I. — RÉPUBLIQUE DE 1848.
Projets d’organisation nouvelle. — La juridiction administrative ne fut pas remise en question après la révolution de 1848. Mais on se demanda si son organisation ne pouvait pas être modifiée de manière à fortifier les tribunaux administratifs, à les isoler entièrement de l’administration active et à dégager la juridiction supérieure de l’ancienne tradition de la justice retenue (1. Ce travail de réorganisation fut précédé, comme cela a eu lieu à chaque changement de régime politique, de mesures provisoires relatives au personnel et à l’expédition des affaires urgentes. En ce qui touche le personnel, un arrêté du Gouvernement provisoire du 12 mars 1848 réduisit de trente à vingt-cinq le nombre des conseillers d’État en service ordinaire. En ce qui touche l’expédition des affaires, les règles anciennes furent maintenues jusqu’à la mise en vigueur des nouvelles lois organiques, sauf une innovation destinée à accélérer le jugement des pourvois en matière de contributions directes et à dégager de ces affaires l’ordre du jour des séances publiques qui en était encombré. Dans ce but, un arrêté du Gouvernement provisoire du 15 mars 1848 décida que ces pourvois seraient renvoyés devant la section de législation du Conseil d’État, qui statuerait définitivement jusqu’à ce que l’arriéré eût été vidé. Toutefois, les pourvois devaient être portés en séance publique s’il y avait constitution d’avocat ou si le président de la section de législation jugeait nécessaire de les y renvoyer à raison de l’importance des affaires. (Arrêté du 15 mars 1848, art. 1 et 2.).).
Ces idées étaient celles de la commission de l’Assemblée constituante, chargée d’élaborer le projet de Constitution. Elle avait inscrit dans ce projet le principe d’institutions nouvelles comprenant : un tribunal administratif siégeant au chef-lieu de chaque département; un tribunal administratif supérieur, exerçant pour [245] toute la France la juridiction de dernier ressort ; un tribunal des conflits chargé de juger, non seulement les conflits d’attributions entre les autorités administrative et judiciaire, mais encore les recours pour incompétence et excès de pouvoir formés contre les arrêts du tribunal administratif supérieur et contre ceux de la Cour des comptes.
De ces trois institutions, celle du Tribunal des conflits, dont nous parlerons ci-après, a seule pris place dans la législation. Les deux autres étaient ainsi indiquées dans le projet de Constitution présenté le 30 août 1848 à l’Assemblée constituante, et dont M. Marrast était le rapporteur (art. 87, 88, 89 et 92) :
« Dans chaque département, un tribunal administratif sera chargé de statuer sur le contentieux de l’administration. Les membres de ce tribunal seront nommés par le Président de la République, sur une liste de candidatures présentée par le conseil général du département. — Il y aura pour toute la France un tribunal administratif supérieur qui prononcera sur tout le contentieux de l’administration, et dont la composition, les attributions et les formes seront réglées par la loi. Les membres du tribunal administratif supérieur sont nommés par le Président de la République, sur une liste de présentation dressée par le Conseil d’État. — Les recours pour incompétence et excès de pouvoir contre les arrêts du tribunal administratif supérieur et contre les arrêts de la Cour des comptes, seront portés devant la juridiction des conflits. »
Cette organisation nouvelle ne devait pas, dans la pensée de la commission, entraîner la suppression du Conseil d’État. Ses attributions contentieuses étaient transférées au tribunal administratif supérieur, mais le Conseil d’État subsistait comme conseil politique et administratif, associé à la préparation des lois, exerçant un pouvoir propre pour la confection des règlements d’administration publique renvoyés à sa décision par l’Assemblée, chargé de surveiller et de contrôler les administrations publiques. Les conseillers d’État devaient être élus par l’Assemblée nationale, et assistés de maîtres des requêtes et d’auditeurs nommés par le Gouvernement. Le Conseil d’État ainsi réorganisé, dégagé de ses attributions contentieuses et étroitement associé à l’œuvre législative, devait réaliser, dans une certaine mesure, l’idée d’une seconde Chambre [246] chargée d’assister l’Assemblée nationale, sans pouvoir prétendre au partage de sa souveraineté.
