Observation préliminaire. — Les élections législatives échappent à tout recours contentieux et sont souverainement vérifiées par l’une ou l’autre Chambre du Parlement. Les élections des juges aux tribunaux de commerce sont soumises à la juridiction des cours d’appel, en vertu de l’article 621 du Code de commerce modifié par les lois du 21 décembre 1871 et du 8 décembre 1883.
Sous réserve de ces deux exceptions, le contentieux électoral ressortit à la juridiction administrative. Mais celle-ci n’est pas toujours exercée par les mêmes juges et dans les mêmes formes ; elle appartient, d’après la nature des élections contestées :
1° Au Conseil d’État statuant en premier et dernier ressort, pour les élections des conseils généraux (loi du 31 juillet 1875) ;
2° Au conseil de préfecture, sauf appel au Conseil d’État, pour les élections des conseils d’arrondissement (loi du 22 juin 1833) ; — pour les élections des conseils municipaux, des maires et des adjoints (loi du 5 avril 1884) ; — pour les élections des délégués sénatoriaux (loi du 2 août 1875) ; — des conseils de prud’hommes (loi du 1er juin 1853) ; — des délégués à la sécurité des ouvriers mineurs (loi du 8 juillet 1890) ;
3° Aux conseils du contentieux des colonies, sauf appel au Conseil d’État, pour les élections des conseils généraux et municipaux, des maires, des adjoints et des délégués sénatoriaux des colonies (textes spéciaux de la législation coloniale et loi du 2 août 1875 sur les élections des sénateurs) ;
4° Aux ministres, sauf recours au Conseil d’État, pour les élections [322] spéciales non déférées à d’autres juridictions, telles que les élections des conseils de l’instruction publique, des conseils de fabrique, des conseils presbytéraux de l’Église réformée, etc….
Nous n’avons pas à exposer ici les règles de fond relatives à ces différentes espèces d’élections, mais seulement celles qui régissent leur contentieux. Nous réunirons d’abord dans une même étude les élections des conseils généraux, municipaux et d’arrondissement, puis nous indiquerons les particularités qui distinguent les autres élections administratives.
I. — CONTESTATIONS RELATIVES AUX LISTES ÉLECTORALES ET AU DROIT DE VOTE
Compétence judiciaire sur les questions de capacité électorale. — Les listes électorales sont dressées à la suite de diverses opérations administratives, ayant pour but de recenser les citoyens qui possèdent le droit de vote et qui sont appelés à l’exercer, soit dans une commune déterminée, soit dans une de ses sections lorsque la commune a été l’objet d’un sectionnement en vertu d’une décision du conseil général. Ces opérations administratives, réglées par le décret organique et le décret réglementaire du 2 février 1852, et par la loi du 7 juillet 1874, sont successivement confiées à deux commissions : l’une, composée du maire, d’un délégué du préfet et d’un délégué du conseil municipal, exerce, depuis la loi de 1874, les attributions qui appartenaient au maire seul d’après le décret de 1852 ; elle dresse la liste et procède à sa revision annuelle, en opérant d’office les additions et les retranchements qui résultent des changements survenus dans la composition du corps électoral, ou en exécutant les décisions des juridictions compétentes qui ordonnent des inscriptions ou des radiations ; — l’autre commission, composée des mêmes éléments que la première, avec adjonction de deux autres délégués du conseil municipal, prononce sur les réclamations auxquelles donnent lieu les opérations préparatoires de la première commission, statue sur les demandes d’inscription ou de radiation qui peuvent être formées devant elle par les intéressés, par tout électeur ou par l’administration représentée par le préfet ou le sous-préfet.
[323] Les décisions de cette commission ont donc un caractère juridictionnel ; mais, quoiqu’elles émanent d’une autorité administrative, elles relèvent de l’autorité judiciaire ; elles peuvent être attaquées devant le juge de paix qui statue comme juge d’appel, et dont les décisions ne peuvent être déférées qu’à la Cour de cassation. Cette dérogation apparente aux règles de la compétence en est en réalité l’exacte application. En effet, l’inscription sur les listes électorales constate l’existence et assure l’exercice d’un droit individuel, d’un véritable droit civique, qui doit être placé sous la sauvegarde de l’autorité judiciaire comme les autres droits attachés à la personne.
Mais ce droit peut lui-même dépendre de véritables questions d’état sur lesquelles le juge de paix n’est pas moins incompétent que la juridiction administrative ; il est en effet de principe que les questions d’état, c’est-à-dire les questions d’âge, de nationalité, de jouissance des droits civils, sont exclusivement du ressort de la juridiction civile ordinaire, représentée par les tribunaux civils d’arrondissement et par les cours d’appel. C’est pourquoi l’article 22 du décret organique de 1852 dispose que « si la demande portée devant lui (le juge de paix) implique la solution préjudicielle d’une question d’état, il renverra préalablement les parties à se pourvoir devant les juges compétents, et fixera un bref délai dans lequel la partie qui aura élevé la question préjudicielle devra justifier de sa diligence ».
Il résulte de ce qui précède que les questions d’inscription sur les listes électorales, quelle que soit la nature des difficultés qu’elles soulèvent, ne peuvent pas, en principe, être discutées devant le juge de l’élection à l’appui des griefs dirigés contre les opérations électorales. La juridiction administrative excéderait ses pouvoirs si elle reconnaissait le droit de vote à des électeurs qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales et qui ne sont pas porteurs de décisions du juge de paix ordonnant leur inscription, ou si elle refusait de tenir compte des suffrages d’électeurs inscrits, en se fondant sur ce que leur inscription serait irrégulière (1. Conseil d’État, 4 juin 1875, Él. de Paray-Douaville ; — 7 mars 1878, Él. de Murato ; — 3 janvier 1880, Él. D’Arjuzanx ; — 4 janvier 1884, Él. de Saint-Thegonnec ; — 17 mai 1889, Él. de Grand-Bourg ; — 23 juin 1894, El. de Saint-Cirq.). Nous [324] verrons cependant plus loin que les électeurs inscrits n’ont pas toujours le droit de vote, qu’ils peuvent en être privés ou déchus dans des cas prévus par la loi, et qu’il appartient alors au juge de l’élection de tenir leurs suffrages pour non avenus, sans s’immiscer pour cela dans la question d’inscription sur les listes.
Le juge de paix exerçant une juridiction d’appel à l’égard de la commission municipale, il en résulte qu’il a le droit de rechercher non seulement si ses décisions sont justifiées en fait et en droit, mais encore si elles sont régulières en la forme et notamment si la commission a été composée et a fonctionné conformément à la loi. La jurisprudence du Conseil d’État, d’accord avec celle de la Cour de cassation, reconnaît que ce pouvoir appartient au juge de paix, nonobstant les actes administratifs qui ont constitué la commission : « Considérant, dit un arrêt du 4 juin 1875 (Coural), que la désignation faite par l’autorité administrative ne faisait pas obstacle à ce que la régularité de la composition de la commission qui a statué sur les réclamations fût discutée devant le juge de paix, auquel il appartenait, en vertu du décret du 2 février 1852 et de la loi du 7 juillet 1874 combinés, de connaître par la voie de l’appel des décisions de ladite commission. »
Faut-il aller plus loin et reconnaître au juge de paix le droit d’apprécier la régularité de toutes les opérations administratives qui ont précédé les décisions de la commission ? Nous ne le pensons pas. Autant il est conforme aux principes de la compétence et aux pouvoirs généraux du juge d’appel, que le juge de paix vérifie si les décisions du premier juge sont entachées de vices de forme, ou d’irrégularités dans la composition de la commission, autant il nous paraîtrait contraire à ces principes que le juge de paix, étendant plus loin son contrôle, appréciât toutes les opérations administratives qui concourent à la confection des listes électorales, et qui n’influent pas directement sur la validité des décisions qui lui sont déférées en appel. Les griefs qui peuvent être soulevés contre ces opérations prises dans leur ensemble ne peuvent être discutés que devant la juridiction administrative ; nous allons voir dans quelle forme.
[325] Du cas où les opérations de revision des listes peuvent être annulées ou être déclarées irrégulières. — Les autorités locales procèdent à la revision des listes sous la surveillance des représentants du pouvoir central ; elles doivent adresser au sous-préfet le tableau des additions et retranchements, en même temps qu’elles le communiquent aux électeurs, et y joindre un procès-verbal constatant l’accomplissement des formalités prescrites par la loi. Le sous-préfet doit, à son tour, transmettre ces pièces au préfet, avec ses observations, dans un délai de deux jours (1. Décret du 2 février 1852, art. 3.). Le préfet apprécie alors s’il doit user du droit de recours qui lui est ouvert par l’article 4 du décret réglementaire de 1852, ainsi conçu: « Si le préfet estime que les formalités et les délais prescrits par la loi n’ont pas été observés, il devra, dans les deux jours de la réception du tableau, déférer les opérations au conseil de préfecture du département, qui statuera dans les trois jours et fixera, s’il y a lieu, le délai dans lequel les opérations annulées devront être refaites. »
Le recours qui est ainsi ouvert au préfet, lorsqu’il estime que les opérations sont irrégulières, peut-il également s’exercer lorsque les opérations n’ont pas eu lieu et qu’aucun tableau rectificatif n’a été dressé ? Le ministère de l’intérieur s’est d’abord prononcé pour l’affirmative, d’accord avec plusieurs conseils de préfecture qui estimaient que le droit de faire recommencer la revision lorsqu’elle a été irrégulière, implique à plus forte raison le droit de la prescrire quand elle n’a pas eu lieu. Mais le Conseil d’État n’a pas admis cette doctrine, qui n’est nullement conforme au texte de l’article 4, et qui tendrait en réalité à transférer au conseil de préfecture des pouvoirs qui ne doivent être exercés que par le préfet. Il appartient en effet à ce fonctionnaire, en sa qualité de supérieur hiérarchique, de prescrire à l’autorité municipale les actes de sa fonction qu’elle refuserait ou négligerait d’accomplir ; il n’a pas besoin pour cela d’une décision du conseil de préfecture, laquelle n’a sa raison d’être, dans le cas prévu par l’article 4, que parce qu’il existe des opérations irrégulières et qu’il faut les annuler. Le droit qu’a le conseil de préfecture de prescrire des opérations nouvelles [326] n’est qu’une conséquence de cette annulation ; il ne saurait donc s’exercer lorsqu’il n’y a pas d’opérations à annuler, mais seulement des instructions à donner, des injonctions à adresser à une autorité négligente. C’est pourquoi le Conseil d’État a décidé, par un arrêt du 22 mars 1875 (El. de Saint-Martin du Bon-Fossé), que l’article 4 du décret de 1852 n’est pas applicable au cas où les opérations de revision n’ont pas eu lieu : « C’est au préfet, chargé d’assurer dans l’étendue de son département l’exécution des lois et règlements, qu’il appartenait de prendre les mesures nécessaires pour qu’il fût immédiatement procédé au travail de revision. »
Le recours de l’article 4 étant exclusivement réservé au préfet, le conseil de préfecture doit rejeter comme non recevable toute demande en annulation formée par des électeurs (1. Conseil d’État, 2 juillet 1880, Quilichini ; — 27 juillet 1883, Despeaux.). Le Conseil d’État doit également écarter, comme empiétant sur les attributions du préfet et du conseil de préfecture, les recours pour excès de pouvoir qui seraient formés par des électeurs contre les opérations administratives de revision des listes (2. Conseil d’État, 12 novembre 1875, Seguin (implicite).).
Des controverses se sont élevées sur le point de savoir si les décisions prises par le conseil de préfecture en vertu de l’article 4 sont des actes de juridiction, ou des actes d’administration non susceptibles d’être attaqués devant le Conseil d’État. M. Serrigny se prononce dans ce dernier sens ; il ne voit dans l’annulation prononcée en vertu de l’article 4 « qu’une mesure d’ordre prise par l’administration dans un intérêt public (3. Serrigny, Compétence administrative, t. III, p. 6.) » ; la même opinion a été soutenue devant le Conseil d’État par le ministre de l’intérieur et par le commissaire du Gouvernement dans une affaire jugée le 21 décembre 1850 (Coudray et Picard), sous l’empire de la loi du 15 mars 1849, dont l’article 6 instituait un recours identique à celui de l’article 4 du décret de 1852. Plus hésitant, l’arrêt de 1850 s’est borné à opposer au recours une fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité des requérants, qui n’agissaient que comme délégués du conseil municipal, assistant le maire pour la confection des listes électorales. Mais l’arrêt précité du 22 mars 1875 et un arrêt du 29 juin 1888 (Gamet) ont formellement reconnu [327] le caractère contentieux des décisions et la possibilité de l’appel, puisqu’ils ont statué au fond sur cet appel. Cette doctrine nous paraît pleinement justifiée, car l’annulation prévue par l’article 4 ne peut se fonder que sur une atteinte portée à la loi, et le conseil de préfecture la prononce comme juridiction, en vertu de conclusions prises devant lui par le préfet qui ne saurait passer outre à sa décision. Le caractère contentieux de la décision étant reconnu, le droit d’appel en découle, car le conseil de préfecture ne prononce jamais comme juridiction de dernier ressort.
Par qui le droit d’appel peut-il être exercé ? Il ne peut évidemment l’être que par l’administration, lorsque le conseil de préfecture a refusé de prononcer l’annulation demandée par elle. Mais qui représentera l’administration devant le Conseil d’État ? Est-ce le préfet auteur du recours primitif, ou le ministre, qui est le représentant légal de l’administration devant le Conseil d’État, d’après les principes généraux de la procédure administrative ? Cette dernière solution doit être préférée ; mais un recours formé par le préfet deviendrait recevable si le ministre de l’intérieur déclarait se l’approprier (1. Conseil d’État, 22 mars 1875, El. de Saint-Martin du Bon-Fossé.).
