derniers pouvoirs, la juridiction administrative est radicalement incompétente à son égard (2. Conseil d’État, 26 décembre 1867 (Petitpied).).
Du cas où un jugement est attaqué comme émanant d’un juge irrégulièrement institué. — Les actes qui confèrent aux magistrats leurs pouvoirs sont des actes de puissance publique émanés du Gouvernement ; il en est de même des décisions qui mettent fin à ces pouvoirs, soit en admettant les magistrats à la retraite, soit en les révoquant lorsqu’ils sont amovibles. Si une partie conteste la légalité ou les effets de ces actes, et si elle en tire argument contre la validité d’un jugement, l’autorité judiciaire sera-t-elle compétente pour apprécier ce moyen ou devra-t-elle en renvoyer l’examen à l’autorité administrative ?
La question de compétence ne présente pas de difficulté si l’on se borne à discuter les effets légaux d’un acte de cette nature sans contester sa validité. Si, par exemple, un jugement est attaqué comme ayant été rendu par un juge de paix relevé de ses fonctions ou par un magistrat admis à la retraite, il appartient certainement à l’autorité judiciaire de vérifier si le magistrat avait ou non cessé d’être en fonctions le jour où il a rendu son jugement, et même de décider s’il avait pu continuer provisoirement l’exercice de sa fonction jusqu’à l’installation de son successeur. Les arrêts par lesquels les cours d’appel et la Cour de cassation ont plusieurs fois [490] subordonné la validité d’un jugement à des vérifications de cette nature n’excèdent nullement les pouvoirs des tribunaux, car ces vérifications ne tendent point à infirmer un acte administratif, mais seulement à l’appliquer selon sa forme et teneur (1. Cass., ch. crim., 2 mai 1861, Monty de Cornulier ; — 9 mars 1871, Fabre.).
La question est plus délicate si le grief invoqué contre la validité du jugement est tiré de l’illégalité du titre en vertu duquel le magistrat a exercé ses fonctions. Elle touche de près à la question de savoir si les cours de justice peuvent contrôler le titre de nomination de leurs membres, lorsqu’elles procèdent à leur installation, ou si elles doivent se borner à prendre acte de ce titre.
Les anciens Parlements se reconnaissaient le droit de ne pas installer ceux de leurs membres qui auraient été nommés en vertu de lettres patentes irrégulières, ou sans remplir les conditions requises par les ordonnances ; les lettres étaient alors considérées comme « subreptices » et la compagnie refusait d’accueillir le titulaire jusqu’à ce qu’il fût pourvu d’un titre régulier (2. Jousse, Traité de l’administration de la justice, t. I, p. 148.). Le Tribunal de cassation se reconnut le même pouvoir et refusa, par décision du 29 décembre 1795, d’installer un substitut du commissaire du Gouvernement nommé en violation de la loi du 11 septembre 1790, qui interdisait les fonctions de juge aux anciens ecclésiastiques (3. Décision rapportée par M. Morin, Discipline des cours et tribunaux, t. II, p. 59.).
Mais depuis lors, la censure ainsi exercée par des corps judiciaires sur des actes émanés du Gouvernement a paru difficile à concilier avec le principe de la séparation des pouvoirs. Une opinion moyenne s’est établie, d’après laquelle la compagnie judiciaire qui a des doutes sur la légalité d’une nomination, doit en référer au Gouvernement et surseoir à l’installation jusqu’à ce que le ministre de la justice ait pu vérifier la légalité du décret et le faire rapporter s’il y a lieu (4. Circulaire du ministre de la justice du 4 fructidor an XII. — Morin, Discipline des cours et tribunaux, t. II, p. 59 ; — Carré, Traité des lois de l’organisation judiciaire, t. I, p. 368.). Le Gouvernement serait ainsi appelé à résoudre, sur l’initiative du corps intéressé, la difficulté qui lui aurait échappé au sujet de l’âge, de la nationalité ou de toute autre condition requise pour la légalité des nominations judiciaires ; il apprécierait, en la forme administrative, la difficulté qui lui aurait [491] été soumise et nous pensons que son refus de rapporter la nomination critiquée rendrait celle-ci définitive à l’égard du corps judiciaire intéressé.
Nous n’hésitons pas d’ailleurs à penser que ce corps n’aurait pas qualité pour déférer au Conseil d’État, pour excès de pouvoir, soit la nomination considérée comme irrégulière, soit la décision qui déclarerait la maintenir ; en effet ce recours n’appartient qu’à ceux qui ont un « intérêt direct et personnel » à l’annulation de l’acte, et l’intérêt dont il s’agirait ici serait un intérêt public et impersonnel.
Il résulte de là qu’une question relative à la légalité de l’acte administratif qui a conféré à un magistrat ses pouvoirs, ne pourra pas se poser utilement à propos de la validité d’un jugement. Cette question de légalité aura été résolue erga omnes par le seul fait de l’installation du magistrat et de sa prestation de serment. Aussi la Cour de cassation refuse-t-elle aux parties le droit d’attaquer un jugement par ce moyen : « Il n’appartient à aucun citoyen ni à la cour elle-même, dit un arrêt de la chambre criminelle du 26 août 1831, de contrôler la nomination d’un magistrat reçu dans le corps où il a été appelé ou qui, en cette qualité, y a prêté serment et exercé ses fonctions. » La chambre des requêtes a également décidé, par arrêt du 21 juillet 1832, « qu’il n’appartient à aucun citoyen de contester la validité des titres en vertu desquels les magistrats exercent leurs fonctions ».
Autres matières interdites à la juridiction administrative. — Les matières qui relèvent par leur nature de la compétence judiciaire, et dont la connaissance est interdite à la juridiction administrative, ne sauraient être indiquées par voie d’énumération ni même de classification. Outre qu’une telle tâche serait impossible — car le nombre des actions ressortissant aux tribunaux est illimité — le seul fait de l’entreprendre impliquerait une idée fausse des principes qui président aux rapports des juridictions administrative et judiciaire. En effet, dans tous les litiges qui n’ont pas pour objet l’exercice de la puissance publique, la compétence judiciaire est de droit, et c’est à l’administration qu’il incombe d’établir les dérogations qui y sont faites. C’est pourquoi l’ordonnance du [492] 1er juin 1828 sur les conflits (art. 6 et 9) exige que la disposition législative, attribuant à l’administration la connaissance du litige, soit rapportée dans le déclinatoire et textuellement insérée dans l’arrêté de conflit (1. La jurisprudence du Tribunal des conflits est fixée en ce sens qu’il suffit d’insérer dans le déclinatoire et dans l’arrêté de conflit les lois générales des 16-24 août 1790 et du 11 fructidor an III. La mention de ces lois est en effet suffisante, lorsque le litige revendiqué par l’autorité administrative porte sur un acte de puissance publique, qui est soustrait de plein droit à la compétence judiciaire par les textes qui consacrent la séparation des pouvoirs. Mais suffit-il de mentionner ces textes quand le litige a pour objet un acte de gestion, un marché, un engagement pécuniaire de l’État qui n’échappe pas à la compétence judiciaire de plein droit et par le seul effet des lois de 1790 et de l’an III ? Ne serait-il pas plus correct de mentionner, dans ces différents cas, les lois générales ou spéciales qui ont créé la compétence administrative pour les marchés de travaux ou de fournitures, pour les engagements du Trésor, etc. ?).