Cette organisation du Conseil d’État fut adoptée dans ses éléments essentiels : élection par l’Assemblée, participation aux lois, haute surveillance de l’administration (1. Voir le chapitre VI de la Constitution de 1848.). Mais l’idée de retirer la juridiction administrative supérieure au Conseil d’État pour l’attribuer à un tribunal spécial fut vivement combattue, notamment par M. Crémieux. — « En lui enlevant le contentieux de l’administration, disait-il, non seulement vous êtes injustes envers le Conseil d’État actuel, mais en plaçant une seconde juridiction à côté de la juridiction qui existe, vous jetez le trouble dans ce qui n’a cessé d’être jusqu’aujourd’hui. » Puis, répondant aux membres de la commission qui avaient évoqué le souvenir des revendications du parti libéral sous la Restauration et sous le Gouvernement de Juillet, il disait : « Nous avons toujours voulu l’indépendance du comité du contentieux, un rapprochement, une identité même de ce comité avec la justice ; nous voulions pour lui l’inamovibilité ; non plus cette inamovibilité absolue, inattaquable, contre laquelle rien ne pourrait s’élever et qui ne permettrait de déplacer le juge qu’en cas de forfaiture ; mais l’inamovibilité qui permettrait, dans les cas prévus par la loi, de suspendre, de révoquer un juge et de fixer un âge pour la retraite… Le Comité du Conseil d’État, jugeant au contentieux, ne peut-il être soumis à ces règles ? Y a-t-il une difficulté quelconque à laisser au Conseil d’État, tel qu’il existe, le jugement du contentieux en lui attribuant les mêmes droits, les mêmes avantages qu’à tous ceux qui jugent judiciairement? Je demande qu’un comité spécial juge en dernier ressort, comme tribunal administratif supérieur, tout le contentieux de l’administration ; que ses membres ne puissent être suspendus, révoqués, mis à la retraite que comme les membres du corps judiciaire. Alors nous aurons obtenu ce que nous avons réclamé vainement pendant trente années (2. Séance du 18 octobre 1848, Moniteur du 14. — Dans le même discours, M. Crémieux appréciait en ces termes la juridiction du Conseil d’État sous le régime précédent : « Quant à la justice du Conseil d’État, je déclare à l’Assemblée, par expérience, par certitude, que cette justice contentieuse est une très bonne justice, qu’elle est rendue avec le plus grand soin, avec le plus grand esprit d’ordre, d’équité, d’impartialité, avec une connaissance profonde et intelligente des lois. »). »
[247] Ces idées furent celles qui prévalurent. Elles ne furent pas introduites dans la Constitution, — comme le demandait M. Crémieux par un amendement qu’il retira d’ailleurs, sur les observations de M. Vivien (1. Cet amendement, présenté par MM. Crémieux, Creton et Combarel, tendait à ajouter à l’article 75 de la Constitution une disposition ainsi conçue : « Le Conseil d’État prononce en dernier ressort, comme tribunal administratif supérieur, sur tout le contentieux de l’administration. »), — mais elles furent réservées pour la loi organique du Conseil d’État, et elles inspirèrent les dispositions de la loi du 3 mars 1849, qui réglaient la nouvelle organisation de la juridiction contentieuse supérieure.
Quant aux tribunaux administratifs de département proposés par la commission, on fut d’accord pour en ajourner l’étude après le vote de la loi sur le Conseil d’État.
