Les attributions des ministres en matière contentieuse se rattachent étroitement à leurs attributions d’ordre administratif. On peut même dire que les unes et les autres se confondent, car ce qu’on a appelé la juridiction contentieuse des ministres n’est en réalité que la manifestation de leur autorité administrative, lorsqu’elle s’exerce, soit spontanément, soit sur l’initiative d’une partie intéressée, dans des affaires qui peuvent prêter à contestation juridique.
Aussi les nombreuses décisions que les ministres sont appelés à rendre en matière contentieuse peuvent-elles se rattacher presque toutes aux quatre attributions suivantes qui sont inhérentes à la fonction ministérielle :
1° Passation et exécution des contrats de l’État ;
2° Liquidation des dettes de l’État ;
3° Recouvrement des deniers de l’État sur ceux qui les détiennent indûment ;
4° Surveillance et contrôle des autorités comprises dans la hiérarchie administrative.
I. — FONCTION DES MINISTRES DANS LES CONTRATS DE L’ETAT
Représentants de l’État, les ministres ont seuls, en principe, le pouvoir de l’engager. C’est à ce titre qu’ils souscrivent les contrats de l’État, et arrêtent les devis et cahiers des charges qui servent de base aux adjudications et aux concessions. Exceptionnellement, et [431] lorsque les besoins du service l’exigent, les ministres peuvent déléguer à un de leurs subordonnés le droit de passer un marché, ou d’approuver une adjudication ; mais encore faut-il que cette faculté de délégation leur soit accordée par les lois ou règlements (1. Décret du 18 novembre 1882, art. 17 et 19.).
Dans certains cas aussi, — et notamment quand le concessionnaire ou adjudicataire obtient un concours financier de l’État sous forme de subvention ou de garantie d’intérêt, — la décision du ministre est soumise à l’approbation des Chambres. Mais cette approbation, qui n’est qu’un acte de haute tutelle administrative, ne déplace pas la compétence ; celle-ci n’en continue pas moins d’appartenir au ministre, qui peut seul obliger l’État et stipuler en son nom, sous la condition suspensive d’une approbation sous forme de loi.
Le contrat étant passé, c’est également au ministre qu’il appartient d’en assurer l’exécution : exécution par les entrepreneurs ou fournisseurs qui peut être, au besoin, assurée au moyen d’une mise en régie ou de marchés par défaut passés à leurs risques et périls (2. Le ministre peut déléguer son droit de poursuivre l’exécution d’office. Le cahier des clauses et conditions générales des travaux des ponts et chaussées (art. 35) contient une délégation de ce genre faite par le ministre des travaux publics aux préfets, pour la mise en régie des entrepreneurs, mais à la charge d’en référer au ministre, qui se réserve la décision définitive.) ; — exécution de la part de l’État, à laquelle le ministre pourvoit en arrêtant les décomptes, en vérifiant les factures, en liquidant et en ordonnançant les sommes dues. Ici une certaine décentralisation est nécessaire pour assurer la prompte exécution du service et le paiement d’acomptes réguliers aux entrepreneurs. Aussi le droit de liquider et d’ordonnancer est-il habituellement délégué à des agents rapprochés du lieu où s’exécute le contrat, aux ingénieurs et aux préfets pour les marchés de travaux publics, aux intendants pour les marchés de la guerre. Mais cette délégation ne dessaisit pas le ministre du droit qui lui appartient de prendre une décision définitive ; les liquidations confiées à ses subordonnés n’ont, à moins de dispositions spéciales et très rares, qu’un caractère provisoire ; elles ne font pas obstacle à ce que le ministre les révise et établisse un nouvel arrêté de compte, avec ordre de reverser la différence (3. Le Conseil d’État (12 janvier 1853, Courière) reconnaît au ministre des travaux publics le droit de revenir sur un décompte arrêté par les ingénieurs et accepté par l’entrepreneur. — Il décide aussi (16 juin 1882, Segond) que les liquidations et les paiements de factures faits par les intendants ne font pas obstacle à une liquidation définitive opérée par le ministre, et à un arrêté de débet pris contre le fournisseur, pour lui faire reverser le trop-perçu.).
[432] Enfin le ministre a seul le droit de prononcer la résiliation du marché : soit contre l’entrepreneur qui n’exécute pas ses engagements, — soit en faveur de l’entrepreneur qui se prévaut de cas de résiliation prévus par le cahier des charges, — soit d’office, si l’État renonce à la continuation du marché.
L’action du ministre, dans les marchés et dans les autres contrats de l’État, s’exerce ainsi depuis la formation du contrat jusqu’aux dernières phases de son exécution ; elle se manifeste par une série de décisions administratives qui prennent un caractère contentieux dès qu’elles peuvent donner lieu à des contestations d’ordre juridique. Ces contestations sont portées devant des juridictions différentes selon la nature des contrats : devant le Conseil d’État statuant en premier et dernier ressort, s’il s’agit de marchés de fourniture ; devant le conseil de préfecture, sauf appel au Conseil d’État, s’il s’agit de marchés de travaux publics ; devant les tribunaux judiciaires s’il s’agit de contrats de droit commun.
II. — LIQUIDATION DES DETTES DE L’ÉTAT
Esprit général de la législation. — Nous avons vu, dans la partie historique de cet ouvrage, comment la législation révolutionnaire, recueillant sur ce point les traditions de l’ancien régime, avait revendiqué pour l’administration supérieure le droit de liquider les dettes de l’État; comment elle avait d’abord partagé ce droit entre l’Assemblée nationale et les ministres, puis l’avait réservé aux ministres seuls (1. Loi des 17 juillet-8 août 1790 ; loi du 26 septembre 1793. — V. ci-dessus, p, 196 et suiv.). Nous avons expliqué que la liquidation prévue par cette législation ne constituait pas uniquement une opération préliminaire de comptabilité consistant à recevoir les titres de créance, à vérifier les déchéances qui leur seraient opposables, les crédits sur lesquels leur paiement pourrait être imputé ; mais [433] qu’elle comportait en outre, comme le disait la loi du 8 août 1790, la reconnaissance définitive ou le rejet de la créance, et « l’examen de toute demande sur le Trésor public susceptible de contestation ou de difficulté ». Aussi Merlin, résumant la jurisprudence de son temps, pouvait-il dire : « Il est de principe que les tribunaux ne peuvent connaître des actions tendant à faire déclarer l’État débiteur. »
Depuis cette époque, la législation de la comptabilité publique a toujours rappelé qu’ « aucune créance ne peut être liquidée à la charge du Trésor que par l’un des ministres ou par ses délégués » (1. Ordonnance du 31 mai 1838, art. 39 ; — décret du 31 mai 1862, art. 62.). La jurisprudence du Conseil d’État, tout en reconnaissant que le droit de décision sur la créance n’est pas toujours inhérent au droit de liquidation, qu’il en est assez souvent séparé et remis aux tribunaux judiciaires ou administratifs, n’a jamais admis que ces exceptions aient eu pour effet de supprimer la règle.
Un grand nombre d’arrêts rendus au contentieux ou sur conflit, à toutes les époques, sous tous les régimes, ont fermement maintenu le principe qu’il n’appartient qu’aux ministres de « déclarer l’État débiteur ».
« S’agit-il de déclarer l’État débiteur, dit M. Dareste dans un remarquable aperçu synthétique de cette question, c’est un principe de droit administratif que l’administration est exclusivement compétente pour connaître des actions qui ont cet objet. Le principe n’est pas sans exception, mais on peut dire que les exceptions confirment la règle. Elle était constante dans notre ancien droit français. L’Assemblée constituante, non contente d’appliquer le principe, le proclama de nouveau dans les termes les plus formels. Mais tout en posant la règle générale, l’Assemblée ne s’interdisait pas d’y déroger par des lois spéciales, elle délégua plus d’une fois ses pouvoirs soit aux directoires de département, soit aux tribunaux civils, délégations plus ou moins expresses et plus ou moins étendues, mais toujours empreintes d’un caractère exceptionnel… La jurisprudence n’est pas moins formelle que les textes. Depuis son rétablissement en l’an VIII, le Conseil d’État n’a pas hésité à trancher les questions de compétence comme elles étaient tranchées [434] avant 1789. La formule dont il s’est servi a pu varier, mais en réalité il a toujours jugé de même depuis soixante ans (1. R. Dareste, la Justice administrative, p. 277 et suiv.). »
Il faut cependant signaler ici une évolution, plus apparente que réelle, qui s’est produite depuis 1873, dans la jurisprudence. Elle est l’œuvre du Tribunal des conflits plutôt que du Conseil d’État. Elle a consisté à passer intentionnellement sous silence les lois du 8 août 1790 et du 26 septembre 1793, dans toutes les décisions auxquelles ont donné lieu les demandes d’indemnité dirigées contre l’État à raison de fautes commises par ses agents à l’occasion d’un service public. Le Tribunal des conflits n’a point modifié les règles de compétence que le Conseil d’État avait constamment appliquées, lorsqu’il jugeait les conflits, et qui réservent à l’administration la connaissance de ces réclamations ; mais au lieu d’invoquer à l’appui de la compétence administrative, comme le Conseil d’État l’avait toujours fait jusqu’en 1872, les lois de 1790 et de 1793 sur la liquidation des dettes de l’État, en même temps que les lois générales sur la séparation des pouvoirs, il n’a plus visé que ces dernières, et il a laissé complètement de côté toute allusion aux pouvoirs du ministre liquidateur (2. Le système de rédaction que le Tribunal des conflits a adopté depuis l’affaire Blanco, jugée le 8 février 1873, est moins une innovation qu’un retour aux formules déjà adoptées par le premier Tribunal des conflits, notamment dans les décisions du 20 mai 1850 (Manoury), du 17 juin 1850 (Letellier) et du 7 avril 1851 (Gailliau). A cette époque aussi, on avait évité de rattacher à la doctrine de l’État débiteur la compétence administrative sur les actions en responsabilité formées contre l’État.). Cette innovation semble indiquer que le Tribunal des conflits n’a pas foi dans les lois de 1790 et de 1793 comme base légale de la compétence administrative sur les demandes tendant à faire déclarer l’État débiteur ; qu’il se sépare ainsi de la doctrine que le Conseil d’État a appliquée jusqu’en 1872 et qu’il a très nettement formulée dans un décret sur conflit du 11 mai 1870, portant « que la demande tend à constituer l’État débiteur et qu’il résulte des lois ci-dessus visées (du 8 août 1790 et du 26 septembre 1794) que les tribunaux ne peuvent connaître des demandes de cette nature si ce n’est dans les cas spécialement prévus par la loi » (3. Conseil d’État, 11 mai 1870, préfet maritime c. Valéry, et nombreux arrêts antérieurs. — Cf. 11 juin 1861, Baudry ; — 29 mai 1867, Bourdet ; — 20 février 1868 Sacus, etc.).