Il suit de là que la mention des affaires contentieuses interdites à la juridiction administrative peut se réduire à une formule générale, embrassant toutes les contestations qui n’ont pas pour objet soit un acte de puissance publique, soit des actes de gestion attribués à la juridiction administrative par des dispositions de loi générales ou spéciales.
IV. — DES QUESTIONS PRÉJUDICIELLES
Principes généraux. — Il ne faut pas confondre les questions préjudicielles avec les questions préalables. Les unes et les autres ont ce caractère commun qu’elles préjugent la solution d’un litige. Mais tandis que la question préalable peut être résolue par le juge du fond lui-même — soit dans la décision qu’il rend sur le fond, soit dans une décision antérieure et interlocutoire — les questions préjudicielles exigent un jugement distinct et séparé, émanant d’un juge autre que celui du fond.
Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, quand le jugement d’un procès soumis à un tribunal judiciaire dépend de l’interprétation de titres ou de contrats de droit commun, cette interprétation n’est que préalable au jugement du fond, et elle est l’œuvre du même juge ; si, au contraire, les titres à interpréter sont des actes ou décisions de l’administration, l’interprétation devient préjudicielle, [493] parce qu’elle exige un jugement distinct et séparé émanant du juge administratif.
On sait qu’il existe aussi des questions préjudicielles exigeant un renvoi d’un tribunal judiciaire à un autre tribunal judiciaire, par exemple d’un tribunal civil à un tribunal criminel et réciproquement.
Bien que nous n’ayons à nous occuper ici que des questions préjudicielles qui touchent aux rapports des juridictions judiciaire et administrative, nous ne croyons pas devoir passer entièrement sous silence quelques considérations auxquelles donne lieu cette espèce de dédoublement de l’office du juge.
Les règles actuellement en vigueur pour le jugement des questions préjudicielles n’ont pas été toujours admises. En droit romain et dans notre ancienne jurisprudence, c’était un principe presque absolu que le juge de l’action est, par cela seul, le juge de l’exception et de toutes les questions incidentes se rattachant au jugement du fond. Le droit romain ne paraît avoir excepté de cette règle que les questions d’état, et spécialement les questions de liberté ou d’esclavage quand elles étaient un élément essentiel d’un jugement criminel (1. Institut., livre IV, litre 6, § 13 ; — livre III, Code, de ord. cognit. — Cf. Merlin, Répertoire, v° Question préjudicielle, et Dalloz, Répertoire, eod. verb., chap. 1er.). La jurisprudence des anciens Parlements s’inspirait des mêmes règles. Elle admettait notamment qu’une poursuite criminelle pour suppression d’état pouvait être jugée sans que la question d’état eût été l’objet d’un jugement préalable de la juridiction civile (2. Arrêts du Parlement de Paris du 4 décembre 1638 et du 16 février 1695 rapportés par Merlin et par Dalloz, loc. cit.). L’idée qui dominait alors était que chaque tribunal, soit civil, soit criminel, a plénitude de juridiction pour toutes les vérifications que comporte un procès dont le fond lui appartient.
La même question ne paraît pas s’être posée, dans notre ancien droit, entre les Parlements et l’administration. Le Conseil du roi pouvait, en vertu de son droit d’évocation, se saisir de toutes les affaires où la couronne était intéressée, et les juger lui-même, quelles que fussent les parties en cause. Les questions préjudicielles [494] n’avaient pas de raison d’être, du moment que le procès tout entier pouvait être évoqué par le Conseil.
Les questions préjudicielles n’ont commencé à prendre une réelle importance, soit entre les tribunaux judiciaires d’ordre différent, soit entre ceux-ci et les tribunaux administratifs, que sous la législation postérieure à 1789.
Dans l’ordre judiciaire, la maxime que « le civil tient le criminel en état » est résultée des articles 326 et 327 du Code civil, qui proclament la compétence exclusive des tribunaux civils sur les questions d’état, et qui obligent le juge criminel à surseoir jusqu’à ce que le juge civil ait statué. D’un autre côté, l’article 3 du Code d’instruction criminelle oblige le juge civil à surseoir au jugement de l’action civile portée devant lui à raison d’un fait criminel ou délictueux, tant que l’action publique, intentée à raison de ce fait, n’a pas abouti à un jugement définitif du tribunal de répression ; d’où il suit que, dans certains cas, le criminel tient le civil en état. L’introduction de ces règles dans la législation, les restrictions qu’elles imposent à l’idée que le juge de l’action peut juger tous les moyens invoqués pour ou contre la demande, firent naître toute une jurisprudence nouvelle sur les questions préjudicielles ; cette jurisprudence se manifesta non seulement par des arrêts, mais encore par des délibérations doctrinales de la Cour de cassation, destinées à éclairer les tribunaux judiciaires sur leurs attributions respectives en présence de questions réputées préjudicielles (1. On peut consulter sur ce point la célèbre note des 3-12 novembre 1813, adoptée par la Cour de cassation sur le rapport du président Barris, et revêtue de l’adhésion du procureur général Merlin. Cette note passe en revue les principes à appliquer et les solutions à adopter dans diverses questions intéressant la compétence respective des tribunaux civils, criminels, correctionnels et de simple police. On y lit la maxime suivante : « Il est de principe que tout juge compétent pour statuer sur un procès dont il est saisi, l’est par là même pour statuer sur les questions qui s’élèvent incidemment dans ce procès, quoique d’ailleurs ces questions fussent hors de sa compétence si elles lui étaient posées principalement. Il faut une disposition formelle de la loi pour ne pas faire application de ce principe. » (Le texte de cette note est rapporté par Dalloz, v° Question préjudicielle, n° 7, en note.)).
En matière administrative, la nécessité de séparer le jugement du fond et celui de questions préjudicielles résulta également des principes nouveaux consacrés par le législateur. D’une part, le [495] principe de la séparation des pouvoirs s’opposait à ce que les tribunaux se fissent les juges d’actes administratifs invoqués et contestés au cours d’un débat judiciaire; d’autre part, les lois d’organisation judiciaire et les lois constitutionnelles elles-mêmes interdisaient à l’administration le jugement de toute question d’état, de propriété, d’obligations de droit commun, et condamnaient sans retour l’ancienne pratique des évocations. De là devait nécessairement résulter une scission des compétences administrative et judiciaire, lorsque le fond du litige relevait des tribunaux et que l’un de ses éléments essentiels relevait de l’administration, ou réciproquement.