Conseil d’État. Loi du 3 mars 1849. —La loi organique du Conseil d’État fut promptement préparée et votée. Le système qu’elle établit, pour le jugement du contentieux, conciliait les idées que M. Crémieux avait défendues avec celles que la commission avait émises en proposant la création d’un tribunal administratif. En réalité, la loi créait ce tribunal, mais elle le plaçait au sein du Conseil d’État, sans le confondre avec lui ; elle chargeait la section du contentieux seule d’exercer la juridiction supérieure, et lui conférait le droit de rendre des décisions exécutoires.
Deux modifications importantes étaient ainsi apportées à la législation antérieure. En premier lieu, la juridiction administrative cessait d’appartenir au Conseil d’État tout entier, délibérant eu assemblée générale du service ordinaire. Elle devenait l’attribut d’une section unique composée de neuf conseillers d’État et érigée en tribunal. Les membres des autres sections devenaient étrangers aux fonctions de juridiction, ou du moins ils n’y étaient associés qu’accidentellement, dans l’ordre du tableau, pour parfaire le minimum de sept membres ou pour rétablir le nombre impair exigé pour les délibérations de la section du contentieux.
Cette situation fit craindre à quelques membres de l’Assemblée [248] que le Conseil d’État ne manquât d’homogénéité, que des conflits de jurisprudence ne se produisissent entre la section du contentieux et les autres sections du Conseil, que le Gouvernement n’y trouvât même des obstacles. M. Mortimer-Ternaux se fit l’organe de ces appréhensions ; il présenta un amendement qui imposait aux membres des différentes sections, un roulement au moyen duquel trois conseillers d’État du contentieux seraient remplacés chaque année. « Je viens vous demander, disait-il, de ne pas rompre le dernier chaînon de l’unité du Conseil d’État, de ne pas permettre à certains conseillers d’État de se cantonner dans la section du contentieux, de manière à embarrasser le Gouvernement dans l’administration et dans la décision des affaires administratives contentieuses. » Cet amendement ne fut pas adopté, et l’Assemblée se borna à renvoyer la question du roulement au règlement intérieur du Conseil. Ce règlement, promulgué le 26 mai 1849, portait que la répartition des conseillers d’État entre les sections serait faite par l’assemblée générale du Conseil, au scrutin, et qu’elle aurait lieu tous les trois ans, après le renouvellement partiel du Conseil, prévu par l’article 72 de la Constitution. Aucune disposition spéciale ne rendait le roulement obligatoire pour les membres du contentieux. Leur isolement n’était pas aussi complet qu’on l’avait pensé, puisqu’ils participaient aux travaux du Conseil en assemblée générale ; mais tous les autres membres du conseil devenaient étrangers à la juridiction contentieuse.
La section du contentieux n’avait été, depuis 1806, qu’une section d’instruction. En l’érigeant en une section unique de jugement, la loi de 1849 modifiait nécessairement le mode d’examen des affaires ; elle supprimait la double délibération dont elles étaient l’objet, d’abord dans la section, puis dans l’assemblée générale ; elle supprimait l’examen préalable du dossier par la section et ne maintenait que celui du rapporteur et du commissaire du Gouvernement. Les affaires étaient directement rapportées devant la section siégeant en audience publique, débattues par les avocats et le ministère public, et mises en délibéré. Le rapporteur de la loi, M. Vivien, tout en appuyant cette réforme, ne se dissimulait pas que l’examen de certaines affaires pourrait être moins approfondi que par le passé, mais il faisait remarquer que « la section [249] aurait toujours la faculté et souvent le devoir de se livrer, après les débats, à l’examen auquel le comité du contentieux se livrait auparavant ».
On ne pouvait cependant pas entièrement supprimer tout travail intérieur de la section avant le jugement des affaires ; la procédure du décret de 1806 étant maintenue, il fallait que des décisions spéciales fussent rendues sur les communications à faire aux parties et aux ministres intéressés, sur les mises en cause, les mesures d’instruction, etc.; ces décisions étaient prises par la section, en chambre du conseil, sur l’exposé du rapporteur.
