La responsabilité pécuniaire de l’administration n’est pas soumise aux mêmes règles que celle des particuliers. Les articles 1382 et 1384 du Code civil ne lui sont pas textuellement applicables. Ces textes font dépendre la responsabilité de l’idée de préjudice associée à celle de faute, de telle sorte qu’en principe toute faute dommageable engage la responsabilité de son auteur, et qu’un dommage sans faute ne l’engage pas.
Ces règles du droit privé seraient doublement inexactes en droit administratif : d’abord parce que l’administration n’est pas toujours responsable du préjudice qu’elle cause à autrui par ses fautes ou celles de ses agents ; en second lieu, parce qu’elle est souvent tenue de réparer les dommages qu’elle a causés en usant de ses droits et sans commettre aucune faute : cette obligation lui incombe notamment en matière de travaux publics.
Ces différences profondes dans le système des responsabilités pécuniaires, en droit privé et en droit public, justifient, comme nous l’avons déjà expliqué, la distinction des compétences en cette matière (1. Voy. t. 1er, p. 674 et suiv.). De là aussi la nécessité de traiter séparément des actions en responsabilité pour dommages et des actions en responsabilité pour faute, qui ne sont pas soumises aux mêmes juridictions administratives ni aux mêmes règles de procédure.
[156]
I. — ACTIONS EN RESPONSABILITÉ POUR DOMMAGES RÉSULTANT DE TRAVAUX PUBLICS
Bases du droit à indemnité. — Si les travaux publics étaient régis, au point de vue de la responsabilité du maître de l’ouvrage, par la même législation que les travaux des particuliers, il en résulterait, pour un grand nombre de citoyens, des dommages et des pertes irréparables. En droit privé, le propriétaire est maître sur son terrain : il peut, en observant les lois de police et les distances légales, y faire des constructions, des remblais, des fouilles sans avoir de compte à rendre au voisin ; il ne lui doit même pas d’indemnité si, en creusant son propre sol, il tarit des sources ou dessèche des puits chez autrui (art. 641, C. civ.).
Il en est autrement en matière de travaux publics ; l’administration restant dans la limite de ses droits, et même remplissant des obligations qui lui sont légalement imposées, n’en est pas moins tenue de réparer les dommages qu’elle cause aux propriétés par des travaux d’intérêt général.
Il y a à cela plusieurs raisons.
D’abord le Code civil, en consacrant les droits que tout propriétaire peut exercer sur son fonds, et en l’absolvant des torts qu’il peut causer au voisin, n’a eu en vue que l’usage normal que chacun peut faire de son bien, et les risques qui peuvent en résulter pour le fonds voisin, risques qui sont d’ailleurs réciproques. Il n’a pas eu à se préoccuper des risques beaucoup plus considérables que l’exécution des grands travaux publics peut entraîner pour les propriétés qu’ils avoisinent, à raison des forces exceptionnelles qu’ils mettent en jeu pour occuper le sol et en modifier le relief. En second lieu, l’administration n’a la puissance de transformer le sol qu’en vertu de prérogatives qui lui sont propres, et spécialement du droit d’expropriation qui lui permet de s’approprier, sur tout le tracé d’un ouvrage public, et quelquefois sur d’immenses espaces de territoire, tous les terrains nécessaires à ses travaux. Ces terrains ne sont point assimilables à des héritages privés dont le propriétaire peut disposer à son gré ; ils sont remis à l’administration [157], en vertu d’actes de la puissance publique, et avec une destination spéciale, si bien qu’elle est tenue de les rendre si cette destination ne se réalise pas (loi du 3 mai 1841, art. 60). Enfin, l’ouvrage public devant profiter à la collectivité, il est juste que les charges en soient également réparties entre tous, et que l’adoption de tel tracé, pour un chemin de fer ou un canal, ne fasse pas peser plus lourdement ces charges sur quelques propriétaires que sur l’ensemble des intéressés. Ceux qui sont lésés doivent donc être indemnisés, comme ceux qui sont expropriés.
Telles sont les raisons générales delà responsabilité qui incombe à l’administration en matière de travaux publics, responsabilité plus étendue que celle de tout autre maître d’ouvrage. La jurisprudence admet même qu’elle peut subsister dans les cas de force majeure, qu’il y a lieu de distinguer entre les effets naturels et directs de cette force et les aggravations que l’ouvrage public a pu causer, par exemple si la puissance ou la durée d’une inondation a été accrue par des ouvrages exécutés dans un cours d’eau ou sur ses rives, ou par des remblais de chemin de fer retardant l’écoulement des crues et l’assèchement des terres.
Ces considérations ne s’appliquent pas seulement aux travaux de l’État, mais à tous ceux qui ont le caractère de travaux publics, quelle que soit l’administration qui les exécute. Si cependant cette administration n’use pas des facultés exceptionnelles qui lui sont données dans un but d’intérêt général, si elle se borne à faire, pour un service public, des travaux qu’un simple particulier pourrait entreprendre pour son usage privé, par exemple des travaux d’architecture, il est juste qu’elle ne soit pas mise en dehors du droit commun dont elle-même ne franchit pas les limites, et qu’elle soit traitée, au point de vue des dommages, comme le serait tout propriétaire mettant son fonds en valeur. C’est pourquoi la jurisprudence étend moins la notion du dommage dans ce cas que dans les précédents ; elle admet, par exemple, que l’administration ne doit pas d’indemnité, si elle tarit une source en creusant un puits ou les fondations d’un édifice, tandis qu’elle en doit une, si elle cause le même dommage en perçant un tunnel de chemin de fer (1. Cette dernière question a donné lieu à des hésitations de la jurisprudence qui ont pris fin par un arrêt de principe du 11 mai 1883 (Chamboredon), confirmé par ceux du 8 août 1885 (Chemin de fer de Lyon) et du 4 décembre 1885 (Ministre des travaux publics).).
[158] Le dommage dont l’administration est responsable doit-il s’entendre de tout inconvénient ou dépréciation résultant d’un travail public ? Assurément non. Si l’établissement d’un chemin de fer nuit à l’industrie d’un entrepreneur de transports par terre ou par eau, si l’ouverture d’une rue nouvelle fait le vide dans une rue ancienne et en éloigne la clientèle, si l’agrément d’une propriété est diminué par des ouvrages qui masquent sa vue ou par le bruit des trains sur un pont métallique, ce ne sont pas là des dommages dont l’administration doive réparation. De même, si une propriété est mise en contre-bas, non par la voie publique elle-même, mais par l’exhaussement de terrains voisins mis au niveau de cette voie par leurs propriétaires, la responsabilité de l’administration n’est pas engagée. Pour qu’il y ait dommage dans le sens juridique du mot, il faut, d’après la formule consacrée par la jurisprudence, que le dommage soit direct et matériel : direct, c’est-à-dire que le travail public en soit la cause immédiate et non pas seulement l’occasion ; matériel, c’est-à-dire qu’il porte physiquement atteinte à la propriété, à son mode d’exploitation, ou à ses accès.
Il faut aussi que le dommage soit actuel et certain, et non pas seulement éventuel ou probable. Il faut enfin qu’il n’ait pas le caractère de ces gênes temporaires auxquelles la réparation ou l’entretien d’une voie publique et de ses ouvrages souterrains exposent les riverains, et qui sont la contrepartie naturelle des avantages de la riveraineté.
Telles sont les conditions essentielles de l’action en indemnité pour dommage. Voyons maintenant quel juge doit en connaître et jusqu’où s’étend sa juridiction.
Règles générales de compétence. — La compétence en matière de dommages appartient aux conseils de préfecture, en vertu de l’article 4, § 3, de la loi du 28 pluviôse an VIII.
La compétence de ces conseils étant territoriale, il s’ensuit qu’elle appartient au tribunal administratif du département où le [159] dommage s’est produit. Les tiers n’ont pas à se préoccuper des clauses particulières des cahiers des charges qui, lorsqu’un travail s’étend sur plusieurs départements, peuvent attribuer compétence à un seul conseil de préfecture pour juger les contestations entre l’administration et son entrepreneur ou concessionnaire. Ces clauses ne visent pas les tiers atteints par des dommages. Si même elles statuaient à leur égard, nous pensons qu’elles seraient non avenues, puisqu’ils n’auraient pas pris part au contrat. Une autre conséquence de la territorialité, c’est que, si le dommage se produisait en dehors du territoire français, aucun conseil de préfecture n’en pourrait connaître (1. Conseil d’État, 8 mars 1878, Stehelin.) ; il faudrait alors s’adresser au ministre, en tant qu’il représenterait l’État débiteur; mais si le dommage était imputable à un entrepreneur ou concessionnaire contre lequel le ministre ne saurait prononcer aucune condamnation pécuniaire en faveur d’un tiers, il nous semblerait difficile que la contestation eût un autre juge que le juge ordinaire du lieu.
Le conseil de préfecture connaît de tout dommage causé aux propriétés par le travail public, sans qu’il y ait à distinguer si l’action est dirigée contre l’administration à raison de ses plans et de ses ordres de service, ou contre l’entrepreneur ou concessionnaire à raison de ses procédés d’exécution et des opérations de ses chefs de chantier ou ouvriers. Dans ces différents cas, c’est le travail public qui est réputé le véritable auteur du dommage, c’est lui qui est en cause, quelle que soit la partie assignée.
Il n’est pas inutile d’affirmer cette règle en présence des termes équivoques de la loi du 28 pluviôse an VIII, qui défère au conseil de préfecture « les torts et dommages procédant du fait personnel des entrepreneurs et non du fait de l’administration ». Ainsi que nous l’avons expliqué dans la partie historique de cet ouvrage, cette disposition a son origine dans la loi des 7-11 septembre 1790 qui voulait réserver au pouvoir central les questions de responsabilité du Trésor, en matière de travaux publics comme en toute autre (2. Voy. tome 1er, p. 192, p. 193 et la note.). Mais, lorsque les attributions contentieuses des directoires de département et de district eurent été transférées aux conseils de préfecture [160] et au Conseil d’État, cette réserve n’a plus eu la même raison d’être, et l’on a même supposé qu’elle n’avait été reproduite dans la loi de pluviôse an VIII que par suite d’une erreur de rédaction; aussi la jurisprudence a promptement cessé d’en tenir compte, et elle a indistinctement soumis à la juridiction du conseil de préfecture les dommages provenant des décisions de l’administration aussi bien que du fait personnel de l’entrepreneur.
En matière de dommages, l’expression de travaux publics doit être prise dans son sens le plus large et avec une double acception : elle s’applique, en premier lieu, à toutes les opérations et mains d’œuvre qui concourent à l’exécution du travail ; en second lieu, à l’ouvrage public lui-même, tel qu’il est et se comporte une fois qu’il est achevé.
Insistons sur ce dernier point qui a donné lieu à certaines hésitations de la jurisprudence.