[435] Le Conseil d’État, de son côté, paraît s’être approprié le système de rédaction adopté par le Tribunal des conflits. Depuis la décision de ce Tribunal du 8 février 1873 (Blanco), il a omis lui aussi, dans les arrêts qu’il a rendus sur des questions de responsabilité de l’État, de viser les lois sur la liquidation des dettes de l’État et de reproduire les arguments qu’il en avait tirés dans sa jurisprudence antérieure.
Faut-il conclure de là que la doctrine de « l’État débiteur » a cessé d’être admise par le Tribunal des conflits et par le Conseil d’État, que ces juridictions se sont implicitement ralliées à l’opinion de ceux qui considèrent le règlement des dettes de l’État par les ministres comme une simple opération préliminaire de comptabilité n’impliquant aucun droit d’appréciation sur le fond ? Une telle innovation ne saurait s’induire de modifications apportées à la forme d’arrêts dont le fond est resté le même, et qui consacrent, comme les décisions antérieures, la compétence du ministre sauf recours au Conseil d’État, sur les demandes les plus diverses tendant à faire déclarer l’État débiteur.
D’ailleurs si l’on voulait réellement remettre en question cette compétence, il faudrait prendre dans son ensemble la doctrine de l’État débiteur, et non se renfermer dans des questions toutes spéciales de responsabilité de l’État. Le domaine des lois du 8 août 1790 et du 26 septembre 1793 est beaucoup plus vaste ; il comprend le règlement d’innombrables créances provenant de contrats ou de quasi-contrats de l’État : soldes, traitements, pensions, émissions de rentes, opérations de trésorerie, etc. Toutes ces opérations, on l’a reconnu de tout temps, relèvent de la juridiction administrative, mais elles n’en relèvent pas en vertu du seul principe de la séparation, des pouvoirs. Si, en effet, ce principe soustrait de plein droit à l’action des tribunaux les actes de puissance publique, il n’en est pas de même des actes de gestion qui ne touchent qu’aux intérêts pécuniaires de l’État. Le contentieux de ces derniers actes ne peut être administratif qu’en vertu de dispositions législatives générales ou spéciales. Or, les lois qui ont toujours été invoquées, les seules qui puissent l’être, pour attribuer à la juridiction administrative le contentieux de ces engagements pécuniaires du Trésor, ce sont précisément les lois du 8 août 1790 et [436] du 26 septembre 1793. Si on les tenait pour abrogées, on serait logiquement amené à renvoyer ce contentieux aux tribunaux judiciaires, puisqu’il n’y aurait plus de texte pour les en dessaisir. Ni le Tribunal des conflits ni le Conseil d’État n’ont certainement eu la pensée de faire une telle révolution dans nos lois de compétence.
Est-ce à dire que ces lois ne comportent pas d’exceptions et que le droit de décision, sur les créances réclamées à l’État, appartienne toujours au ministre en vertu de ses pouvoirs de liquidation ? Assurément non. Si ce droit de décision dans l’esprit des lois de 1790 et de 1793 est ordinairement compris dans le droit de liquidation, il peut aussi en être séparé. Cela est si vrai que le législateur de la période révolutionnaire, si rigoureux qu’il fût en cette matière, avait lui-même donné aux directoires de départementaux, aux tribunaux civils, et même aux juges de paix, le droit de déclarer l’État débiteur dans des cas déterminés. A ces cas, la législation postérieure à l’an VIII en a ajouté d’autres, notamment en attribuant aux tribunaux le règlement des indemnités d’expropriation, et plus récemment celui des indemnités de réquisition. D’un autre côté, la jurisprudence a consacré toute une série de dérogations à la règle générale de l’État débiteur, en décidant avec raison que cette règle ne vise que l’État faisant des actes de gestion dans l’intérêt des services publics, et non l’État considéré comme personne civile et agissant dans l’intérêt de son domaine privé. Mais les délégations qui ont été ainsi faites à des tribunaux judiciaires ou administratifs restent toujours renfermées dans des limites déterminées. Si fréquentes qu’elles puissent être, elles laissent subsister la règle.
Nous aurons d’ailleurs à revenir sur ces questions en traitant de la séparation des compétences. Bornons-nous, quant à présent, à rappeler le principe, et à maintenir parmi les attributions essentielles des ministres celle qui leur appartient comme liquidateurs des dettes de l’État et, par suite, comme appréciateurs des réclamations pécuniaires dirigées contre le Trésor public.
[437] III. — RECOUVREMENT DE CRÉANCES PAR ARRÊTÉS DE DÉBET
Nature et limite du droit des ministres. — Les ministres ont le droit d’agir contre certains débiteurs de l’État en prenant contre eux des arrêtés de débet, qui deviennent des titres exécutoires en vertu de contraintes délivrées par le ministre des finances.
Le droit de recouvrer des créances de l’État par arrêté ministériel n’est pas général. Non seulement il est limité par les lois de compétence, mais encore il est restreint à certaines catégories de débiteurs par les lois spéciales qui l’ont institué.
Ces lois sont celles des 12 vendémiaire et 13 frimaire an VIII et l’arrêté du 18 ventôse an VIII. Nous avons expliqué leurs origines en retraçant l’histoire de la période révolutionnaire (1. Voy. ci-dessus, p. 203 et suiv.), nous savons à quels besoins elles ont voulu répondre et quelles catégories de débiteurs de l’État elles ont spécialement visées, savoir : « Les comptables, entrepreneurs, fournisseurs, soumissionnaires et agents quelconques en débet », c’est-à-dire toutes les personnes que leurs fonctions ou leurs rapports avec l’État ont rendues dépositaires de deniers publics, ou d’avances destinées à assurer l’exécution d’un marché ou d’un service, et qui sont demeurées reliquataires vis–à-vis de l’État.
Dans le même esprit, l’arrêté du 28 floréal an XI et le décret du 12 janvier 1811 ont ajouté aux personnes énumérées par les lois de l’an VIII « tous agents ou préposés des comptables directs du Trésor public lorsque ces agents et préposés ont fait personnellement la recette des deniers publics ». Il s’agit toujours là de personnes qui sont en compte avec l’État pour avoir manié ses deniers.
Nous avons déjà fait remarquer que l’expression de « comptables » est employée par ces lois dans le sens le plus large, pour désigner toute personne ayant à compter avec l’État. C’est ainsi que la loi du 12 vendémiaire an VIII enjoint aux « entrepreneurs, fournisseurs, soumissionnaires et agents quelconques, comptables depuis [438] la mise en activité de la Constitution de l’an III », de remettre leur compte définitif dans des délais déterminés. C’est ainsi encore que le rapporteur de la loi du 13 frimaire an VIII parle des « entrepreneurs et autres comptables en retard de s’acquitter envers le Trésor public » (1. Voy. ci-dessus, p. 206, et l’extrait, cité en note, du rapport présenté au Conseil des Cinq-Cents.). A une époque très rapprochée de l’origine de ces lois, le Conseil d’État, dans un avis interprétatif du 28 messidor an XII, désigna sous la dénomination générale de « rétentionnaires de deniers publics » toutes les personnes visées par la législation des débets. Cette expression se retrouve, ainsi que celle de « détenteurs de deniers publics », dans un grand nombre d’arrêts du Conseil d’État.
La législation des débets est donc applicable à toute personne ayant eu le dépôt, la garde, le maniement de deniers publics ou la disposition d’avances dont le Trésor a le droit de demander compte (2. Conseil d’État, 10 juillet 1874, Baron (1re espèce) ; — 6 juin 1879, Blanche.).
Ainsi comprise, l’énumération contenue dans les lois de l’an VIII doit être considérée comme limitative. Le Conseil d’État a toujours refusé de la considérer comme purement énonciative et d’appliquer la législation des débets au recouvrement de créances n’ayant pas le caractère spécial prévu par ces lois.
Le Conseil d’État, consulté en 1833 sur la question de savoir si le ministre de la guerre peut recouvrer par voie de débet et de contrainte le prix de pensions dues par des élèves des écoles militaires, s’est prononcé pour la négative par deux avis, l’un de la section des finances du 24 avril 1833, l’autre des sections réunies de législation, des finances et de la guerre du 3 octobre 1833. Il a annulé, par arrêt du 18 août 1856 (Mauprivez), un arrêté de débet pris par le ministre de l’agriculture pour le recouvrement de prix de pension dus à l’école de Grignon. Il a également annulé, par arrêt du 30 novembre 1883 (Beust), un arrêté du ministre de la marine poursuivant par voie de débet et de contrainte le remboursement de sommes que l’État avait payées pour le rapatriement de marins naufragés et qu’il prétendait répéter contre les armateurs. Les motifs de cet arrêt sont très explicites; ils portent « que les [439] requérants n’ont reçu aucune avance de l’État en vue d’acquitter les dépenses occasionnées par le naufrage ; que si les ministres peuvent, dans les cas prévus par les lois du 12 vendémiaire et du 13 frimaire an VIII, prendre tous arrêtés nécessaires et exécutoires par provision, ce mode spécial de recouvrement n’a été établi qu’à l’égard des comptables, fournisseurs, entrepreneurs et détenteurs de deniers publics, mais n’est pas applicable au recouvrement des sommes réclamées aux sieurs X… qui ne sont pas détenteurs de deniers publics… (1. Cf. Conseil d’État, 23 mars 1877, Sadoul et Goulard ;— 24 juin 1881, évêque de Coutances ; — 20 février 1885, Hubert ; — 19 février 1886, Bigle.) ».