La seconde réforme résultant du système adopté en 1849 était la substitution de la justice déléguée à la justice retenue en matière administrative. Il n’y eut point de dissidence sur ce point au sein de l’Assemblée nationale ; nul ne songea à revendiquer pour le Président de la République la prérogative, qui avait été contestée à la couronne en 1845, d’être l’unique dépositaire de la justice administrative, et le pouvoir d’ajourner ou de modifier les décisions contentieuses du Conseil d’État.
Mais, tout en instituant la juridiction propre de la section du contentieux, le législateur de 1849 crut nécessaire de prémunir le Gouvernement contre les écarts de doctrine ou les empiétements possibles du haut tribunal administratif. Dans ce but, il créa deux recours que le ministre de la justice reçut le droit d’exercer.
L’un de ces recours était un pourvoi dans l’intérêt de la loi, que le ministre de la justice fut autorisé à former devant l’assemblée générale du Conseil d’État, contre les décisions de la section contenant excès de pouvoir ou violation de la loi (1. Loi du 15 janvier 1849, art. 46.). Ce recours ne pouvait d’ailleurs aboutir qu’à une censure, à un redressement théorique d’une doctrine erronée, sans entraîner la nullité de l’arrêt à l’égard des parties ; en effet, ainsi que le faisait remarquer le rapporteur, « le Conseil d’État n’aurait pu ni juger le fond en assemblée générale, ce qui ferait de lui un véritable corps judiciaire, ni le renvoyer à la section qui se serait déjà prononcée, et il n’existait aucune autre juridiction qui pût en être saisie ». L’autre recours avait spécialement en vue les empiétements que [250] la section du contentieux pourrait commettre sur les attributions de l’administration active ou du Gouvernement. Dans ce cas, le ministre de la justice avait le droit de revendiquer devant la section du contentieux « les affaires qui n’appartiendraient pas au contentieux administratif » ; si la section refusait de s’en dessaisir, il pouvait porter cette revendication devant le Tribunal des conflits.
Ces droits de recours, qui devaient remplacer la suprême ressource que le Gouvernement s’était réservée à lui-même dans le système de la justice retenue, ne furent d’ailleurs jamais exercés.
Dans un autre ordre d’idées, le ministre de la justice fut encore investi, par la loi de 1849, du droit de former des recours devant la section du contentieux, soit contre « les actes administratifs contraires à la loi », soit contre les décisions d’une juridiction administrative sujettes à annulation et contre lesquelles les parties n’auraient pas réclamé dans le délai légal. Dans ce dernier cas, le pourvoi ne pouvait être formé que dans l’intérêt de la loi et sans que les parties puissent se prévaloir de l’annulation.
La loi de 1849 s’efforçait ainsi de confier au ministre de la justice, la haute surveillance de la légalité administrative. La commission avait d’abord eu la pensée de charger de cette fonction un commissaire général du Gouvernement près la section du contentieux. Mais si l’idée était louable, son application n’était guère réalisable, car le ministre de la justice n’avait pas à sa disposition les moyens de connaître et de contrôler les actes et les décisions susceptibles d’être annulés. Il lui était d’ailleurs difficile, sous le régime de la responsabilité ministérielle, de dénoncer au Conseil d’État les décisions de fonctionnaires ou de tribunaux administratifs ne ressortissant pas à son département et relevant d’autres ministres qui pouvaient les apprécier autrement que le garde des sceaux. Aussi ces innovations restèrent sans applications pratiques.
Le nombre des affaires jugées par la section du contentieux, pendant les deux années que dura la législation de 1849, s’éleva à 1,753.