L’ouvrage public, disons-nous, une fois achevé et remis à l’administration, peut causer des dommages qui donnent lieu au même contentieux que ceux du travail en cours. Parmi ces dommages, il en est de permanents, parce qu’ils tiennent à l’existence même de l’ouvrage, à ses dispositions par rapport aux propriétés voisines. Pendant longtemps l’autorité judiciaire a voulu voir en eux autre chose que de simples dommages, et elle les a assimilés à des expropriations partielles, parce qu’ils enlèvent pour toujours une partie de sa valeur à la propriété (1. Cass., 20 avril 1838, commune des Moulins ; — 23 avril 1838, préfet de l’Oise.).
Le Conseil d’État a résisté avec raison à cette doctrine, car il ne saurait y avoir expropriation là où il n’y a ni translation de propriété, ni même dépossession de tout ou partie du fonds, mais seulement diminution de ses avantages et de sa valeur. En outre, on ne doit pas oublier que, jusqu’en 1810, notre législation avait si complètement attribué à la juridiction administrative toutes les questions relatives aux travaux publics, que l’expropriation elle-même n’en était pas exceptée. La loi du 8 mars 1810 est la première qui a détaché du contentieux des travaux publics le règlement des indemnités d’expropriation pour le soumettre à l’autorité judiciaire. La compétence judiciaire n’ayant été instituée que pour [161] les cas d’expropriation, c’est-à-dire de translation forcée d’une propriété à l’administration, la juridiction administrative est restée de plein droit compétente sur tout dommage ou dépréciation qui n’a pas ce caractère. Tels ont été les motifs de l’assimilation faite par le Conseil d’État entre les dommages permanents et les dommages temporaires ; sa jurisprudence, également consacrée par le Tribunal des conflits de 1850 (1. Tribunal des conflits, 29 mars 1850, Thomassin ; — 30 avril 1850, Mallez ; — 24 juillet 1851, Pamard.), a été acceptée, depuis 1852, par la Cour de cassation (2. Civ. cass., 29 mars 1852, préfet d’Alger ; — 10 août 1854,préfet du Puy-de-Dôme.).
La difficulté, résolue sur ce point, a subsisté plus longtemps dans le cas où le dommage permanent équivaut à une véritable dépossession, et où la propriété privée n’est pas seulement endommagée mais supprimée. La Cour de cassation persistait alors à affirmer la compétence des tribunaux judicaires ; mais le Conseil d’État faisait une distinction entre deux cas de dépossession, celui où l’administration en profite et celui où elle n’en profite pas. Le premier cas se produit, par exemple, lorsque des parcelles enlevées à leur propriétaire sont occupées par l’ouvrage public et en deviennent une dépendance ; il y a alors expropriation indirecte et l’autorité judiciaire est compétente pour évaluer l’indemnité (3. Voy. sur la compétence en matière d’expropriation indirecte, tome 1er, p. 542 et suiv.). Le second cas se présente lorsque la propriété disparaît sous l’influence de forces naturelles provoquées ou favorisées par l’ouvrage public, par exemple quand des travaux en rivière rejettent les courants sur une rive qu’ils corrodent et dont les débris sont entraînés par les eaux ; il n’y a alors qu’un dommage n’entraînant aucune transmission de propriété et relevant du conseil de préfecture. Sur ce point encore, la jurisprudence du Tribunal des conflits a sanctionné celle du Conseil d’État (4. Tribunal des conflits, 11 janvier 1873, Paris-Labrosse.).
La question de compétence paraît plus délicate encore lorsque les dommages causés par l’ouvrage public ne sont dus ni à son exécution ni aux modifications qu’il fait subir au régime du sol ou des eaux, mais au mode spécial d’exploitation auquel il est consacré [162] sacré. Voici, par exemple, un chemin de fer : il n’est pas construit pour rester désert ni pour être livré comme une route au libre usage des habitants ; il a pour but et pour raison d’être la circulation de trains mus par la vapeur ; mais la circulation des trains, en même temps qu’elle constitue l’usage normal de la voie ferrée, est le résultat de l’exploitation commerciale à laquelle se livre le concessionnaire, et qui relève de la compétence judiciaire. Cela posé, quelle juridiction doit connaître des dommages causés par la trépidation des trains, par la nécessité d’assurer aux machines leurs approvisionnements d’eau et de charbon ? La jurisprudence s’est prononcée, après quelques hésitations, pour la compétence du conseil de préfecture. Elle a admis que ces dommages sont réellement causés par l’ouvrage public : non par l’ouvrage brut et inerte, mais par l’ouvrage en activité, fonctionnant conformément à sa destination et aux conditions essentielles de la concession. En effet, la compagnie n’est pas libre de faire ou non circuler des trains ; elle a l’obligation, sous peine de séquestre ou de déchéance, de donner à la voie ferrée la vie et le mouvement qu’elle comporte, et de le faire dans les conditions imposées ou approuvées par le ministre des travaux publics. C’est pourquoi le Conseil d’État et le Tribunal des conflits ont décidé que la loi de pluviôse an VIII est applicable à ces dommages (1. Conseil d’État, 26 décembre 1867, Chemin de fer de l’Est ; — 9 mars 1888, Mayrargue. Tribunal des conflits, 16 janvier 1875, Colin ; — 13 mars 1875, Cottin ; — 30 mars 1878, Chemin de fer de Lyon ; — 26 juillet 1894, Strachman c. Chemin de fer de l’Est. Cette dernière décision, par laquelle le Tribunal des conflits a le plus nettement affirmé sa jurisprudence, constate que des dommages (trépidations) causés par des manœuvres de locomotives aux abords de la gare de Belfort « se rattachent nécessairement » à la création de voies de manœuvres. La question est plus douteuse quand le dommage est causé par la fumée des machines. En effet, la fumée résulte du mouvement des trains, mais elle n’en est pas une conséquence nécessaire, car le concessionnaire pourrait l’éviter au moyen de combustibles et d’appareils spéciaux. Aussi, le Conseil d’État n’a admis la compétence administrative qu’en rattachant le dégagement des fumées à la disposition des ouvrages (16 mai 1879, Compagnie de Lyon c. Ville ; 6 mai 1887, id. c. Ferréol). L’autorité judiciaire a toujours considéré ces dommages comme résultant de l’exploitation. Le Tribunal des conflits ne s’est pas encore prononcé. L’introduction de l’électricité dans les procédés de traction des trains pourra, dans l’avenir, rendre ces questions moins fréquentes, mais peut-être aussi en faire naître de nouvelles.).
[163] On doit, au contraire, reconnaître le caractère d’actes d’exploitation relevant de la compétence judiciaire aux travaux qu’exécutent les compagnies dans leurs ateliers de fabrication et de réparation ; aux manipulations effectuées dans leurs magasins et dépôts de marchandises, aux opérations de factage et de camionnage, aux services des gares et bureaux, et plus encore à l’exploitation des hôtels-terminus, en un mot à toutes les opérations qui ne concernent pas l’usage direct de la voie ferrée.
D’autres conséquences se rattachent à cette idée que tout dommage causé par l’ouvrage public rentre dans les prévisions de la loi de pluviôse an VIII et dans la compétence des conseils de préfecture. Ainsi, l’accident causé par le défaut de solidité d’un ouvrage, par la défectuosité de ses dispositions ou de ses matériaux, par l’usure, la vétusté, le défaut d’entretien, a le caractère d’un dommage imputable à l’ouvrage public. La jurisprudence du Conseil d’État s’est à maintes reprises prononcée en ce sens (1. Conseil d’État, 20 décembre 1863, Chemin de fer de Lyon ; — 30 mars 1867, Georges ; — 13 juin 1873, ville de Paris ; — 2 décembre 1881, Joullié ; — 20 juillet 1894, Dame Reine. Civ. cass., 23 juillet 1867, Chemin de fer d’Orléans. — Civ. cass., 5 mai 1885, ville d’Orléans. Tribunal des conflits, 22 avril 1882, Martin ; — 17 avril 1886, O’Carrol; — 30 juin 1894, Losser.), et elle a été acceptée par la Cour de cassation et le Tribunal des conflits.
Quelques hésitations se sont cependant produites sur la question de défaut d’entretien ; un arrêt du Conseil d’État rendu sur conflit négatif le 12 janvier 1870 (Drouard) décide « qu’aucune disposition de loi n’a attribué à l’autorité administrative la connaissance des demandes d’indemnité fondées sur les dommages qui peuvent résulter de l’inexécution d’un travail public… » Mais cette décision est restée isolée, et la jurisprudence rappelée ci-dessus s’est prononcée en sens contraire, notamment dans l’affaire jugée par le Tribunal des conflits le 17 avril 1886 (O’Carrol), qui avait donné lieu à un nouveau débat sur ce point (2. Voy. les conclusions du commissaire du Gouvernement sur cette affaire (Recueil des arrêts du Conseil d’État, 1886, p. 384) et les notes de Dalloz sur l’arrêt de la chambre civile du 5 mai 1885 (1885, I, 339). — Cf. Conseil d’État, 7 décembre 1888, Murray, et, parmi les auteurs : Aucoc, Conférences, I. II, p. 416 ; Christophle, Travaux publics, t. II, n° 242 ; Perriquet, Travaux publics, t. II, n° 282.). D’ailleurs, il ne faut pas perdre de [164] vue que le fait relevé comme dommageable n’est pas le fait négatif d’inexécution du travail, mais le fait très positif de mauvais état et de défectuosité de l’ouvrage ; la partie lésée n’a pas à rechercher si ce mauvais état a pour cause un vice de construction, un défaut d’entretien, la vétusté, etc. ; il suffit qu’elle établisse le caractère nuisible de l’ouvrage et le dommage qu’il a causé.
La solution est plus difficile lorsque le dommage peut être attribué à la fois au mauvais état de l’ouvrage et à la négligence d’agents de l’administration qui auraient dû suspendre la circulation sur le point où des réparations étaient nécessaires. On peut se demander, en ce cas, si l’action ouverte à la partie est une action pour dommages relevant du conseil de préfecture, ou une action en responsabilité pour faute ressortissant au ministre, sauf recours au Conseil d’État. La solution dépendra souvent des circonstances de l’affaire ; mais nous pensons que, dans le doute, elle devra plutôt incliner vers la compétence du conseil de préfecture à laquelle il importe de conserver son unité, toutes les fois qu’un vice d’un ouvrage public est la cause matérielle d’un accident (1. Quelques arrêts ont fait prévaloir l’idée de responsabilité de l’État sur celle de dommage causé par l’ouvrage publie et, par suite, la compétence du ministre sur celle du conseil de préfecture (voy. Conseil d’État, 10 décembre 1880, Guerre ; — 28 mars 1885, Ministre des travaux publics c. Vivarès et arrêts antérieurs) ; — mais la jurisprudence la plus récente tend à l’unité de compétence en faveur du conseil de préfecture. (Tribunal des conflits, 80 juin 1894, Losser ; — Conseil d’État, 7 avril 1886, Garcia ; — 18 novembre 1893, Bérard ; — 9 mars 1894, Compagnie du gaz c. Daubard.) — Voy. aussi dans le paragraphe suivant la jurisprudence relative aux accidents et aux dommages aux personnes, qui impliquent souvent des faits d’imprudence ou d’imprévoyance imputables aux agents de l’administration.).