Si au contraire la décision du conseil de préfecture prononce l’annulation et ordonne une revision nouvelle, doit-on reconnaître un droit de recours soit aux électeurs qui étaient inscrits sur les listes annulées, soit au maire agissant au nom de la commission qui les avait dressées ? Cette question fort délicate nous paraît avoir été tranchée négativement par la jurisprudence, à l’égard des électeurs agissant ut singuli (2. Conseil d’État, 21 décembre 1850, Coudray ; — 27 juillet 1883, Despaux ; — 7 août 1883, commune de Voudenay. Dans cette dernière affaire le ministre de l’intérieur a paru admettre le droit de recours d’un électeur agissant en son nom personnel. (Voir les observations analysées au Recueil, 1883, p. 763.) Mais, il est à remarquer que le Conseil d’État n’a retenu le recours que comme formé au nom de la commune. (Voir les visas de l’arrêt.)), mais affirmativement à l’égard du maire agissant au nom de la commune ou comme chef de l’administration municipale. Sur ce dernier point la jurisprudence n’est qu’implicite, mais elle n’en est pas moins concluante, car elle résulte d’arrêts qui ont annulé, à la requête du maire, des décisions du conseil de [328] préfecture qui avaient annulé des opérations de revision et ordonné qu’elles seraient recommencées (1. Conseil d’Etat, 7 août 1883, commune de Voudenay ; — 26 décembre 1884, de Matra ; — 29 juin 1888, Gamet.).
Cette distinction nous paraît rationnelle ; en effet, s’il ne semble pas possible de reconnaître un droit personnel de recours aux électeurs, il n’en est pas de même de l’autorité municipale dont les actes sont directement pris à partie devant le conseil ; d’autre part, il est bon que l’intérêt collectif du corps électoral de la commune puisse être défendu devant le Conseil d’État, par le chef de l’administration municipale, contre les erreurs de droit qui peuvent être commises par le préfet et par le conseil de préfecture, et dont les arrêts précités ont relevé des exemples.
Nous venons de voir un cas d’annulation directe des opérations de confection des listes électorales ; ces opérations peuvent aussi, sans être annulées, être déclarées irrégulières par le juge de l’élection, toutes les fois que leur irrégularité lui paraît de nature à compromettre la validité des opérations électorales. En effet, si le juge de l’élection n’a pas qualité pour contrôler la capacité électorale des citoyens portés ou omis sur ces listes, il a le droit de rechercher si les listes ont été dressées conformément à la loi, et si l’élection est l’œuvre d’un corps électoral régulièrement recensé. Il peut être ainsi amené à vérifier si les formes et délais prescrits pour la revision ont été observés, si des retranchements ou des additions ont été opérés après la clôture des listes ou si, ayant été effectués dans les délais voulus, ils ont été régulièrement publiés (2. Conseil d’État, 13 juin 1878, El. de Gourin; — 12 avril 1879, El. de Cauro ; — 12 août 1879, El. de Morosaglia. On lit dans ce dernier arrêt : « Considérant qu’il est établi par l’instruction que des irrégularités ont été commises dans la confection des listes électorales, qu’elles sont le résultat de manœuvres, et qu’elles ont été de nature à porter atteinte à la sincérité des opérations électorales. » La tendance générale de la jurisprudence est de distinguer : d’une part, les manœuvres et les irrégularités graves qui mettent obstacle à la confection légale de la liste, et qui peuvent être relevées par le juge de l’élection ; — d’autre part, les erreurs plus ou moins nombreuses qui auraient pu faire l’objet de réclamations dans les délais prévus, être dénoncées à la commission ou au juge de paix, et qui ne peuvent pas être relevées devant le juge de l’élection. 2 juin 1868, El. de Tlemcen ; — 20 janvier 1885, El. de Barbaggio ; — 7 août 1885,El. De Saint-Didier-la-Sauve ; — 29 mars 1889, El. De la Chaussée ; — 9 décembre 1893, El. de Paris. Cf. 27 décembre 1890, El. de Saint-Louis, qui se fonde pour annuler les élections sur ce que de nombreuses radiations opérées sur la liste électorale n’avaient pas été notifiées aux intéressés ainsi que le constataient des jugements joints au dossier.).
Un arrêt du 9 août 1880 (El. d’Aumale) a même fait résulter l’annulation de l’élection d’erreurs commises par le juge de paix qui, sur l’appel de décisions de la commission municipale relatives aux [329] listes électorales de 1880, avait ordonné l’inscription de nouveaux électeurs sur des listes antérieures, closes le 31 mars 1879, et qui devaient servir à l’élection contestée. L’arrêt déclare que ces listes étaient devenues définitives, que le juge de paix ne pouvait plus les modifier, et que l’irrégularité par lui commise a été de nature à modifier le résultat du scrutin. C’est là une application remarquable du principe de l’indépendance respective des juridictions. La sentence du juge de paix dont l’irrégularité est constatée, reste debout, les inscriptions qui en résultent sont acquises, mais le juge de l’élection, sans s’immiscer dans les questions de capacité électorale, constate qu’une atteinte a été portée à la permanence des listes et que celles-ci, ainsi altérées, n’ont pas pu servir de base à une élection régulière.
Du cas où le juge de l’élection peut apprécier le droit de vote. — Examinons maintenant les cas où la juridiction administrative, en statuant sur l’élection, peut exceptionnellement connaître du droit de vote de l’électeur. Nous parlons ici du droit de vote et non de l’inscription sur les listes électorales. A première vue, les deux choses paraissent se confondre, mais le juge de l’élection est quelque fois obligé de les distinguer, car les questions d’inscription sur les listes lui échappent toujours, et les questions de droit de vote lui appartiennent quelquefois. Les questions d’inscription lui échappent parce qu’elles sont tranchées à son égard par les autorités administratives et judiciaires préposées à la confection des listes et au jugement de leur contentieux. Les questions de droit de vote sont de son ressort, lorsqu’elles concernent des personnes inscrites sur les listes électorales et néanmoins privées du droit de voter. En effet, s’il n’y a pas de droit de vote sans inscription sur les listes (ou sans décision qui l’ordonne), la réciproque n’est [330] pas vraie, et le droit de vote peut quelquefois être refusé à un électeur inscrit.
Les exemples ne manquent pas à l’appui de cette distinction : — Ainsi, les militaires en activité de service sont électeurs, ils doivent être inscrits sur les listes électorales, mais ils n’ont le droit de prendre part à aucun vote s’ils ne sont pas en congé régulier (1. Loi du 15 juillet 1889, art. 9 ; loi du 30 novembre 1875, art. 5.). — Un citoyen peut être inscrit sur les listes électorales de plusieurs communes, mais il n’a pas le droit de profiter d’une inscription multiple pour participer à des élections de même nature dans des communes différentes, sinon il s’expose à des peines correctionnelles (2. Décret org. du 2 février 1852, art. 34.). — Les individus qui ont perdu la capacité électorale, soit par suite d’une condamnation judiciaire, soit par suite d’une faillite non suivie de réhabilitation, peuvent figurer sur des listes dressées antérieurement à leur déchéance, ou y être maintenus par erreur ; mais il leur est interdit de voter, sous peine de condamnation correctionnelle (3. Décret org. du 2 février 1852, art. 32.).
Lorsqu’il y a ainsi opposition entre l’inscription sur les listes et une situation particulière de l’électeur qui le met hors d’état de voter, quelles conséquences doit-on en tirer au point de vue des opérations électorales ?
Une chose est certaine : c’est que le bureau chargé de recueillir les votes n’a jamais le droit de refuser le suffrage d’un électeur inscrit ; il ne peut que se conformer aux indications de la liste, si erronées qu’elles lui paraissent ; il n’a pas non plus le pouvoir, lors du dépouillement du scrutin, de ne pas compter le suffrage d’un électeur déchu, car la mission du bureau se borne à constater les résultats matériels de l’élection, et il n’a point à en apprécier la légalité.
Mais si le bureau ne peut exercer aucun contrôle sur le vote des inscrits, le juge de l’élection a des pouvoirs plus étendus. En 1868, le Conseil d’État a hésité à les lui reconnaître (4. Conseil d’État, 22 août 1868, El. de Béziers.) ; mais il n’a pas persisté dans ses doutes. Il a décidé, en 1878, qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte du vote d’un électeur inscrit, parce qu’il était [331] déchu du droit de vote, et avait été condamné correctionnellement pour avoir pris part au scrutin (1. Conseil d’État, 6 décembre 1878, El. du Sautel.). Depuis 1881, il décide de même, sans exiger que le caractère délictueux du vote ait été constaté par une décision de la juridiction répressive. Cette jurisprudence a été appliquée : — à des électeurs déchus de leurs droits électoraux par suite de condamnations judiciaires (2. Conseil d’État, 11 février 1881, El. de Bugue; — 8 juillet 1881, El de Luzy ; — 25 janvier 1884, El. d’Alger ; — 9 janvier 1885, El. de Volpajola ; — 19 mai 1893, El. D’Yssingeaux ; — 20 avril 1894, El. de Calacuccia.) ; — à des faillis non réhabilités (3. Conseil d’État, 3 novembre 1882, El. d’Arles ; — 9 janvier 1885, El. de Sainte- Marie-Siché ; — 7 juin 1889, El. de Saint-Aimé ; — 5 août 1893, El. de Riom.) ; — à des électeurs ayant profité d’une double inscription pour exercer leurs droits électoraux dans des communes différentes (4. Conseil d’État, 6 février 1885, El. de Francillon ; — 7 août 1885, El. de Saint- Christophe; — 20 juillet 1893, El. de Villeneuve-Durfort ; — 16 mars 1894, El. De Sainte-Anne.).
Cette doctrine est entièrement justifiée par la mission que le juge de l’élection doit remplir, et qui consiste à contrôler la validité, la sincérité et la moralité de l’élection. On ne saurait admettre, en effet, qu’une élection puisse être le résultat d’infractions formelles à la loi et de véritables délits. Cette jurisprudence nous paraît échapper également à toute critique au point de vue des compétences. En effet, le juge de l’élection n’empiète pas sur les attributions du juge de la liste, puisqu’il n’exerce son contrôle sur le droit de vote que dans les cas où la loi supprime elle-même ce droit, nonobstant l’inscription sur la liste. Il n’empiète pas non plus sur la juridiction répressive, puisqu’il se borne à constater l’illégalité d’un vote sans s’immiscer dans les sanctions pénales qu’elle peut entraîner. Ce qu’il retient, ce n’est pas l’existence d’un délit, c’est la nullité d’un vote émis contrairement à une prohibition légale.
La jurisprudence que nous venons de rapporter ne doit pas être étendue au cas où la loi n’a pas elle-même prononcé la déchéance du droit de vote et n’a pas expressément interdit à l’électeur de faire usage de son inscription, obtenue ou maintenue par erreur. Ainsi, si l’on a inscrit à tort sur les listes- électorales des mineurs, [332] des étrangers, des interdits, des personnes non domiciliées dans la commune, l’irrégularité de ces inscriptions n’autorise pas le juge de l’élection à tenir pour non avenus les votes de ces électeurs, parce qu’aucune disposition de loi ne leur défend de voter, et ne contredit, à leur égard, la présomption de capacité qui résulte de leur inscription sur la liste (1. Conseil d’État, 10 mai 1890, El. de Trégunc ; — 1er juillet 1893, El. de Casteguède ; — 5 août 1893, El. de Criquebœuf.).
II. — CONTESTATIONS RELATIVES A L’ÉLIGIBILITÉ
Compétence administrative sur les questions d’éligibilité. — L’éligibilité n’est pas comme l’électorat un droit civique et individuel placé sous la sauvegarde des tribunaux judiciaires ; c’est une aptitude d’ordre administratif, aptitude à la fonction ou au mandat que l’élection a pour but de conférer. A ce titre, toutes les questions d’éligibilité ressortissent en principe au juge de l’élection. Il est naturel qu’il en soit ainsi, car on ne saurait statuer sur la validité d’une élection et consacrer ses résultats définitifs sans vérifier si elle a pu conférer un titre légal à l’élu.
La plénitude de juridiction qui doit appartenir au juge de l’élection sur les questions d’éligibilité a seulement pour limite le droit qui appartient aux tribunaux judiciaires, de statuer par des décisions préjudicielles sur les questions d’état et de capacité civile dont l’éligibilité peut dépendre. Mais ce droit n’est pas plus étendu dans les contestations électorales que dans toutes les autres affaires administratives contentieuses que peuvent soulever des questions de même nature, par exemple dans les affaires de recrutement et de pensions : la compétence judiciaire est strictement limitée à l’application des lois civiles sur l’état et à la capacité des personnes, et ne s’étend pas à l’application des lois administratives sur l’aptitude légale du candidat et sur les cas d’inéligibilité et d’incompatibilité qui peuvent faire obstacle à son élection.