Création du Tribunal des conflits. —L’article 89 de la Constitution de 1848 porte que « les conflits d’attributions entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire seront réglés par un tribunal [251] spécial de membres de la Cour de cassation et de conseillers d’État, désignés tous les trois ans en nombre égal par leur corps respectif. Ce tribunal sera présidé par le ministre de la justice. »
Cette réforme était un progrès sur l’état de choses antérieur ; elle devait aussi résulter logiquement du système qui érigeait le Conseil d’État en tribunal supérieur de contentieux administratif exerçant une juridiction propre. En effet, du moment que le Conseil d’État cessait d’être l’organe du Chef de l’État statuant sur les difficultés réservées à son arbitrage, il n’avait plus qualité pour prononcer sur les conflits. Il ne pouvait pas les juger en tant que tribunal administratif, parce que le jugement du conflit ne se rattache pas à l’exercice de la juridiction administrative, mais constitue un attribut spécial de la souveraineté. Il ne pouvait pas les juger non plus comme conseil politique auxiliaire du Gouvernement et de l’Assemblée nationale, tel que l’avait organisé la Constitution de 1848, parce que le fonctionnement de ce corps ne se prêtait pas aux formes juridictionnelles qu’exigent l’instruction et le jugement des conflits. Il était donc naturel que le règlement suprême des compétences, du moment où il cessait d’appartenir au Chef de l’État en son conseil pour être délégué à une autorité spéciale, fût confié à la juridiction mixte instituée par la Constitution de 1848, et où les autorités judiciaire et administrative étaient représentées également sous la présidence du ministre de la justice (1. M. Dupin aîné expliquait ainsi, au nom de la commission de Constitution, l’organisation du Tribunal des conflits et la présidence attribuée au ministre de la justice. « Quand il y a un conflit, ce n’est pas seulement un fonctionnaire, en vertu de sa prérogative, qui peut prétendre le vider. Voilà pourquoi nous avons cru qu’il était constitutionnel de créer un tribunal des conflits. Nous avons pris, pour le composer, dans les rangs les plus élevés des deux autorités entre lesquelles le conflit s’élève, c’est-à-dire des membres de la Cour de cassation, sommet de l’ordre judiciaire, et des membres du Conseil d’État, sommet de l’ordre administratif… Il faut un président. On n’a voulu subordonner ni la Cour de cassation au Conseil d’État, ni le Conseil d’État à la Cour de cassation. Il fallait un lien entre ces deux autorités ; nous avons pris le ministre de la justice qui représente la puissance publique dans cette branche du pouvoir. Le ministre est le chef de la justice. Ayant jusqu’à présent la suprématie sur les deux ordres, l’ordre administratif et l’ordre judiciaire, c’est lui qui est le lien naturel qui doit concilier entre elles les deux autorités dont sera composé le Tribunal des conflits. D’ailleurs ce n’est pas un jugement que le Tribunal des conflits aura à prononcer, il aura seulement à rendre son libre cours à l’administration de la justice ; il n’agira que comme pouvoir régulateur. »).
Une autre disposition de la Constitution de 1848 (art. 90) transférait [252] du Conseil d’État au Tribunal des conflits le jugement des recours en cassation formés contre les arrêts de la Cour des comptes. Mais c’était là une innovation peu heureuse : d’une part, en effet, la haute juridiction de la Cour des comptes, telle qu’elle a été réorganisée en 1807, se rattache à la juridiction administrative (1. Voy. suprà, p. 224 et 225.) ; du moment que la Cour des comptes n’a pas été érigée en Cour souveraine et que des recours devant un juge supérieur ont été, dans certains cas, prévus contre ses arrêts, ces recours ne peuvent être portés que devant le juge administratif supérieur, c’est-à-dire devant le Conseil d’État. D’un autre côté, donner le jugement de ces recours au Tribunal des conflits, c’était méconnaître le caractère de cette juridiction uniquement organisée en vue des difficultés de compétence qui divisent les autorités administrative et judiciaire, et nullement en vue d’une juridiction supérieure à exercer, d’une jurisprudence à fixer en matière de comptabilité publique. Aussi, cette disposition n’a-t-elle eu qu’une existence éphémère.