Il n’est pas douteux, au contraire, que le conseil de préfecture n’aurait pas à statuer si la cause unique du dommage était la négligence ou la maladresse d’un agent préposé au fonctionnement d’un ouvrage public en bon état. Aussi, son incompétence a-t-elle été à bon droit reconnue en présence d’une demande d’indemnité fondée sur l’imprévoyance d’un éclusier qui n’avait pas ouvert ses écluses en temps de crue (2. Conseil d’État, 6 janvier 1882, Ministre des travaux publics c. Vauvillé. ).
Signalons, en terminant, une remarquable application de la loi de pluviôse an VIII au cas où le dommage résulte d’un refus d’alignement ou d’autorisation à bâtir. Lorsque ce refus est motivé par [165] des projets de travaux publics, par le désir qu’a l’administration d’en rendre l’exécution plus facile et moins coûteuse, en empêchant d’élever des constructions qu’il lui faudrait exproprier, la jurisprudence admet qu’une action pour dommages est ouverte devant le conseil de préfecture (1. Conseil d’État, 18 mars 1808, Labille ; — 26 mars 1869, id. ; — 18 juillet 1873, Lemarié ; — 11 juillet 1879, ville d’Alger ; — 28 janvier 1881, Sarlandie.). Elle recule ainsi jusqu’à ses dernières limites l’idée de dommage causé par les travaux publics, car elle l’étend à des cas où les travaux ne sont que projetés et ne seront peut-être jamais entrepris ; elle est en outre très difficile à concilier avec les règles sur le dommage direct et matériel. Juridiquement, l’action à exercer en présence d’un refus arbitraire d’alignement serait le recours pour excès de pouvoir, qui peut faire annuler le refus, ou l’action en responsabilité pour faute qui peut réparer le préjudice causé par cet acte illégal de l’administration. Mais on sait à quelles difficultés de compétence ont longtemps donné lieu les actions en responsabilité dirigées contre les communes à raison de fautes administratives de leurs agents (2. Ces difficultés sont actuellement tranchées par la jurisprudence du Conseil d’État et du Tribunal des conflits. — Voy. tome 1er, p. 324 et les notes.) ; c’est sans doute pour les éviter, et pour faciliter les réclamations des propriétaires lésés, que le Conseil d’État a admis la compétence du conseil de préfecture.
Dommages aux personnes. — Les dommages causés aux personnes, soit par des accidents de chantier, soit par la ruine imprévue d’un ouvrage, soit par des dispositions vicieuses, rentrent-ils dans les prévisions de la loi de pluviôse an VIII et dans la compétence des conseils de préfecture ? Il y a peu de questions sur lesquelles la jurisprudence ait autant varié.
Si on l’examine en droit, abstraction faite des complications qu’on y a quelquefois introduites, on voit qu’elle peut se réduire à ces termes très simples : la loi du 28 pluviôse an VIII a-t-elle, oui ou non, compris les accidents de personnes dans les « torts et dommages » causés par les travaux publics ? Si elle les y a compris, tous les dommages causés par ces accidents relèvent du conseil de préfecture, d’après les mêmes règles que les dommages aux [166] propriétés, c’est-à-dire sans qu’il y ait à distinguer s’ils proviennent du fait de l’entrepreneur ou du fait de l’administration, s’ils sont causés par l’exécution des travaux ou par les vices propres de l’ouvrage. Dans le cas contraire, tous ces accidents échapperaient à la compétence des conseils de préfecture, puisque, par hypothèse, ils ne constituent pas des dommages dans le sens de la loi de pluviôse an VIII, et puisqu’il n’existe point d’autre texte pouvant en attribuer la connaissance à ces conseils. La compétence devra alors appartenir au ministre, sauf recours au Conseil d’État, si l’action en responsabilité était dirigée contre l’État ; aux tribunaux judiciaires, si elle était dirigée contre un entrepreneur, un concessionnaire, un département ou une commune ; en un mot, il faudrait appliquer, non les règles du dommage, mais celles de la responsabilité pour fautes.
Laquelle de ces deux solutions doit prévaloir ? Les textes, on doit le reconnaître, ne sont décisifs ni dans un sens ni dans l’autre.
En faveur de l’interprétation qui rendrait la loi de pluviôse applicable aux accidents de personnes aussi bien qu’aux dommages causés aux propriétés, on peut invoquer les expressions employées par cette loi : elle parle à la fois de torts et de dommages ; si ces deux mots ne font pas double emploi, on peut admettre que le premier vise les personnes, le second les choses ; si le législateur n’a pas eu l’intention de leur donner une acception distincte, il est du moins probable qu’il a voulu leur attribuer le sens le plus large possible, de manière à comprendre tous les cas de dommages qu’il n’aurait pas exclus ; or, il n’exclut pas le dommage aux personnes, donc il le soumet à la même règle que le dommage aux choses. Enfin, pour apprécier les causes des accidents et les responsabilités pécuniaires qu’ils entraînent, il faut se livrer, dans un cas comme dans l’autre, à une appréciation des actes de l’administration.
En sens contraire, on peut aussi invoquer plusieurs raisons ; — d’abord des raisons de textes : le silence de la loi de pluviôse sur les questions d’accidents, de blessures, de mort d’homme qui auraient certainement mérité une mention particulière ; le rapprochement de cette loi avec celle des 7-11 septembre 1790, qui prévoyait aussi les « torts et dommages », mais qui en renvoyait [167] l’examen, non au directoire de département, juge habituel des questions de travaux publics, mais à des autorités inférieures (municipalités et directoires de district), dont l’intervention n’eût été guère explicable dans des conditions aussi graves ; — en second lieu, l’esprit général de la législation des travaux publics, laquelle a voulu régler les rapports de l’administration et de ses entrepreneurs avec les propriétés, mais non avec les personnes.
Ces deux solutions peuvent, nous le répétons, se défendre par des arguments sérieux. Si nos préférences sont acquises à la compétence des conseils de préfecture, actuellement consacrée par la jurisprudence du Conseil d’État, du Tribunal des conflits et de la Cour de cassation, c’est moins sous l’influence des textes, peu décisifs dans un sens ou dans l’autre, qu’à raison des avantages que nous y voyons pour les justiciables. La compétence des conseils de préfecture est en effet la seule qui puisse, en cette matière, s’exercer sans partage, sans conflit, sans question préjudicielle. Devant l’autorité judiciaire, l’unité de juridiction ne pourrait pas être réalisée, car si on faisait les tribunaux juges des dommages aux personnes, il faudrait toujours réserver la compétence administrative pour l’appréciation préjudicielle des décisions et des ordres de service relatifs aux travaux ; il faudrait également la réserver quand la demande aurait le caractère d’une action en responsabilité dirigée contre l’État à raison de fautes de ses agents. De là des complications très préjudiciables aux parties qui ont souffert d’un accident, complications que l’on évite en reconnaissant au conseil de préfecture une compétence aussi large pour les dommages aux personnes que pour les dommages aux propriétés.
Cette règle si pratique ne s’est pas cependant établie sans peine dans la jurisprudence du Conseil d’État et du Tribunal des conflits, dont nous devons rappeler les différentes phases.
Pendant une première et longue période, qui a duré jusque vers 1860, la jurisprudence s’est franchement prononcée pour une large application de la loi de pluviôse an VIII, et elle a soumis le dommage aux personnes aux mêmes règles de compétence que le dommage aux choses (1. Conseil d’État, 27 août 1833, Questel ; — 19 décembre 1839, Loemblé ; — 26 avril 1847, Brunet ; — 19 juin 1856, Tonnelier. — Tribunal des conflits, 17 avril 1851, ville de Marseille.). Elle n’y dérogeait que dans un cas bien déterminé [168], celui où la cause du dommage était un délit d’homicide ou de blessure par imprudence, poursuivi devant les tribunaux de répression ; dans ce cas, en effet, la responsabilité personnelle du délinquant exclut celle du travail public (1. Le Tribunal des conflits de 1850 soumettait, même dans ce cas, au conseil de préfecture l’action dirigée contre l’administration comme civilement responsable du fait de ses agents. (Voy. la décision ci-dessus du 17 avril 1851.)). Mais on se gardait bien d’étendre cette réserve à tous les cas d’imprudence et de négligence, car il y a peu d’accidents de personnes où l’imprévoyance humaine n’ait une part plus ou moins grande, et l’introduction de cet élément risquerait de faire varier la compétence avec les nuances de chaque espèce. On peut donc dire que, pendant cette période, la jurisprudence a suffisamment répondu au besoin d’unité et de simplicité qui domine en cette matière.
Il en a été autrement après 1860. On a vu alors se produire une évolution qui est allée en s’accentuant jusqu’en 1870.
Pendant cette seconde période, on a d’abord enlevé au conseil de préfecture les actions en indemnités formées contre l’entrepreneur par des ouvriers victimes d’accidents de chantier ; on en a donné pour motif qu’il s’agissait de rapports entre ouvriers et patrons relevant des tribunaux judiciaires (2. Conseil d’État, 11 décembre 1856, Matheret ; — 4 février 1858, Maugeant ; — 16 août 1860, Passemar.) ; puis on lui a enlevé les actions formées contre l’État lorsque l’accident était attribué à l’imprudence ou à la négligence de ses agents ; ce n’est plus, disait-on, une question de dommages, mais une question de responsabilité de l’État qui doit être soumise au ministre (3. Conseil d’État, 1er juin 1861, Baudry ; — 7 mai 1862, Vincent ; — 22 novembre 1867, Ruault.). Enfin on a fini par déclarer la loi de pluviôse an VIII inapplicable aux accidents de personnes. « Il nous paraît certain, disait M. le commissaire du Gouvernement Ch. Robert dans une affaire jugée le 16 décembre 1863 (Dalifol), que la loi du 28 pluviôse an VIII n’a voulu attribuer aux conseils de préfecture que la connaissance des préjudices causés à la propriété, qu’il s’agisse d’immeubles ou de meubles, et que cette loi a laissé à l’autorité judiciaire tout ce qui concerne les [169] dommages faits aux personnes par blessures, mutilation, ou privation de la vie, sauf, bien entendu, en ce qui concerne l’État, l’application de la jurisprudence qui interdit aux tribunaux civils de le déclarer débiteur. »
Le Conseil d’État, après quelques hésitations, a consacré cette doctrine (1. Conseil d’État, 15 décembre 1865, ville de Paris ; — 13 décembre 1866, Auroux ; — 15 avril 1868, ville de Paris ; — 12 mai 1869, Gilleus.), que M. Aucoc, en 1869, présentait comme définitivement acquise (2. Aucoc, Conférences, t. II, p. 403.). C’était l’abandon d’une jurisprudence demi-séculaire.
Après 1872, s’ouvre une troisième période pendant laquelle le Conseil d’État revient progressivement à la jurisprudence qui avait été abandonnée. Après quelques décisions d’abord implicites et peu concordantes (3. Conseil d’État, 12 décembre 1873, Lambert ; — 9 janvier 1874, Aubéry ; — 11 décembre 1874, Ministre de l’intérieur, pour la compétence du conseil de préfecture ; — 20 novembre 1874, Zeig, pour la compétence du ministre ou des tribunaux judiciaires en cas de reproche d’imprudence.), il se prononça formellement pour la compétence du conseil de préfecture, sans en excepter le cas d’imprudence d’agents de l’administration. Un arrêt du 30 novembre 1877 (Lefort) statua nettement en ce sens et fut considéré par les arrêtistes comme un véritable arrêt de doctrine (4. Voy. les notes du Recueil des arrêts du Conseil d’État (1877, p. 953).).