Le Conseil d’État a également décidé que l’administration ne peut pas recouvrer par un arrêté de débet les sommes dont elle se prétendrait créancière envers un entrepreneur de travaux publics, soit à la suite d’une réadjudication sur folle enchère faite aux risques et périls de l’entrepreneur (2. Conseil d’État, 19 février 1886, Bigle.), soit à raison d’erreurs commises à son profit dans un décompte (3. Conseil d’État, 17 avril 1891, Filliol.). Cette jurisprudence se fonde sur ce que, d’après la loi du 28 pluviôse an VIII, le conseil de préfecture est seul compétent pour liquider tous les éléments des comptes auxquels donnent lieu les marchés de travaux publics (4. Cette jurisprudence ne nous parait pas faire obstacle à ce qu’un entrepreneur de travaux publics ne puisse être, dans certains cas, l’objet d’un arrêté de débet. Si, par exemple, il avait reçu des avances du Trésor pour exécuter un travail urgent non soumis aux règles ordinaires des marchés, et s’il ne remplissait pas ses engagements, nous pensons que le ministre pourrait recouvrer le montant de ces avances sans avoir recours au conseil de préfecture et par simple arrêté de débet. Il ne faut pas, en effet, perdre de vue, qu’avant la loi de pluviôse an VIII, le contentieux des marchés de travaux publics n’appartenait pas aux ministres, mais aux directoires de département (loi du 3 septembre 1791), cela n’avait pas empêché que la loi du 12 vendémiaire an VIII ne comprît tous les entrepreneurs parmi les personnes qui peuvent être l’objet d’un arrêté de débet. Il faut donc admettre qu’il peut y avoir des cas où ce mode de recouvrement serait exceptionnellement applicable, même en matière de travaux publics.).
Question sur la répétition de l’indu. — Ces principes posés, toute difficulté n’est pas encore écartée. Il en subsiste une fort sérieuse, lorsque le recouvrement poursuivi par le ministre a le caractère d’une répétition de l’indu, et se fonde sur ce que des sommes auraient été payées par l’État, soit par suite d’une erreur [440] sur le fond du droit, soit par suite d’une erreur matérielle ou d’une infraction aux règles de la comptabilité publique. Celui qui a reçu ces sommes doit-il être considéré comme étant nanti d’une avance, comme étant détenteur ou rétentionnaire de deniers publics ? La jurisprudence des ministères incline vers l’affirmative, celle du Conseil d’État incline en sens contraire.
En droit, il est difficile d’admettre que lorsque des sommes ont été ordonnancées et payées, par suite d’une erreur de l’État sur les droits de la partie prenante, elles sont, par cela seul, assimilables à des avances. Nous leur reconnaîtrons volontiers ce caractère si elles ont été versées à un entrepreneur, à un fournisseur, à toute autre personne ayant un compte avec l’État et pouvant se trouver tantôt créancière, tantôt débitrice selon la marche du service et des paiements. Ainsi les paiements provisoires qui sont faits à des fournisseurs avant la liquidation définitive de leurs factures et qui excèdent le chiffre de cette liquidation, peuvent certainement être considérés jusqu’à due concurrence comme des avances susceptibles d’être recouvrées par voie d’arrêté de débet et de contrainte.
Mais s’il ne s’agit pas de personnes qui soient en compte avec l’État, et si les sommes qu’elles ont reçues ne peuvent pas être assimilées à des avances, les textes et la jurisprudence ne semblent pas permettre à leur égard l’emploi du débet et de la contrainte. Les sommes qui leur sont versées à titre d’indemnité, de prix de vente, de loyers, de salaires, ne conservent point entre leurs mains le caractère de deniers publics ; elles deviennent des deniers privés en s’absorbant dans leur patrimoine particulier. Si elles y sont versées à tort, elles n’engendrent qu’un droit de créance au profit de l’État, droit qui naît du quasi-contrat du paiement de l’indu aux termes de l’article 1376 du Code civil. Or nous avons vu que l’arrêté de débet et la contrainte ne sont pas des modes de recouvrement applicables à toute créance de l’État.
Le Conseil d’État s’est prononcé par un arrêt du 23 mars 1877 (Sadoul et Goulard), contre la validité d’un arrêté de débet tendant à une répétition de l’indu. Il s’agissait d’une indemnité que le ministre de l’intérieur disait avoir indûment payée à des commerçants, pour pertes de marchandises qui, en fait, n’auraient pas été perdues, [441] et n’auraient même pas existé à l’époque du dommage allégué ; le ministre ayant répété le montant de l’indemnité au moyen d’un arrêté de débet, sa décision a été annulée par le motif « que s’il appartient aux ministres de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le recouvrement des débets des comptables, entrepreneurs, fournisseurs, et généralement de tous détenteurs de deniers publics, la dette dont le paiement est demandé aux sieurs Sadoul et Goulard, et qui aurait pour objet l’attribution qui leur aurait été indûment faite d’une indemnité, n’appartient à aucune des classes de débets dont le ministre peut poursuivre le recouvrement par voie de contrainte administrative. »
Faudrait-il décider autrement si le paiement indu, au lieu de provenir d’une erreur sur le fond du droit, résultait d’une erreur matérielle ou d’une fausse application des règles de la comptabilité publique : par exemple si un paiement avait été fait à une autre personne que le créancier, ou en violation des lois sur le cumul, sur le chiffre des traitements, soldes ou pensions ? Pourrait-on soutenir que, dans ce cas, les sommes ont conservé, entre les mains de la partie prenante, leur caractère de deniers publics parce qu’un paiement fait contrairement aux lois de la comptabilité ne peut valablement aliéner aucune parcelle de la fortune publique ? Ou bien si la partie prenante est un fonctionnaire ayant reçu au delà de son traitement, pourrait-on voir en lui un « agent quelconque en débet » dans le sens de la loi de vendémiaire an VIII ?
Une pareille interprétation ne nous paraîtrait d’accord ni avec le texte ni avec l’esprit de la législation ; elle ne se justifierait même pas par le besoin de sauvegarder les intérêts de l’État. Ceux-ci sont toujours couverts par la responsabilité du comptable qui répond des paiements faits par lui contrairement aux règles de la comptabilité, sauf le recours qu’il lui appartiendrait d’exercer, par les voies de droit commun, contre le bénéficiaire du paiement irrégulier. Les diverses responsabilités seraient ainsi mises en jeu, chacune à son heure et à sa place. Nous ne verrions aucun avantage, au point de vue de la bonne administration, à ce que le ministre pût intervertir à son gré l’ordre de ces responsabilités, négliger celle du comptable, et s’adresser directement à la partie prenante, qui n’a pas [442] mission de veiller à la régularité des paiements faits par l’État, et qui a pu toucher de bonne foi (1. Le Conseil d’État ne s’est pas encore prononcé sur cette question. Elle se présentait cependant dans une affaire jugée le 23 novembre 1883 (évêque d’Angers) où il s’agissait d’un arrêté du ministre des cultes prescrivant à M. l’évêque d’Angers, membre de la Chambre des députés, le reversement de sommes que l’État lui aurait payées contrairement à la loi du 16 février 1872, qui interdit de cumuler l’indemnité parlementaire avec un traitement. Mais la requête ne contenait aucun moyen tiré de ce que la répétition de l’indu n’aurait pas pu s’exercer, dans l’espèce, par arrêté ministériel, et le Conseil d’État n’a pas pensé qu’il y eût là un moyen d’ordre public qu’il eût à soulever d’office. Aussi s’est-il borné à statuer au fond sur l’application de la loi du 16 février 1872, ainsi que l’y conviait le commissaire du Gouvernement qui disait au début de ses conclusions : « Peut-on procéder par voie administrative pour la répétition de l’indu contre un fonctionnaire pour trop-perçu sur son traitement ? Cela nous paraîtrait des plus contestables, mais la requête ne soulevant aucun moyen en la forme contre l’arrêté de débet, nous nous bornons à signaler la question qui reste entière, aucune contrainte administrative n’ayant d’ailleurs été décernée. »).
L’arrêté de débet peut-il être pris contre un administrateur ou ordonnateur ? — L’arrêté de débet peut-il atteindre un administrateur qui a causé des pertes à l’État par des actes de mauvaise gestion ? Quelques décisions ministérielles ont paru l’admettre, mais le Conseil d’État a décidé le contraire toutes les fois que la question lui a été soumise.
Ainsi il a jugé, par arrêt du 10 juillet 1874 (Baron, 2e espèce), que le ministre de l’intérieur n’avait pas pu prendre un arrêté de débet contre un secrétaire général de préfecture, préfet par intérim, qui avait délivré des mandats de paiement à un fournisseur sans que les fournitures eussent été vérifiées et reçues, et qui avait ainsi causé une perte à l’État en soldant des fournitures inutilisables. « En délivrant des mandats, dit l’arrêt, le sieur Baron a agi en qualité d’ordonnateur et ne s’est pas constitué comptable de deniers publics ; aucune disposition de loi n’autorise l’autorité administrative à prononcer sur la responsabilité pécuniaire des ordonnateurs. » Le Conseil d’État a également annulé, par arrêt du 20 février 1885 (Hubert), un arrêté du ministre de la marine qui avait constitué en débet un chef de service administratif aux colonies à raison d’un déficit de charbon constaté dans un dépôt de l’État : « Il n’appartient pas, a-t-il dit, à l’autorité administrative, en l’absence de tout texte législatif, de prononcer sur la responsabilité [443] pécuniaire des administrateurs ; en admettant que le déficit pût être attribué aux mesures prises par le sieur Hubert comme chef du service administratif et notamment aux ordres donnés par lui en ladite qualité au garde-magasin comptable, le ministre ne pouvait le déclarer débiteur de la somme représentant le montant du déficit ».