Cette doctrine a été contestée sous l’empire des lois du 21 mars 1831 et du 22 juin 1833, qui renvoyaient devant le tribunal civil [333] « les réclamations fondées sur l’incapacité légale d’un ou de plusieurs élus ». Ces lois avaient été interprétées par la Cour de cassation comme visant l’inéligibilité du candidat aussi bien que son incapacité civile, et il en était résulté de graves dissidences entre sa jurisprudence et celle du Conseil d’État. Mais toute hésitation sur la véritable répartition des compétences a pris fin, depuis que la loi municipale du 5 mai 1855 (art. 47), puis celle du 5 avril 1884 (art. 39), ont expressément limité la compétence judiciaire au cas où « une réclamation implique la solution préjudicielle d’une question d’état ». A la vérité les termes équivoques de la loi du 22 juin 1833 ont été reproduits par la loi du 31 juillet 1875 relative aux élections des conseils généraux ; mais il n’est venu à l’esprit de personne d’en conclure que les règles de compétence sont différentes selon que la question d’éligibilité se pose dans une élection départementale ou dans une élection municipale. Aussi est-il aujourd’hui constant, en doctrine et en jurisprudence, que les dispositions des lois municipales de 1855 et de 1884, qui limitent la compétence judiciaire aux questions d’état, sont applicables à toutes les élections.
Sous réserve de ces questions préjudicielles d’état, dont nous préciserons plus loin l’objet et la portée, toutes les questions d’éligibilité et d’incompatibilité assortissent de la manière la plus large, en fait aussi bien qu’en droit, au juge de l’élection. Celui-ci peut même être amené, en vérifiant l’aptitude légale du candidat, à connaître indirectement de questions auxquelles la loi assigne des juges spéciaux, par exemple de questions de capacité électorale et de questions d’impôt.
Sur ces deux points quelques explications sont nécessaires.
I. — Questions relatives à la capacité électorale de l’élu. — Les questions de capacité électorale sont souvent liées aux questions d’éligibilité, parce-que, pour être éligible, il faut d’abord être électeur. Mais la possession de la qualité d’électeur ne doit pas être ici confondue avec l’inscription effective sur les listes électorales. L’article 31 de la loi du 5 avril 1884 déclare éligibles au conseil municipal « tous les électeurs de la commune », sans exiger qu’ils soient réellement inscrits ; l’article 6 de la loi du 10 août 1871 déclare éligibles au conseil général « tous les citoyens inscrits sur [334] une liste d’électeurs ou justifiant qu’ils devaient y être inscrits avant le jour de l’élection ».
Le juge de l’élection peut donc avoir à rechercher, pour résoudre une question d’éligibilité, si un candidat non inscrit sur les listes électorales réunit les qualités requises pour être électeur. En cela il n’empiète pas sur les attributions du juge de la liste, car il ne confère le droit de vote à personne, et il n’inscrit personne sur les listes électorales ; il se borne à retenir, comme réalisant certaines conditions d’éligibilité, des faits que le juge de la liste pourrait retenir de son côté comme réalisant des conditions de l’électorat.
C’est pourquoi le Conseil d’État s’est reconnu le droit de déclarer éligible, comme ayant acquis ou recouvré la capacité requise pour être électeur : — un candidat qui avait acquis la qualité de Français en vertu d’un décret de naturalisation antérieur à l’élection (1. Conseil d’État, 30 janvier 1885, El. de Mangiennes.) ; — un candidat qui avait cessé, à la date de l’élection, d’être sous le coup d’une incapacité pour laquelle on lui avait refusé son inscription sur les listes électorales (2. Conseil d’État, 15 mars 1878, El. de Moyenneville ; — 26 novembre 1892 El. De Rougemontot.).
Il n’appartient pas seulement au juge de l’éligibilité de reconnaître la capacité électorale d’un citoyen non inscrit sur les listes, il lui appartient aussi de dénier cette capacité à un électeur inscrit, et d’en conclure qu’il n’est pas éligible. C’est là une application du principe souvent rappelé de l’indépendance respective des juridictions ; cette indépendance n’existerait pas pour le juge de l’élection s’il était lié, au point de vue de l’éligibilité qui ne relève que de lui, par des constatations faites par un autre juge au point de vue de l’électorat. L’identité qui peut exister entre certaines conditions de l’électorat et de l’éligibilité n’empêche pas que ces conditions ne soient la base de droits différents relevant de juridictions distinctes. La qualité de Français, par exemple, est également requise pour l’électorat et pour l’éligibilité ; mais si un étranger a été inscrit par erreur sur les listes électorales, cette erreur ne saurait lier le juge de l’élection et l’empêcher d’invalider [335] le candidat comme ne satisfaisant pas à la première condition de l’éligibilité, qui est de posséder la qualité de Français.
Il en est de même si l’inéligibilité résulte de condamnations. Ainsi, l’article 27 du décret organique du 2 février 1852 déclare « indignes d’être élus les individus désignés aux articles 15 et 16 de la présente loi », et ces textes sont ceux qui interdisent de porter sur les listes électorales diverses catégories de condamnés et les faillis non réhabilités. En termes plus généraux encore, l’article 32 de la loi du 5 avril 1884 déclare inéligibles aux conseils municipaux « les individus privés du droit électoral ». Le juge de l’éligibilité est donc appelé à apprécier ces déchéances aussi bien que le juge de l’électorat, et l’on ne saurait lui opposer comme ayant autorité de chose jugée à son égard les décisions rendues par un autre juge sur une question d’inscription sur les listes électorales.
Le Conseil d’État s’est plusieurs fois prononcé en ce sens, notamment par ses arrêts du 7 août 1875 (Élection de Prades) et du 12 mai 1882 (Élection de Boynes). Ce dernier arrêt dispose : — « Sur le moyen tiré de ce que l’arrêté attaqué aurait méconnu l’autorité de la chose jugée en déclarant le sieur G… inéligible, ledit sieur G… ayant été inscrit sur la liste électorale en vertu d’une décision de la commission municipale : Considérant que si ladite commission a, par sa décision du 8 février 1880, fait droit à la réclamation du sieur G… et admis qu’il devait être inscrit sur la liste des électeurs de la commune de Boynes, cette décision ne faisait pas obstacle à ce que le conseil de préfecture, juge des questions d’éligibilité, reconnût que ledit sieur G… n’était pas éligible au conseil municipal. »
II. — Questions relatives aux contributions directes. — Le juge de l’éligibilité peut aussi avoir à statuer sur la question de savoir si le candidat est imposé ou tout au moins imposable à une contribution directe. En effet, la loi départementale du 10 août 1871 (art. 6) et la loi municipale du 5 avril 1884 (art. 31) admettent à siéger dans les conseils généraux ou municipaux, mais seulement jusqu’à concurrence du quart de leurs membres, des candidats non domiciliés dans le département ou dans la commune, pourvu qu’ils y soient inscrits au rôle d’une des contributions directes au [336] 1er janvier de l’année de l’élection, ou qu’ils justifient qu’ils devaient y être inscrits à cette date (1. Le décret du 3 juillet 1848 sur les conseils d’arrondissement (art. 14) et la loi municipale du 14 avril 1871 (art. 4) ont conféré l’éligibilité à ceux qui « payent une contribution directe » ; ces dispositions ont d’abord été interprétées comme exigeant qu’on fût réellement imposé et non pas seulement imposable. Mais, depuis que la loi du 10 août 1871 a admis les candidats à justifier qu’ils devaient être inscrits sur le rôle des contributions, les lois antérieures ont été interprétées comme soumettant à une même règle toutes les élections départementales et communales ; la loi du 5 avril 1884 a consacré législativement cette interprétation pour les conseils municipaux.). L’article 6 de la loi du 10 août 1871 déclare même éligible le candidat non imposé qui a hérité, depuis le 1er janvier, d’une propriété foncière dans le département, parce qu’il est alors considéré comme continuant la personne de son auteur qui était lui-même imposé ou imposable à la contribution foncière.
Le juge de l’élection se trouve appelé par ces dispositions, non seulement à vérifier si le candidat est inscrit sur le rôle d’une contribution directe, mais encore à rechercher s’il était susceptible d’y être inscrit à la date du 1er janvier. Bien entendu, sa décision ne saurait empiéter sur les attributions du juge de l’impôt, elle ne peut pas ordonner l’inscription du candidat au rôle ni, à plus forte raison, lui assigner une cote de contribution, mais elle n’en constate pas moins l’existence de la matière imposable et son attribution à une personne déterminée. De nombreux arrêts ont ainsi décidé qu’un candidat était imposable comme ayant acquis, par acte ayant date certaine avant le 1er janvier, un immeuble passible de la contribution foncière (2. Conseil d’État, 16 décembre 1881, El. de Saint-Maurice ; — 31 mars 1882, El. d’Aunay ; — 21 avril 1882, El. de Boulouzelles ; — 14 février 1891, El. de Saint-Maur-les-Fossés ; — 10 mars 1894, El. de Toureilles.) ; ou comme étant devenu locataire d’une habitation meublée imposable à la contribution mobilière (3. Conseil d’État, 8 août 1882, El. de Saint-Aubin ; — 11 juillet 1884, El. de Cancale ; — 17 mai 1889, El. de Decazeville ; — 25 mars 1893, El. de Loxéville.) ; d’autres arrêts ont prononcé sur la qualité de contribuable qui peut appartenir à un père ayant la jouissance légale des biens de son fils (4. Conseil d’État, 10 novembre 1876, El. de Saint-Félicien.), ou à un mari administrant les biens de sa femme, sous le régime de la communauté ou sous le régime dotal (5. Conseil d’État, 15 octobre 1878, El. de Cocurès ; — 23 mars 1880, El. de Saint-Maurice ; — 31 mai 1889, El. de Dimechaux.).
Le juge de l’élection a-t-il également compétence pour vérifier [337] si un candidat qui justifie de son inscription au rôle est réellement imposable et a été régulièrement inscrit ? Cette question peut paraître délicate. En effet, les dispositions précitées des lois du 10 août 1871 et du 5 avril 1884 déclarent éligibles les candidats non domiciliés « inscrits au rôle des contributions directes… ou justifiant qu’ils devaient y être inscrits… », d’où il semble résulter que les questions d’imposition ne peuvent être débattues devant le juge de l’élection que s’il n’y a pas d’inscription au rôle ; si, au contraire, cette inscription existe, fût-elle erronée, on a souvent soutenu que le bénéfice en est acquis au candidat, et que sa qualité de contribuable ne peut plus être contestée devant le juge de l’élection.
Mais cette doctrine n’a pas prévalu devant le Conseil d’État. En effet, l’administration des contributions directes, naturellement disposée à accueillir les déclarations d’une personne qui s’offre elle-même comme contribuable, ne saurait être laissée libre de conférer l’éligibilité par l’impôt, pas plus qu’elle n’est libre de la retirer par une omission au rôle. Ce qui confère l’éligibilité, d’après le vœu de la loi, ce n’est pas une cote de contribution et le versement de son montant dans une caisse publique, c’est l’existence d’une matière imposable qui fait présumer une certaine solidarité d’intérêts entre le candidat non domicilié et la commune ou le département qu’il aspire à représenter. Ce point a été très bien mis en lumière par un arrêt du 29 décembre 1871 (Élection de Sinard), qui déclare inéligible un candidat, quoique inscrit au rôle de la contribution foncière, parce qu’il avait vendu sa propriété avant le 1er janvier, et n’était resté inscrit que faute de mutation de cote : — « Considérant, dit l’arrêt, qu’il n’a plus dans la commune les intérêts dont le paiement d’une contribution est le signe aux yeux du législateur ; qu’on ne saurait admettre qu’une même propriété pût servir à rendre éligible à la fois et son propriétaire actuel et le précédent propriétaire encore inscrit sur le rôle des contributions directes ; que s’il en était autrement le vendeur pourrait, par une entente avec l’acquéreur rester inscrit sur le rôle des contributions, et conserver ainsi ses droits électoraux dans une commune à laquelle il serait devenu complètement étranger (1. Il est à remarquer que cette décision a été rendue sous l’empire de la loi du 14 avril 1871, d’après laquelle le candidat devait payer une contribution, ce qui pouvait donner encore plus d’importance au fait matériel de l’inscription qui entraîne forcement le paiement de l’impôt.). »
[338] Le juge de l’élection a donc le droit de rechercher si le candidat inscrit à la contribution foncière avait cessé d’être propriétaire avant le 1er janvier et de considérer, dans ce cas, son inscription au rôle comme non avenue au point de vue de l’éligibilité (1. Conseil d’État, 23 mars 1870, El. de Sainl-Pierre-Église ; — 21 février 1879, El. de Montagnac-d’Auteroche.). Il pourrait aussi vérifier si le candidat inscrit à la contribution mobilière avait cessé, au 1er janvier, d’avoir une habitation meublée dans la commune ; si le candidat porté sur le rôle des patentes exerçait ou non dans la commune une profession pouvant servir de base à cette contribution (2. Conseil d’État, 21 mars 1883, El. de l’île de Cayenne.).
Questions préjudicielles réservées à l’autorité judiciaire. — Nous avons vu qu’on doit considérer comme applicables à toutes les élections départementales et communales, malgré la différence des textes qui les régissent, les dispositions des lois municipales du 5 mai 1855 et du 5 avril 1884 qui n’ont réservé aux tribunaux judiciaires que la solution préjudicielle des questions d’état. Toutefois, cette expression doit être entendue dans un sens large. Elle ne comprend pas seulement les questions d’état civil proprement dites, relatives à l’âge ou à la nationalité du candidat, ou à ses liens de parenté ou d’alliance, mais aussi les questions de domicile légal et celles qui peuvent se poser relativement à l’interdiction, à la faillite, à la dation d’un conseil judiciaire. Ces situations étant régies par la loi civile, les contestations auxquelles elles peuvent donner lieu relèvent de l’autorité judiciaire.