Peu après, le Tribunal des conflits confirma cette jurisprudence par une décision du 29 décembre 1877 (Leclerc). Cette décision constate que l’accident était imputé « à la négligence ou à l’incurie soit du génie militaire, soit des entrepreneurs employés par cette administration dans un travail public », et elle décide que, « en vertu de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII, l’autorité administrative est compétente pour prononcer sur les torts et dommages provenant tant du fait personnel des entrepreneurs que du fait de l’administration ». Par cette mention intentionnelle de la loi de pluviôse an VIII, le Tribunal des conflits a voulu prévenir l’équivoque qui aurait pu subsister, s’il s’était borné à écarter la compétence judiciaire et à affirmer la compétence de l’autorité administrative, sans spécifier si elle appartenait au ministre ou au conseil de préfecture.
[170] Il demeura donc entendu en 1877, comme le Tribunal des conflits l’avait déjà jugé en 1850, qu’il n’y aurait de déplacement de compétence au profit de l’autorité judiciaire, que si la faute constituait un délit poursuivi devant la juridiction correctionnelle. Plusieurs autres décisions sur conflit statuèrent dans le même sens (1. Tribunal des conflits, 13 mars 1880, Bouhelier ; — 17 avril 1886, Didier c. Mercelat. On lit dans celte dernière décision : « Considérant que le fait relevé dans l’assignation n’avait donné lieu à aucune poursuite correctionnelle, qu’il suit de là que l’autorité judiciaire était incompétente sur la demande d’indemnité formée contre l’agent de l’administration… »).
Il eût été désirable que ce retour à l’ancienne jurisprudence eût un caractère définitif. Malheureusement, le Tribunal des conflits, sans répudier ouvertement ces doctrines, s’en est plusieurs fois écarté, et a accueilli des distinctions qui ont paru remettre la compétence du conseil de préfecture en question dans des cas où elle paraissait tout à fait acquise.
Ainsi, une décision du 11 novembre 1882 (Duboeuf) semble distinguer entre les accidents causés par l’exécution d’un travail public et ceux qui résultent des vices de l’ouvrage une fois achevé. Cette distinction, depuis longtemps écartée pour les dommages aux propriétés, ne doit pas davantage être admise pour les dommages aux personnes, puisqu’ils sont réputés soumis à la même législation. Le Tribunal des conflits paraît d’ailleurs y avoir renoncé par une décision plus récente (17 avril 1886, O’Carrol). D’autres décisions de ce haut Tribunal ont multiplié les distinctions quand il s’agit d’accidents survenus aux ouvriers. Elles ont distingué d’abord si le travail a lieu en régie, ou par concession ou entreprise. Si le travail est fait en régie, certaines décisions maintiennent la compétence du conseil de préfecture quand il s’agit de travaux de l’État (2. Tribunal des conflits, 17 avril 1886, Didier.), mais l’abandonnent pour les travaux des communes, et consacrent, dans ce dernier cas, la compétence judiciaire (3. Tribunal des conflits, 5 juin 1886, Pichat.). C’est pourtant une règle certaine, qu’en matière de travaux publics l’État, les départements et les communes sont soumis à la même compétence, soit qu’il s’agisse de marchés, soit qu’il s’agisse de dommages.
[171] D’autre part, si la demande d’indemnité est formée par un ouvrier contre un concessionnaire ou contre un entrepreneur, le Tribunal des conflits a plusieurs fois renvoyé l’affaire à l’autorité judiciaire, en se fondant sur ce que la question de dommages se rattacherait alors aux rapports de l’ouvrier avec l’entrepreneur et au contrat de louage d’ouvrage intervenu entre eux (1. Tribunal des conflits, 15 mai 1886, Bordelier. — Cette décision a été immédiatement suivie d’un arrêt conforme de la Cour de cassation : Civ. rej., 24 mai 1886, Compagnie des tramways.). Cette distinction ne nous paraît pas mieux justifiée que les précédentes. En effet, les questions d’accident n’ont rien à voir avec le contrat passé entre l’entrepreneur et ses ouvriers ; ce contrat n’a pas à stipuler et ne stipule pas que l’entrepreneur ne tuera ni ne blessera ses ouvriers ; cette obligation est de droit naturel et toute clause contraire serait non avenue. Nous ne sommes donc pas ici sur le terrain du contrat, mais sur celui du dommage ou du quasi-délit. Enfin, ne perdons pas de vue que la loi de pluviôse an VIII — le Tribunal des conflits l’admet — est réputée prévoir les dommages aux personnes comme les dommages aux propriétés ; or, cette loi défère expressément au conseil de préfecture les dommages causés par le fait personnel de l’entrepreneur, qui est le plus souvent l’auteur involontaire des accidents survenus à ses ouvriers ; les demandes d’indemnités des ouvriers contre les entrepreneurs ou les concessionnaires sont donc, comme celle des tiers, soumises de plein droit à la loi de pluviôse an VIII : le Conseil d’État l’a de nouveau décidé par plusieurs arrêts (2. Conseil d’État, 7 août 1886, Garcia ; — 8 août 1892, Bardot ; — 18 novembre 1893, Bérard ; — 9 mars 1894, Compagnie parisienne du gaz ; — 11 mai 1894, Ferreng et Pacaud.) qui écartent les distinctions faites par les décisions précitées du Tribunal des conflits et qui consacrent l’unité de compétence que ce même tribunal avait jugé nécessaire d’établir, en 1877, d’accord avec le Conseil d’État.
Les avantages de cette unité ne sauraient longtemps échapper au juge souverain des compétences, qui s’en est inspiré dans d’autres matières, pour le grand bien des justiciables. En présence de plaideurs aussi dignes d’intérêt que les victimes des accidents causés par les travaux publics, il voudra aplanir la voie qui les [172] conduit vers leur juge au lieu d’y semer des distinctions que la loi n’exige pas, et qui, après avoir été un embarras pour les parties et leurs conseils, finissent par en être un pour les juges.
Il est d’ailleurs permis de signaler comme révélant une tendance vers l’unité de compétence, une décision du Tribunal des conflits du 30 juin 1894 (Losser), qui consacre expressément la compétence du conseil de préfecture dans une affaire d’accident causé à un employé par l’explosion d’un appareil à gaz dans un établissement de l’État. La décision constate que « la demande se rattache par un lien indivisible à l’exécution ou à l’inexécution d’un travail public ; que, dès lors, c’est au conseil de préfecture qu’il appartient d’en connaître par application de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII, et d’apprécier également les responsabilités pouvant résulter de l’absence de précautions imputée à l’administration ».
Dommages causés par les occupations temporaires. — La dénomination de servitude que l’article 650 du Code civil applique aux occupations temporaires et aux extractions de matériaux n’est pas juridiquement exacte ; c’est à tort que ce texte place ces occupations sur la même ligne que la servitude de halage imposée aux terrains qui bordent les cours d’eau navigables. Dans ce dernier cas, il y a servitude légale, parce qu’il existe entre le cours d’eau et le fonds riverain un véritable rapport de domaine à domaine ; on retrouve aussi ce rapport, ce « service foncier », dans l’interdiction de bâtir qui grève les terrains voisins des places de guerre et des cimetières.
Mais il en est autrement en matière d’occupations temporaires ; il n’existe aucun rapport de fonds dominant à fonds servant entre l’ouvrage public en construction et les terrains occupés pour le service du chantier ou pour l’extraction de matériaux ; les obligations réciproques qui se forment entre l’administration et les propriétaires des fonds occupés ne naissent pas d’une servitude, mais d’une sorte de réquisition, c’est-à-dire d’un quasi-contrat administratif, analogue à une location forcée ; cela est si vrai que cette réquisition peut être transformée en location volontaire par un accord de l’administration ou de son entrepreneur avec le propriétaire ; [173] dans ce cas, il n’y a plus qu’un contrat de droit commun relevant des tribunaux judiciaires.
Ce qui imprime à l’occupation son caractère administratif, c’est l’acte de puissance publique qui l’impose, et dont les conséquences pécuniaires sont réglées par les lois administratives d’après les bases qui étaient autrefois fixées par l’article 55 de la loi du 16 septembre 1807, et qui le sont actuellement par l’article 13 de la loi du 29 décembre 1892. Sous l’empire de la loi de 1807, l’indemnité n’était calculée d’après la valeur des matériaux extraits que s’il existait une carrière eu exploitation antérieurement à l’arrêté d’occupation ; dans le cas contraire, le propriétaire n’avait droit qu’à une indemnité pour pertes de récoltes et privation de jouissance. Cette restriction peu équitable et qui avait souvent été critiquée a été supprimée par la loi du 29 décembre 1892, d’après laquelle il doit être tenu compte, dans tous les cas, tant du dommage fait à la surface que de la valeur des matériaux extraits. Si cependant il n’y a pas eu extraction, mais simplement ramassage de matériaux et si ceux-ci n’ont pas d’autre valeur que celle de la main-d’œuvre nécessaire à leur enlèvement, il n’y a d’indemnité que pour le dommage causé à la surface (Loi de 1892, art. 13).
Le règlement des indemnités pour occupations temporaires et extractions de matériaux a toujours été assimilé à celui des indemnités pour dommages, en ce qui touche la compétence. Il a été successivement attribué : aux intendants, par l’arrêt du Conseil du 22 juin 1706 ; aux directoires de département, par la loi des 7-11 septembre 1790 ; aux conseils de préfecture, par l’article 4, § 4, de la loi du 28 pluviôse an VIII et par l’article 10 de la loi du 29 décembre 1892 (1. L’occupation temporaire sans extraction de matériaux n’a pas été expressément prévue par les textes précités, mais elle a été toujours considérée comme étant comprise implicitement et à fortiori dans l’occupation pour fouilles. (Voy. Aucoc, Conférences, t. II, p. 315.)).
Le contentieux des occupations temporaires peut soulever diverses questions de violation ou de fausse application de la loi.
Les plus importantes sont relatives : à la légalité de l’arrêté d’occupation, à l’accomplissement des formalités qui doivent le précéder, à la nature des terrains occupés et à leur mode de clôture, [174] à la nature des travaux en vue desquels l’occupation a lieu, aux bases juridiques du règlement de l’indemnité. Toutes ces questions sont du ressort du conseil de préfecture, à raison de la pleine juridiction qu’il possède en cette matière. On ne saurait donc distraire de sa compétence les contestations relatives à la force légale de l’arrêté préfectoral, aux vices de forme ou autres illégalités dont il pourrait être entaché.