La jurisprudence de la section des finances du Conseil d’État n’est pas moins formelle que celle du contentieux. Cette section, consultée par le ministre de la guerre sur la question qui nous occupe, lui a répondu le 21 juillet 1885 par un véritable avis de doctrine où on lit : « Les sanctions pécuniaires que peuvent comporter les responsabilités doivent trouver leur base dans les dispositions préexistantes du droit positif. Ces dispositions ne sauraient émaner que du législateur : c’est, par suite, dans les textes législatifs qu’il convient de rechercher ceux qui pourraient s’appliquer à la responsabilité des fonctionnaires vis-à-vis des services publics, à raison de l’exercice de leurs fonctions. Cette responsabilité ne saurait être régie par les règles du droit civil ; elle n’a fait l’objet d’aucune disposition générale du droit administratif ; aucun texte n’attribue aux ministres le droit de décider si la responsabilité des administrateurs vis-à-vis de l’État sera pécuniaire ou non, et de les constituer débiteurs à titre de dommages-intérêts. Les dispositions qui confèrent aux ministres le droit de prendre des décisions constituant l’État créancier, et exécutoires par voie de contrainte, se rapportent uniquement à l’arrêté du solde créditeur résultant de la liquidation des droits respectifs de l’État et des agents ou co-contractants avec lesquels il se trouve préalablement en compte. Ces dispositions ne sauraient par conséquent s’appliquer à des créances résultant exclusivement de condamnation à des dommages-intérêts, ni à plus forte raison constituer en faveur des ministres le droit de prononcer des condamnations de ce genre. Dès lors, le droit de l’État d’obtenir, à titre de dommages-intérêts, réparation pécuniaire du préjudice que peuvent lui causer les fautes commises par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions, ne saurait s’exercer que dans les cas spéciaux et déterminés qui sont prévus et réglés par des dispositions législatives formelles. »
Nous n’avons rien à ajouter aux considérations doctrinales qui [444] sont déduites dans cet avis. Elles confirment l’interprétation que nous avons donnée aux lois de vendémiaire et de frimaire an VIII, leur application exclusive à ceux qui manient ou détiennent les deniers de l’État et non à ceux qui en prescrivent l’emploi. Nous ferons seulement remarquer que le législateur de l’an VIII, si tenté qu’il pût être d’appliquer les mêmes rigueurs à tous ceux dont les malversations communes avaient ému le Directoire et les assemblées, ne crut pas possible d’étendre aux ordonnateurs les mesures qu’il édictait contre les comptables de tout ordre (1. Voy. ci-dessus, p. 205, note 2, le passage du rapport de la loi du 12 vendémiaire an VIII qui associe dans une même réprobation les fournisseurs et « les fonctionnaires qu’ils ont intéressés à leur fortune », mais qui reconnaît que les effets de la loi ne s’étendent pas à ces derniers.).
Mais à défaut de loi générale applicable aux administrateurs, il existe quelques textes spéciaux, qui visent des fonctionnaires déterminés, et qui permettent au ministre de prendre contre eux des arrêtés de débet dans les cas prévus par ces textes. La législation de l’administration de l’armée en offre quelques exemples.
Ainsi, la loi du 26 nivôse an III (titre I, sect. 4, art. 12) rendait les commissaires des guerres personnellement responsables des sommes payées ou des livraisons opérées en dehors des formes établies par les lois ou sur les ordres irréguliers desdits commissaires : « Il en sera fait retenue sur les appointements jusqu’à la concurrence de la somme perdue par la République, ou sur les biens personnels des commissaires des guerres. » C’est sur cette loi qu’on s’est fondé pour insérer dans l’ordonnance du 25 décembre 1837, portant règlement sur le service de la solde (art. 617), et dans le règlement du 3 avril 1869 sur la comptabilité des dépenses du ministère de la guerre (art. 262), des dispositions qui rendent les officiers de l’intendance « pécuniairement responsables de tout paiement et de toute fourniture, qu’ils auraient autorisés contrairement aux lois, ordonnances et règlements, sauf leur recours sur les parties prenantes (2. Ordonnance du 25 décembre 1837, art. 617. D’après ce texte, le recours ne peut être exercé que sur des officiers. D’après l’article 262 du règlement du 2 avril 1869, en cas de débet pour trop-perçu, le recouvrement s’opère par les soins de l’agent judiciaire du Trésor, mais « sont exceptés de cette mesure les débets pour lesquels le ministre de la guerre aurait des moyens de recouvrement par voie de retenue ou d’imputation ».) ». Ces mesures exceptionnelles n’auraient [445] pas pu être légalement prises par décret ou par ordonnance, si elles n’avaient pas eu une base législative dans la loi du 28 nivôse an III, qu’on a considérée comme ayant posé des règles restées en vigueur malgré les changements apportés à l’organisation des services.
La loi du 16 mars 1882 sur l’administration de l’armée contient des dispositions analogues à l’égard des généraux commandant les corps d’armées et des directeurs des services placés sous leurs ordres. D’après l’article 11 de cette loi, les généraux commandant les corps peuvent exceptionnellement, dans les circonstances urgentes ou de force majeure, engager des dépenses non prévues par les lois et règlements. « Ils doivent dans ce cas donner leurs ordres par écrit sous leur responsabilité, même pécuniaire, et en rendre compte immédiatement au ministre. Les directeurs des services sont tenus, après observation, d’obtempérer à ces ordres… Ils peuvent être rendus responsables par le ministre, même pécuniairement, de tout ordonnancement ou de toute distribution non prévus par les règlements pour lesquels l’ordre écrit mentionné ci-dessus ne leur aurait pas été délivré. »
On trouve encore un exemple de responsabilité pécuniaire des administrateurs dans la législation coloniale. D’après l’ordonnance du 27 août 1828 (art. 82, § 2), qui a force de loi comme rendue à une époque où la législation des colonies était tout entière dans les attributions du chef de l’État, les gouverneurs des colonies peuvent être « recherchés pour dépenses indûment ordonnées en deniers, matières ou main-d’œuvre », et dans ce cas « il est procédé administrativement ». On peut conclure de ce texte que le ministre est compétent pour prendre des décisions exécutoires contre un gouverneur de colonie.
Tels sont, à notre connaissance, les seuls cas où la responsabilité pécuniaire d’un administrateur peut être mise enjeu par arrêté de débet, en vertu de dispositions spéciales de la loi.
On s’est demandé si les ministres ne sont pas soumis à une responsabilité de même nature malgré l’absence de textes spéciaux et en vertu du seul principe de la responsabilité ministérielle. On peut certainement soutenir que ce principe, qui vise la responsabilité politique et pénale des ministres, mais dont aucune loi organique [446] n’a précisé ni limité les applications, n’exclut pas absolument la responsabilité pécuniaire dans les cas qui peuvent la comporter. Parmi ces cas on peut admettre ceux de malversation, de prévarication, de dilapidation des deniers de l’État, commise en violation des lois de la comptabilité publique. Le Parlement, qui est investi d’une autorité très étendue en matière de responsabilité ministérielle, pourrait peut-être décider que la responsabilité pécuniaire d’un ministre doit être mise en jeu en pareil cas. Mais, sans qu’il y ait à rechercher ici quelle sorte d’action pourrait être intentée contre le ministre et devant quelle juridiction (1. Ces questions seront examinées ci-après, dans le chapitre où il est traité de la compétence sur les actions en responsabilité dirigées contre les ministres (Livre III, chap. VIII).), il semble bien résulter des lois et des principes ci-dessus exposés, qu’on ne pourrait pas procéder au moyen d’arrêtés de débet et de contraintes, puisque ces voies spéciales de recouvrement ne peuvent être employées que dans les cas déterminés par la loi, et qu’aucun texte n’en a prévu l’application aux ministres.
IV. — POUVOIRS DES MINISTRES COMME SUPÉRIEURS HIÉRARCHIQUES
Nature du pouvoir hiérarchique. — Les ministres sont responsables des actes de leurs subordonnés, d’où il suit qu’ils ont autorité sur ces actes, peuvent les prescrire, les interdire, les réformer, les annuler. Cette autorité et cette responsabilité sont corrélatives, et d’autant plus étendues que l’administration est plus centralisée.
En présence d’autorités locales décentralisées, le ministre n’a qu’un pouvoir de surveillance qui lui permet de provoquer l’annulation des actes contraires à la loi, mais non de substituer son autorité à celle d’un pouvoir local pour des affaires de la compétence de ce dernier. Ainsi les décisions exécutoires des conseils généraux, des commissions départementales, des conseils municipaux, peuvent être annulées pour illégalité, mais non réformées pour inopportunité ; elles ne relèvent pas de l’autorité hiérarchique [447] du ministre et n’engagent pas sa responsabilité ; du moins ne peuvent-elles l’engager qu’à raison de l’usage que le ministre aurait fait ou négligé de faire de ses pouvoirs de surveillance.
Au contraire, les autorités qui n’agissent qu’en vertu d’une délégation du pouvoir central sont soumises à l’autorité du ministre ; cette autorité peut s’exercer spontanément ou sur la demande des tiers qui se prétendent lésés dans leurs intérêts ou dans leurs droits. Le recours de ces tiers au ministre, qui prend le nom de recours hiérarchique, est aussi large que possible ; il peut porter sur des questions de fait, d’opportunité, d’équité, aussi bien que sur des questions contentieuses ; il peut tendre à l’annulation de l’acte aussi bien qu’à sa réformation.
Les principes de la hiérarchie administrative et de la responsabilité ministérielle pourraient suffire à établir ces règles ; elles sont en outre consacrées par des textes. Lorsque le décret-loi, dit de décentralisation, du 25 mars 1852 a donné aux préfets le droit de statuer sur des affaires qui exigeaient auparavant une décision des ministres ou des décrets du chef de l’État, il a ainsi disposé dans son article 6 : « Les préfets rendront compte de leurs actes aux ministres compétents, dans les formes et pour les objets déterminés par les instructions que ces ministres leur adresseront. Ceux de ces actes qui seraient contraires aux lois et règlements ou qui donneraient lieu aux réclamations des parties intéressées pourront être annulés ou réformés par les ministres compétents. » Lorsque c’est au sous-préfet qu’est délégué le droit de décision, le recours hiérarchique est double : aux termes de l’article 6 du décret du 13 avril 1861, il s’exerce d’abord devant le préfet, chef hiérarchique immédiat, puis devant le ministre chef hiérarchique supérieur.