Rappelons, toutefois, qu’un des caractères essentiels de toute question préjudicielle, c’est qu’elle soulève une véritable difficulté, de nature à faire naître un doute dans l’esprit du juge (3. Sur les questions préjudicielles, et les conditions qu’elles doivent réaliser, voy. t. 1er, p. 492 et suiv.). Mais on ne saurait considérer comme telle une question d’âge ou de nationalité, dont la solution résulterait manifestement d’actes [339] de l’état civil ou d’un décret de naturalisation versés au dossier (1. Conseil d’État, 3 décembre 1830, El. de Zicavo ; — 4 novembre 1881, El. d’Arsague ; — 30 janvier 1885, El. de Mangiennes ; — 20 mars 1891, El. de Durcet ; — 13 janvier 1893, El. de Lagleygeolle.) ; ou une question de parenté ou d’alliance qui ne donnerait lieu ni en fait, ni en droit, à des discussions sérieuses. A l’égard de ces questions, on comprend que la nécessité d’une question préjudicielle puisse varier selon l’état de la doctrine et de la jurisprudence judiciaire. Ainsi, pendant longtemps, le Conseil d’État a réservé aux tribunaux la question de savoir si les maris de deux sœurs sont beaux-frères entre eux ; mais la solution négative est résultée de tant de décisions concordantes de la Cour de cassation et des cours d’appel qu’il n’y a plus actuellement de question sur ce point, et que le juge de l’élection n’a plus qu’à appliquer la doctrine consacrée (2. Conseil d’État, 7 novembre 1884, El. de Croix-de-Vie ; — 27 février 1885, El. De Lacapelle-Biron ; — 2 août 1889, El. de Neuvy ; — 24 décembre 1892, El. des Tourelles.). Au contraire, des doutes peuvent encore subsister sur le point de savoir si l’alliance est dissoute par le décès de l’époux qui l’avait formée, lorsqu’il existe des enfants issus du mariage ; aussi convient-il de réserver cette question aux tribunaux judiciaires (3. Conseil d’État, 15 décembre 1881, El. de Pommier ; — 14 novembre 1884, El. De Villers-les-Pots ; — 25 novembre 1892, El. de Saint-Vincent.).
En ce qui touche les incapacités résultant des condamnations pénales énumérées dans les articles 15 et 16 du décret organique de 1852, une distinction est nécessaire. Le juge de l’élection est compétent pour appliquer les jugements de condamnation dont le sens et la portée ne prêtent pas à contestation ; il n’a point à demander à l’autorité judiciaire si ces condamnations portent ou non atteinte à l’éligibilité du candidat, car il est lui-même juge de toutes les questions d’éligibilité qui ne soulèvent ni question d’état, ni question de capacité civile. Mais le juge de l’élection cesse d’être compétent si, pour statuer sur l’incapacité, il est nécessaire d’interpréter le jugement de condamnation, de trancher une contestation relative à la désignation du condamné, à la nature de la condamnation encourue par lui, ou aux effets juridiques de cette condamnation. La jurisprudence du Conseil d’État applique alors [340] les règles ordinaires de compétence sur l’interprétation préjudicielle des décisions émanées des tribunaux.
On peut cependant se demander si, dans le dernier cas que nous venons d’indiquer, — celui où il s’agit non d’interpréter un jugement obscur, mais d’apprécier ses conséquences au point de vue de l’éligibilité, — il y a réellement matière à une question préjudicielle d’interprétation. N’est-ce pas alors la question d’éligibilité qui est seule en cause, et n’appartient-il pas au juge de l’élection de la résoudre, malgré les difficultés que peut quelquefois présenter la combinaison de la législation électorale avec la législation pénale, moins familière au juge de l’élection ?
Cette question est fort délicate, et nous ne pensons pas que le Conseil d’État ait jamais entendu la résoudre d’une manière doctrinale et absolue. L’esprit de sa jurisprudence nous paraît être celui-ci : la juridiction administrative est juge de l’éligibilité, mais il ne lui appartient pas de trancher des controverses de droit pénal à propos d’une question d’élection. Si de telles controverses s’élèvent sur la portée légale d’un jugement de condamnation clair dans ses termes, mais obscur quant à ses conséquences juridiques, le juge administratif doit surseoir jusqu’à ce que cette obscurité ait été dissipée par le juge compétent. C’est ainsi que le Conseil d’État a renvoyé à l’autorité judiciaire la question de savoir : si une condamnation prononcée par un tribunal sarde, avant l’annexion de la Savoie à la France, entraînait l’incapacité électorale (1. Conseil d’État, 7 août 1875, El. de Saint-Laurent.) ; si la loi du 13 mai 1863, qui a correctionnalisé certains faits antérieurement qualifiés crimes, a eu pour effet d’assimiler à une condamnation pour délit une condamnation pour crime prononcée antérieurement à cette loi (2. Conseil d’État, 7 août 1875, El. de Prades.) ; si l’article 15, § 3, du décret organique de 1852, qui frappe d’incapacité les individus condamnés pour crimes à l’emprisonnement par application de l’article 463 du Code pénal, n’a eu en vue que les circonstances atténuantes prévues par cet article, ou aussi celles qui résultent de dispositions spéciales du Code de justice militaire (3. Conseil d’État, 14 mars 1884, El. de Saint-Arnaud.).
[341] Ces questions et autres analogues, qui prêtent à des controverses sur l’interprétation de lois criminelles, sont réellement étrangères à la compétence de la juridiction administrative, et l’on comprend que celle-ci n’ait pas voulu prendre la responsabilité de les résoudre.
On peut donc résumer cette jurisprudence en disant que le juge de l’éligibilité doit en référer à l’autorité judiciaire toutes les fois qu’il existe des doutes sérieux non seulement sur le sens d’une condamnation judiciaire, mais encore sur sa portée juridique en ce qui touche les droits électoraux.
Les décisions du Conseil d’État qui renvoient aux tribunaux le jugement d’une question préjudicielle doivent impartir un délai à la partie qui a invoqué le moyen rendant ce jugement nécessaire. Faute d’avoir justifié de ses diligences dans ce délai, la partie doit être considérée comme n’ayant pas fait la preuve qui lui incombe, et comme devant, par suite, succomber dans sa réclamation (1. Conseil d’État, 7 décembre 1889, El. d’Aydins ; — Même date, El. de Saint-Denis-les-Rebais.).
III. — CONTESTATIONS RELATIVES AUX OPÉRATIONS ÉLECTORALES
Pouvoirs du juge de l’élection comme juge supérieur du recensement des votes. — Ce qui fait l’élection, c’est la majorité ; le juge de l’élection a donc nécessairement le pouvoir d’apprécier tous les éléments qui concourent à la former : calcul des votes entrant en compte et de la majorité qui s’en déduit, vérification des suffrages, attribution des bulletins aux candidats qui y sont désignés, en un mot tout ce qu’on peut appeler la matérialité du vote, — sauf à apprécier ensuite, s’il y a lieu, la validité et la moralité du voie.
Le jugement d’une élection ne constitue cependant pas une vérification de pouvoirs à laquelle la juridiction administrative puisse spontanément se livrer. Il faut, pour que le juge de l’élection soit en mesure de contrôler les résultats matériels du vote et faire ainsi fonction de bureau supérieur de recensement, qu’il soit saisi de conclusions [342] contestant la majorité attribuée à un candidat ou réclamant cette majorité pour un autre. Une fois saisi de telles conclusions ; le juge de l’élection est investi de plein droit du pouvoir de reviser le recensement, et il peut faire porter son contrôle non seulement sur les points qui lui sont signalés par la protestation, mais encore sur tous ceux qui peuvent exercer une influence sur le calcul de la majorité. Il peut donc, il doit même, dans certains cas, soumettre d’office à un examen rigoureux les procès-verbaux des bureaux de vote ou des commissions de recensement, les bulletins qui y sont annexés, refaire tous les calculs et toutes les vérifications nécessaires pour établir les véritables résultats de l’élection.
En remettant ainsi en question l’ensemble du recensement, quand même on ne lui en a signalé que des éléments déterminés, le juge de l’élection n’excède point ses pouvoirs et ne statue pas ultra petita. En effet, par cela seul qu’on discute une question de majorité, on conteste le recensement ; cette opération, une fois soumise au contrôle de la juridiction contentieuse, lui est soumise tout entière, parce qu’elle est indivisible, et que toutes ses parties s’enchaînent comme les divers éléments d’une même opération arithmétique. Peu importent donc les moyens mis en avant par les parties intéressées pour critiquer un calcul de majorité ; le seul point à retenir c’est que ce calcul est argué d’inexactitude et d’erreur, d’où il suit qu’il doit être vérifié, c’est-à-dire revu et refait dans son entier (1. Conseil d’État, 8 août 1882, El. de Gadagne ; — 23 mars 1888, El. de Paris (quartier de Javel) ; — 24 février 1892, El. de Miradoux ; — 16 mars 1894, El. De Forcalquier. ).
La juridiction contentieuse, ainsi appelée à faire fonction de bureau supérieur de recensement, a le droit de substituer la proclamation d’un candidat à un autre ; elle a le droit, à plus forte raison, de proclamer l’élu lorsque le bureau ou la commission de recensement se sont abstenus de le faire. La proclamation n’étant que la constatation officielle des résultats du vote, il s’ensuit que son omission ne peut vicier le vote, ni même nécessiter le renvoi des procès-verbaux à l’autorité locale pour qu’elle procède elle-même à la proclamation. C’est au juge de l’élection qu’il appartient [343] de vérifier ces procès-verbaux et les bulletins annexés, et de proclamer les résultats de l’élection (1. Conseil d’État, 31 décembre 1877, El. d’Alger ; — 1er août 1884, El. de Salice ; — 7 janvier 1887, El. de Valensolle ;— 15 mars 1890, El. d’Abbeville ;— 5 mai 1894, El. de Davignac.).
Il en est ainsi même si le scrutin n’a pas été dépouillé par le bureau, et si l’on a envoyé au conseil de préfecture ou au Conseil d’État, non le procès-verbal des opérations, mais l’urne même du scrutin. Ce cas exceptionnel s’est plusieurs fois produit : les urnes scellées ont été envoyées soit au conseil de préfecture, soit au Conseil d’État et ont été ouvertes et dépouillées par ces juridictions qui ont proclamé les candidats élus (2. Conseil d’État, 8 mars 1878, El. de la Porta ; — 24 décembre 1880, El. de Campile ; — 7 juin 1889, El. de Bonifacio; — 25 mars 1893, El. de Mayet de Montagne ; — 3 janvier 1894, El. de Saint-Pierre.).
Il est à remarquer que si le juge de l’élection, en procédant comme bureau supérieur ou unique de recensement, reconnaît qu’aucun des candidats n’a obtenu une majorité suffisante au premier tour de scrutin, il doit prononcer l’annulation des opérations électorales, mais non prescrire un second tour de scrutin. Sa décision diffère, à ce point de vue, de celle que le bureau ou la commission de recensement aurait dû rendre. La jurisprudence qui consacre cette règle se fonde sur ce que le premier et le second tour de scrutin ne sont pas, à proprement parler, deux opérations distinctes, mais une même opération continuée. Cette continuité est définitivement rompue lorsque les délais prévus par le second tour sont expirés ; elle ne peut plus être rétablie par le conseil de préfecture ou par le Conseil d’État, dont la décision intervient trop tard pour renouer les opérations closes prématurément ; celles-ci sont irrémédiablement viciées dans leur ensemble et il faut que l’élection soit entièrement recommencée (3. Conseil d’État, 25 octobre 1878, El. de Naveil ; — 9 novembre 1883, El. de Lézardrieux; — 3 mars 1893, El. de Flines-lès-Raches ; — 24 février 1894, El. de Labruguière.).
Appréciation de la régularité des opérations électorales et des actes administratifs qui s’y rattachent. — Le juge de l’élection a pleine compétence pour apprécier la régularité des opérations électorales, [344] et pour annuler celles dont la légalité lui semblerait compromise par l’omission de formalités essentielles. Ces formalités sont minutieusement réglées par la loi : l’heure de l’ouverture et de la clôture du scrutin, la composition du bureau, le mode de réception et de dépouillement des votes, les dispositions matérielles de la salle, etc., font l’objet de prescriptions dont aucune n’est indifférente, car toutes concourent à assurer la liberté et le secret du vote, la sincérité du dépouillement, le droit de surveillance des électeurs. Mais si toutes ces mesures étaient prescrites à peine de nullité des opérations électorales, peu d’élections seraient tout à fait inattaquables. Trop souvent, en effet, surtout dans les communes rurales, l’ignorance ou la négligence des municipalités favorisent des omissions, des irrégularités qui sont toujours regrettables, même lorsqu’elles ne révèlent aucun esprit de fraude.
Le Conseil d’État a l’habitude de rechercher si les irrégularités qu’on lui dénonce et dont on lui fournit la preuve sont de nature à compromettre le secret ou la liberté du vote ou à jeter un doute sur le résultat réel des opérations. Lorsque ces irrégularités lui paraissent exemptes d’esprit de fraude et sans influence sur les opérations, il maintient l’élection. Il décide de même, lorsque les irrégularités ont une certaine gravité, mais pas assez pour remettre en question les résultats du scrutin ; de même encore, lorsque les irrégularités réelles, ayant pu empêcher un certain nombre d’électeurs de prendre part au vote (publicité insuffisante, abréviation de la durée du scrutin), n’ont pas pu, à raison du nombre des votants et de la majorité obtenue par le candidat élu, modifier les résultats de l’élection. L’annulation ne saurait donc résulter de toutes les infractions commises aux règles de la procédure électorale, mais seulement de celles qui font suspecter la loyauté des opérations ou l’exactitude de leurs résultats.