La juridiction du conseil de préfecture est ici tellement générale, qu’elle exclut même celle du Conseil d’État statuant comme juge de l’excès de pouvoir ; celui-ci doit déclarer non recevable le recours directement formé devant lui contre un arrêté d’occupation (1. Cette règle a toujours été appliquée jusqu’en 1867 (1er juillet 1840, de Champagne ; — 22 mars 1851, Blancler ; — 7 juillet 1863, Leramboure ; — 7 janvier 1864, Guyot de Villeneuve). Elle a été mise en doute, après 1867, par une jurisprudence d’ailleurs peu précise qui s’efforçait de distinguer entre les cas d’illégalité ordinaire et ceux d’illégalité grave et de vice de forme, et qui admettait, dans ces derniers cas, le recours direct au Conseil d’État (9 mai 1867, Slackler ; — 20 février 1868, Chemin de fer de Saint-Ouen ; — 17 juillet 1874, Monnier). Mais le Conseil d’État a renoncé à ces distinctions à partir de 1876, en même temps qu’il donnait plus de précision doctrinale à la théorie dite du recours parallèle que nous exposerons plus loin en traitant du recours pour excès de pouvoir. En conséquence, il a décidé que les questions de légalité de l’occupation ne peuvent pas être détachées du contentieux attribué au conseil de préfecture et être portées directement devant le Conseil d’État (15 décembre 1876, Baroux ; — 13 décembre 1878, Compagnie des Salins du Midi; — 1er mai 1885, Plard ; — même date, Larose). Il a également décidé que le conseil de préfecture peut déclarer non avenu un arrêté illégal, et ordonner que l’occupation prendra fin. (13 juin 1879, Remize ; — 5 août 1881, Compagnie des Salins du Midi ; — 15 mars 1889, Touzé.) La jurisprudence ci-dessus rappelée est applicable aux arrêtés préfectoraux qui autorisent les occupations prévues par la loi du 28 juillet 1885 pour la pose de fils télégraphiques ou téléphoniques dans des propriétés privées, et même sur les murs extérieurs et les toits des maisons. Quoique cette loi n’ait expressément prévu la compétence du conseil de préfecture que pour le règlement des indemnités, un arrêt du 22 février 1895 (Dubourg) a décidé que le contentieux de ces occupations spéciales et des arrêtés préfectoraux qui les autorisent appartient tout entier au conseil de préfecture.).
L’entrepreneur à qui une autorisation est refusée ou retirée n’a pas, devant le conseil de préfecture, le même droit de recours que le propriétaire. Ce refus ou ce retrait résultent d’appréciations administratives qui ne peuvent pas être réformées par la juridiction contentieuse, car celle-ci n’a pas qualité pour se substituer au préfet et pour accorder l’autorisation qu’il refuse, ce qui serait faire un acte [175] d’administration active (1. Conseil d’État, 3 mai 1850, Savalette ; — 5 juillet 1878, Chemin de fer d’Orléans à Châlons.). Mais, si le refus d’autorisation ne peut pas être directement attaqué par l’entrepreneur, il ne s’ensuit pas qu’il ne puisse jamais être discuté par lui devant le conseil de préfecture. L’entrepreneur a le droit de soutenir que la carrière dont on lui refuse l’exploitation était prévue au devis, que les terrains dont on lui refuse l’occupation lui étaient nécessaires pour son chantier, pour ses chemins de service, pour ses dépôts de matériaux ; que ces refus lui ont imposé des conditions d’exécution plus onéreuses que celles qu’il devait normalement prévoir, et qu’il a droit de ce chef à une indemnité. Mais ce n’est pas alors le contentieux de l’autorisation qui est en jeu, c’est le contentieux du marché, et ces demandes d’indemnité ne peuvent se produire que lors du règlement des comptes.
Questions réservées à l’autorité judiciaire. — Nous pouvons réunir ici les questions relatives aux dommages causés par les travaux publics et ceux qui résultent des occupations temporaires ; les principes sont les mêmes, nous n’aurons à distinguer que les applications.
Questions se rattachant à l’expropriation. —Rappelons d’abord que l’autorité judiciaire est seule compétente pour procéder au règlement de l’indemnité lorsque le dommage ou l’occupation aboutit à une expropriation indirecte, c’est-à-dire à la dépossession d’un bien dont l’administration devient détenteur, soit qu’elle l’ait incorporé à l’ouvrage public, soit qu’elle ait fait dégénérer une occupation temporaire en occupation définitive. Nous nous sommes expliqués sur ces questions d’expropriation indirecte, en traitant de la compétence judiciaire sur les questions de propriété.
Il convient cependant d’ajouter que la loi du 29 décembre 1892, s’inspirant de la jurisprudence en vigueur, a posé des règles plus précises que celle-ci n’avait pu le faire sur la durée que l’occupation doit avoir pour entraîner l’expropriation. D’après l’article 9 de cette loi, l’occupation ne peut être ordonnée que pour cinq ans ; au-delà de ce délai, et à défaut d’un accord amiable sur sa prolongation, [176] l’expropriation doit être poursuivie par l’administration et elle peut être requise par le propriétaire.
Il y a lieu, dans certains cas, de faire un départ entre la compétence judiciaire sur les questions d’expropriation et la compétence administrative sur les questions de dommages.
Lorsqu’un propriétaire a été exproprié pour l’exécution d’un travail public, l’indemnité réglée par le jury d’expropriation ne représente pas exclusivement le prix d’acquisition des terrains et des constructions expropriés ; elle doit aussi représenter les dépréciations, les moins-values, les troubles de jouissance subis par le surplus de la propriété, tels qu’ils peuvent être prévus au moment de l’expropriation. Mais cette indemnité ne peut évidemment comprendre ni les dépréciations que les plans et documents communiqués au jury ne lui ont pas révélées, ni les dommages causés par des changements apportés à ces plans ou par le mode d’exécution des ouvrages. Des indemnités pour dommages peuvent donc, dans beaucoup de cas, être dues en dehors de l’indemnité d’expropriation. Afin d’éviter qu’il n’y ait double emploi, le conseil de préfecture appelé à statuer sur l’indemnité pour dommages doit se reporter à la décision du jury d’expropriation, et se demander si elle comprend ou non le dommage dont on lui demande réparation. Toutes les fois que cette décision est claire, il peut l’appliquer et en tirer telles conséquences que de droit touchant la recevabilité de la réclamation pour dommage (1. Conseil d’État, 9 juin 1876, Chemin de fer du Nord ; — 13 janvier 1882, Chemin de fer d’Orléans.) ; mais, pour peu qu’elle prête au doute, il doit surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle d’interprétation ait été résolue par l’autorité judiciaire (2. Conseil d’État, 22 février 1866, Chemin de fer de Lyon ; — 17 janvier 1879, Bizet-Dessaignes ; — 23 décembre 1879, Radigney.). Cette autorité n’est plus alors représentée par le jury d’expropriation, juridiction toute temporaire, mais par le tribunal civil auprès duquel ce jury avait été constitué.
Quant aux dommages résultant d’occupations temporaires ou d’extractions de matériaux, il n’appartient jamais au jury de les liquider, même quand ils sont antérieurs à l’expropriation ; aussi le [177] magistrat directeur du jury doit-il s’opposer à ce que ce chef d’indemnité lui soit soumis (1. Cass. 23 juin 1862, préfet de la Corse ; — 11 avril 1870, Lamblin.).
Conventions privées. — Le règlement de l’indemnité pour occupations temporaires doit être réservé à l’autorité judiciaire toutes les fois qu’il a pour base une convention intervenue entre l’entrepreneur ou concessionnaire et le propriétaire du terrain occupé ou endommagé. Il n’y a plus alors qu’à appliquer un contrat de droit commun, et peu importe que ce contrat ait été passé en l’absence de tout arrêté autorisant l’occupation, ou bien qu’il ait précédé ou suivi cet acte administratif ; dans tous les cas, c’est la convention qui règle l’indemnité, et comme elle n’a pas le caractère d’un contrat administratif, la compétence judiciaire ne saurait être mise en question (2. Conseil d’État, 5 janvier 1860, Canterrane ; — 10 mai 1860, Chemin de fer d’Orléans ; — 26 février 1870, Chemin de fer de Lyon ; — 10 mars 1876, de Moracin ; — 2 juin 1876, Abougit ; — 6 décembre 1889, Girard.).
Travaux et occupations non autorisés. — En matière de dommages, comme en matière d’occupations, la compétence du conseil de préfecture a pour causa le caractère administratif que des actes de l’autorité publique impriment aux travaux. Si donc ces actes font défaut, la compétence administrative manque de base et l’autorité judiciaire reprend ses droits. Il en résulte que les dommages provenant de travaux effectués sans déclaration d’utilité publique, sans autorisation des autorités compétentes, n’ont pas, au regard des tiers, le caractère de dommages causés par des travaux publics et ne relèvent pas de la juridiction administrative (3. Conseil d’État, 22 janvier 1857, Gilbert ; — 17 mars 1859, Martel ; — 28 mai 1868, Thome. Tribunal des conflits, 19 novembre 1881, Duru ; — 29 novembre 1879, Balas ; — 9, mai 1891, Lebel. Mais doit-on assimiler à l’absence d’autorisation d’un travail le cas où cette autorisation est dépassée, par exemple si une prise d’eau autorisée pour un certain volume est faite avec un débit supérieur? Faut-il alors diviser les compétences on tant que le litige porte sur le travail régulier ou sur le travail irrégulier ? Le Tribunal des conflits a admis cette division par une décision du 24 mai 1884. Mais le Conseil d’État se prononce pour l’indivisibilité du travail et, par suite, pour l’unité de compétence (13 mars 1885, ville de Limoges; — 4 juillet 1890, Bertin).).
Il en est de même des règlements d’indemnité auxquels peuvent donner lieu des occupations ou des extractions faites sans autorisation. [178] A la vérité, d’anciens arrêts du Conseil d’État ont décidé que l’occupation irrégulière constituait un fait personnel de l’entrepreneur rentrant dans les prévisions de l’article 4, § 3, de la loi du 28 pluviôse an VIII et que le conseil de préfecture était compétent pour en apprécier les effets (1. Conseil d’État, 23 juin 1823, Pernel ; — 5 juillet 1833, Letellier ; — 4 décembre 1887, Devars.) ; quelques décisions de la Cour de cassation et du Tribunal des conflits de 1850 se sont inspirées delà même doctrine (2. Civ. rej., 9 juin 1841, Clermont-Tonnerre. Tribunal des conflits, 30 novembre 1850, Micé.) ; mais cette jurisprudence reposait sur une confusion entre la législation des dommages, qui n’a pu exiger une autorisation spéciale pour chacun des actes dommageables se rattachant à des travaux régulièrement autorisés, et la législation des occupations temporaires qui exige formellement une autorisation pour chaque fait d’occupation. C’est donc avec raison que le Conseil d’État et la Cour de cassation ont abandonné cette jurisprudence, et qu’ils renvoient aux tribunaux judiciaires toutes les contestations auxquelles peut donner lieu une occupation non autorisée (3. Conseil d’État, 30 août 1842, Béguery ; — 18 juin 1848, Biscuit ; — 15 mai 1856, Galet ; — 5 mai 1869, Dufau. Cass. 25 avril 1866, Mauger ; — 30 juillet 1867, Curière. Tribunal des conflits, 12 mai 1877, Gagne.).