Quelques textes législatifs ont expressément prévu cette distinction des compétences et prescrit à la juridiction administrative de renvoyer aux tribunaux les questions préjudicielles de nature judiciaire. Ainsi, l’article 7 de la loi du 2 messidor an VII renvoie aux tribunaux les questions de propriété qui peuvent se rattacher à une demande en mutation de cote de contribution foncière. Toutes les lois sur le recrutement de l’armée ont prescrit aux conseils de revision de surseoir à statuer sur les demandes d’exemption de service militaire qui soulèvent des questions d’état ou de domicile, jusqu’à ce que ces questions aient été résolues par les tribunaux judiciaires (1. Loi du 10 mars 1818 ; — loi du 21 mars 1832 ; — loi du 27 juillet 1872.). La législation des élections municipales et départementales impose la même obligation aux conseils de préfecture et au Conseil d’État, lorsque des réclamations en matière électorale soulèvent des questions relatives à l’état civil ou au domicile des candidats (2. Loi municipale du 5 avril 1884, art. 39 ; — loi du 31 juillet 1875 sur les élections aux conseils généraux, — et lois antérieures sur les élections départementales et municipales.).
Ces textes sont-ils limitatifs ? Assurément non. On peut même dire qu’ils ne sont pas attributifs de compétence à l’autorité judiciaire sur les questions préjudicielles qu’ils ont prévues, mais seulement déclaratifs. Alors même que ces textes n’existeraient pas, la juridiction administrative n’en serait pas moins obligée de renvoyer à l’autorité judiciaire les questions d’état, de capacité civile, de domicile, de propriété, que ces textes ont expressément distraites [496] du litige administratif. De même, dans tous les débats contentieux où se posent incidemment des questions de droit civil dont aucun texte de loi n’a prescrit le renvoi à l’autorité judiciaire, ce renvoi n’en doit pas moins être ordonné par la juridiction administrative.
Il est donc vrai de dire que la règle d’après laquelle « le juge de l’action est juge de l’exception » s’efface, en principe, devant la règle constitutionnelle de la séparation des pouvoirs. Cette restriction s’impose également aux tribunaux judiciaires et aux tribunaux administratifs. L’assujettissement qui semble résulter, pour les uns et pour les autres, de la nécessité de surseoir jusqu’à ce qu’une autre juridiction se soit prononcée sur un élément essentiel d’un litige qui leur appartient, est en réalité une garantie de leur mutuelle indépendance. Cette indépendance serait compromise si l’une des juridictions pouvait faire indirectement ce qu’il lui est interdit de faire directement, si elle pouvait statuer sur une question réservée à l’autre juridiction, sous prétexte qu’il ne s’agit que d’une exception ou d’un moyen, et non de l’objet même de la demande. Lorsqu’il s’agit d’une incompétence d’ordre constitutionnel, comme l’est celle des tribunaux administratifs dans les matières judiciaires, et celle des tribunaux judiciaires en présence d’actes administratifs, la distinction des compétences ne saurait être trop rigoureusement observée. Peu importe qu’un de ces tribunaux, incompétent ratione materiæ pour résoudre une difficulté, la résolve dans le dispositif de son jugement ou seulement dans les motifs ; ce qu’il faut, c’est qu’il s’abstienne entièrement de la résoudre.
Tel est, croyons-nous, le principe dont il faut s’inspirer dans cette importante matière des questions préjudicielles, et nous n’apercevons aucun cas où la juridiction administrative puisse incidemment statuer sur des contestations du ressort des tribunaux judiciaires en alléguant que le juge de l’action est le juge de l’exception.
Mais la réciproque est-elle vraie ? N’y a-t-il aucun cas où les tribunaux ne puissent exceptionnellement retenir et juger des difficultés d’ordre administratif impliquées dans un débat judiciaire ? [497] La raison de douter vient de ce que les tribunaux judiciaires semblent posséder, dans certaines matières, une plénitude de juridiction qui exclut tout partage, tout renvoi de questions préjudicielles à l’administration, et cela en vertu de principes qui n’ont pas moins d’autorité que celui de la séparation des pouvoirs. Ainsi, en matière criminelle, on peut considérer comme une règle fondamentale la compétence exclusive des cours d’assises et du jury ; d’où il suit que l’administration ou les tribunaux administratifs ne sauraient s’immiscer dans le jugement d’un crime, en revendiquant une question préjudicielle dont dépendrait peut-être le sort de l’accusé. L’article 1er de l’ordonnance de 1828 n’a fait que rendre hommage à ce principe en interdisant d’élever le conflit en matière criminelle, soit sur le fond, soit sur une question préjudicielle (1. Nous examinerons ci-après (chap. VI) la question de savoir si des questions préjudicielles d’ordre administratif peuvent exister en matière criminelle, bien qu’elles n’aient pas le conflit pour sanction.). Il est également de principe que l’état civil des citoyens, leur nationalité, la validité des actes constitutifs de la famille, ne peuvent être appréciés que par les tribunaux judiciaires, sans aucun partage de compétence avec la juridiction administrative. Aussi, même dans le cas où les contestations de cette nature se fondent sur l’invalidité d’un acte administratif, par exemple sur l’illégalité d’un décret de naturalisation, ou du titre en vertu duquel un officier municipal a célébré un mariage, il ne nous semble guère possible de revendiquer pour la juridiction administrative la question d’ordre administratif dont peut dépendre le jugement du fond.
Bornons-nous à indiquer ici ces questions, qui sont fort délicates et sur lesquelles nous aurons à revenir. Leur solution dépend, comme on voit, de l’idée qu’on se fait de la compétence des tribunaux judiciaires lorsque le sort des accusés, l’état des personnes, la constitution de la famille, sont en cause devant eux. Si cette compétence n’apparaît pas comme une garantie d’ordre constitutionnel donnée aux citoyens et excluant toute ingérence directe ou indirecte de l’administration, il faut appliquer le principe de la séparation des pouvoirs, et réserver à l’administration les questions d’ordre administratif qui peuvent se rattacher à ces sortes d’affaires. Si, au contraire, comme nous sommes portés à le croire, cette compétence [498] se rattache à notre système de garanties des droits individuels et si elle a ainsi un caractère constitutionnel, le principe de la séparation des pouvoirs peut exceptionnellement s’effacer, et les questions préjudicielles d’ordre administratif peuvent rester unies au jugement du fond.
Caractères de la question préjudicielle. — Dans les matières qui comportent des questions préjudicielles, la juridiction administrative ou judiciaire doit-elle surseoir toutes les fois qu’on invoque devant elle un acte, un titre, un droit dont le contentieux ne lui appartient pas ? Des distinctions sont ici nécessaires.
L’une et l’autre juridiction ont le droit et le devoir d’appliquer, sans aucun renvoi préalable, les actes de toute nature dont les parties se prévalent devant elles ; elles doivent tenir compte de tous les droits que ces parties invoquent, quel que soit le titre qui les ait consacrés. Elles ne sont tenues de surseoir à cette application que si le titre est contesté, s’il est réellement contestable, s’il exige, avant d’être appliqué, une vérification ou une interprétation contentieuse. Cela revient à dire que, pour qu’il y ait question préjudicielle, il faut qu’il y ait une question, et qu’elle préjuge en tout ou en partie le jugement du fond.