La validité de l’élection peut aussi être influencée par des actes administratifs de nature diverse, qui ne se confondent pas avec les opérations électorales proprement dites, mais qui les préparent et en règlent certaines conditions. Telles sont, en premier lieu, les décisions des conseils généraux qui opèrent le sectionnement d’une commune. Elles tombent sous la juridiction du juge de l’élection lorsqu’elles lui sont dénoncées, à l’appui d’une protestation, comme [345] étant entachées d’irrégularité et comme ayant pu nuire à la sincérité des opérations électorales. Le conseil de préfecture ne doit donc pas décliner sa compétence sur les griefs dirigés contre le sectionnement, sous prétexte que le conseil général n’est pas une autorité qui lui ressortit. Il ne s’agit en effet pour lui, ni d’annuler ni de modifier l’acte, mais d’apprécier s’il a compromis la validité de l’élection. C’est pourquoi le Conseil d’État annule les décisions des conseils de préfecture qui refusent de prononcer sur la légalité des sectionnements opérés par les conseils généraux : « Considérant, disent plusieurs arrêts, qu’il appartenait au conseil de préfecture, juge de la validité des élections, d’apprécier si la division de la commune en sections et la répartition des conseillers municipaux entre ces sections ont été faites conformément à la loi ; qu’ainsi c’est à tort que le conseil de préfecture s’est déclaré incompétent pour statuer sur la protestation (1. Conseil d’État, 23 juillet 1875, El. de Cahan ; — 28 février 1879, El. de Saint-Georges; — 23 novembre 1889, El. d’Ardres ; — 10 juin 1893, El. de Puech.). »
Comme conséquence de cette jurisprudence, le Conseil d’État déclare non recevables les recours pour excès de pouvoir directement formés devant lui contre les actes dont il s’agit (2. Conseil d’État, 9 avril 1875, Testelin ; — 7 août 1875, El. de Saint-Omer; — 27 juin 1884, Luchetti ; — 8 août 1888, Gapail.). C’est là une application de la doctrine dite du recours parallèle, que nous exposerons en traitant de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir. Il peut cependant arriver que cette fin de non-recevoir, quoique strictement juridique, produise des effets fâcheux : en effet, s’il est reconnu qu’un sectionnement est illégal, et si cependant il n’est pas annulé, il continuera à régir les élections à venir, jusqu’à ce qu’il soit rapporté ou modifié par une nouvelle décision (loi du 5 avril 1884, art. 12, § 3), et ces nouvelles élections, entachées de la même irrégularité que les premières, seront fatalement vouées à la même annulation. Pour obvier à cet inconvénient, diverses propositions furent faites au Sénat, lors de la discussion de la loi municipale de 1884, afin d’autoriser les électeurs, les membres du conseil général ou du conseil municipal intéressé, à provoquer directement l’annulation du sectionnement, soit par un [346] recours administratif, soit par un recours contentieux (1. Voy. les séances du Sénat des 29 février, 1er, 8 et 10 mars 1884. — Cf. Morgand, Loi municipale, t. 1er, p. 112, note 2 (3e édit.).). Aucune de ces propositions ne fut admise ; mais il fut reconnu que les lois en vigueur suffisent pour que les annulations nécessaires soient prononcées. En effet, en vertu de l’article 47 de la loi du 10 août 1871, les délibérations exécutoires des conseils généraux peuvent être annulées par décret en Conseil d’État, pour excès de pouvoir ou violation de la loi ; cette disposition permet d’annuler les sectionnements opérés en dehors des formes et conditions prescrites par les articles 11 et 12 de la loi du 5 avril 1884, et d’empêcher qu’ils ne vicient les élections à venir (2. Jusqu’en 1884, le Gouvernement n’avait peut-être pas suffisamment usé du droit que lui confère l’article 47 de la loi de 1871, et que le Conseil d’État lui avait formellement reconnu en matière de sectionnement (Décrets en Conseil d’État du 9 janvier 1875, Ariège ; du 8 novembre 1880, Vienne ; du 13 novembre 1880, Tarn). Depuis la loi de 1884, le ministre de l’intérieur a fait appel à la vigilance des préfets pour que les sectionnements irréguliers soient attaqués par eux dans les formes et délais fixés par l’article 47, aussi les décrets d’annulation ont été beaucoup plus nombreux.).
Le droit de contrôle qui appartient au juge de l’élection sur la légalité des actes administratifs qui intéressent l’élection, peut également s’exercer sur les actes qui concernent : la division des communes en bureaux de vote, opérée par les préfets (3. Conseil d’État, 7 avril 1876, El. de Nantes ; — 8 février 1884, El. de Valence ; — 17 février 1893, El. d’Aignan.) ; — les délais à observer entre le décret ou l’arrêté préfectoral convoquant les électeurs et le jour du vote (4. Loi du 10 août 1871, art. 12 ; loi du 5 avril 1884, art. 15. — Conseil d’État, 16 février 1878, El. de Vico ; — 27 novembre 1885, El. de Montesquieu ; — 14 février 1891, El. de Villebret ; — 17 février 1894, El. de Rodez.) ; — la désignation par le préfet du local dans lequel le vote doit avoir lieu (5. Conseil d’État, 7 mars 1884, El. de Putanges ; — 18 décembre 1885, El. de Val d’Orezza ; — 25 novembre 1892, El. de Saint-Just-en-Chevalet.) ; — les mesures de police prises par le maire en vue des opérations électorales (6. Conseil d’État, 13 juin 1879, El. de Cauro ; — 1er mai 1885, El. de Saubrigues ; — 17 mai 1889, El. de Grand-Bourg ; — 23 décembre 1892, El. d’Hermaya.). Par la même raison que ci-dessus, ces actes étroitement liés au contentieux de l’élection ne peuvent pas être attaqués par la voie du recours pour excès de pouvoir (7. Conseil d’État, 7 avril 1876, El. de Polvoroso ; — 28 mars 1879, El. de Paisy-Cosdon.). Cette règle ne comporte exception [347] que lorsqu’il s’agit de décisions individuelles portant atteinte au droit personnel de l’électeur, et dont il a intérêt à poursuivre l’annulation en dehors de toute contestation sur les opérations électorales ; telles sont les décisions portant refus de communiquer les listes électorales ou les listes d’émargement (1. Conseil d’État, 19 juin 1863, de Sonnier ; — 28 janvier 1864, Anglade; — 8 juin 1883, Delahaye ; — 2 mars 1888, Despetis.). Cette exception a été étendue au cas où un arrêté municipal interdit la circulation sur une place publique un jour d’élection. Cet arrêté peut, en effet, être critiqué non seulement à raison de son influence sur les opérations électorales, mais encore à raison de l’atteinte qu’il peut porter aux droits des habitants, en restreignant l’usage de la voie publique (2. Conseil d’État, 28 mars 1885, Marie.).
Appréciation de la moralité de l’élection. — Sur les questions de moralité de l’élection, il ne peut y avoir aucun partage de compétence entre le juge de l’élection et d’autres juges. Ce n’est pas à dire qu’il ait seul qualité pour apprécier le caractère licite ou illicite des actes reprochés aux électeurs, aux candidats ou aux autorités chargées de diriger et de surveiller les opérations électorales ; l’autorité judiciaire a, elle aussi, une mission importante à remplir à cet égard, puisqu’elle peut seule rechercher et punir les délits électoraux ; à ce titre ses décisions peuvent fournir au juge de l’élection des constatations utiles dont il a le droit de faire état, mais elles ne peuvent pas lui dicter ses solutions, et elles n’ont jamais pour lui le caractère de décisions préjudicielles. Il se peut, en effet, que des délits soient constatés dans une élection, sans que son annulation s’ensuive, et à peine est-il besoin d’ajouter que l’élection peut être annulée pour manœuvres et pour fraudes, sans que leurs auteurs soient punis et même sans qu’ils soient punissables.
Lors donc qu’une protestation dénonce des faits contraires à la liberté et à la sincérité du vote, le juge de l’élection n’a pas à se demander si ces faits constituent ou non des délits, mais s’ils excèdent les facultés légales du fonctionnaire, du candidat, de l’électeur, et en outre si ces faits, une fois leur caractère illicite [348] établi, ont pu exercer une réelle influence sur les résultats du scrutin.
Ce dernier point a son importance : il ne faut pas confondre, en effet, le jugement à porter sur des actes illicites, immoraux, délictueux, avec le jugement même de l’élection. Celle-ci peut être valable, quoiqu’on y relève des cas isolés de corruption ou d’abus d’influence, lorsqu’il est avéré qu’ils n’ont pu agir que sur un nombre restreint d’électeurs, et que l’annulation de leurs suffrages, en les supposant acquis à l’élu, ne l’empêche pas de conserver une majorité appréciable.
Si, au contraire, il est impossible de limiter les effets de la manœuvre, de savoir combien d’électeurs ont été exposés à la corruption ou à l’intimidation, de mesurer l’effet produit par des imputations mensongères ou par tout autre procédé de polémique déloyale, l’annulation doit être prononcée. En d’autres termes, il n’est pas nécessaire, pour qu’une élection soit invalidée, qu’elle soit sûrement viciée, il suffit qu’elle puisse l’être ; tout soupçon légitime se retourne contre l’élu, parce que son titre doit être hors de doute. Cette idée apparaît nettement dans la jurisprudence du Conseil d’État, et elle explique cette formule reproduite dans un grand nombre d’arrêts d’annulation : « que les faits constatés ont été de nature à altérer la liberté et la sincérité du vote », sans qu’il soit besoin d’affirmer qu’ils l’ont réellement altérée.
Remarquons, en terminant sur ce point, une conséquence de la dualité que nous avons signalée dans la mission du juge de l’élection, en tant qu’il fait office de bureau supérieur de recensement ou de juge des opérations électorales et de la moralité du vote. Il peut arriver, en effet, qu’en revisant le recensement, il déclare la majorité acquise à un candidat et décide qu’il aurait dû être proclamé, et qu’ensuite, dans le même arrêt, il statue sur une protestation éventuelle dirigée contre ce candidat qu’il vient de déclarer élu, et qu’il annule son élection pour irrégularité ou pour fraude. La jurisprudence du Conseil d’État en offre plusieurs exemples (1. Conseil d’État, 10 mai 1878, El. de Montceau-les-Mines ; — 24 décembre 1880, El. de Sari d’Arcino ; — 25 mars 1887, El. de Vieille-Aure ; — 8 juillet 1837, El. De Castelbajoux. — Ce dernier arrêt mérite d’être signalé : il décide d’abord « que le sieur Col s’est trouvé élu au premier tour de scrutin, que par suite il y a lieu de le proclamer membre du conseil général et d’annuler les opérations du deuxième tour de scrutin, à la suite desquelles le sieur Martin a été proclamé élu ». Puis il constate que les électeurs ont voté pour le sieur Col, « soit à la suite de manœuvres pratiquées à leur égard dans le but de surprendre leur vote en faveur de ce candidat, soit à la suite de menaces et par intimidation ». En conséquence le dispositif porte : « 1° le sieur Col est proclamé élu au premier tour de scrutin ; 2° les opérations du second tour sont annulées ; 3° l’élection du sieur Col est annulée. »).
[349]
IV. — RÈGLES DE PROCÉDURE
Sous le régime du suffrage universel, le droit de réclamer contre les élections doit être largement accordé à tout le corps électoral ; il doit l’être aussi à l’administration, non dans l’intérêt de ses préférences, mais dans un intérêt supérieur de légalité et de bon ordre. Cette procédure doit être simple, rapide et gratuite. Tel est le but auquel tend la loi française, plus libérale en cela que la loi anglaise qui n’admet que les protestations signées d’un candidat ou de quatre électeurs, et qui les oblige à fournir une caution pouvant s’élever à 500 livres (12,500 fr.) pour les frais du procès (1. Acte du 6 août 1872 « concernant la répression des fraudes dans les élections municipales et l’établissement d’un tribunal pour juger la validité des élections ». — La même disposition est reproduite dans l’acte du 13 août 1888 sur les conseils de comté. (Voy. t. 1er, p. 117.)).
La procédure des réclamations électorales a été réglée par les lois qui régissent les élections ; les dispositions de ces lois n’ont pas été abrogées par la loi nouvelle du 22 juillet 1889 sur la procédure des conseils de préfecture, dont l’article 11 réserve expressément les règles antérieurement établies. Il y a cependant quelques points sur lesquels cette loi modifie des règles qui résultaient de la jurisprudence et même de certains textes, notamment en matière d’enquêtes électorales ; nous les signalerons à mesure qu’ils se présenteront au cours de cette étude.
Qualité pour réclamer. — Le droit de former une réclamation ou protestation contre les élections aux conseils généraux, municipaux ou d’arrondissement appartient à tout électeur du canton ou de la commune où se fait l’élection (2. Ce droit appartient à tout électeur de la commune même quand celle-ci est divisée en sections pour les élections municipales. Avant la loi du 5 avril 1881 (art. 37, § 1) qui consacre explicitement ce droit, la loi du 5 mai 1855 n’admettait l’électeur à réclamer que contre « les opérations de l’assemblée dont il fait partie », ce qui excluait le recours des électeurs d’une section contre les élections faites dans une autre section.). Il appartient également à [350] tout candidat, même s’il n’est pas électeur dans la circonscription. Les lois du 22 juin 1833 et du 5 mai 1855 n’avaient pas explicitement reconnu ce droit du candidat, elles n’avaient prévu que le recours des électeurs ; mais la jurisprudence du Conseil d’État avait suppléé à leur silence en admettant que le droit de recours du candidat non-électeur résulte de sa qualité de partie intéressée (1. Conseil d’État, 20 juin 1865, El. de Fresnes, et jurisprudence constante résultant implicitement de toutes les décisions rendues sur les réclamations de candidats non électeurs.) ; les lois du 31 juillet 1875 (art. 51) et du 5 avril 1884 (art. 37) ont expressément consacré cette jurisprudence. La loi de 1884 va même plus loin ; elle confère le droit de recours à tout éligible, c’est-à-dire à tout citoyen âgé de 25 ans et inscrit au rôle d’une des contributions directes, alors même qu’il ne serait pas candidat. Peut-on conclure de l’expression employée par ce texte qu’on pourrait dénier le droit d’un candidat, en soutenant qu’il n’est pas éligible, soit à raison des fonctions qu’il exerce, soit à raison de condamnations qu’il aurait encourues ? Nous ne le pensons pas ; la loi de 1884 n’a pas entendu rester en deçà de la loi de 1875, qui admet le recours de tout candidat ; elle a voulu au contraire aller au-delà, et assimiler à ceux qui sont effectivement candidats ceux qui auraient pu l’être à raison de leur qualité de contribuables. Mais elle n’a pas voulu qu’on pût se livrer à un véritable débat sur l’éligibilité pour apprécier la recevabilité d’une protestation (2. Conseil d’État, 12 mars 1886, El. d’Oued-Zenati. Dans cette affaire, le Conseil d’État a statué sur la requête d’un candidat bien qu’il fût inéligible à raison de ses fonctions.).