Cette jurisprudence trouve un nouvel appui dans la loi du 29 décembre 1892 (art. 16) qui refuse si formellement tout caractère administratif à une occupation non autorisée qu’elle l’assimile à un délit correctionnel, auquel elle applique des amendes spéciales proportionnées à la quantité de matériaux indûment extraits, sans préjudice de la réparation civile, consistant dans le remboursement de la valeur des matériaux.
Par occupation non autorisée, il ne faut pas seulement entendre celle pour laquelle il n’existe aucun arrêté d’autorisation, mais encore : celle qui a lieu sans que l’arrêté ait été notifié au propriétaire intéressé (4. Conseil d’État, 19 juillet 1872, Prigione ; — 9 mai 1884, Fournier.) ; celle qui s’exerce sur des parcelles non désignées dans l’arrêté d’autorisation (5. Conseil d’État, 17 novembre 1882, de Carbon Ferrières.) ; celle dont l’entrepreneur abuse pour [179] livrer des matériaux au commerce au lieu de les réserver pour le travail public (1. Conseil d’État, 11 août 1849, Quesnel ; 23 mars 1870, Baussan. Cette jurisprudence n’est pas applicable au cas où l’entrepreneur se bornerait à livrer au commerce, à l’expiration de son marché, les restes d’un approvisionnement excédant les besoins de son entreprise.).
Ce dernier cas a même été spécialement prévu par l’article 16 de la loi du 29 décembre 1892, qui considère comme délictueux (à moins d’un consentement écrit du propriétaire) le fait par l’entrepreneur d’employer les matériaux extraits soit à des travaux privés, soit même à des travaux publics autres que ceux qui sont visés par l’arrêté d’autorisation.
Doit-on assimiler, au point de vue des compétences, à une occupation non autorisée celle qui a été illégalement autorisée : soit parce que les travaux n’étaient pas de ceux auxquels peut profiter la servitude d’extraction de matériaux, soit parce que les terrains désignés en étaient légalement affranchis en qualité de terrains clos ou attenant à une habitation ? La jurisprudence se prononce à bon droit pour l’affirmative (2. Conseil d’État, 11 février 1876, Chemin de fer du Nord ; — 6 juillet 1877, Ledoux.), car il ne peut pas dépendre d’une erreur de l’administration d’imposer à la propriété des charges que la loi n’a pas prévues ou dont elle l’a expressément dispensée.
En outre, avant la loi du 29 décembre 1892, le règlement de l’indemnité par le conseil de préfecture aurait entraîné l’application de la loi antérieure du 16 septembre 1807, c’est-à-dire l’expertise spéciale prévue par l’article 56 de cette loi avec la tierce expertise de l’ingénieur en chef, et le procédé d’évaluation prévu par l’article 55 qui ne permettait d’allouer la valeur des matériaux que s’il y avait carrière en exploitation. Le Conseil d’État estimait avec raison qu’une occupation illégale ne pouvait pas avoir pour conséquence de soumettre le propriétaire à ces règles spéciales, et que c’était là une raison de plus pour reconnaître la compétence judiciaire et l’application des règles de droit commun. Quoique ces dernières raisons de décider aient cessé d’exister depuis la loi de 1892, qui alloue, dans tous les cas, la valeur des matériaux, la solution de la question de compétence demeure entièrement justifiée en droit.
[180] Conformément aux principes généraux, si l’autorité judiciaire saisie de la réclamation du propriétaire avait des doutes sur la légalité de l’arrêté, elle devrait renvoyer à la juridiction administrative la question préjudicielle de validité de cet acte (1. Conseil d’État, 8 mai 1861, Leclerc ; — Tribunal des conflits, 26 décembre 1874, Denize ; — 13 mars 1880, Désarbres.).
Doit-on également assimiler à l’absence d’autorisation le cas où l’entrepreneur occupe le terrain ou exploite la carrière qui lui sont désignés, sans avoir procédé aux formalités préalables qui lui sont imposées, notamment à l’état de lieux et à l’estimation contradictoire prescrits par les règlements ? Cette question est plus délicate. Jusque vers 1858, la jurisprudence s’est refusée à faire cette assimilation ; le Conseil d’État, la Cour de cassation et le Tribunal des conflits de 1850 ont décidé que le conseil de préfecture était compétent, alors même que l’entrepreneur avait négligé de procéder aux formalités prescrites par son devis ou par des règlements spéciaux (2. Conseil d’État, 14 mars 1849, Bideault ; —Civ. cass., 2 avril 1849, Micé; — Tribunal des conflits, 30 novembre 1850, Micé.). Mais depuis que le décret du 2 février 1868 a édicté, dans l’intérêt des propriétés occupées, des règles plus générales et plus sévères, le Conseil d’État a modifié sa jurisprudence afin de leur assurer une sanction plus efficace, et il a renvoyé devant les tribunaux judiciaires les entrepreneurs qui ne s’étaient pas conformés aux formalités prescrites (3. Conseil d’État sur conflit, 17 février 1869, de Mellanville.). On peut dire en effet que, depuis le décret du 2 février 1868, l’autorisation n’est donnée à l’entrepreneur qu’à la condition qu’il accomplisse les formalités prescrites, de telle sorte que, s’il ne remplit pas cette condition, il est censé n’être pas autorisé. La loi du 29 décembre 1892 n’a pu que confirmer cette manière de voir, car elle reproduit avec une autorité nouvelle, et elle fortifie sur quelques points, les dispositions du décret de 1868.
Règles de procédure. — Sous l’empire de la loi du 16 septembre 1807, qui a régi la matière jusqu’en 1889, le règlement des indemnités par le conseil de préfecture ne pouvait avoir lieu qu’à la suite de l’expertise prévue par l’article 56 de cette loi. Cette expertise [181] était obligatoire et le conseil de préfecture devait l’ordonner d’office, alors même qu’elle n’était pas demandée par les parties ; elle présentait en outre cette particularité que, si les experts n’étaient pas d’accord, il devait être procédé à une tierce expertise par l’ingénieur en chef, tiers expert de droit.
Ces règles spéciales ont été abrogées par la loi générale de procédure du 22 juillet 1889, et par la loi du 29 décembre 1892 sur les occupations temporaires qui s’en réfère à la précédente. Désormais l’expertise doit être faite, comme dans les matières contentieuses ordinaires, par trois experts : l’un désigné par le propriétaire, l’autre par l’administration, le troisième par le conseil de préfecture (1. Loi du 22 juillet 1889, art. 14.) ; elle peut aussi être confiée, si les parties y consentent, à un expert unique désigné par elles ou, à défaut d’accord sur son choix, par le conseil de préfecture (2. Loi du 22 juillet 1889, art. 14.).
L’expertise conserve cependant, dans une certaine mesure, un caractère obligatoire, d’après une disposition spéciale de la loi de 1889 (art. 13) qui oblige le conseil de préfecture à y faire procéder toutes les fois qu’elle est réclamée par une partie. Si donc le conseil n’est plus tenu, comme sous la loi de 1807, de suppléer au silence des parties et de prescrire d’office l’expertise, il ne pourrait pas passer outre aux conclusions qui la réclament sans commettre un vice de formes qui rendrait son arrêté annulable. Il ne pourrait pas d’ailleurs remplacer cette mesure d’instruction par une visite de lieux ou une enquête (3. Conseil d’État, 7 mars 1861, Vallois.), ni s’en dispenser sous prétexte que des experts auraient déjà procédé en vertu d’une décision d’un tribunal civil ou de commerce ou d’une ordonnance de référé (4. Conseil d’État, 22 juin 1850, Boyer ; — 12 juillet 1865, Bourdet.). Mais nous pensons qu’il en serait autrement si le référé avait eu lieu devant le vice-président du conseil de préfecture et si ce magistrat avait ordonné, conformément à l’article 24 de la loi du 22 juillet 1889, des constatations destinées à prévenir un changement d’état des lieux.
Le conseil de préfecture pourrait également se dispenser d’ordonner l’expertise si la demande devait être écartée par une fin de [182] non-recevoir ou par un moyen de droit, alors même que les allégations du demandeur seraient admises. Tel serait le cas si la réclamation émanait d’une partie sans qualité, si elle était éteinte par prescription, si elle visait un dommage qui ne donne pas ouverture au droit à indemnité, par exemple un préjudice moral ou un dommage non matériel ni direct (1. Conseil d’État, 2 mai 1866, Bompois ; — 10 mars 1869, Lartigue ; — 6 août 1881, Piette.) ; ou bien encore si l’expertise était devenue matériellement impossible à raison d’un changement complet de l’état des lieux.
En ce qui touche les accidents de personnes résultant de travaux publics, nous avons vu que la jurisprudence les assimile aux dommages causés aux propriétés, au point de vue de la compétence du conseil de préfecture. Elle consacrait aussi cette assimilation au point de vue de la procédure en exigeant, avant la loi de 1889, que les dommages aux personnes fussent soumis à l’expertise spéciale de l’article 56 de la loi de 1807 (2. Conseil d’État, 8 mars 1889, commune de Chambon-Fougerolles.) ; on doit en conclure que, depuis l’abrogation de ce texte, ils sont soumis à l’expertise de la loi de 1889, qui est obligatoire si une partie la demande.
On doit au contraire restreindre à la matière des occupations temporaires deux dispositions spéciales de la loi du 29 décembre 1892, dont l’une (art. 17) limite la durée de l’action en indemnité à deux ans à partir de la cessation de l’occupation, et dont l’autre (art. 19) dispense des droits de timbre et d’enregistrement les plans, procès-verbaux, significations, jugements et autres actes faits par application de la loi de 1892. Cette dernière disposition, empruntée à l’article 58 de la loi sur l’expropriation du 3 mai 1841, doit être interprétée comme s’appliquant à tous les actes de la procédure de première instance et d’appel ; elle n’entraîne cependant pas la suppression de tous frais devant le Conseil d’État, car elle ne dispense pas la partie de recourir au ministère d’un avocat et d’être soumise au tarif de frais qu’il comporte, sous la seule déduction des droits de timbre et d’enregistrement.
[183]
II. — ACTIONS EN RESPONSABILITÉ POUR FAUTES
Notions générales sur la responsabilité de l’État. — Les dommages causés à des particuliers par la faute de dépositaires de l’autorité publique peuvent donner lieu à deux sortes de responsabilités pécuniaires : celle de l’agent qui a commis la faute et celle de l’État considéré comme responsable du fait de cet agent. Nous avons examiné dans notre tome 1er les questions relatives à la responsabilité civile des fonctionnaires publics (1. Voy. t. 1er, p. 637 et suiv.) et des ministres (2. Voy. t. 1er, p. 658 et suiv.). Nous avons également étudié la responsabilité de l’État au point de vue des questions de compétence auxquelles elle peut donner lieu (3. Voy. t. 1er, p. 674 et suiv.). Il nous reste à exposer les règles de fond relatives à cette responsabilité.