Il faut qu’il y ait une question : c’est-à-dire une difficulté réelle, soulevée par les parties ou spontanément reconnue par le juge, et de nature à faire naître un doute dans un esprit éclairé.
« On ne peut, dit très justement un ancien arrêt de la Cour de cassation, soutenir qu’il y ait nécessité pour les juges de renvoyer la cause devant l’administration, aussitôt que l’une des parties prétend trouver des doutes et matière à interprétation dans l’acte administratif invoqué par l’autre ; ce serait, en effet, laisser à la discrétion d’un plaideur téméraire le droit de suspendre le cours de la justice en élevant des doutes contre l’évidence, en soutenant qu’il est nécessaire d’interpréter ce qui ne présenterait ni équivoque ni obscurité ; au contraire, et par la nature des choses et par celle de leurs devoirs, les cours et tribunaux doivent examiner si ou non l’acte produit devant eux attribue les droits réclamés. Ils doivent, en cas de doute, renvoyer à l’autorité administrative. Si, au contraire, l’acte leur paraît n’offrir ni équivoque, ni obscurité, ni doute [499] sur le fait qu’il déclare, ou sur le droit qu’il attribue, ils doivent retenir la cause et la juger (1. Arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation du 13 mai 1824, au rapport de M. Pardessus. — Cf. (Civ. rej. 3 novembre 1885, ville de Marseille) ; — Conseil d’État, 8 avril 1865, Compagnie des mines d’Anzin ; — Tribunal des conflits, 24 novembre 1877 (Grange) ; — 20 mai 1882 (Radier) ; — 22 juin 1889, de Rolland ; — 7 mai 1892, Faré. Par application des mêmes principes, le Conseil d’État refuse de renvoyer aux tribunaux judiciaires l’interprétation d’actes ou de contrats de droit commun, lorsqu’ils sont suffisamment clairs et qu’il n’y a qu’à en faire l’application. — Conseil d’État, 22 mai 1885, Compagnie générale des Eaux ; — 22 janvier 1886, Benardot.). »
Le Tribunal des conflits dit aussi, dans un arrêt de principe du 20 mai 1882 (Rodier) : « Si les tribunaux ont le droit et le devoir d’appliquer les actes administratifs dont les dispositions claires et précises s’imposent aux parties et aux juges, il en est autrement quand le sens et la portée de ces actes ont donné lieu à des contestations sérieuses et à des explications diverses manifestées par les conclusions et la plaidoirie. Dans cette dernière hypothèse, si le sort du litige dépend de l’interprétation d’un acte administratif, les tribunaux doivent surseoir à statuer et renvoyer la question préjudicielle devant l’autorité administrative… En niant l’existence de la difficulté d’interprétation qui s’était présentée devant elle avec un caractère litigieux, la Cour n’a pu la faire disparaître. »
Assurément, il est quelquefois difficile de distinguer entre la difficulté réelle et sérieuse devant laquelle le juge du fond doit surseoir et la difficulté purement apparente. Il y a là une appréciation qui, pour emprunter la langue philosophique, est souvent toute subjective. Mais la difficulté qu’on peut éprouver à appliquer dans certains cas les principes de compétence, comme tous autres principes du droit, ne prouve rien contre la vérité de ces règles. Dans le doute, le juge doit — tel est du moins l’esprit de la jurisprudence du Conseil d’État — exagérer plutôt que restreindre sa déférence pour les pouvoirs d’un autre juge ; s’il hésite, il doit surseoir, car lorsqu’on est embarrassé de dire si une question est ou non douteuse, tout porte à croire qu’elle l’est réellement.
Il ne suffit pas que la question soit douteuse, il faut, en outre, que sa solution soit nécessaire au jugement du fond, qu’elle le prépare par un logique enchaînement des déductions du juge, qu’elle [500] soit une des prémisses nécessaires du raisonnement qui aura pour conclusion le dispositif du jugement ; il faut, en un mot, comme le dit la décision précitée du Tribunal des conflits, que le sort du litige en dépende.
Effet de la décision préjudicielle à l’égard du tribunal qui l’a provoquée. — Les tribunaux judiciaires et administratifs sont donc appelés à se prêter un mutuel concours par le jugement des questions préjudicielles, à se demander et à se transmettre des décisions qui deviendront un élément de leurs propres jugements. On a quelquefois comparé les jugements préjudiciels à des consultations que les tribunaux d’ordre différent se donnent sur des matières de leur ressort. Le rapprochement est plus ingénieux que vrai, car une consultation n’est point obligatoire pour celui qui la demande, tandis que la décision préjudicielle lie le juge qui l’a provoquée.
Il peut cependant arriver que le juge, après avoir provoqué le jugement d’une question préjudicielle, reconnaisse qu’elle ne doit pas exercer sur la solution du litige l’influence décisive qu’il lui avait d’abord attribuée, qu’il existe en dehors d’elle un moyen péremptoire de trancher le différend. Il peut alors laisser de côté la décision préjudicielle et trancher le différend par le moyen nouveau. Il n’y a, dans ce cas, nulle atteinte à la séparation des pouvoirs, puisque la solution demandée a cessé d’être nécessaire. Il n’y a pas non plus d’atteinte aux droits acquis résultant de la décision avant-faire-droit qui avait soulevé la question préjudicielle, car cette décision n’était qu’interlocutoire, et il est de principe que l’interlocutoire ne lie pas le juge.
Mais que décider si la juridiction à qui la question préjudicielle a été renvoyée ne l’a pas résolue, soit que les parties n’aient pas fait leurs diligences en temps utile, soit que la question ait été mal posée par elles devant le juge chargé de la résoudre, soit que celui-ci l’ait mal comprise ? Le juge du fond, qui aura ainsi inutilement déféré au vœu de la loi et à qui l’on ne fournira pas la solution dont il avait besoin, pourra-t-il la rechercher lui-même ? Sera-t-il relevé de son incompétence par l’appel loyal mais infructueux qu’il aura fait à la compétence d’autrui ? Nous n’hésitons pas à penser que non. De ce que le juge compétent n’a pas tranché la question [501] préjudicielle, il ne s’ensuit pas que le juge incompétent puisse le faire. Les erreurs d’une juridiction ou des parties qui sont devant elle ne peuvent pas avoir pour effet d’étendre les attributions légales d’une autre juridiction. Il faudrait donc appliquer ici l’adage : factum judicis factura partis, assimiler l’absence de solution imputable au juge à l’absence de diligences imputable à la partie, et décider, dans un cas comme dans l’autre, que la partie doit être déboutée, pour n’avoir pas apporté la justification de son moyen (1. Conseil d’État, 16 mars 1877, Élection de Prades ; — 13 mai 1881, Chemin de fer de Lyon. Cette solution est d’ailleurs conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation : Crim., 11 septembre 1847 ; — 4 décembre 1857.).