La loi du 31 juillet 1875 a donné, en outre, le droit de recours à tous les membres du conseil général, quoiqu’on n’eût point jusqu’alors admis les membres d’un corps électif à réclamer personnellement, en cette seule qualité, contre les élections qui concourent à la formation de ce corps. Le même résultat nous paraît avoir été indirectement atteint, pour les conseillers municipaux, par la loi de 1884, puisque les conseillers en exercice sont toujours présumés éligibles, et qu’ils perdent leur siège s’ils deviennent [351] inéligibles pour une cause postérieure à leur nomination (1. Loi du 5 avril 1884, art. 36.). Mais aucune disposition de la loi du 22 juin 1833 ne permet d’étendre ce droit aux membres des conseils d’arrondissement.
Si le droit de protestation appartient à un grand nombre d’intéressés, il est pour chacun d’eux rigoureusement personnel ; aussi les irrégularités ou les omissions d’une protestation ne sauraient être corrigées par les protestations que d’autres électeurs auraient formées en dehors des délais (2. Conseil d’État, 25 octobre 1878, El. de Montvalent.). Par la même raison, si l’auteur d’une protestation se désiste, ses conclusions ne peuvent pas être reprises par d’autres électeurs (3. Conseil d’État, 7 janvier 1881, El. de Pellegrue ; — 23 juin 1893, El. de Fantac. — Réciproquement si le désistement émane d’un avocat ou mandataire déclarant agir au nom des auteurs de la protestation, il n’est opposable qu’à ceux qui lui ont donné mandat à cet effet, et il n’engage pas de plein droit l’ensemble des signataires de la protestation : 1er juillet 1893, El. de Lauzerte.) ; s’il meurt, ses héritiers sont sans qualité pour reprendre l’instance qui s’éteint de plein droit, si elle n’est pas soutenue par d’autres réclamants (4. Conseil d’État, 26 février 1875, Delhomel ; — 18 juillet 1884, El. de Luzech ; — 17 décembre 1886, El. de Puy-l’Évêque ; — 14 novembre 1890, de Veye.).
Le préfet peut aussi attaquer les opérations électorales. Ce droit lui est reconnu : pour les élections des conseils généraux, par la loi du 31 juillet 1875 (art. 15, § 6) ; — pour les élections des conseils d’arrondissement, par la loi du 22 juin 1833 (art. 50) ; — pour les élections des conseils municipaux, par la loi du 5 avril 1884 (art. 37, § 3). Mais il résulte de tous ces textes que le droit de recours du préfet n’est pas aussi étendu que celui des électeurs ; il ne peut se fonder que « sur l’inobservation des conditions et formalités prescrites par les lois ».
Ces expressions doivent être entendues dans un sens large ; elles s’appliquent non seulement à l’inobservation des formes et délais prescrits pour les opérations électorales, mais encore aux questions d’inéligibilité, de majorité, d’attribution de bulletins, car ce sont là des conditions de l’élection (5. Conseil d’État, 19 juillet 1889, El. de Puyréaux ; — 16 décembre 1892, El. d’Appeville ; — 3 mai 1893, El. de Lacaune ; — 21 décembre 1894, El. de Carla-Bayle.). Mais nous ne saurions admettre avec M. Morgand que le droit du préfet puisse être entièrement assimilé à celui des électeurs : « L’administration, dit cet auteur, [352] dont le devoir est de veiller à l’exécution complète de la loi, à la liberté et à la sincérité du scrutin, doit avoir des droits égaux sinon supérieurs à ceux des simples particuliers (1. Morgand, la Loi municipale, t. 1er, p. 227 (3° édit.).). » Si telle avait été la pensée du législateur, on ne s’expliquerait pas que tous les textes qui ont consacré le droit du préfet, depuis 1833 jusqu’en 1884, aient pris soin de le limiter au cas où les conditions et formalités n’ont pas été observées, et surtout que la loi du 31 juillet 1875 ait accentué cette restriction en disant : « sa réclamation… ne pourra être fondée que sur l’inobservation, etc.. », ce qui exclut évidemment les griefs d’une autre nature. Cette restriction est d’ailleurs justifiée, car le préfet ne peut constater par lui-même que les irrégularités révélées par les procès-verbaux ou autres pièces, ou celles qui résultent de la situation légale du candidat. Quant aux faits qui entachent la moralité de l’élection, il ne les connaît que par ouï-dire, ou d’après des rapports administratifs (2. Le Conseil d’État s’est prononcé en ce sens et a déclaré non recevable un déféré du préfet se fondant sur des faits de corruption et d’intimidation (5 juillet 1889, El. d’Étivareilles).).
Formes et délais des réclamations. — Les réclamations peuvent être consignées, séance tenante, au procès-verbal des opérations. Elles peuvent aussi être formées par acte séparé, dans les conditions prévues par la loi.
Pour les élections au conseil général, dont le Conseil d’État connaît en premier et dernier ressort, les protestations doivent être déposées, dans les dix jours qui suivent l’élection, soit au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, soit au secrétariat de la préfecture ; — pour les élections au conseil d’arrondissement, le dépôt doit avoir lieu dans le délai de cinq jours au secrétariat de la sous-préfecture ; —pour les élections au conseil municipal, dans le délai de cinq jours au secrétariat de la mairie, de la sous-préfecture ou de la préfecture. L’indication de ces délais et de ces lieux de dépôt doit être rigoureusement observée ; ainsi une réclamation contre une élection au conseil général qui serait déposée à la sous-préfecture, ne prendrait date qu’à partir du jour où elle aurait été enregistrée à la préfecture, qui est le lieu légal de dépôt (3. Conseil d’État, 18 janvier 1884, El. de Mortain; — 18 janvier 1890, El. De Saint-Hilaire; — 7 juillet 1893, El. de Montesquieu.).
[353] Ces réclamations sont affranchies de tout droit de timbre et d’enregistrement. Le Conseil d’État n’exige même pas que les signatures soient légalisées, ce qui pourrait entraîner des retards préjudiciables aux intéressés à raison de la brièveté du délai (1. Conseil d’État, 7 décembre 1883, El. d’Aire ; — 8 juin 1888, El. de Saint-Pardoux-Larrivière ; — 31 janvier 1890, El. de Castifao.) ; mais il se réserve d’en faire vérifier l’authenticité par une instruction administrative, en cas de contestation de la partie adverse, et même d’office.
En ce qui touche le recours du préfet, le délai est de vingt jours pour les élections au conseil général, de quinze jours pour les élections au conseil municipal ou d’arrondissement ; il court de la réception des procès-verbaux ; il doit être directement adressé à la juridiction qui doit en connaître, c’est-à-dire au Conseil d’État dans le premier cas, au conseil de préfecture dans les deux autres.
Le délai des protestations ne comprend pas le jour de l’élection, qui est le dies à quo ; mais il comprend le jour du dépôt, qui est le dies ad quem. Ainsi, une élection ayant eu lieu le 1er, la réclamation doit être déposée au plus tard le 11 pour une élection au conseil général, le 6 pour une élection au conseil municipal ou d’arrondissement (2. Conseil d’État, 1er février 1878, El. de Saint-Girons ; — 21 décembre 1883, El. d’Arc-en-Barrois ; — 16 mars 1889, El. de Mazamet ; — 10 juillet 1893, El. de Sartène. — La jurisprudence est ici moins large que dans d’autres matières où le dies ad quem n’est pas compté ; en effet la loi du 31 juillet 1875 veut que les réclamations soient déposées dans les dix jours qui suivent l’élection, la loi du 5 avril 1884 dans les cinq jours, ce qui ne permet pas d’aller au-delà du dixième ou du cinquième jour.). Il faut qu’à cette date elle soit non seulement expédiée (par exemple remise à la poste), mais parvenue à destination (3. Conseil d’État, 1er juillet 1881, El. de Marcilly; — 23 décembre 1881, El. De Vrigne-sous-Bois ; — 19 mai 1893, El. de la Châtre. Le Conseil d’État admet que la date d’arrivée résultant de l’enregistrement dans les bureaux n’exclut pas toute preuve contraire : 11 novembre 1881, El. de Florentin ; — 14 mai 1886, El. de Cascatel. — Lorsque le dernier jour du délai est un jour férié, l’échéance n’est pas prorogée au lendemain et l’on ne saurait invoquer l’article 1033 du C. de procéd. civ. pour échapper aux déchéances prévues par les lois électorales : 16 janvier 1885, El. de Franqucvielle.).
Que doit-on entendre par « l’élection » ou « le jour de l’élection », qui est le point de départ du délai ? Est-ce la journée du vote, celle du recensement ou de la proclamation ? Sous l’empire [354] des lois de 1831 et de 1833, le Conseil d’État avait d’abord admis que le jour de l’élection était celui du vote ; il n’y avait en effet qu’un seul vote, soit à la commune pour les élections municipales, soit au canton pour les élections départementales, de sorte que son dépouillement constituait en même temps un recensement et faisait connaître l’ensemble des résultats. Il en a été autrement après 1852, du moins pour les élections départementales, lorsque le vote a été transféré du canton à la commune, et qu’il a fallu concentrer les résultats au chef-lieu du canton et les faire recenser par une commission spéciale ; la jurisprudence a alors décidé que le délai ne commençait à courir qu’à partir du recensement des votes et de la proclamation des résultats (1. Conseil d’État, 26 novembre 1863, El. de Croisic ; — 25 avril 1866, El. de Nancy ; — 19 mai 1868, El. de Ferrette.). Cette jurisprudence a conservé sa raison d’être sous la législation actuelle et a reçu de nouvelles et nombreuses applications (2. Conseil d’État, 22 février 1889, El. de Roubaix; — 16 décembre 1892, El. De Morosaglio.).
La distinction entre l’élection et le recensement étant ainsi justifiée, faut-il en outre distinguer entre le recensement et la proclamation ? Recenser, c’est faire le relevé des résultats partiels, en rectifier au besoin les erreurs, et en fixer le résultat total ; proclamer, c’est déclarer qui est élu. Un recensement non suivi de proclamation fait-il courir le délai ? La jurisprudence du Conseil d’État s’est prononcée pour l’affirmative (3. Conseil d’État, 8 mars 1878, El. de Lunas ; — 25 novembre 1881, El. de Saint-Laurent ; — 10 mars 1894, El. de Toureilles ; — 5 mai 1894, El. de Davignac.). En effet, il suffit que l’opération matérielle du recensement ait eu lieu pour que chaque intéressé puisse en déduire les résultats de l’élection, et par suite les attaquer sans attendre la proclamation, formalité utile mais qui n’a rien de sacramentel. La même observation s’applique aux élections communales qui se trouvent recensées par cela seul que les résultats du scrutin sont consignés au procès-verbal.
Enfin, dans l’hypothèse exceptionnelle, mais qui s’est quelquefois présentée, où les urnes sont transmises au conseil de préfecture ou au Conseil d’État sans avoir été ouvertes par le bureau, et où le juge de l’élection procède lui-même au dépouillement, le [355] délai de la réclamation ne court que du jour où la décision constatant les résultats de l’élection a été notifiée (1. Conseil d’État, 27 juillet 1893, El. d’Albas ; — 13 janvier 1894, El. de Saint- Pierre. ).
Lorsque l’élection a donné lieu à deux tours de scrutin, le délai des réclamations dirigées contre le premier tour court de sa date et non de celle du second tour ; peu importe d’ailleurs que le premier tour ait été considéré comme ne donnant aucun résultat ; il n’en doit pas moins être attaqué par ceux qui prétendent qu’un ou plusieurs candidats auraient dû être proclamés (2. Conseil d’État, 6 décembre 1878, El. de Gournay ; —6 janvier 1882, El. d’Hondschoote ; — 19 juin 1885, El. de Saint-Baldoph ; — 25 novembre 1892, El. de Verrières.).
Signalons cependant un cas exceptionnel où l’on peut attaquer les opérations du premier tour après l’expiration du délai, non par voie principale, mais par une sorte de demande reconventionnelle émanée d’un élu qui défend sa propre élection. — Précisons l’hypothèse. — Une élection donne lieu à deux tours de scrutin dont le second aboutit à la proclamation d’un candidat. Dans l’intervalle de ces deux tours, un compétiteur attaque le premier tour, et demande à la juridiction compétente de déclarer qu’il a été élu à ce premier tour, et d’annuler, par voie de conséquence, l’élection du candidat proclamé. Alors, mais alors seulement, ce candidat a intérêt à relever contre son adversaire, qui demande à être élu à sa place, des griefs de nature à faire annuler les opérations du premier tour ; le Conseil d’État a admis qu’il était recevable à le faire (3. Conseil d’État, 25 mars 1887, El. de Vieille-Aure. (Voy. les conclusions du commissaire du Gouvernement au Recueil, 1887, p. 266.)). Cette solution est juridique ; il est évident, en effet, que l’élu du second tour n’avait aucun grief contre le premier tour, jusqu’au moment où l’on a prétendu qu’il en était résulté une élection excluant la sienne.