La règle est la même pour les maires lorsqu’ils agissent comme délégués du pouvoir central et qu’ils sont placés, à ce titre, non sous la simple surveillance, mais sous l’autorité de l’administration supérieure (1. Loi du 18 juillet 1837, art. 9, et loi du 5 avril 1884, art. 92.).
Application du pouvoir hiérarchique aux fonctionnaires de tout ordre. — S’inspirant de ces principes, la jurisprudence du Conseil [448] d’État a toujours refusé d’admettre qu’il pût exister, parmi les agents de l’État, une seule autorité ayant un pouvoir autonome et affranchi du contrôle ministériel. Elle a fait prévaloir le principe de la subordination hiérarchique non seulement à l’égard de hauts fonctionnaires qui pensaient n’y être pas soumis, mais encore à l’égard des ministres qui se refusaient à eux-mêmes le pouvoir de les contrôler.
Cette question s’est plusieurs fois présentée pour le Grand Chancelier de la Légion d’honneur, qui pouvait se croire autorisé par des textes spéciaux à revendiquer un droit de décision propre pour l’emploi de son budget, et notamment pour l’attribution de pensions et de traitements aux légionnaires. L’ordonnance du 26 mars 1816 disposait en effet que « l’administration de l’ordre est confiée à un Grand Chancelier qui travaille directement avec le roi ». En outre, le budget de l’ordre n’était primitivement rattaché à aucun ministère.
Cette dérogation aux règles de la comptabilité ayant été critiquée par les Chambres, la loi de finances du 2 août 1829 (art. 4) et celle du 8 juillet 1836 (art. 17) prescrivirent successivement la publication du budget de la Légion d’honneur, puis son rattachement au budget du ministère de la justice, en décidant que toutes les règles fixées par les lois de finances seraient désormais applicables au règlement de chaque exercice. Un lien était ainsi créé entre le Grand Chancelier de la Légion d’honneur et le ministère de la justice. Aussi le Conseil d’État, depuis 1836, n’a-t-il pas hésité à refuser au Grand Chancelier tout droit de décision propre, et à réserver ce droit au ministre compétent (1. La grande chancellerie de la Légion d’honneur a successivement relevé du ministère de la justice (de 1836 à 1852), du ministère d’État, de la maison de l’Empereur et de la justice (de 1852 à 1870) ; elle est restée dans les attributions du ministre de la justice depuis le décret du 31 janvier 1870.). Il a statué en ce sens par plusieurs arrêts rendus en 1848, en 1863, en 1874, en 1884 (2. Conseil d’État, 15 septembre 1848, Gallet ; — 24 décembre 1863, Malude-Richard ; — 1er mai 1874, Lezeret de la Maurinerie ; — 14 novembre 1884, Gisbert.).
L’arrêt du 1er mai 1874 présente un intérêt particulier, parce que le ministre de la justice avait pris fait et cause pour le Grand Chancelier et déclaré qu’il n’avait pas le droit que lui attribuait la jurisprudence [449] du Conseil d’État : « Je ne connais aucun texte de loi, disait-il dans ses observations sur le pourvoi, qui me confère le droit de confirmer ou d’annuler les décisions du Grand Chancelier. Il résulte, au contraire, des dispositions de l’ordonnance royale du 26 mars 1816 et du décret organique du 16 mars 1852 que l’administration du Grand Chancelier est indépendante de l’autorité ministérielle… » Mais le Conseil d’État affirma expressément le pouvoir hiérarchique inhérent à l’autorité ministérielle. « Le Grand Chancelier, porte l’arrêt précité, n’administre les fonds affectés au service de la Légion d’honneur que sous l’autorité du ministre responsable à qui sont alloués par les lois annuelles de finances les crédits votés pour ces dépenses. Il suit de là que les décisions prises par le Grand Chancelier sont, comme les décisions de toutes les autorités administratives à l’égard desquelles il n’en a pas été autrement ordonné par une disposition expresse de la loi, assujetties au recours des parties intéressées devant l’autorité ministérielle… »
La même doctrine a été affirmée à l’égard des gouverneurs des colonies. Le ministre de la marine, saisi d’un recours contre une décision du gouverneur de la Guyane en matière de concession domaniale, avait répondu qu’il n’avait pas le pouvoir de réformer la décision qui lui était déférée, et qu’elle ne pouvait être discutée que devant le conseil du contentieux administratif de la colonie, seul juge du litige d’après la législation coloniale. Mais le Conseil d’État, sans contester le droit de juridiction du conseil du contentieux, a annulé la décision du ministre, attendu que « le gouverneur de la Guyane exerce ses fonctions sous l’autorité du ministre des colonies, que dès lors ledit ministre, en déclarant qu’il ne lui appartenait pas de statuer sur la réclamation formée contre l’arrêté du gouverneur, a méconnu l’étendue de ses pouvoirs (1. Conseil d’État, 23 novembre 1883, Société des mines d’or de la Guyane.) ».
Les principes du droit administratif sont donc ici d’accord avec ceux du droit constitutionnel, pour affirmer le pouvoir hiérarchique du ministre à l’égard de toutes les autorités administratives qu’un texte formel n’a pas décentralisées.
[450] Du cas où le recours hiérarchique reste sans réponse. — Si le ministre refuse expressément d’exercer son autorité hiérarchique et décline sa compétence, sa décision peut, comme nous venons de le voir, être déférée au Conseil d’État comme constituant une infraction aux règles de la compétence et par suite un excès de pouvoir. Si le ministre saisi d’un recours hiérarchique s’abstient de se prononcer, le décret du 2 novembre 1864 (art. 7) permet d’assimiler son silence, prolongé pendant quatre mois, à une décision de rejet, et de porter le recours devant le Conseil d’État. Afin que la partie puisse constater l’expiration du délai de quatre mois, elle a le droit de se faire délivrer un récépissé mentionnant le dépôt de sa réclamation et la date de son enregistrement au ministère (1. Décret du 2 novembre 1864, art. 5.). Si la matière qui fait l’objet de la réclamation est contentieuse, le ministre doit se prononcer par une décision spéciale qui est notifiée administrativement aux parties intéressées (2. Décret du 2 novembre 1864, art. 6.). La jurisprudence des ministères admet les avocats au Conseil d’État à représenter les parties auprès du ministre pour les réclamations qui ont un caractère contentieux. Les questions contentieuses relatives à l’exercice du pouvoir hiérarchique des ministres seront examinées dans la partie de cet ouvrage consacrée au Recours pour excès de pouvoir (3. Tome II, livre VI, et spécialement le chapitre II.).
V. — NATURE JURIDIQUE DES DÉCISIONS MINISTÉRIELLES RENDUES EN MATIERE CONTENTIEUSE
Connexité des décisions contentieuses et des décisions administratives des ministres. — Le droit de décision des ministres en matière contentieuse est inhérent à leur droit de décision en matière administrative, et l’on ne conçoit guère comment il en pourrait être séparé. Il n’est pas possible en effet d’administrer les affaires de l’État sans apprécier incessamment des questions de droit et de justice aussi bien que des questions d’opportunité. La solution de ces dernières a un caractère purement administratif ; [451] celle des questions de droit est contentieuse. Mais il faut que le ministre puisse prendre parti sur les unes comme sur les autres, car sa fonction serait paralysée s’il était obligé de se retirer devant un juge ou d’attendre qu’on l’y appelle, toutes les fois que son action se heurte à une réclamation invoquant un droit.
En présence des difficultés que son administration rencontre et des litiges qu’elle suscite inévitablement, le ministre ne peut qu’apprécier les objections qui lui sont faites, s’enquérir de leur valeur, prendre une décision et passer outre. Ce sera à la partie adverse, si elle se croit lésée, d’appeler le ministre devant un juge et de demander que la décision soit annulée ou réformée. Mais il ne suffit pas de laisser à la partie cette initiative, il faut en outre qu’elle en use promptement. La décision peut être le point de départ de plusieurs autres, elle peut exercer une influence sur la comptabilité ministérielle dont les éléments sont ordinairement annuels ; la partie doit donc se hâter d’adhérer ou de contredire, pour que la marche de l’administration ne soit pas longtemps incertaine ; elle doit se décider dans les trois mois, délai du recours au Conseil d’État, sinon la décision devient définitive.
Par suite des mêmes nécessités administratives, la décision ministérielle attaquée est réputée bonne et valable tant qu’elle n’a pas été annulée ou réformée par le juge compétent ; elle s’exécute par provision, comme toutes les décisions administratives de quelque autorité qu’elles émanent, sous réserve du sursis que le Conseil d’État peut ordonner par décision spéciale.
Tel est, réduit à ses termes les plus simples, le mécanisme des décisions ministérielles en matière contentieuse. Doit-on en conclure que ces décisions sont des actes de juridiction assimilables à des jugements ? Faut-il dire que les ministres sont des juges ? Faut-il enfin leur attribuer le caractère de juges « ordinaires » du contentieux administratif par le motif qu’ils sont nécessairement appelés, comme représentants de l’État ou comme supérieurs hiérarchiques, à répondre aux réclamations formées contre leurs actes ou contre ceux d’autorités inférieures ?
Nous sommes obligés de nous arrêter un instant à ces questions et aux controverses qu’elles ont soulevées, car elles présentent, quoi qu’on en ait dit, un intérêt pratique de premier ordre en [452] même temps qu’un grand intérêt doctrinal. Ce n’est qu’en les résolvants nettement qu’on peut donner une direction certaine à la jurisprudence et à la doctrine, dans des questions où elles ont longtemps été et sont quelquefois encore hésitantes.
Les ministres ont-ils un pouvoir de juridiction ? — L’opinion que les ministres sont juges de premier ressort du contentieux administratif a été pendant longtemps l’opinion régnante et classique. Elle a été enseignée par les meilleurs auteurs, énoncée et appliquée dans de nombreux arrêts du Conseil d’État.