« La responsabilité qui peut incomber à l’État à raison de fautes de ses agents, disent de nombreuses décisions du Conseil d’État et du Tribunal des conflits (4. Voy. les arrêts cités, t. 1er, p. 680.), ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil pour les rapports de particuliers à particuliers ; cette responsabilité n’est ni générale ni absolue ; elle a des règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés. »
La variété de ces règles tient à la diversité des pouvoirs qui s’exercent au nom de l’État et qui s’échelonnent depuis une souveraineté presque absolue jusqu’à de simples actes de gestion. Aussi est-il impossible d’établir pour l’État une base unique de responsabilité, comme le Code civil a pu le faire pour les particuliers soumis entre eux à des rapports juridiques peu variables. Il ne faut pas non plus perdre de vue que, dans le système du Code civil, celui qui répare un dommage causé par sa faute, ou par celle de ses préposés, y pourvoit de ses propres deniers, tandis que l’État ne peut y pourvoir qu’avec les deniers des contribuables, étrangers à la faute commise.
[184] Si l’on cherche à se rendre compte des différences que présente la responsabilité de l’État, selon les diverses fonctions qu’il est appelé à remplir, on voit que sa responsabilité est d’autant plus restreinte que cette fonction est plus élevée.
L’État est exempt de toute responsabilité pécuniaire quand sa fonction confine à la souveraineté ; c’est pourquoi nous avons vu que ni les actes législatifs, ni les actes de gouvernement, ni les faits de guerre, ne peuvent donner lieu à une action en responsabilité contre l’État, quelles que soient les fautes imputées à ses représentants.
L’exercice du pouvoir judiciaire est aussi une manifestation de la souveraineté. C’est pourquoi il n’était pas admis, avant la loi du 8 juin 1895 sur la revision des procès criminels et correctionnels et sur la réparation des erreurs judiciaires, que la responsabilité pécuniaire de l’État pût être engagée par les erreurs des juges ou des jurés. On réservait seulement dans ce cas, — comme dans le cas de préjudices causés par l’exercice de la puissance législative ou gouvernementale, — l’allocation de dédommagements équitables, souverainement appréciées par le Gouvernement ou par les Chambres.
La loi du 8 juin 1895 a dérogé à ces principes en ouvrant une action contre le Trésor public à ceux qui ont souffert de l’erreur d’un jury criminel ou d’un tribunal correctionnel, et qui ont obtenu la revision de la sentence. Cette loi dispose que l’arrêt ou le jugement de revision d’où résultera l’innocence d’un condamné pourra, sur sa demande, lui allouer des dommages-intérêts. Mais par cela seul qu’une loi a été nécessaire pour déroger, dans ce cas particulier, au principe de l’irresponsabilité pécuniaire de l’État en présence d’actes de souveraineté, il en résulte que le principe subsiste toutes les fois qu’il n’y est pas porté atteinte par une disposition législative spéciale (1. Les solutions nouvelles que la loi du 8 juin 1895 a consacrées, en reconnaissant un droit à indemnité aux victimes d’erreurs judiciaires, auraient pu se concilier avec les principes de droit public admis jusqu’à ce jour, si l’on était resté sur le terrain de l’équité, du devoir moral, de la solidarité sociale ; c’était dans cet ordre d’idées que le Conseil d’État avait élaboré le projet de loi présenté au Sénat par le Gouvernement, le 28 juin 1892. Peut-être aussi aurait-il suffi de déléguer au ministre de la justice le droit d’accorder des dédommagements, en inscrivant à son budget un crédit à cet effet. Mais les honorables rapporteurs du Sénat et de la Chambre, ainsi que les orateurs dont l’opinion a prévalu, ont insisté pour que la loi nouvelle consacrât l’idée d’une dette juridique de l’État fondée sur la réparation d’une faute de nature à engager la responsabilité pécuniaire du Trésor : « La source de l’action, a dit M. Bérenger dans son rapport au Sénat du 13 février 1894, est dans l’obligation juridique de réparer la faute sociale dont sa prudence aurait dû préserver l’État. » Au cours de la discussion, M. Guérin, garde des sceaux, ayant cité le passage ci-dessus de notre ouvrage sur l’irresponsabilité juridique inhérente aux actes de souveraineté, l’honorable M. Bérenger a déclaré protester contre ce principe : « Cette prétendue doctrine de l’infaillibilité de l’État, de son irresponsabilité, a-t-il dit, n’est plus de notre temps : c’est une thèse féodale et je regrette de la voir approuvée par le Gouvernement. » Si cette protestation avait été fondée, si l’opinion de son auteur avait été conforme aux règles existantes de notre droit public, il n’y aurait pas eu besoin de loi pour créer une action en faveur des victimes d’erreurs judiciaires ; il aurait suffi d’exercer cette action devant la juridiction compétente, et de lui faire consacrer l’assimilation proposée par l’honorable M. Bérenger entre l’erreur d’une cour d’assises ou d’un tribunal correctionnel et une faute de l’État engendrant une créance contre le Trésor public. Si une loi a été reconnue nécessaire, c’est précisément parce que cette assimilation n’était pas possible dans le droit existant, et parce qu’il s’agissait de contredire les règles en vigueur. Il aurait mieux valu, ce semble, reconnaître qu’on dérogeait, dans un intérêt supérieur d’équité sociale, au principe d’irresponsabilité qui couvre les actes du pouvoir souverain, législatif, gouvernemental ou judiciaire. En niant le principe dans le cas particulier qu’on avait en vue, on s’est exposé à ce qu’il puisse être un jour contesté dans les autres cas, car si l’État est légalement responsable des décisions souveraines des juges et des jurés, on pourra prétendre qu’il doit également répondre des décisions souveraines des Chambres, du Gouvernement, de la diplomatie, décisions qui peuvent, elles aussi, causer de graves préjudices à des tiers.).
[185] En ce qui touche les actes de la fonction administrative, qui ne sont pas par eux-mêmes des actes de souveraineté, mais des actes de puissance publique ou de gestion, la doctrine, la jurisprudence et quelquefois même la loi, admettent que des réparations pécuniaires peuvent être dues à ceux qui ont été lésés par une faute ; mais, là encore, la responsabilité est en raison inverse de la puissance dont l’administration est investie ; elle est rarement engagée par les actes de puissance publique, plus souvent par les actes de gestion faits en vue de services publics, plus encore, et conformément aux règles de droit commun, par les actes faits par l’État dans l’intérêt de son domaine privé.
Quoique la responsabilité de l’État soit ainsi restreinte et graduée, elle est encore plus large en droit français que dans la législation des autres États. Nous avons vu, en effet, dans la partie de cet ouvrage consacrée aux législations étrangères, que, dans le droit [186] britannique, tous les actes faits au nom de l’État sont présumés émanés de son pouvoir souverain et irresponsable, sauf la responsabilité personnelle du fonctionnaire qui aurait commis la faute dommageable (1. Voy. t. 1er, p. 113.). Le même principe est en vigueur aux États-Unis qui ont emprunté à leur ancienne métropole la maxime que « le souverain ne peut causer aucun tort : King (ou State) can do no wrong » (2. Voy. t. 1er, p. 118, 119.). Le droit public allemand est moins absolu et admet la possibilité d’une action en dommages-intérêts contre l’État agissant comme personne civile, mais il l’exclut toutes les fois que l’État agit comme puissance publique (3. Voy. t. 1er, p. 38 et suiv. — En Allemagne l’irresponsabilité de l’État considéré comme puissance publique n’a pas pour contre-partie, comme en Angleterre et aux États-Unis, la responsabilité personnelle des fonctionnaires, ou du moins celle-ci est soumise à des restrictions analogues à celles qui existent en France (voy. t. 1er, p. 41).).
Des actes de puissance publique. — Lorsqu’il s’agit d’actes de puissance publique, la règle qui domine est celle de l’irresponsabilité pécuniaire de l’État.
Cette règle s’applique, en premier lieu, dans les rapports de l’État avec ses fonctionnaires. Les erreurs ou les fautes commises par le supérieur hiérarchique à l’égard de l’inférieur ne donnent lieu à aucune action en indemnité contre l’État : et cela non seulement quand le supérieur abuse de ses pouvoirs discrétionnaires de discipline ou de révocation, mais encore lorsqu’il porte illégalement atteinte à un droit acquis. Dans ce dernier cas, l’agent lésé peut le plus souvent poursuivre l’annulation de la décision illégale par la voie du recours pour excès de pouvoir ; il peut aussi, dans certains cas, obtenir un rappel de solde ou de traitement ; il peut enfin, s’il a été frappé d’une destitution illégale, se faire relever, par la voie contentieuse, de la déchéance du droit à pension qui serait résultée de cette mesure ; mais il ne peut réclamer aucune indemnité à l’État.
La même règle s’applique aux décisions prises dans l’exercice des pouvoirs de police administrative, qu’il s’agisse de règlements [187] généraux ou de mesures individuelles. Les règlements peuvent être imprévoyants, imprudents, contribuer ainsi à divers accidents tels que des accidents de chemins de fer, de mines, de machines à vapeur, etc., sans qu’on puisse en faire remonter la responsabilité à l’État. Si des mesures individuelles prises pour l’exécution des règlements sont entachées d’illégalité, on peut en réclamer l’annulation devant la juridiction contentieuse, mais non actionner l’État en dommages-intérêts (1. Conseil d’État, 28 juin 1882, Larbaud. Il s’agissait, dans cette affaire, d’une demande en dommages-intérêts formée contre l’État par le propriétaire d’une source minérale qui se plaignait que des arrêtés préfectoraux et des décisions ministérielles eussent mis illégalement obstacle à ses droits de propriétaire. Cette illégalité avait été reconnue par le Conseil d’État, qui avait annulé pour excès de pouvoir plusieurs des actes invoqués à l’appui de la demande d’indemnité. Mais l’arrêt précité n’en a pas moins rejeté cette demande, par le motif que ces actes n’étaient pas de nature à engager la responsabilité pécuniaire de l’État. (Voy. les conclusions du commissaire du Gouvernement : Recueil des arrêts du Conseil d’État, 1882, p. 604.)).
Mais si la puissance publique n’était pas seule en jeu, si l’illégalité relevée dans des actes de police administrative avait pour but de favoriser les intérêts financiers de l’État, l’action en responsabilité pourrait être recevable. Dans ce cas, en effet, la réclamation ne viserait pas, à proprement parler, l’acte de puissance publique, mais un acte de gestion financière déguisé sous les dehors d’une mesure de police. C’est pourquoi le Conseil d’État a reconnu un droit à indemnité à des fabricants d’allumettes dont les usines avaient été fermées, non par application des lois sur la police des industries dangereuses, mais dans un intérêt fiscal, afin de dispenser l’État d’exécuter à leur égard la loi d’expropriation du 2 août 1872 (2. Conseil d’État, 26 novembre 1875 et 5 décembre 1879, Laumonnier-Carriol. Le premier de ces arrêts annule pour excès de pouvoir l’arrêté de fermeture, et le second condamne l’État à une indemnité de 53,000 fr., en réparation du préjudice causé par la fermeture illégale.).
Des actes de gestion faits en vue des services publics. — A la différence des actes de puissance publique pour lesquels l’irresponsabilité pécuniaire de l’État est la règle ordinaire, les actes de gestion faits dans l’intérêt des services publics peuvent donner lieu à indemnité lorsqu’ils constituent des fautes préjudiciables à autrui.