L’organisation du Tribunal des conflits fut successivement complétée : par la loi organique du Conseil d’État de 1849, qui fixe à quatre le nombre des conseillers d’État et des conseillers à la Cour de cassation appelés à composer le Tribunal (2. La législation de cette époque limitait la composition du Tribunal à ces deux éléments, et n’y introduisait pas, comme l’a fait plus tard la loi du 24 mai 1872, un troisième élément procédant du choix des deux autres.) ; par le règlement d’administration publique du 26 octobre 1849, arrêté par le Conseil d’État en vertu de la délégation contenue dans l’article 64 de la loi organique de 1849 (3. Ce règlement est un de ceux que le Conseil d’État de cette époque a faits en vertu du pouvoir propre que lui conférait l’article 75, § 2, de la Constitution, dans le cas d’une délégation spéciale de l’Assemblée nationale. Ces règlements étaient arrêtés par le Conseil d’État, et le Président de la République se bornait à les promulguer. Celui du 26 octobre 1849 devait, en outre, être converti en loi dans l’année de sa promulgation, ce qui a été fait par la loi du 4 février 1850.) ; par la loi du 4 février 1850, qui sanctionne et modifie sur quelques points le règlement de 1849, et qui contient une disposition conférant au ministre de l’instruction publique, en cas d’empêchement du ministre de la justice, la présidence du Tribunal des conflits (4. Celle disposition, votée à une époque où M. de Falloux était ministre de l’instruction publique, parait avoir eu surtout un caractère d’actualité politique.).
[253] La législation de cette époque, considérée dans son ensemble, a fortifié la juridiction administrative en poursuivant les réformes libérales commencées sous le régime précédent. Elle a prouvé, par ses innovations souvent hardies et presque toujours heureuses, que le jugement des contestations administratives peut être entouré des mêmes garanties que celui des contestations judiciaires ; que le jugement même des conflits, qui avait si longtemps prêté à de justes critiques et avait servi de thème à tant de récriminations contre le principe de la séparation des compétences, pouvait être organisé de manière à calmer toute crainte de décisions abusives. Mais ces améliorations législatives, suspendues en 1852, n’ont pu être reprises et continuées qu’en 1872.
Conseils de préfecture. Projet de loi de 1851. — L’organisation des tribunaux administratifs de premier ressort avait été ajournée, comme nous l’avons vu, après le vote de la Constitution et de la loi organique du Conseil d’État. Elle fut reprise en 1850, non comme objet d’une loi spéciale, mais comme un des éléments d’un vaste projet embrassant toute la législation de l’administration intérieure.
L’élaboration de ce projet de loi, qui traitait de l’administration des départements, des cantons et des communes, fut confiée au Conseil d’État. Nous n’avons à nous occuper que du titre spécial qui était consacré aux conseils de préfecture et qui fut adopté par le Conseil, le 9 avril 1851, sur le rapport de M. Boulatignier (1. Le rapport de M. Boulatignier contient une étude approfondie sur les conseils de préfecture, à laquelle nous nous sommes déjà plusieurs fois reporté, comme à l’un des documents les plus complets et les plus autorisés publiés sur cette matière.). Voici quelles étaient les principales réformes consacrées par le projet du Conseil d’État.
Les conseillers de préfecture, que la législation de l’an VIII n’avait soumis à aucune condition spéciale d’aptitude (2. La seule condition requise sous la législation de l’an VIII avait été l’âge de vingt–cinq ans ; encore n’était-elle pas inscrite dans la loi du 28 pluviôse ; elle avait été empruntée par analogie aux dispositions de la Constitution de l’an III sur les administrations des départements.), devaient être âgés de vingt-cinq ans et licenciés en droit, ou avoir exercé, soit des fonctions administratives ou judiciaires pendant trois ans, [254] soit les fonctions de conseiller général ou de maire pendant six ans. Ils étaient assistés de suppléants. Ils étaient nommés par le Président de la République, sur une triple liste de candidats dressée par le préfet et ne pouvaient être révoqués qu’après avis d’une commission instituée auprès du ministre de l’intérieur. Un commissaire du Gouvernement, remplacé au besoin par un des suppléants, remplissait les fonctions du ministère public ; un secrétaire-greffier était adjoint au conseil. Le préfet cessait de présider le conseil de préfecture statuant au contentieux ; il était remplacé par un vice–président.