Un tribunal peut-il refuser de statuer sur la question préjudicielle qui lui est renvoyée ? — Y a-t-il des cas où la juridiction à qui une question préjudicielle a été renvoyée, et qui en a été régulièrement saisie par les parties, puisse refuser de la juger ? On doit poser comme règle générale que ce refus n’est pas permis. La juridiction de renvoi ne saurait décliner le concours qui lui est demandé par le juge du fond, sous prétexte que celui-ci a eu tort de considérer comme préjudicielle une question qui n’était pas nécessaire au jugement du fond, ou qui était résolue d’avance par tel document de la cause, ou qui pouvait être appréciée par le juge du fond lui-même. De telles fins de non-recevoir ne seraient pas seulement contraires aux rapports qui doivent exister entre des juridictions, appelées à se fournir l’un à l’autre un mutuel appui, et non à s’entraver par d’inutiles critiques ; elles constitueraient en outre un empiétement sur les pouvoirs du juge du fond : celui-ci est, en effet, le seul juge de la recevabilité de l’action portée devant lui et de l’intérêt que présentent les vérifications demandées, au point de vue du jugement du litige (2. On peut citer comme ayant fait application de cette règle : Conseil d’État, 23 février 1883, Boue ; — 8 janvier 1886, ville de Paris. Un arrêt isolé du 8 août 1834 (Anaclet) semble pourtant s’être écarté de cette jurisprudence, en refusant de statuer sur une question de légalité d’acte administratif, par le motif qu’elle aurait été renvoyée à tort par le tribunal judiciaire. Nous sommes obligés de faire toutes réserves sur la doctrine de cet arrêt. Il apprécie, comme pourrait le faire le Tribunal des conflits, le mérite de la décision judiciaire qui pose la question préjudicielle, au lieu de se borner à résoudre cette question, comme il appartient au Conseil d’État de le faire, toutes les fois qu’elle rentre dans sa compétence.).
[502] Il n’y a qu’un cas où la juridiction de renvoi pourrait et devrait même refuser de statuer sur la question préjudicielle, c’est le cas où elle se croirait incompétente pour la résoudre. Toute juridiction doit, en effet, vérifier elle-même sa compétence ; elle n’est soumise, en ce qui touche l’appréciation de ses pouvoirs, qu’à ses propres décisions, à celles du juge supérieur ou du Tribunal des conflits. Si donc elle estime que la question qui lui a été renvoyée n’est pas de son ressort, elle doit en décliner le jugement par une déclaration d’incompétence (1. Conseil d’État, 15 février 1884 (Jurie et Courtet).). Si cette déclaration fait naître un conflit négatif risquant de paralyser le cours de la justice, c’est au Tribunal des conflits qu’il appartient de le trancher, à la requête de la partie la plus diligente.
Les décisions de l’administration active comportent-elles des questions préjudicielles ? — L’obligation qui s’impose à la juridiction administrative de renvoyer à l’autorité judiciaire les questions préjudicielles qui lui appartiennent s’impose-t-elle également aux représentants de l’administration active ? En d’autres termes, lorsqu’un administrateur doit prendre une décision qui implique la vérification d’une question d’état, de capacité, de propriété, ou d’autres droits dont les tribunaux sont juges, est-il tenu de s’abstenir, et les parties intéressées peuvent-elles exiger qu’il sursoie à statuer, jusqu’à ce que les tribunaux aient prononcé ?
Cette question ne pourrait se poser que dans des cas exceptionnels, parce que les vérifications dont il s’agit demeurent, en général, étrangères à l’administration. Cependant il y a des cas où la décision administrative implique l’appréciation préalable de questions de cette nature. Ainsi, le ministre de l’intérieur, à qui la loi du 3 décembre 1849 confère le droit de prononcer des arrêtés d’expulsion contre les étrangers, les ministres qui ont à liquider des pensions civiles ou militaires et qui doivent les refuser à ceux qui ont perdu la qualité de Français, ou qui ont encouru certaines condamnations judiciaires, ont à apprécier des questions de nationalité ou de droits civils. De même, les autorités chargées d’établir le rôle des contributions foncières, des portes et fenêtres, ou des taxes [503] imposables aux propriétés comprises dans une association syndicale, ont souvent à vérifier des questions de propriété.
Dans ces différents cas, l’examen de ces questions d’ordre civil doit-il être renvoyé aux tribunaux judiciaires avant que la décision administrative soit rendue ? Assurément non. Ni les rôles de contribution, ni les arrêtés d’expulsion, ni les refus de pension, ni tout autre acte de l’administration active impliquant l’appréciation de certains droits civils, ne sauraient être retardés par des procédures judiciaires. A la différence des décisions juridictionnelles, qui doivent toujours être ajournées en présence d’une question préjudicielle, les décisions administratives suivent leur cours, et les parties intéressées ne sont pas recevables à demander qu’elles soient subordonnées à un jugement préalable des tribunaux.
Pourquoi cette différence ? La raison en est simple : la question préjudicielle est, de sa nature, l’élément d’un jugement ; or, nous croyons l’avoir déjà établi, l’administrateur ne juge pas, il agit. Sans doute il vérifie, il apprécie les motifs de son acte et les objections qu’il peut rencontrer, mais cette opération est inséparable de toute action réfléchie et n’implique pas l’idée de jugement. Là où il n’y a pas de jugement, il ne peut y avoir de question préjudicielle, puisque le propre de ces questions est de provoquer une première décision qui prépare le jugement du fond.
Ce n’est pas à dire que le principe de la séparation des pouvoirs sera sacrifié, dans ce cas, à la liberté d’action des administrateurs ; l’administration n’agit en effet qu’à ses risques et périls et sauf débat ultérieur devant la juridiction contentieuse. Si celle-ci estime que le jugement à porter sur la validité de l’acte exige la solution d’une question préjudicielle du ressort des tribunaux, elle leur renverra-elle-même cette question et surseoira à statuer jusqu’à ce qu’ils l’aient résolue (1. On peut citer, à titre d’exemples, deux arrêts rendus en matière de pensions (Conseil d’État, 10 août 1844, Clouet ; et 19 février 18S6, Siégel), qui ont renvoyé à l’autorité judiciaire des questions de nationalité d’où dépendait l’existence du droit à pension.).
On pourrait cependant citer des cas assez nombreux où le Conseil d’État a annulé soit des décisions de commissions départementales [504] classant des chemins dont la propriété était contestée (1. Conseil d’État, 9 juin 1882, Maixent ; — 4 juillet 1884, Laffont ; — 13 décembre 1889, Charles ; — 19 juin 1891, Tardieu.), soit des arrêtés préfectoraux réglementant comme cours d’eau non navigables des eaux courantes dont un tiers réclamait la propriété comme eaux de source (2. Conseil d’État, 8 août 1894, Thorrand.). Cette jurisprudence ne nous paraît pas contredire la doctrine ci-dessus proposée ; elle s’inspire d’un autre ordre d’idées, et se fonde sur ce que l’administration n’a le droit de classer des chemins, de réglementer des eaux que si elle est en présence de chemins, de cours d’eau ayant incontestablement le caractère public qui justifie son intervention. S’il y a doute sur ce point, l’administration doit s’abstenir de toute intervention et attendre, sans la provoquer elle-même, la solution des difficultés.