On peut même se demander si, par une application logique de cette jurisprudence, on ne devrait pas considérer toute décision contentieuse, faisant revivre une élection du premier tour, comme l’équivalent d’une revision du recensement et d’une proclamation de candidat, de telle sorte que l’élection ainsi proclamée par le juge pût être attaquée dans le même délai que si elle était résultée [356] du recensement primitif. Le point de départ du délai serait alors ce recensement nouveau effectué par la voie contentieuse, ou plutôt la connaissance qu’en auraient les intéressés, soit par la notification de la décision, soit par l’installation du candidat proclamé. S’il en était autrement, un grand nombre d’électeurs — tous peut-être à l’exception du candidat à qui la protestation aurait été communiquée — seraient privés du droit d’attaquer l’élection, droit qu’ils ne peuvent évidemment exercer que du jour où cette élection existe et où ils en ont connaissance.
Les règles relatives au délai des protestations ne s’appliquent pas seulement à la réclamation primitive et aux conclusions qu’elle doit formuler, mais encore aux moyens et griefs invoqués à l’appui de ces conclusions.
Cette règle mérite d’être signalée, car elle déroge à celle qui est admise en procédure, et d’après laquelle les forclusions n’atteignent que les demandes nouvelles et non les moyens nouveaux. Cette dérogation est justifiée par la nécessité de soumettre autant que possible à une même instruction tous les griefs qui peuvent faire annuler ou modifier le résultat des opérations. C’est pourquoi la jurisprudence déclare non recevables les griefs formulés en dehors des délais de la protestation, alors même que les réclamants s’étaient réservés de les produire ultérieurement (1. Conseil d’État, 13 mars 1885, El. de Mérignac ; — 25 novembre 1892, El. De Chaunay ; — 2 février 1894, El. de Paris (Charonne).).
Mais il ne faut pas confondre avec des griefs nouveaux les articulations qui ne sont que le développement et la justification des griefs formulés dans la protestation. La jurisprudence admet que la protestation primitive peut se borner à faire connaître en termes généraux la nature des griefs, sans en préciser toutes les circonstances ; celles-ci peuvent être exposées dans des mémoires ampliatifs pendant toute la durée de l’instruction écrite (2. Conseil d’État, 27 juin 1879, El. de Saint-Cernin ; — 12 mai 1882, El. de Camarès ; — 6 mars 1885, El. de Plouhinec ; — 14 février 1891, El. de Nîmes; — 4 août 1893, El. de Rocheneuve.).
Pourvoi au Conseil d’État. — Dans les affaires dont le conseil de préfecture connaît en premier ressort, le droit d’appel n’est ouvert [357] que contre les décisions qui statuent sur l’élection, non contre celles qui ordonnent des enquêtes ou toute autre mesure d’instruction préalable (1. Conseil d’État, 31 juillet 1885, El. de Mugon ; — 24 juillet 1890, El. de Saint-Dié ; — 29 juin 1894, El. de Brassac. — Il peut y avoir des cas où la décision ordonnant l’enquête a un caractère interlocutoire, comme subordonnant le sort de l’élection à la preuve de certains faits, mais la jurisprudence ne distingue pas, elle déclare l’appel non recevable toutes les fois qu’il n’y a pas de jugement rendu sur l’élection.).
Le recours au Conseil d’État est également ouvert lorsque le conseil de préfecture n’a pas statué sur la réclamation dans les délais d’un mois ou de deux mois, fixés par les articles 38 et 39 de la loi du 5 avril 1884, et que nous aurons à préciser quand nous parlerons du jugement des protestations. Ce recours peut être comparé à un appel parce que, d’après l’article 38, la réclamation qui n’est pas jugée dans les délais est considérée comme rejetée, c’est alors cette décision implicite de rejet qui est déférée au Conseil d’État ; mais en réalité, il y a plutôt là une évocation qu’un appel, puisque le premier degré de juridiction se trouve entièrement supprimé, et qu’aucun arrêté du conseil de préfecture n’est attaqué devant le Conseil d’État qui juge la protestation en premier et en dernier ressort. Quoique la même règle n’ait pas été expressément édictée pour les élections aux conseils d’arrondissement, la jurisprudence a admis qu’elle leur était applicable, comme sanction de l’obligation que l’article 51 de la loi du 22 juin 1833 impose au conseil de préfecture de statuer dans le délai d’un mois (2. Conseil d’État, 12 juillet 1878, El. de Bagnols ; — 9 août 1880, El. de Douai ; — 7 juillet 1893, El. de Saint-Valéry ; — 2 février 1894, El, de Marvéjols.).
I. Qualité pour former le pourvoi. — Le droit de former un pourvoi devant le Conseil appartient à toute partie dont les conclusions n’ont pas été accueillies par le conseil de préfecture, soit qu’il les ait écartées par un arrêté, soit qu’il les ait implicitement rejetées en ne statuant pas dans les délais. Ce droit peut en outre appartenir à des parties qui ne figuraient pas en première instance lorsque leur intérêt à se pourvoir naît de situations nouvelles créées par la décision du conseil de préfecture. L’article 40 de la loi de 1884 disposant que le recours au Conseil d’État est ouvert aux parties intéressées, la jurisprudence en a conclu que tous les [358] électeurs de la commune ont qualité pour se pourvoir contre l’arrêté qui annule une élection, alors même qu’ils ne sont pas intervenus pour la défendre (1. Conseil d’État, 3 mars 1876, El. de Lanneray ; — 15 juillet 1881, El. de Cellier-du-Luc ; — 16 janvier 1885, El. de Carmières ; — 10 juillet 1893, El. de Sartène.). Cette jurisprudence est fondée, car les protestations ne sont communiquées qu’aux conseillers dont l’élection est contestée, et elles ne peuvent pas l’être à l’ensemble des électeurs (loi de 1884, art. 37, § 4) ; ceux-ci ont cependant le droit de défendre l’élection de leur candidat aussi bien que d’attaquer celle de l’adversaire ; n’ayant pu exercer ce droit en première instance, il est juste qu’ils puissent l’exercer en appel, en prenant fait et cause pour ce candidat contre l’arrêté d’annulation (2. La règle est la même si l’annulation a été prononcée sur un déféré du préfet (4 janvier 1889, El. de Réallon).).
Le droit d’appel appartient, à plus forte raison, au candidat contre lequel aucune protestation n’avait été dirigée, mais dont l’élection a été annulée par voie de conséquence, notamment comme ayant été faite au second tour de scrutin alors que les opérations du premier tour étaient reconnues valables par le conseil de préfecture. Ce droit appartient aussi aux élus qui, sans être invalidés, voient l’ordre des nominations interverti, et leur rang au tableau modifié par suite de la décision du conseil de préfecture. Toutes ces personnes sont des parties intéressées dans le sens de l’article 40 de la loi de 1884.
En ce qui touche le droit de recours de l’administration, représentée par le préfet ou par le ministre de l’intérieur, la question a donné lieu à plus de difficultés.
La loi du 21 mars 1831 (art. 51), qui donnait au préfet le droit de déférer les élections municipales au conseil de préfecture, était muette sur son droit de recours au Conseil d’État. On en avait conclu que le ministre seul pouvait se pourvoir, conformément aux règles ordinaires sur les recours formés au nom de l’administration (3. Conseil d’État, 7 mai 1847, El. de Bantouzel ; — 24 juillet 1847, El. de Neuvillette ; — 24 août 1849, Préfet de Seine-et-Oise.).
Mais la loi du 5 mai 1855 (art. 46) a consacré explicitement le [359] droit du préfet, en décidant que « le recours au Conseil d’État contre la décision du conseil de préfecture est ouvert soit au préfet, soit aux parties intéressées » ; cette disposition reproduite par la loi du 5 avril 1884 (art. 40, § 1) tranche la question dans le cas prévu par l’article 37, c’est-à-dire lorsque le conseil de préfecture a statué sur une réclamation du préfet, fondée sur ce que les conditions et les formes légalement prescrites n’auraient pas été remplies : nul doute que, dans ce cas, le préfet ne puisse déférer au Conseil d’État la décision du conseil de préfecture qui rejette ses conclusions.
Mais l’administration n’a-t-elle pas devant le Conseil d’État, un droit de recours plus étendu que celui qui est attribué au préfet par l’article 40 ? Ne peut-elle pas, même quand elle est restée étrangère à l’instance devant le conseil de préfecture, se présenter devant le Conseil d’État comme étant une de ces « parties intéressées » auxquelles le recours est ouvert, comme ayant à faire valoir des intérêts permanents de légalité et de bon ordre qui peuvent avoir été méconnus par le conseil de préfecture ? N’est-ce pas alors au ministre de l’intérieur, et non au préfet, qu’il appartient de se pourvoir ? La jurisprudence s’est prononcée dans ce dernier sens ; elle a admis le recours du ministre (1. Conseil d’État, 9 décembre 1871, El. d’Artigueloutan ; — 9 juillet 1875, El. De Fontenet ;— 7 avril 1876, El. de Polveroso ; — 2 mars 1883, El. d’Ajaccio ; — 14 novembre 1884, El. de Prone.), en excluant celui du préfet toutes les fois qu’il s’agit d’élections dont il n’a pas saisi lui-même le conseil de préfecture (2. Conseil d’État, 26 décembre 1884, El. de Dions ; — 16 janvier 1885, El. De Nieppe ; — 22 mars 1889, El. de Gilhoc ; — 25 novembre 1892, El. de Lapasset.).
Mais, le droit du ministre étant admis en principe, faut-il le restreindre au cas où le conseil de préfecture a annulé les opérations électorales, ou l’étendre au cas où il s’est borné à les maintenir en rejetant les protestations dont il était saisi ? Pendant longtemps la jurisprudence du Conseil d’État, conforme à la doctrine du ministère de l’intérieur, s’est abstenue de faire cette distinction et elle a décidé que le ministre a qualité pour se pourvoir, même contre les décisions qui ne modifient pas les résultats de l’élection (3. Conseil d’État, 9 juillet 1875, El. de Fontenet ; — 2 mars 1883, El. d’Ajaccio.). [360] et avoir admis la distinction ci-dessus indiquée, par un arrêt du 9 juin 1894 (El. de Pantin). Cet arrêt décide « que s’il appartient au ministre de l’intérieur de se pourvoir contre les arrêtés du conseil de préfecture, soit dans le cas où ils sont intervenus sur le recours du préfet, soit quand ils ont modifié les résultats de l’élection, il n’est pas recevable à déférer un arrêté qui a rejeté la protestation d’un électeur » (1. Voy. les observations publiées sur cet arrêt par la Revue générale d’administration, août 1891.).
Cette distinction nous paraît entièrement justifiée. En effet, lorsque le conseil de préfecture s’est borné à rejeter la protestation d’un électeur contre une élection que l’administration, représentée par le préfet, s’était abstenue d’attaquer, le pourvoi du ministre équivaut en réalité à une protestation nouvelle, il fait revivre, longtemps après l’expiration des délais légaux, le droit de recours que le préfet a laissé périmer. En pareil cas, il nous paraît plus juridique de ne reconnaître d’autre droit au ministre que celui de former un pourvoi dans l’intérêt de la loi, qui permettrait de redresser toute erreur de droit commise par le premier juge, sans remettre en question, pendant un délai indéterminé, la situation acquise au candidat.
Au contraire, le droit de recours du ministre est justifié, lorsque la décision du conseil de préfecture a créé une situation nouvelle, soit en annulant une élection, soit en proclamant un nouvel élu. Il est alors nécessaire que l’administration puisse, aussi bien que les candidats évincés ou les électeurs, attaquer les résultats des élections, tels qu’ils résultent de la décision du conseil de préfecture. Il est naturel aussi que l’administration soit alors représentée par le ministre et non par le préfet, puisqu’il s’agit d’un droit de réclamation qui ne peut être exercé qu’en appel, et puisque le ministre est le représentant légal de l’administration devant le Conseil d’État, comme le préfet devant le conseil de préfecture.
I. Formes et délais du pourvoi. — Jusqu’en 1884, les diverses élections dont le conseil de préfecture connaît en premier ressort n’étaient soumises, quant au délai du pourvoi au Conseil d’État, [361] à aucune règle spéciale ; il en résultait que le délai ordinaire de trois mois prévu par l’article 11 du décret du 22 juillet 1806 leur était applicable.
La loi du 5 avril 1884 a d’abord modifié cet état de choses, pour les élections municipales, en réduisant le délai du pourvoi à un mois. Puis, la loi de procédure du 22 juillet 1889 a réduit de trois mois à deux mois le délai ordinaire des pourvois contre les arrêtés des conseils de préfecture. Il en est résulté que les pourvois relatifs aux élections des conseils d’arrondissement et du conseil général de la Seine se sont trouvés régis, à défaut de textes spéciaux, par la loi de 1889, comme ils l’étaient antérieurement par le décret de 1806 ; ils doivent donc être actuellement formés dans un délai de deux mois (1. Conseil d’État, 3 mai 1890, El. de Craon ; — 4 avril 1893, El. de Vienne.).