Les décisions étaient rendues en séance publique, après observations orales présentées par les parties, par un avocat inscrit au tableau ou par un mandataire spécial, et après conclusions du ministère public. Toutefois, il était loisible au conseil de préfecture de prononcer en séance non publique, si le débat oral n’était pas requis, sur les matières dites sommaires, savoir les contributions directes, les élections, les contraventions de voirie et de roulage. Les articles 88 et suivants du Code de procédure civile sur la police des audiences étaient rendus applicables.
Toutes les décisions devaient être motivées, contenir les noms des juges et être signées en minute par le président, le rapporteur et le secrétaire-greffier.
Les dispositions relatives à la procédure étaient peu nombreuses ; elles se bornaient à consacrer le droit d’opposition aux arrêtés par défaut et le droit de tierce opposition ; elles ne contenaient pas de règles sur les mesures d’instruction qu’il aurait été si utile de préciser, comme on l’avait fait, dès 1828, pour les conseils privés des colonies.
Le projet n’édictait pas de dispositions nouvelles sur les attributions contentieuses des conseils de préfecture. Le Conseil d’État ne crut pas devoir adopter une innovation proposée par son rapporteur, et dont la portée eût été considérable, consistant à déférer aux conseils de, préfecture « toutes les affaires qui ne sont pas attribuées à une autre autorité ». C’était les ériger en juges ordinaires du contentieux administratif. Mais le texte adopté ne maintint dans leurs attributions que « les matières contentieuses dont la connaissance leur est attribuée par une disposition législative ».
[255] Transmis par le Conseil d’État à l’Assemblée législative, le projet fut adopté, avec quelques modifications, par une commission dont M. de Larcy était rapporteur (1. Ces modifications consistaient principalement à rendre les conditions d’aptitude plus sévères, à donner aux conseils généraux au lieu des préfets le droit de dresser les listes de présentation, à remplacer le commissaire du Gouvernement par des agents spéciaux, que le préfet aurait désignés dans chaque affaire. Cette dernière modification était peu heureuse, car elle supprimait en réalité le ministère public et le remplaçait par des agents de l’administration ne pouvant agir que comme ses défenseurs.). Mais l’œuvre si activement entreprise fut arrêtée par le coup d’État. Elle ne devait être reprise que quatorze ans après, par la loi de 1865.
II— SECOND EMPIRE.
Nouvelle organisation du Conseil d’État. — La Constitution du 14 janvier 1852, ainsi que le déclare son préambule, s’inspirait des institutions politiques du Consulat et de l’Empire et tendait à les substituer au régime parlementaire. Le Conseil d’État y occupait une place importante, mais différente de celle que lui avait assignée la Constitution de 1848. Au lieu d’être une émanation des assemblées, il redevenait un conseil du chef de l’État, nommé par lui, associé à son initiative législative, à ses pouvoirs de haute administration, à la juridiction supérieure qu’il ressaisissait pour lui–même en matière de conflits et de contentieux administratif, conformément à la tradition monarchique.
La juridiction propre du Conseil d’État en matière contentieuse et celle du Tribunal des conflits sur les questions de compétence disparurent avec les institutions nouvelles. Elles furent supprimées l’une et l’autre, d’abord par les actes dictatoriaux qui prononcèrent la dissolution du Conseil d’État et qui créèrent une commission consultative destinée à remplacer provisoirement le Conseil d’État et l’Assemblée législative (2. Décret des 2-10 décembre 1851.), puis par le décret organique du 25 janvier 1852 relatif à l’organisation et aux attributions du Conseil d’État.