Cela explique pourquoi les annulations prononcées en pareil cas l’ont été de piano, et sans que le Conseil d’État ait renvoyé lui-même aux tribunaux aucune question préjudicielle de propriété.
V. — DUCAS OU LES TRIBUNAUX JUDICIAIRES NE SONT PAS LIÉS PAR LES DÉCISIONS DES TRIBUNAUX ADMINISTRATIFS, ET RÉCIPROQUEMENT
Il y a des actes administratifs dont les tribunaux judiciaires et administratifs peuvent, chacun de leur côté, apprécier la valeur légale. Ainsi, la légalité d’un règlement administratif peut être contestée devant le tribunal de police appelé à réprimer une contravention ; elle peut l’être aussi devant le Conseil d’État saisi d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir. A la vérité, les deux juridictions ne rendent pas des décisions de même nature : le juge de police ne peut que prononcer ou refuser de prononcer une peine, mais non annuler le règlement ; le Conseil d’État ne peut qu’annuler ou maintenir le règlement, mais non condamner le contrevenant. Les décisions des deux juridictions ont nécessairement un dispositif différent, mais elles résolvent en réalité une même question, celle de savoir si le règlement est ou non légal.
L’indépendance réciproque des autorités judiciaire et administrative [505] exige que cette appréciation puisse être faite de part et d’autre avec une entière liberté. L’une des juridictions ne saurait donc être liée par celle qui a statué la première. Acceptant le principe avec ses conséquences, il ne faut pas s’étonner que des questions de légalité souvent délicates puissent être différemment jugées par le Conseil d’État et par la Cour de cassation.
La jurisprudence en offre plus d’un exemple. Un arrêt du Conseil d’État du 8 août 1882 (Pergod) rejette le recours pour excès de pouvoir formé contre un arrêté du maire de Samoëns interdisant de sonner une des cloches de l’église sans son autorisation, par le motif que « le maire de Samoëns n’a fait qu’assurer, en ce qui le concernait, l’exécution d’un accord intervenu entre les autorités civile et ecclésiastique… ; que les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le maire de Samoëns ait excédé ses pouvoirs ». Par arrêt du 17 novembre 1882 (Dunoyer), la chambre criminelle de la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi contre un jugement du tribunal de police qui avait prononcé une condamnation pour contravention à l’arrêté précité, casse le jugement, « attendu que cet arrêté municipal a dérogé au règlement de sonnerie arrêté entre les autorités civiles et religieuses compétentes ; qu’il a été pris en violation de l’article 48 de la loi du 18 germinal an X… ; qu’à raison de son caractère d’illégalité, il n’a pu servir de base à une condamnation pénale ».
L’opposition des deux décisions est complète. Elle ne l’est pas moins dans une autre affaire où les rôles se trouvent intervertis, la légalité de l’acte administratif étant affirmée par la Cour de cassation et niée par le Conseil d’État. Par arrêt du 21 août 1874 (Pariset), la chambre criminelle de la Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre un jugement du tribunal de police, qui avait condamné un industriel pour contravention à un arrêté préfectoral lui interdisant d’exploiter son usine, comme dépourvue de l’autorisation nécessaire aux établissements dangereux : « attendu que l’arrêté a été pris légalement par le préfet dans les limites des attributions qui lui sont conférées par le décret du 25 mars 1852 ». Par arrêt du 26 novembre 1875 (Pariset), le Conseil d’État, à la requête de la même partie, annule pour excès de pouvoir cet arrêté préfectoral par le motif que « le préfet a usé de pouvoirs de police qui lui [506] appartenaient sur les établissements dangereux, incommodes ou insalubres pour un objet autre que celui à raison duquel ils lui étaient conférés » (1. On peut encore citer, comme exemple de ces oppositions, un arrêt du Conseil d’État du 7 mai 1886 (Beaujour), qui rejette un recours pour excès de pouvoir formé contre un arrêté du maire de Caen, ordonnant la suppression d’un puisard, alors que la Cour de cassation avait déclaré ledit arrêté illégal et décidé que le contrevenant n’avait encouru aucune peine.). Bien plus, le Conseil d’État condamna bientôt après l’État à des dommages-intérêts envers l’un des industriels contre lesquels un arrêté identique avait été pris (2. Conseil d’État, 26 novembre 1875 (Laumonnier-Carriol), annulant l’arrêté de fermeture, et 5 décembre 1879 (même partie) condamnant l’État à des dommages-intérêts.).
Le même acte qui avait été déclaré légal et susceptible de sanction pénale par l’autorité judiciaire, a donc été considéré par la juridiction administrative non seulement comme un acte administratif entaché d’excès de pouvoir, mais encore comme une faute engageant la responsabilité pécuniaire de l’État.
Dans ces cas et dans d’autres analogues, chaque juridiction agit légitimement, dans les limites de sa compétence et avec l’indépendance à laquelle elle a droit. Ces décisions sont donc irréprochables au point de vue du principe de la séparation des pouvoirs. Il est cependant permis de souhaiter que cette indépendance puisse se manifester autrement que par des contrastes aussi accentués entre les décisions de deux juridictions souveraines.
Le principe de la séparation des pouvoirs serait au contraire méconnu, si l’autorité judiciaire retenait comme contravention punissable l’infraction à un arrêté déjà annulé par le Conseil d’État au moment où l’infraction a été commise. Cette annulation ayant pour effet de mettre l’acte à néant, l’autorité judiciaire ne pourrait l’appliquer et le faire ainsi revivre. Il en serait de même si, au lieu d’être annulé par la voie contentieuse, l’acte était annulé par l’autorité administrative supérieure ou rapporté par son auteur.
Mais que décider si l’annulation pour excès de pouvoir prononcée par le Conseil d’État, bien qu’antérieure à la condamnation, est postérieure au fait incriminé ? L’autorité judiciaire sera-t-elle libre, dans ce cas, d’apprécier la légalité de l’acte autrement que ne l’a fait la juridiction administrative ? La stricte application du principe de l’indépendance mutuelle des juridictions devrait faire conclure [507] à l’affirmative : en effet, l’acte existait au moment où l’infraction s’est produite ; l’annulation ultérieurement prononcée n’a pu l’anéantir rétroactivement, puisque les actes administratifs sont exécutoires par provision et que les pourvois au Conseil d’État n’ont pas d’effet suspensif. Cependant la jurisprudence de la Cour de cassation semble refuser à l’autorité judiciaire la faculté de déclarer que l’acte est légal et de punir la contravention, lorsque l’annulation a été prononcée avant que la condamnation soit devenue définitive (1. Crim. cass., 25 mars 1882 (Darsy). — Il s’agissait d’une infraction à un arrêté préfectoral de 1879, relatif au service des pompes funèbres, annulé par arrêt du Conseil d’État du 18 novembre 1881. Cette annulation était postérieure à l’infraction, ainsi qu’à la condamnation prononcée par le tribunal de police. Néanmoins, l’arrêt décide que cette annulation « a pour conséquence nécessaire d’enlever toute base légale à la poursuite et aux condamnations qui sont intervenues ; que le fait qui a motivé ladite poursuite est dépourvu de tout caractère de contravention ».).