Les pourvois relatifs à ces dernières élections peuvent être déposés, par application des mêmes règles générales édictées par la loi du 22 juillet 1889 (art. 61), soit à la préfecture ou à la sous-préfecture, soit au secrétariat général du Conseil d’État.
En ce qui touche les élections municipales, la loi de 1889 n’ayant pas modifié les règles spéciales de l’article 40 de la loi du 5 avril 1884, celles-ci demeurent applicables, soit en ce qui concerne le délai du recours fixé à un mois (2. Conseil d’État, 17 mai 1892, El. de Bô; — 13 janvier 1893, El. de Champs ; — 4 mai 1894, El. de Mazerolles ; — 2 mars 1895, El. de Verdun.), soit en ce qui touche le point de départ de ce délai, qui reste, pour les parties, la date de la notification de l’arrêté, et la date même de l’arrêté pour le ministre ou le préfet (3. Loi du 5 avril 1881, art. 40, § 2. Antérieurement, le délai ne courait, à l’égard du ministre, que du jour où il avait eu officiellement connaissance de l’arrêté (7 avril 1876, El. de Polveroso).).
Que décider à l’égard des parties qui, étant restées étrangères à la protestation, sont cependant recevables à se pourvoir contre une décision du conseil de préfecture modifiant les résultats de l’élection ? L’article 40 de la loi de 1884 n’a pas prévu ce recours, mais il n’est pas douteux qu’il doit être formé dans le délai d’un mois puisque c’est le délai légal des pourvois en matière d’élections municipales, et puisque la loi de 1889 (art. 11), en maintenant les règles en vigueur pour le contentieux électoral, a écarté elle-même [362] l’application du délai de deux mois prévu par son article 61. Quant au point de départ du délai, ce ne peut être ici la notification de l’arrêté à la partie qui se pourvoit, puisqu’elle a été étrangère à l’instance suivie devant le conseil de préfecture. Nous pensons que ce n’est pas non plus la date de la décision, car, d’après les règles en vigueur, c’est seulement à l’égard de l’administration que cette date peut, dans certains cas, faire courir le délai. Nous concluons de là que le délai courra, pour les tiers, du jour où l’arrêté aura été notifié aux auteurs de la protestation, car ceux-ci peuvent être considérés comme représentant l’ensemble des électeurs intéressés à la vérification de l’élection (1. Ces questions ont été soulevées mais non résolues dans une affaire jugée le 14 janvier 1893 (El. de Bujaleuf). Le ministre de l’intérieur proposait, dans son avis sur le pourvoi, de faire courir le délai du jour où l’arrêté a été rendu, ce qui ferait aux tiers une situation plus rigoureuse qu’aux parties en cause. La solution que nous proposons éviterait cette anomalie, et elle serait en harmonie avec la jurisprudence qui décide que, lorsqu’une protestation est faite dans un intérêt public, non dans un intérêt personnel, la notification faite à l’un des signataires fait courir le délai à l’égard de tous (1er juillet 1889, El. de Castelnau ; — 3 mars 1893, El. de Sonnac).).
En matière d’élections municipales, le pourvoi doit être déposé, non au secrétariat du contentieux, mais au secrétariat de la sous-préfecture ou de la préfecture. Celte disposition, qui doit être observée à peine de nullité (art. 40, § 2), a eu pour but d’accélérer l’instruction ; le préfet doit immédiatement donner connaissance du pourvoi aux parties intéressées, en les prévenant qu’elles ont quinze jours pour tout délai à l’effet de produire leurs défenses (art. 40, § 3). A l’expiration de ce délai, le préfet transmet au ministre de l’intérieur, qui les adresse au Conseil d’État, le pourvoi, les défenses et les pièces, auxquelles il joint son avis motivé (art. 40, § 4).
Cette procédure est également applicable lorsque le conseil de préfecture n’a pas statué dans le délai d’un mois qui lui est imparti par l’article 38 de la loi de 1884, et qu’un pourvoi est formé contre la décision implicite de rejet résultant de l’expiration du délai. Seulement, dans ce cas, le pourvoi doit être déposé à la préfecture dans un délai de cinq jours, à partir du jour où le préfet aura fait connaître que le conseil de préfecture est dessaisi (2. Conseil d’État, 6 février 1885, El. de Genevrière ; — 7 mars 1890, El. de Gours ; — 9 mai 1890, El. de Fournès.).
[363] La jurisprudence a cependant admis que si le conseil de préfecture a illégalement statué quoique dessaisi, le pourvoi formé contre son arrêté peut être formé dans le délai d’un mois (1. Conseil d’État, 2 décembre 1888, El. de Kellermann ; — 17 juin 1893, El. de Tain. Les solutions de ces arrêts ne sont qu’implicites, mais elles résultent de ce que le Conseil d’État a statué quoique les pourvois eussent été formés bien après l’expiration du délai de cinq jours (15 jours après dans la première affaire, 19 dans la seconde).) ; on n’est plus alors dans le cas spécial prévu par l’article 38 et le délai rigoureux que ce texte impose ne doit pas être appliqué par analogie.
III. Effet suspensif du pourvoi. — La législation des conseils d’arrondissement et des conseils municipaux déroge à la règle générale d’après laquelle le pourvoi au Conseil d’État n’a pas d’effet suspensif. — Pour les conseils d’arrondissement, cette dérogation résulte de l’article 54 de la loi du 22 juin 1833, d’après lequel « le recours au Conseil d’État sera suspensif lorsqu’il sera exercé par le conseiller élu ». — Pour les conseils municipaux, elle résulte de l’article 40, § 7, d’après lequel « les conseillers municipaux proclamés restent en fonctions jusqu’à ce qu’il ait été définitivement statué sur les réclamations ».
Il résulte de là que les conseillers élus conservent leur siège, bien que leur élection ait été annulée par le conseil de préfecture, tant que le pourvoi formé contre l’arrêté d’annulation n’a pas été rejeté par le Conseil d’État. Cette disposition, va bien au-delà de la règle posée par la loi des 15-27 mars 1791, d’après laquelle « l’exercice provisoire appartient à ceux dont l’élection est attaquée tant qu’elle n’a pas été annulée ».
L’article 40 a pour effet d’assimiler une élection annulée en premier ressort à une élection simplement attaquée. Mais il renverse ainsi l’ordre des présomptions légales ; car s’il est vrai qu’une protestation ne saurait suffire pour mettre en échec la proclamation d’un candidat faite par un bureau électoral, il est naturel que cette proclamation cesse provisoirement de produire ses effets dès qu’elle est infirmée par un jugement de premier ressort. Sans doute, il peut y avoir des inconvénients à considérer trop tôt comme invalidé un candidat élu qui obtiendra peut-être gain de cause en appel ; mais ces inconvénients ne sont pas plus graves que ceux que la [364] règle nouvelle a fait naître. Ainsi qu’il était facile de le prévoir, le pourvoi au Conseil d’État est souvent devenu, de la part des candidats invalidés par le conseil de préfecture, un simple expédient de procédure destiné à prolonger l’exercice provisoire d’un mandat usurpé. Il pourrait même arriver — et ce n’est malheureusement pas une simple hypothèse — que des bureaux électoraux, plus attachés à des intérêts de parti qu’à la loi, proclament élus des candidats qui ne le sont pas, qu’ils savent ne pas l’être, mais à qui ils veulent assurer un siège au conseil municipal jusqu’à ce que le vice de leur titre ait été successivement reconnu par le conseil de préfecture et par le Conseil d’État (1. L’abrogation de cette disposition a fait l’objet d’une proposition présentée au Sénat le 28 février 1890 par MM. Morel, Lenoël et Le Guay.).
Instruction et jugement. — La procédure contentieuse n’est réellement engagée que lorsque la protestation ou le pourvoi a fait l’objet des notifications ou communications administratives destinées à provoquer les observations en défense des parties intéressées, et lorsque le dossier est parvenu à la juridiction compétente (2. Voy. pour les élections aux conseils généraux, la loi du 31 juillet 1875, art. 15, § 3 ; — pour les élections municipales, la loi du 5 avril 1884, art. 37, 38 et 39 ; pour les élections aux conseils d’arrondissement, les articles 51 et 52 de la loi du 22 juin 1833.). Ces notifications et communications, au lieu d’être réglées par le conseil de préfecture comme dans les matières ordinaires, s’opèrent par les soins du préfet. Celui-ci donne connaissance des protestations, par la voie administrative, aux conseillers dont l’élection est contestée, et il doit les prévenir qu’ils ont un délai de cinq jours pour produire leurs défenses et faire connaître s’ils entendent présenter des observations orales à l’audience (3. Loi du 5 avril 1884, art. 37, et loi du 22 juillet 1889, art. 11, § 2.). Dans ce dernier cas, les parties doivent être averties du jour de l’audience quatre jours au moins à l’avance sous peine de nullité de la décision à intervenir (4. Conseil d’État, 3 mars 1893, El. de Nieul ; — 10 juillet 1893, El. de Châtenois.).
Cet avertissement peut être envoyé par simple lettre recommandée — exempte de taxe par suite de la gratuité des procédures électorales — soit aux signataires de la protestation ou seulement [365] au premier d’entre eux, soit à leur mandataire commun (1. Loi du 22 juillet 1889. art. 44.) ; quant aux conseillers dont l’élection est contestée et qui ont demandé à présenter des observations orales, chacun d’eux doit recevoir l’avertissement, leurs intérêts étant distincts. L’affaire, ainsi introduite, suit son cours conformément aux règles ordinaires de l’instruction et du jugement, qui ne sont modifiées que sur deux points : 1° en ce que l’affaire est jugée sans aucuns frais, même ceux de timbre, et qu’elle est dispensée du ministère de l’avocat lorsqu’elle est portée devant le Conseil d’État (2. Loi du 31 juillet 1875, art. 16, § 1 ; — loi du 5 avril 1884, art. 40, § 6.) ; — 2° en ce qu’elle doit être jugée dans des délais que la loi a déterminés et que nous allons indiquer.
II. Délais du jugement par le conseil de préfecture. — Lorsqu’il s’agit d’élections au conseil municipal, le conseil de préfecture doit, en principe, statuer dans le délai d’un mois, qui court de l’enregistrement des pièces au greffe du conseil de préfecture (loi du 5 avril 1884, art. 38, § 2). Ce délai peut être prorogé dans les cas suivants :
1° En cas de renouvellement général des conseils municipaux, le délai est doublé et porté à deux mois à raison du grand nombre des affaires à juger (art. 38, § 3).
2° Si le conseil de préfecture a rendu une première décision ordonnant une enquête, le délai d’un mois ne court que de la date de cette décision (art. 38, § 3). Il est à remarquer que la règle est ici la même, qu’il s’agisse d’élections partielles ou d’élections générales, et que la décision ordonnant une preuve ne fait jamais courir qu’un délai d’un mois (3. Conseil d’État, 13 février 1885, El. de Fontcouverte.). Mais si, dans le cas d’élections générales, le conseil de préfecture dépasse ce délai d’un mois, sans cependant excéder le délai de deux mois auquel il a droit, il va de soi que sa décision est régulière (4. Conseil d’État, 13 février 1885, El. de Remèze ; — 28 juin 1889, El. de Montrejeau.).
3° Si le conseil de préfecture a renvoyé une question préjudicielle de nationalité, de domicile, etc., à l’autorité judiciaire, le délai d’un mois ne court que du jour où un jugement définitif est intervenu sur cette question préjudicielle (art. 38, § 4).
[366] Lorsqu’il s’agit d’élections au conseil d’arrondissement, le conseil de préfecture doit statuer dans un délai d’un mois à partir de la réception de la protestation à la préfecture (loi du 22 juin 1833, art. 51).
La loi de 1833 n’a prévu aucune prorogation de délai pour le cas où le conseil de préfecture ordonne une preuve ou renvoie une question préjudicielle aux tribunaux ; l’article 38 de la loi de 1884 n’a pas suppléé à son silence puisqu’il vise exclusivement les élections municipales ; la loi du 22 juillet 1889 a remédié en partie à cette situation en décidant, par son article 34, que la prorogation de délai prévue par l’article 38 de la loi municipale s’appliquerait à toutes les élections jugées par les conseils de préfecture lorsqu’elles seraient l’objet d’une enquête. Mais elle est restée muette sur le cas de renvoi d’une question préjudicielle à l’autorité judiciaire ; il nous paraît en résulter que le jugement des élections au conseil d’arrondissement ne peut pas être prorogé dans ce dernier cas, mais seulement dans le cas d’enquête.
III. Délai du jugement par le Conseil d’État. — Aucun délai spécial n’est assigné au Conseil d’État pour statuer en appel sur les élections des conseils d’arrondissement ou des conseils municipaux. Pour ces dernières, l’article 40, § 5 de la loi de 1884, décide seulement que « le pourvoi est jugé comme affaire urgente », il ne prescrit point ainsi un mode spécial d’instruction ou de jugement, mais il manifeste un vœu du législateur dont le conseil doit s’inspirer pour hâter autant que possible le jugement des pourvois.
La règle est plus précise quand il s’agit des élections aux conseils généraux jugées en premier et dernier ressort par le Conseil d’État. La loi du 31 juillet 1875 dispose que les réclamations « seront jugées dans le délai de trois mois à partir de l’arrivée des pièces au secrétariat du Conseil d’État ». Les pièces visées par ce texte ne sont pas seulement les réclamations, mais aussi les autres pièces nécessaires au jugement, notamment les documents et avis transmis par le ministre de l’intérieur en réponse à la communication qui lui a été donnée du pourvoi. Le Conseil d’État estime qu’il est satisfait au vœu de la loi par un arrêt ordonnant une enquête ; le plus souvent, en effet, il serait matériellement [367]
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