On reconnaissait toutefois que cette notion n’était pas très satisfaisante et qu’elle tenait à de certaines conventions de langage plutôt qu’à un rapprochement étudié entre la fonction du juge et celle du ministre. M. Serrigny, dont les idées et les formules sont ordinairement si nettes, hésitait quand il s’agissait de justifier cette thèse. « Les décisions ministérielles en matière contentieuse, dit-il, acquièrent par l’expiration du délai du recours au Conseil d’État la même fixité que les jugements des tribunaux. Voilà pourquoi on les assimile à des jugements et l’on dit que les ministres ont une espèce de juridiction analogue à celle des tribunaux. Leurs décisions empruntent de leur nature, de la voie de recours admissible contre elles et des effets qu’elles produisent une apparence, une couleur de jugement, qui a fait dire que les ministres exerçaient dans certains cas une juridiction analogue à celle des juges administratifs de premier ressort tels que les conseils de préfecture… (1. Serrigny, Traité de la compétence administrative, t. III, p. 186.). »
Il n’est pas étonnant que des formules aussi vagues n’aient pas toujours satisfait les esprits, et que l’on ait cherché à mieux définir la nature juridique des décisions ministérielles en matière contentieuse. Le premier effort sérieux en ce sens a été fait par M. Bouchené-Lefer, ancien conseiller d’État, dans une étude approfondie publiée, en 1863, dans la Revue pratique de droit français (2. Revue pratique, 16 avril et 1er mai 1863. — Cf. Principes et Notions élémentaires de droit administratif, par le même auteur, p. 610.). À la même époque, il existait déjà au sein du Conseil d’État une opposition assez forte à la doctrine du ministre-juge. M. Aucoc nous apprend que le Conseil, en rédigeant les articles 5 [453] à 7 du décret du 2 novembre 1864, relatifs aux décisions contentieuses des ministres et aux recours dont elles peuvent être l’objet, a évité à dessein toute expression qui pût consacrer cette doctrine. « Le Conseil d’État, dit cet auteur, a eu soin de ne pas qualifier de jugements les actes auxquels il faisait allusion, précisément parce qu’il ne voulait pas consacrer la théorie qui attribue aux ministres les pouvoirs d’un juge dans tous les cas où leurs décisions sont susceptibles de recours au Conseil d’État (1. Aucoc, Conférences, t. I, p. 626 (édit. de 1885).). »
Le même auteur, dans les Conférences qui ont rétabli avec tant d’éclat l’enseignement du droit administratif à l’École des ponts et chaussées, a nettement abandonné la doctrine du ministre-juge en ce qui concerne les actes de gestion. Il l’a maintenue, non sans quelques hésitations, pour les décisions prises par les ministres en leur qualité de supérieurs hiérarchiques (2. Op. cit., t. I, p. 621.). Mais cette distinction, qui marque comme une période de transition de la doctrine, n’a pas été généralement acceptée par les jurisconsultes et les membres du Conseil d’État ralliés à l’interprétation nouvelle.
En 1870, un ancien président de la section du contentieux, M. Quentin-Bauchart, signalait le rôle de juge attribué au ministre représentant de l’État ou supérieur hiérarchique, comme « une tradition funeste fondée sur une longue suite de malentendus », il demandait au Conseil d’État une décision explicite de jurisprudence « pour effacer l’erreur du ministre-juge (3. Revue critique de législation et de jurisprudence, t. XXXVII, p. 130 et suiv.) ». Quelques années après, M. le professeur Ducrocq, qui avait enseigné l’ancienne doctrine dans les premières éditions de son Cours de droit administratif, l’abandonnait dans l’édition de 1874 et se refusait à faire la distinction proposée par M. Aucoc. M. le professeur Gautier, de la Faculté de droit d’Aix, l’a également écartée dans les intéressantes études qu’il a consacrées à la jurisprudence du Conseil d’État, dans la Revue critique de législation et de jurisprudence.
Enfin, dans ces dix dernières années, l’évolution n’a fait que s’accentuer, et l’on peut dire que la doctrine du ministre-juge est actuellement abandonnée par la doctrine aussi bien que par la jurisprudence.
[454] Cette évolution, qui correspond à une période de sérieuse investigation juridique dans le domaine du contentieux administratif, ne peut, croyons-nous, que produire de bons résultats pratiques. Essayons de la justifier.
Constatons d’abord qu’en refusant aux décisions ministérielles le caractère d’actes de juridiction, on ne se met en opposition avec aucun texte. Aucune loi n’a jamais dit que les ministres fussent chargés de juger le contentieux administratif. Même avant l’an VIII, lorsque les ministres rendaient des décisions définitives à l’égard des fournisseurs, des créanciers de l’État, des détenteurs de deniers publics, à l’égard des administrations municipales ou départementales dont ils annulaient ou réformaient les actes, ils n’étaient considérés que comme des administrateurs veillant, à la fortune de l’État, aux services publics et à l’observation des lois.
Lorsque le Conseil d’État fut institué et que les décisions des ministres purent lui être déférées, rien n’indiqua que le législateur de l’an VIII eût l’idée de créer deux degrés de juridiction et de faire du Conseil d’État le juge d’appel des ministres. Il semble, au contraire, avoir considéré le Conseil d’État comme le juge unique de tout le contentieux né des décisions ministérielles. « Le Conseil d’État, dit l’arrêté du 5 nivôse an VIII, prononce sur les affaires contentieuses qui étaient précédemment remises aux ministres. — Le Conseil d’État, dit encore le décret du 11 juin 1806, connaîtra de toutes les contestations ou demandes relatives aux marchés passés avec nos ministres. » A la vérité, l’avis du Conseil d’État du 26 thermidor an XII porte que les « condamnations et les contraintes émanées des administrateurs dans les cas et pour les matières de leur compétence emportent hypothèque de la même manière et aux mêmes conditions que celles de l’autorité judiciaire » ; mais, en décidant ainsi, l’avis se borne à rappeler que la force exécutoire est inhérente aux actes administratifs, sans qu’il soit besoin de l’intervention d’aucun juge, parce que cette force exécutoire est un attribut de la puissance exécutive aussi bien que du pouvoir judicaire (1. On pourrait même dire que le droit d’imprimer la force exécutoire à une décision est un attribut exclusif du pouvoir exécutif, car les décisions judiciaires elles-mêmes ne possèdent cette force qu’en vertu de la formule exécutoire apposée aux arrêts et jugements, formule qui contient un mandement adressé aux agents d’exécution par le pouvoir exécutif.). D’ailleurs, l’avis de thermidor an XII ne parle pas [455] seulement des ministres, mais de tous les administrateurs qui peuvent décerner des contraintes. Si les premiers étaient juges en vertu de cet avis, les autres le seraient également, ce que personne n’a jamais prétendu.
Quant aux lois organiques du Conseil d’État, elles se sont bornées à dire, de 1845 à 1872, qu’il est dans les attributions du Conseil de délibérer ou de statuer « sur le contentieux administratif ».
A défaut de textes, la doctrine du ministre-juge peut-elle invoquer des principes généraux d’où résulte quelque assimilation entre l’office du juge et celui du ministre ? Tous les principes, au contraire, semblent condamner cette assimilation.
Il est de principe, en effet, que le juge ne prononce pas d’office et qu’il ne peut statuer que sur un différend soumis à son arbitrage. Le ministre, au contraire, peut susciter lui-même le différend, en prenant d’office, à l’encontre des parties, les décisions qu’il croit conformes à l’intérêt et au droit de l’État.
Il est de principe que le juge ne peut être lui-même une partie. Or, le ministre est une partie quand il écarte une demande d’indemnité, de paiement, de résiliation dont il est saisi en sa qualité de représentant de l’État.
Il est de principe que le juge de première instance ne plaide pas devant le juge d’appel. Le ministre, au contraire, doit être mis en cause toutes les fois que ses décisions sont attaquées, c’est lui qui conclut et qui plaide pour les défendre.
Il est de principe que le juge ne peut pas revenir sur ses décisions. Le ministre peut rapporter ou modifier les siennes sur la demande de la partie, et même d’office si elles n’ont pas créé de droits à des tiers.
Enfin, il est de principe que le juge inférieur relève d’une même juridiction supérieure pour tous les jugements qu’il rend en première instance. Or, les ministres relèvent, soit du Conseil d’État, soit du conseil de préfecture, soit des tribunaux judiciaires, selon [456] la nature du contrat ou de la créance qui donne lieu à leurs décisions.
La fonction du ministre, toutes les fois qu’il accomplit un acte de gestion, est donc incompatible avec l’office du juge. S’en rapproche-t-elle davantage quand le ministre prononce en qualité de supérieur hiérarchique ? On a fait remarquer que, dans ce cas, le ministre statue sur un litige déjà né, et qu’il exerce un véritable arbitrage entre l’autorité inférieure et la partie qui se plaint de ses décisions. Mais ce litige peut ne pas exister ; le ministre peut exercer d’office son autorité hiérarchique aussi bien que ses pouvoirs de gestion ; l’article 6 du décret du 25 mars 1852 le dit expressément, et cela serait vrai quand même il ne le dirait pas, parce que cela tient à l’essence même de l’autorité hiérarchique. L’exercice de cette autorité pouvant être, selon les circonstances, spontané ou provoqué, peut-on soutenir que la décision change de nature juridique selon qu’elle est ou non rendue proprio motu ; qu’elle est juridictionnelle dans un cas et administrative dans l’autre ? Nous ne le croyons pas. La nature juridique de la décision reste la même dans les deux cas, et dans les deux cas aussi le droit de recours contentieux est le même, dès qu’on invoque un droit lésé par l’exercice du pouvoir hiérarchique.
D’ailleurs, qu’on veuille bien y réfléchir, si l’on attribuait un caractère juridictionnel aux décisions prises par les ministres comme supérieurs hiérarchiques, par cela seul qu’elles auraient été provoquées par la réclamation d’une partie, il faudrait aussi attribuer ce caractère aux décisions des préfets lorsqu’ils prononcent comme supérieurs hiérarchiques des sous-préfets ou des maires ; aux délibérations des conseils généraux quand ils prononcent, conformément à l’article 88 de la loi du 10 août 1871, sur le recours formé contre les décisions des commissions départementales. Si bien que dans notre hiérarchie administrative, ainsi transformée en une hiérarchie judiciaire, on chercherait vainement un administrateur, il n’y aurait plus place que pour des juges.