[188] Mais ce n’est pas à dire que les articles 1382 et 1384 du Code civil soient ici applicables de plein droit et que toute faute dommageable engendre un droit à indemnité. En effet, l’État ne saurait être responsable de toutes les fautes de service commises par ses agents, car ceux-ci pèchent tout d’abord envers lui en manquant aux règlements et en remplissant mal leur emploi. En principe, l’État ne peut être engagé que par ses représentants légaux, c’est-à-dire par les ministres. La stricte application de cette règle conduirait à décider qu’un ministre seul pourrait engager le Trésor par un quasi-délit, aussi bien que par une obligation contractée au nom de l’État. Mais cette doctrine aurait pour contre-partie nécessaire la responsabilité personnelle des fonctionnaires inférieurs, dans tous les cas où des fautes de service leur seraient imputées ; or ce système, pratiqué dans certains États étrangers, n’a jamais été admis en France ; il a paru injuste pour le fonctionnaire, dont le patrimoine ne doit pas être sacrifié aux risques de sa fonction, dangereux pour l’État, dont les actes seraient pris à partie devant les tribunaux, sous prétexte de procès faits à ses fonctionnaires. C’est pourquoi l’État assume lui-même, en vertu de lois spéciales ou de la jurisprudence, certains risques des fonctions publiques, certains écarts de ceux qui les exercent ; il fait leurs fautes siennes, il dédommage, aux frais du Trésor public, ceux qui en ont souffert.
Parmi les lois spéciales qui ont à la fois prévu et limité la responsabilité pécuniaire de l’État, on peut citer celles qui régissent le service des postes et celui des télégraphes, et qui contiennent à la fois des règles de fond et des règles de compétence (1. Voy. sur les postes : loi du 24 juillet 1793, art. 37 ; — loi du 5 nivôse an V, art. 14 et 15 ; — loi du 4 juin 1859, art. 3 ; — loi du 25 janvier 1873, art. 4. Sur les télégraphes : loi du 29 novembre 1850 ; — loi du 4 juillet 1868 ; — décret du 25 mai 1870.). Tantôt elles stipulent pour l’État une exemption complète de responsabilité (en cas de perte de lettres ou de dépêches ordinaires) ; — tantôt elles fixent l’indemnité à forfait (en cas de perte de lettres ou d’objets recommandés) ; — tantôt elles la fixent au montant des valeurs perdues (en cas de perte de valeurs déclarées ou de mandats télégraphiques). Dans ce dernier cas, la réclamation est du ressort des tribunaux judiciaires.
[189] Quant aux services publics pour lesquels la loi n’a pas édicté de règles spéciales de responsabilité, la jurisprudence du Conseil d’État, s’inspirant des principes généraux du droit, reconnaît que l’État peut être pécuniairement responsable des fautes de ses agents, sans toutefois admettre que l’article 1384 lui soit textuellement applicable (1. Nous avons essayé d’établir, par un examen spécial de ce texte et de ses travaux préparatoires, qu’il ne vise que les rapports de particulier à particulier et non ceux de l’État avec ses agents. (Voy. t. 1er, p. 677.)). Elle distingue entre les fautes de service et les fautes personnelles. Les premières résultent d’un service mal fait, d’un ordre mal donné, mal compris, imprudemment exécuté, mais n’ayant cependant en vue que le fonctionnement du service ; les secondes consistent dans des délits, des malversations, des fautes lourdes où apparaissent les passions personnelles de l’agent plutôt que les difficultés et les risques de la fonction. Dans ce dernier cas, l’agent est personnellement responsable devant les tribunaux judiciaires, et il est de principe que l’État ne répond pas pour lui (2. Voy. t. 1er, p. 646 et suiv., la jurisprudence relative aux fautes personnelles des fonctionnaires.). Au contraire, les fautes de service sont censées commises par l’État lui-même, comme conséquence d’une organisation défectueuse de ses services, d’une insuffisance dans ses moyens d’action ou de surveillance. La responsabilité de l’État n’est pas alors la responsabilité pour autrui prévue par l’article 1384 du Code civil, mais la responsabilité directe : le service public est censé l’auteur de la faute ; c’est lui, c’est-à-dire l’État, qui indemnise.
Voyons quelques applications de cette jurisprudence.
Un des services publics pour lesquels la responsabilité pécuniaire de l’État est le plus largement admise, est celui des ports maritimes : il y a là une hospitalité offerte au commerce, à la marine, et cette hospitalité doit être sûre. Aussi l’État a-t-il été déclaré responsable d’accidents causés par de fausses manœuvres d’officiers de port, ou par la négligence d’agents ayant laissé subsister des épaves ou autres obstacles dans les bassins (3. Conseil d’État, 6 mai 1881, Tysack ; — 21 juillet 1882, Turnbull ; — 11 décembre 1885, New Quay mutual Ship insurance; — 27 juin 1890, Chédu et Craquelin.).
La responsabilité de l’État est également engagée lorsque, par suite d’imprévoyance ou de dispositions défectueuses, des exercices [190] militaires causent des dommages ou des blessures. Tel est le cas des tirs de polygones qui atteignent les propriétés voisines (1. Conseil d’État, 31 mars 1882, Devaux ; — 6 juillet 1883, Duruy; — 8 août 1884, Le Roux; — 16 juin 1893, Viard ; — 7 juillet 1893, Jamonet.), ou d’autres exercices à feu qui blessent des passants (2. Conseil d’État, 11 mai 1883, Dusart ; — 25 février 1881, Desvoyes.). Mais il faut que les exercices aient lieu en service commandé, sinon l’État ne serait pas responsable (3. Conseil d’État, 15 mars 1878, Gaucher.). Cette réserve doit également être faite pour les autres accidents causés par les militaires, par leurs armes ou par leurs chevaux. En dehors du service commandé, l’État est hors de cause, et ils répondent de leurs actes personnels. En ce qui concerne les navires de l’État, s’ils occasionnent des abordages, les règles générales de responsabilité tracées par le Code de commerce, ou du moins les principes dont elles s’inspirent, sont considérés comme applicables (4. Conseil d’État, 15 août 1861, Glass Elliot ; — 14 mars 1873, Maurel ; — 16 janvier 1875, Valéry ; — 7 juillet 1876, même partie ; — 25 avril 1890, Thue Johnsen. Plusieurs de ces arrêts condamnent l’État au paiement d’indemnités à raison d’abordages imputables à ses bâtiments. Il n’est pas sans intérêt de comparer cette jurisprudence à la jurisprudence anglaise qui refuse, en pareil cas, toute action en indemnité contre l’État et n’admet qu’une action personnelle contre le capitaine abordeur (voy. t. 1er, p. 113, 114).).
Mais, ce Code n’étant pas textuellement applicable à l’État, la jurisprudence n’en retient que les règles essentielles de responsabilité et non toutes les règles particulières, qu’elles soient ou non de nature à profiter à l’État. Ainsi elle ne le fait pas bénéficier des déchéances spéciales que l’article 436 du Code de commerce permet d’opposer aux réclamations d’indemnités pour abordage formées en dehors du délai d’un an (5. Conseil d’État, 25 avril 1890, Thue Johnsen.).
Il ressort aussi de l’ensemble de la jurisprudence que l’État est responsable, dans des conditions très analogues à celles du droit commun, des accidents qui surviennent à des ouvriers ou à des tiers dans ses ateliers, manufactures, fonderies de canons, etc., ou qui sont causés par des machines ou engins employés à des services publics (6. Conseil d’État, 8 mai 1874, Blanco ; — 4 avril 1879, Guérin ; — 20 juillet 1883, Surmain.).
[191] Actes d’administration du domaine privé et d’exploitation de chemins de fer de l’État. — Nous arrivons ici à une identité complète entre les règles applicables à l’État et celles qui régissent les particuliers. L’État administrant son domaine privé est soumis aux mêmes responsabilités que tout autre propriétaire. L’action peut alors se fonder, non seulement sur l’article 1382 du Code civil, mais encore sur l’article 1384, qui prévoit le fait des préposés, et sur les articles 1385 et 1386 qui prévoient l’accident causé par des animaux ou par la chute d’un édifice. Soumis au droit commun pour le principe de la responsabilité, l’État l’est également pour la compétence, et il est justiciable des tribunaux judiciaires (1. Tribunal des conflits, 30 mai 1884, Linas.).
La même règle s’applique lorsque l’État exploite des chemins de fer. La loi du 15 juillet 1845 contient à cet égard une disposition qui présente un grand intérêt depuis que la loi du 18 mai 1878 a créé un réseau d’État. « Les concessionnaires ou fermiers d’un chemin de fer, dit l’article 22, seront responsables du dommage causé par les administrateurs, directeurs ou agents, employés à un titre quelconque au service de l’exploitation du chemin de fer. L’État sera soumis à la même responsabilité envers les particuliers, si le chemin de fer est exploité à ses frais et pour son compte. » Là encore, la responsabilité étant la même, la compétence l’est aussi, bien que l’article 22 ne se soit pas prononcé sur ce point. En effet, si l’exploitation d’un chemin de fer est un service d’intérêt général, elle n’est pas un service public dans le sens juridique du mot ; ce qui domine en elle, c’est une entreprise de transports, une exploitation commerciale ; les contrats auxquels elle donne lieu avec les tiers relèvent du droit commun ; il en est de même des obligations nées de délits ou de quasi-délits se rattachant à l’exploitation (2. Cour de cassation, 5 juillet 1886, Guillot ; — 25 octobre 1886, Martinet ; — 9 mars 1887, Groscœur. Il en serait autrement des réclamations relatives à des marchés de travaux, ou à des dommages causés par ces travaux qui conservent le caractère de travaux publics et relèvent de la juridiction administrative.(Tribunal des conflits, 22 juin 1889, Vergnioux.)). On ne doit donc pas distinguer ici, comme lorsqu’il s’agit de services publics, entre les fautes de service et les délits et fautes personnels : les unes et les autres engagent l’État comme elles engageraient une compagnie de chemin de fer.
[192] Règles de procédure. — Dans tous les cas où la responsabilité de l’État relève de la juridiction administrative, la partie lésée doit adresser sa réclamation au ministre compétent, c’est-à-dire à celui qui a dans ses attributions le service intéressé. Cette réclamation doit être présentée sur papier timbré, et la partie a le droit de s’en faire délivrer un récépissé, en vertu de l’article 5 du décret du 2 novembre 1864.
Le ministre pourrait aussi statuer d’office et décider, après avoir spontanément reconnu la responsabilité de l’État, que telle indemnité est due à la partie lésée. Nous savons en effet que le ministre ne prononce pas ici comme juge, mais comme représentant de l’État, et que son droit de décision n’a pas besoin d’être provoqué par une réclamation contentieuse.
Mais lorsque la décision est rendue, soit spontanément, soit à la requête de la partie lésée, elle a le caractère d’une décision contentieuse qui devient définitive si elle n’est pas déférée au Conseil d’État dans le délai de trois mois. L’instruction et le jugement du recours ont lieu conformément aux règles ordinaires de la procédure devant le Conseil d’État.
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