Supposons maintenant qu’un litige ressortissant aux tribunaux judiciaires a été porté devant un tribunal administratif et jugé par lui, quoique incompétent, ou réciproquement. Un conseil de préfecture, par exemple, a statué sur une contestation ayant pour objet un contrat de droit commun qu’il a pris à tort pour un marché de travaux publics ; ou bien un tribunal civil a statué, par erreur, sur une action en indemnité dirigée contre l’État, en dehors des cas spéciaux où il lui appartient d’en connaître. Le jugement, ainsi rendu par une juridiction incompétente ratione materiæ fera-t-il obstacle à ce que la juridiction compétente connaisse du même litige si elle vient à en être saisie à son tour ? L’affirmative n’est pas douteuse, si le jugement incompétemment rendu est passé en force de chose jugée. Dans ce cas — et en admettant que le débat et les parties soient les mêmes — l’exception de chose jugée pourra être péremptoirement opposée par le défendeur ; le juge même devra l’opposer d’office. En effet, la maxime res judicata pro veritate habetur couvre les erreurs de compétence aussi bien que les erreurs de fait et de droit que le juge a pu commettre (2. Cette doctrine est, aujourd’hui constante. Il est reconnu par la jurisprudence et par les auteurs que l’incompétence ratione materiæ ne fait pas obstacle à l’autorité de la chose jugée. (Zachariæ, t. V, p. 766 ; Dalloz, Répertoire, v° Chose jugée, n° 100. — Voy. Req., 18 avril 1833 (Hospice de Louvier) ; 21 mai 1851 (Vandermarck) ; 11 juillet 1881 (Commune de Poussay) ; — Civ., 4 avril 1866 (Banque suisse) ; — Conseil d’État, 16 mai 1827 (Moulin de Bazacle) ; — 13 avril 1836 (Begeon de Saint Méme).).
[508] Il en serait autrement, et la juridiction compétente ne serait pas tenue de s’abstenir, s’il n’y avait qu’une instance pendante devant un juge incompétent et si aucun jugement n’était encore rendu. Dans ce cas, en effet, on ne pourrait pas soulever l’exception de chose jugée, mais seulement l’exception de litispendance fondée sur la simultanéité des deux instances et sur la possibilité d’une contrariété de décisions. Or, on admet généralement que cette exception, bien qu’elle s’appuie sur certaines considérations d’intérêt général, ne constitue pas par elle-même une exception d’ordre public assimilable à la chose jugée ou à l’incompétence ratione materiæ (1. Voir Dalloz, v° Exceptions, nos 188 et 193, et les autorités citées. — Cf. Req., 27 avril 1837 (Dame de la Villedieu) ; et Req., 8 août 1864 (syndic Devaux).). Établie surtout dans l’intérêt des parties, puisque celles-ci ont le droit d’y renoncer, elle ne saurait paralyser la juridiction compétente au profit de celle qui ne l’est pas. Il faudrait donc appliquer, dans ce cas encore, le principe de l’indépendance réciproque des juridictions administrative et judiciaire. L’éventualité d’une contrariété de décisions pourrait d’ailleurs être prévenue par la vigilance de l’administration : celle-ci n’aurait pour cela qu’à élever le conflit devant le tribunal judiciaire. Il en résulterait de deux choses l’une : ou bien le Tribunal des conflits, en confirmant l’arrêté de conflit, annulerait la procédure judiciaire et ferait ainsi cesser la litispendance ; ou bien, il annulerait l’arrêté de conflit et obligerait ainsi le tribunal administratif à décliner sa compétence et à laisser l’instance suivre son cours devant l’autorité judiciaire.
VI. — DES CASOUDES DÉCISIONS JUDICIAIRES NE SONT PAS OBLIGATOIRES POUR L’ADMINISTRATION
Nous venons de voir de quels principes on doit s’inspirer lorsque les tribunaux judiciaires sont en présence de tribunaux administratifs. Demandons-nous maintenant ce que l’on doit décider quand les tribunaux judiciaires sont en présence de l’administration active et que celle-ci oppose des résistances à leurs décisions.
[509] Deux cas peuvent se présenter : ou bien l’administration aura été étrangère au jugement et sera seulement chargée, à raison de ses attributions, d’en assurer l’exécution entre les parties ; ou bien l’administration aura été partie dans l’instance et le jugement aura à son égard force de chose jugée.
Faisons d’abord une observation qui est commune aux deux hypothèses : c’est que nous n’avons à rechercher ici que le devoir juridique pouvant incomber à l’administration en présence de décisions judiciaires, et non la sanction effective de ce devoir. Nous savons, en effet, que l’administration ne peut être soumise par les décisions d’aucune juridiction, ni à une contrainte manu militari, ni à des voies d’exécution sur les biens meubles ou immeubles qui sont en sa possession. Les tribunaux judiciaires ou administratifs ne peuvent que constater, chacun dans les matières de sa compétence, les obligations, les devoirs juridiques qui incombent à l’administration. Quant à l’accomplissement de ces devoirs, quant à l’exécution matérielle de ces obligations, ils ne relèvent que de l’administration elle-même et, en dernier lieu, de la responsabilité ministérielle.
Examinons maintenant la première hypothèse, celle où une décision judiciaire, rendue entre parties privées, ne peut être exécutée qu’avec le concours de l’administration.
La matière des rentes sur l’État nous en offre un exemple. Ces rentes, lorsqu’elles sont dans le patrimoine des particuliers, constituent des propriétés privées ; par suite, les tribunaux judiciaires sont seuls compétents pour statuer sur les contestations qui s’élèvent entre ceux qui prétendent qu’une inscription de rente leur appartient ou doit leur être attribuée. Mais, d’un autre côté, le ministre des finances est le gardien du grand-livre de la Dette publique, aucune mutation, aucun transfert de rente nominative ne peut être opéré sans son concours : il est donc l’exécuteur nécessaire des jugements qui statuent sur ces mutations ; son refus d’opérer le transfert paralyserait ces jugements.