Mais, dit-on encore, les décisions ministérielles ont force exécutoire ; elles peuvent, dans certains cas, entraîner hypothèque et s’exécuter sur les biens de la partie ; elles deviennent définitives si l’on n’en a pas fait appel dans le délai de trois mois ; n’est-ce [457] pas là la marque distinctive des pouvoirs d’un juge ? — Non, c’est la marque distinctive des pouvoirs d’un administrateur. Exerçant une partie de l’autorité exécutive, il est naturel que l’administration possède des pouvoirs d’exécution. D’un autre côté, ce ne sont pas seulement les décisions ministérielles qui deviennent définitives quand elles ne sont pas contestées dans un délai déterminé. Il en est de même de la plupart des actes d’administration. Un rôle de contributions directes, un arrêté d’inscription d’office, un plan général d’alignement, une décision de commission départementale prononçant l’élargissement d’un chemin, ne sont plus susceptibles de recours contentieux après trois mois (deux mois seulement pour les décisions des commissions départementales) ; ces actes peuvent recevoir exécution sur les biens du contribuable, sur les ressources de la commune, sur les propriétés riveraines des voies publiques. S’ensuit-il qu’ils soient des jugements ?
C’est donc avec raison que le droit administratif moderne tend à se dégager d’une formule purement métaphorique, contraire à la réalité des choses et qui trouble toute théorie raisonnée de la juridiction administrative.
Jurisprudence actuelle du Conseil d’État. — La jurisprudence du Conseil d’État, toujours sobre de déclarations doctrinales, ne s’est pas explicitement prononcée sur la question du ministre-juge, mais elle l’a pratiquement résolue dans le sens que nous venons d’exposer. Un grand nombre d’arrêts, rendus dans des matières très diverses, permettent d’apprécier les conséquences pratiques de la doctrine qui prévaut actuellement.
Voici quelles en sont les applications les plus importantes :
- Les décisions ministérielles étant de nature administrative etnon juridictionnelle, il en résulte qu’on ne peut leur appliquer leprincipe d’après lequel toute sentence rendue par défaut est susceptible d’opposition. Ou ne saurait assimiler à de telles sentences les décisions que les ministres rendent spontanément et qui ne se révèlent aux parties que par la notification qui leur en est faite. En conséquence, la partie touchée par une décision de cette nature, — par exemple par un arrêté de débet, par une résiliation de marché de fourniture, par l’annulation d’un acte d’une autorité inférieure [458] qu’elle aurait intérêt à voir maintenir, — ne doit pas se pourvoir devant le ministre, mais recourir directement au Conseil d’État dans le délai de trois mois.
Ce n’est pas qu’il lui soit interdit de réclamer devant le ministre ; elle a même intérêt à le faire si elle pense que ses explications peuvent faire rapporter la décision ; mais elle agira prudemment en formant en même temps un recours au Conseil d’État contre la décision primitive qui, si elle n’est pas rapportée, pourrait devenir définitive par l’expiration des délais. La jurisprudence du Conseil d’État est fixée en ce sens qu’une seconde décision, qui ne fait que confirmer la première, ne crée point un contentieux nouveau et ne fait pas revivre les délais du recours (1. Conseil d’État, 24 janvier 1872, Heit ; — 12 novembre 1875, Barbe ; — 20 juillet 1877, Mathos ; — 20 février 1880, Carrière. — Ces décisions, et d’autres semblables rendues depuis 1872, mettent fin aux incertitudes qui s’étaient antérieurement manifestées dans la jurisprudence (22 août 1839, Giblain ;— 18 février 1864, Moutte). Elles rendent désormais sans intérêt la controverse qui s’était élevée entre les auteurs sur le point de savoir si les décisions rendues en l’absence de la partie sont réputées rendues par défaut et susceptibles d’opposition. La plupart des auteurs soutenaient l’affirmative, comme conséquence du caractère juridictionnel qu’ils attribuaient aux décisions ministérielles (Dufour, t. I, p. 151 ; Chauveau, t. I, p. 251 ; Serrigny, t. III, p. 231). La négative résulte au contraire de tous les arrêts précités.).
- Les décisions ministérielles n’étant pas des jugements, ellesne sont pas soumises de plein droit à la règle d’après laquelle toutesentence doit être motivée. Assurément l’insertion de motifs dans une décision ministérielle contentieuse est toujours désirable et elle fait rarement défaut dans la pratique ; mais l’absence de motifs ne constitue pas un vice de forme entraînant la nullité de la décision (2. Conseil d’État, 30 avril 1880, Harouel ; — 2 juillet 1880, Maillard ; — 21 juin 1895, Cames.).
On s’est cependant demandé si la nécessité des motifs ne peut pas résulter, sinon des principes généraux applicables aux jugements, du moins des règles particulières auxquelles les décisions ministérielles ont été soumises par l’article 6 du décret du 2 novembre 1864. D’après ce texte, « les ministres statuent par des décisions spéciales sur les affaires qui peuvent être l’objet d’un recours par la voie contentieuse ». M. Aucoc, qui avait assisté à la préparation du décret de 1864, fait connaître que les mots « décisions [459] spéciales » avaient été, dans la pensée du Conseil d’État, synonymes de « décisions motivées » (1. M. Aucoc est très affirmatif en ce sens (Conférences, 3e édit., t. I, p. 625). Cette interprétation a été également soutenue par le commissaire du Gouvernement dans l’affaire Maillard (2 juillet 1880).).
Mais la jurisprudence n’a pas admis cette interprétation, estimant que la nécessité des motifs, pour les décisions administratives, doit être expressément prévue par le législateur, et que décision « spéciale » n’est pas synonyme de décision « motivée ». Cette dernière expression paraît être en effet la seule employée par les rédacteurs de nos lois administratives, pour exprimer la nécessité des motifs (2. Voy. Loi du 10 août 1871, art. 49 ; Décret du 12 avril 1880, art. 12, etc… Cependant un arrêt du 22 janvier 1892 (Maillet) annule pour vice de forme une décision du ministre des cultes statuant sur une réclamation formée contre la décision d’un consistoire en matière d’élections au conseil presbytéral. Mais il se fonde sur ce que la nécessité des motifs étant imposée au consistoire par l’article 12 du décret du 12 avril 1880, elle doit, par voie de conséquence, s’imposer aussi au ministre à qui la décision du consistoire est déférée.).
III. Lorsqu’un juge a statué, il est dessaisi, il ne peut rectifier après coup les erreurs qu’il a commises dans son jugement. Il en serait de même du ministre s’il était juge, et cela sans qu’il y eût à distinguer entre les décisions qui profitent à l’État et celles qui profitent aux particuliers ; les unes et les autres seraient définitives pour le ministre, comme elles le sont pour un conseil de préfecture. Ce caractère définitif leur appartient, en effet, quand elles profitent à une partie, parce qu’une reconnaissance des droits de cette partie, émanée du représentant de l’État, crée un lien de droit que l’État ne peut rompre. Mais quand les décisions ministérielles profitent à l’État, elles peuvent être rapportées ou modifiées par leur auteur, parce que l’État peut toujours revenir, par l’organe de son représentant, sur les prétentions qu’il a émises ou les résolutions qu’il a prises. Il en résulte que le ministre, après avoir repoussé une demande d’indemnité, opposé la déchéance quinquennale à un créancier de l’État, ou pris un arrêté de débet, peut rapporter ou modifier cette décision, soit sur les observations de la partie, soit de sa propre initiative (3. Conseil d’État, 29 août 1867, Calvo ; — 12 août 1879, Esquino. — Le commissaire du Gouvernement disait très justement dans cette dernière affaire : « En liquidant les dépenses de l’État, les ministres font actes d’administrateurs et non pas actes de juges. Aussi arrive-t-il souvent qu’un ministre, même en cours de procès, admet des créances de l’État qu’il a d’abord repoussées comme mal fondées. » (Voy. la note sous l’arrêt du 12 août 1879, Recueil des arrêts du Conseil d’État, année 1879, p. 656.)).
- Si les ministres étaient juges ordinaires de premier ressort,les actes ou décisions des autorités inférieures ne pourraient [460]jamais être attaqués devant le Conseil d’État avant d’avoir été déférés au ministre. Or, on a admis de tout temps que les recours en annulation formés contre les actes administratifs argués d’excès de pouvoir peuvent être portés directement et omisso medio devant le Conseil d’État. A la vérité, on expliquait cette dérogation à la prétendue règle des deux degrés de juridiction par des raisons particulières, par l’urgence qu’il y avait à réprimer les excès de pouvoir, et l’on en concluait que c’était là une exception qui laissait subsister la règle. Cette raison était peu valable, car si l’urgence peut justifier une simplification des procédures, elle ne justifie pas, dans notre droit, l’omission d’un degré de juridiction. Une meilleure explication aurait pu être tirée du texte de la loi des 7-14 octobre 1790, première base du recours pour excès de pouvoir, qui déférait directement « les réclamations d’incompétence au roi, chef de l’administration générale ». Quoi qu’il en soit, nous devons reconnaître que pendant longtemps on n’a pas considéré l’admission omisso medio du recours pour excès de pouvoir comme excluant, dans les autres cas, la doctrine du ministre-juge.
Mais l’ancienne jurisprudence n’avait pas admis, et il est aujourd’hui hors de doute, que le recours direct au Conseil d’État, sans recours préalable au ministre, est recevable, même en dehors du cas d’excès de pouvoir, toutes les fois qu’on est en présence d’une décision exécutoire, émanée d’une autorité subordonnée au ministre, mais investie d’un droit de décision propre. Nous avons déjà mentionné cette jurisprudence et indiqué ses principales applications en traitant de la juridiction ordinaire du Conseil d’État.