Ce refus constituerait un excès de pouvoir, si la décision ministérielle prétendait régler la question de propriété autrement que ne l’a fait le jugement. Mais ce refus serait conforme non seulement au droit, mais au devoir du ministre, si l’exécution du jugement [510] devait avoir pour effet de porter atteinte au principe de l’insaisissabilité des rentes, de violer ainsi les clauses d’un contrat solennellement passé entre l’État et ses créanciers et dont le ministre des finances doit être le gardien vigilant (1. Loi du 8 nivôse an VI, art. 4 ; loi du 28 floréal an VII, art. 7.). Aussi la jurisprudence du Conseil d’État n’hésite-t-elle pas à déclarer que le ministre des finances ; auquel un transfert est demandé en vertu d’un jugement, peut tenir ce jugement pour non avenu si son exécution doit avoir pour effet d’exproprier le titulaire de la rente au profit de son créancier (2. Conseil d’État, 24 juin 1808 (Champon) ; — 3 janvier 1813 (Detardif) ; — 8 août 1821 (Ogny) ; — 19 décembre 1839 (Bidot) ; — 13 mars 1874 (Coppens). Cf. Dumesnil et Pallain, Traité de la législation du Trésor public, p. 119 ; — E. de Bray, Traité de la Dette publique (Répertoire du droit administratif, tome X).) ; et cela même si le jugement constate que ces rentes avaient été données en nantissement au créancier par le débiteur, qui avait ainsi paru consentir d’avance à ce qu’elles fussent attribuées à son créancier, à défaut de paiement de la dette (3. Conseil d’État, 6 août 1878 (Despinoy). — Voy. les observations auxquelles cet arrêt a donné lieu, en ce qui touche l’exécution des contrats de nantissement sur rentes prévus par les lois du 8 septembre 1830 et du 17 mai 1834. (Revue générale d’administration, année 1878, t. III, p. 92, et Recueil périodique de M. Dalloz, année 1879, 3e partie, p. 41.)).
La matière des transferts de rentes n’est pas la seule où l’exécution d’un jugement rendu entre des parties privées peut légalement dépendre d’une décision de l’autorité administrative et peut être paralysée par elle. Le service des postes peut aussi donner lieu à des questions semblables.
De même que le ministre des finances est le gardien de l’insaisissabilité des rentes, le ministre des postes est le gardien de l’inviolabilité des correspondances. Il doit veiller à ce qu’il ne lui soit porté aucune atteinte, en dehors des cas où la loi y a elle-même dérogé, en vue de nécessités supérieures de sécurité et de justice sociale. Si donc un jugement attribue à une personne autre que le destinataire soit une correspondance, soit des valeurs qui y sont insérées et qui font corps avec elle, le ministre des postes a le droit et le devoir de n’y point déférer et de ne pas opérer entre [511] les mains du tiers nanti du jugement, la remise ordonnée par le tribunal (1. Conseil d’État, 13 mars 1874 (Talfer). On peut rapprocher de cet arrêt un avis rendu, le 13 mai 1885, par le Conseil d’État en assemblée générale. La question posée par le ministre des postes et télégraphes était celle de savoir si les correspondances adressées à des mineurs ou autres incapables peuvent être remises, sur leur demande, aux tuteurs ou représentants légaux de ces incapables. L’avis répond : « qu’aucun texte de loi n’attribue d’une manière expresse aux représentants des incapables le droit, sur la seule justification de leur qualité, de se faire remettre ou même seulement de faire arrêter la correspondance qui est adressée aux incapables ; que, par suite, l’administration des postes ne saurait, sans engager sa responsabilité, modifier le mandat qu’elle a reçu de l’expéditeur et déférer de sa propre autorité à la demande des représentants des incapables ».).
Arrivons à la seconde hypothèse, celle où l’administration a été mise en cause et où le jugement a acquis à son égard l’autorité de la chose jugée.
L’administration a alors le devoir juridique d’exécuter le jugement, quand même elle estimerait qu’il a été mal rendu au fond, ou contrairement aux règles de la compétence, ou qu’il lui impose des obligations contraires aux devoirs de sa fonction. C’est en effet le propre de la chose jugée de s’imposer aux parties, quels que soient les griefs qu’elles allèguent contre un jugement devenu définitif. Sans doute, il serait regrettable, contraire à l’ordre public et à la séparation des pouvoirs, que l’administration fût obligée d’exécuter des décisions qui jetteraient le trouble dans un de ses services. Mais l’atteinte à l’ordre public et à la séparation des pouvoirs serait plus grave encore, si l’administration répudiait l’obligation qu’elle se serait laissé imposer par le juge, et donnait l’exemple de la résistance à l’autorité de la chose jugée. C’est pour prévenir de si fâcheuses éventualités que l’administration a été armée du droit de conflit et a reçu la faculté de l’exercer tant qu’il n’est pas intervenu, sur le fond même du litige, un jugement de dernier ressort, ou un arrêt définitif (2. Ordonnance du 1er juin 1828, art. 4.). Si elle n’use pas de ce droit, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même ; si elle en use et si elle échoue, elle doit s’incliner devant la décision du Tribunal des conflits, juge suprême des compétences.
Aussi le Conseil d’État, tout en déclarant légale la résistance opposée par le ministre des finances ou par le ministre des postes [512] à des décisions judiciaires prononçant des saisies de rentes ou de correspondances, a-t-il implicitement réservé le cas où ces décisions seraient passées en force de chose jugée à l’égard de l’administration. L’arrêt du 13 mars 1874 (Talfer) constate que le jugement qui ordonnait la saisie de valeurs insérées dans une correspondance « est étranger à l’administration et ne statue nullement sur la question de savoir si le directeur général des postes, tiers-saisi, pourrait être contraint à la remise de la lettre dont le transport lui avait été confié ». La même réserve apparaît dans l’avis du Conseil d’État du 13 mai 1885, qui dénie au ministre des postes le droit de déférer « de sa propre autorité » à la demande des tuteurs ou autres représentants légaux réclamant les correspondances adressées aux incapables, mais qui semble réserver implicitement le cas où il existerait un jugement opposable à l’administration.
Faut-il conclure de là que toute décision de l’autorité judiciaire devenue définitive a une puissance illimitée à l’égard de l’administration ? N’existe-t-il pas de cas auxquels puisse s’appliquer cette disposition si énergique de l’instruction législative du 8 janvier 1790 : « Tout acte des tribunaux ou des cours de justice tendant à contrarier ou à suspendre le mouvement de l’administration étant inconstitutionnel, demeurera sans effet et ne devra pas arrêter les corps administratifs dans l’exécution de leur opération ? »
Nous pensons que cette disposition serait applicable si un tribunal procédait par voie d’injonctions ou d’interdictions adressées à la puissance publique, s’il sortait de sa fonction juridictionnelle pour entreprendre sur la fonction exécutive. Quand même une telle usurpation prendrait la forme d’un jugement, elle ne pourrait pas revendiquer l’obéissance due à la chose jugée. Il ne peut y avoir chose jugée que si le juge a exercé des pouvoirs de juridiction, non s’il s’est immiscé dans le pouvoir exécutif ou dans le pouvoir législatif qui lui sont rigoureusement interdits. Ces sortes d’empiétements, que l’article 127 du Code pénal qualifie de forfaiture, ne peuvent imposer d’obligations légales à l’autorité publique ; celle-ci s’en rendrait complice si elle consentait à s’y soumettre. Aussi n’hésitons-nous pas à penser qu’un jugement qui, par impossible, édicterait ou annulerait un acte de puissance [513] publique, serait non avenu pour l’administration, par application de la loi du 8 janvier 1790.
Nous venons d’exposer les principales règles qui président aux rapports généraux des autorités administrative et judiciaire. Nous devons maintenant étudier de plus près les limites de leur compétence respective dans les matières où leurs attributions peuvent avoir des points de contact.
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