On a quelquefois exprimé la crainte que le Conseil d’État, en se laissant déférer directement les actes des autorités inférieures, ne privât le ministre du droit d’annulation ou de réformation dont il aurait peut-être usé si on l’avait mis à même de le faire, et ne se privât lui-même des éléments d’appréciation que le ministre aurait pu lui fournir. Mais ces deux intérêts sont complètement sauvegardés. [461] La décision attaquée et les griefs dirigés contre elle ne seront jamais ignorés du ministre, à qui la section du contentieux donne nécessairement communication du recours ; le ministre pourra, sur le vu du dossier, faire usage de son pouvoir hiérarchique et mettre à néant la décision attaquée. Dans ce cas, le Conseil d’État n’aura qu’à clore la procédure par un arrêt portant qu’il n’y a lieu à statuer. Si le ministre laisse la procédure suivre son cours, il lui appartient de joindre à l’avis qu’il formule sur le pourvoi toutes les pièces et observations qu’il juge propres à éclairer le Conseil. On obtient ainsi, en communiquant aux ministres les recours directement formés devant le Conseil d’État, tous les avantages qui pourraient résulter de recours présentés aux ministres eux-mêmes.
- Le droit de recours omisso medio s’affirme encore davantagelorsqu’on est en présence de décisions prises par des autoritésadministratives électives, qui ne relèvent pas du ministre comme supérieur hiérarchique. A quel titre, en effet, pourrait-on déférer au ministre, avant de les déférer au Conseil d’État, les délibérations exécutoires des conseils généraux, des commissions départementales ou des conseils municipaux, rendues sur des questions d’administration départementale ou communale que la loi a décentralisées ? Le ministre n’étant pas le supérieur hiérarchique de ces autorités, n’ayant sur elles que des droits de surveillance et non un droit de commandement, ne pourrait ni annuler ni réformer leurs décisions. L’absence d’autorité hiérarchique a donc pour conséquence nécessaire la suppression de la prétendue juridiction ministérielle. N’est-ce pas la meilleure preuve que l’une et l’autre se confondent ?
- Une autre conséquence très remarquable de l’abandon de ladoctrine du ministre-juge apparaît dans la jurisprudence relativeaux réclamations formées contre les départements ou les communes, en vue d’obtenir des indemnités ou autres allocations pécuniaires, à raison de décisions administratives prises par des autorités départementales ou municipales. Dans les cas nombreux où ces réclamations ne peuvent être jugées ni par les tribunaux judiciaires ni par les conseils de préfecture, on avait d’abord pensé à les soumettre au ministre. Mais une telle procédure était inadmissible, [642] puisque le ministre est manifestement incompétent pour prononcer des condamnations pécuniaires contre les départements ou les communes ; privé de tout droit de décision, comment aurait-il pu avoir en cette matière un pouvoir de juridiction ? C’est donc avec raison que le Conseil d’État s’est reconnu juge de premier et dernier ressort de ces sortes de réclamations. Il a mis ainsi fin aux difficultés que les partisans de la doctrine du ministre-juge avaient fait naître, et qui seraient devenues insolubles sans cette jurisprudence (1. Voy. ci-dessus, p. 322 et suiv.).
VII. En matière d’interprétation préjudicielle des actes administratifs, demandée par une partie sur le renvoi de l’autorité judiciaire, l’abandon de la doctrine du ministre-juge produit aussi des conséquences appréciables tant au point de vue des compétences que de la célérité des procédures. Nous les avons déjà faits connaître dans le paragraphe relatif à la juridiction ordinaire du Conseil d’État, auquel il nous suffit de renvoyer (2. Voy. ci-dessus, p. 323.).
Des cas où le recours au Conseil d’État doit être précédé d’une décision ministérielle. — Quoique les ministres ne soient pas des juges, une décision émanée d’eux n’en est pas moins, dans beaucoup de cas, un élément nécessaire du débat contentieux. Ainsi que nous l’avons dit en expliquant la nature de la juridiction ordinaire du Conseil d’État, cette juridiction a pour objet non de simples prétentions des parties, mais l’opposition qui se produit entre ces prétentions et une décision administrative qui devient le véritable objectif de l’instance contentieuse (3. Voy. ci-dessus, p. 322, 323.).
Il suit de là qu’une décision ministérielle est le préliminaire nécessaire d’un recours au Conseil d’État toutes les fois que la réclamation de la partie vise un service public représenté par le ministre, ce qui a lieu dans les cas suivants :
1° Si la réclamation est dirigée contre l’État considéré comme débiteur ou comme partie contractante : il n’appartient en effet qu’aux ministres de représenter l’État, d’engager le Trésor, de reconnaître ou de répudier ses obligations prétendues ; en l’absence d’une décision ministérielle, il ne peut pas y avoir de litige, puisqu’il [463] ne peut y avoir d’opposition constatée entre les prétentions de l’État et celles de la partie.
2° Si la réclamation est dirigée, non plus contre l’État considéré comme personne civile, mais contre l’État considéré comme puissance publique et exerçant, par les ministres, les droits de commandement, de surveillance, d’autorité hiérarchique que la loi réserve au pouvoir central.
3° Si des textes spéciaux ont consacré le droit de décision des ministres dans des matières déterminées.
On peut citer, comme exemples de ces dispositions spéciales, celles qui ont chargé les ministres de vérifier certaines élections, et de se prononcer sur leur validité soit en cas de réclamation, soit d’office : — Telles sont les élections des chambres de commerce que l’arrêté du 3 nivôse an XI soumet à la vérification et même à l’approbation du ministre du commerce ; — les élections des membres du conseil supérieur de l’instruction publique et des conseils académiques, qui sont soumises au ministre de l’instruction publique en vertu du décret du 16 mars 1880 ; — les élections des conseils presbytéraux et des consistoires qui relèvent du ministre des cultes d’après le décret du 23 octobre 1880.
Les décisions que les ministres rendent en ces matières ont assurément un caractère contentieux, et elles sont susceptibles de recours au Conseil d’État, mais il ne s’ensuit pas qu’elles aient le caractère de véritables actes de juridiction et que les textes précités aient exceptionnellement donné le rôle d’un juge au ministre. Il est naturel en effet que les ministres, en leur qualité de chefs et de surveillants responsables de certains services confiés à des délégués électifs, aient le droit de vérifier la légalité du titre que ces délégués invoquent pour remplir un office public.
Il est d’ailleurs à remarquer que le Conseil d’État, en rédigeant le règlement d’administration publique du 16 mars 1880 sur les élections des conseils de l’instruction publique, et celui du 23 octobre 1880 sur les élections des conseils presbytéraux, a évité de présenter les décisions ministérielles comme des jugements de premier ressort et le recours au Conseil d’État comme un appel. Ces textes se bornent à dire que la décision « peut être déférée au Conseil d’État statuant au contentieux » ou bien : « peut être l’objet [464] d’un recours contentieux devant le Conseil d’État. » D’ailleurs, si l’on admettait que le ministre est juge en pareille matière, il faudrait reconnaître le même caractère au consistoire de l’Église réformée, puisque, d’après l’article 12 du décret du 23 octobre 1880, ce corps ecclésiastique « statue sur la validité des élections (des conseils presbytéraux), soit d’office, soit sur les protestations qui pourront avoir été formées par tout électeur ».
Reconnaissons donc qu’il y a là non des jugements, mais des vérifications et des décisions d’ordre administratif qui peuvent donner lieu à une instance contentieuse devant le Conseil d’État (1. Nous modifions sur ce point la conclusion que nous avions formulée dans notre première édition, et d’après laquelle nous émettions l’avis que le ministre peut être exceptionnellement considéré comme juge quand il statue sur les élections spéciales qui lui sont déférées par la loi. Nous sommes amenés à l’opinion contraire par cette double considération : 1° que le ministre peut vérifier d’office la plupart de ces élections ; 2° que le même pouvoir peut être exercé, avant lui, par des corps administratifs qui n’ont certainement pas le caractère de juges (par exemple par les consistoires de l’Église réformée).).
En dehors de ces élections spéciales, il existe d’autres matières dans lesquelles des textes ont expressément prévu le droit de décision des ministres : on peut citer : — la loi du 18 juillet 1860 (art. 9), d’après laquelle le ministre du commerce règle, sauf recours au Conseil d’État, les indemnités dues aux émigrants par les agences d’émigration qui n’ont pas rempli leurs engagements. Le ministre agit, dans ce cas, comme tuteur des émigrants et dans l’exercice des pouvoirs de protection et de police qu’il tient des lois de la matière ; — les règlements du 16 novembre 1874 et du 30 juillet 1887, d’après lesquels le ministre de l’instruction publique prononce sur les demandes d’annulation, pour vice de formes, des opérations d’un concours d’agrégation. Ce droit de décision dérive des pouvoirs de surveillance qui appartiennent au ministre de l’instruction publique, quand il s’agit de collations de fonctions ou de grades universitaires.
On a quelquefois ajouté à ces différents cas celui où le cahier des charges d’un marché porterait que les difficultés relatives à son exécution seront jugées administrativement par le ministre, sauf recours au Conseil d’État. Mais nous pensons que ce cas doit être écarté. En effet, de deux choses l’une : ou bien le marché contenant [465] cette clause serait un marché de fournitures pour l’exécution duquel le ministre représente l’État, et alors la clause serait inutile puisque le ministre puise son droit de décision dans sa fonction même de représentant de l’État ainsi que nous l’avons rappelé ci-dessus ; — ou bien le marché serait de ceux dont le contentieux appartient, d’après la loi, à une juridiction administrative de premier ressort, et dans ce cas la clause qui prétendrait attribuer juridiction au ministre serait illégale comme dérogeant aux compétences établies par la loi (1. Le Conseil d’État admet que les marchés dont le contentieux appartient aux conseils de préfecture peuvent réserver au ministre certains pouvoirs de vérification et d’appréciation administrative, mais non de juridiction. L’entrepreneur qui saisirait le conseil de préfecture sans avoir préalablement soumis sa réclamation au ministre ne commettrait donc pas une infraction aux règles de la compétence, mais on pourrait relever contre lui une infraction aux règles de la procédure que son contrat lui imposait, et considérer sa requête comme irrégulièrement formée (C. d’État, 19 janvier 1883, Lefebvre).).
De tout ce qui précède il résulte que, par suite de l’évolution accomplie par la jurisprudence et acceptée par la doctrine, non seulement on ne peut pas reconnaître aux ministres des pouvoirs de juridiction ordinaire, mais encore on doit leur refuser tout pouvoir de juridiction. Leurs droits de décision contentieuse dérivent, dans tous les cas, d’attributions administratives, non d’attributions juridictionnelles.
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