Si cette législation ne laissait pas subsister les progrès réalisés [256] en 1849 pour le jugement des affaires contentieuses, du moins elle ne répudiait pas ceux qui s’étaient accomplis sous le Gouvernement de Juillet et qui avaient été consacrés par la loi du 19 juillet 1845. La publicité des audiences, les observations orales des avocats, les conclusions des commissaires du Gouvernement furent maintenues.
Deux innovations importantes furent apportées au mode de jugement des affaires.
Ce jugement qui, dans le système de la justice retenue, avait toujours exclusivement appartenu à l’assemblée générale du Conseil d’État fut partagé, dans une certaine mesure, entre cette assemblée et la section du contentieux. Celle-ci reçut le droit de juger seule et en séance non publique les affaires dans lesquelles il n’y avait pas de constitution d’avocat. Elle eut ainsi des attributions mixtes ; elle fut à la fois chargée de l’instruction et de la préparation des décisions dans les affaires où des avocats étaient constitués, et du jugement des affaires sans avocat. Mais cette dernière attribution n’était donnée qu’à titre exceptionnel et en quelque sorte facultatif ; le renvoi à la séance publique du Conseil était de droit s’il était demandé par un des conseillers d’État de la section ou par le commissaire du Gouvernement (1. Décret organique du 25 janvier 1852, art. 21.).
La seconde innovation consistait à modifier la composition de l’assemblée du Conseil d’État siégeant en audience publique. Cette assemblée, au lieu de comprendre, comme en 1845, tous les membres du service ordinaire, ne fut plus composée que des membres de la section du contentieux et de conseillers délégués par les sections administratives à raison de deux par section (2. Même décret, art. 19. — En 1852, les sections établies en dehors de la section du contentieux étaient au nombre de cinq : Législation, justice et affaires étrangères ; — Intérieur, instruction publique et cultes ; — Travaux publics, agriculture et commerce ; — Guerre et marine ; — Finances. L’assemblée du contentieux était donc composée de 17 membres, six appartenant à la section du contentieux, dix aux autres sections, et le président.). Ainsi réduite, l’assemblée du Conseil d’État délibérant au contentieux parut offrir de meilleures garanties d’examen des affaires ; l’influence de la section fut fortifiée sans que l’ensemble du Conseil d’État fût privé de l’action qu’il doit avoir sur des décisions souveraines rendues [257] en son nom. Cette disposition, comme la précédente, est de celles que la législation actuelle a conservées.
Par une innovation moins heureuse, le décret de 1852 donnait voix prépondérante au président en cas de partage ; il dérogeait ainsi aux règles reçues pour le bon fonctionnement des juridictions, et aux précédents mêmes du Conseil d’État.
L’organisation du Conseil fut complétée par le décret du 30 janvier 1852 portant règlement intérieur. Le titre III relatif aux délibérations en matière contentieuse ne contient qu’une disposition nouvelle, celle qui prescrit de communiquer aux avocats des parties, quatre jours avant la séance publique, les questions résultant des rapports, de manière à donner aux avocats des points de repère pour le débat oral.
Mouvement de la jurisprudence. — Pendant les premières années de l’empire et jusque vers 1860, la jurisprudence du Conseil d’État en matière contentieuse ne donne lieu à aucune observation particulière ; elle n’avance ni ne recule ; elle est circonspecte, peu portée aux innovations, peu favorable à l’extension des recours ; elle reflète, dans son ensemble, la sévérité du régime politique, son peu de goût pour les controverses légales et pour l’opposition faite aux actes de l’administration.
Il en fut autrement à partir de 1860. La détente relative qui s’opéra vers cette époque dans le régime politique, et qui eut pour effet de rendre quelque vie au Corps législatif par les décrets du 24 novembre 1860, réveilla l’esprit de discussion et de contrôle. Loin de mettre obstacle aux contestations nouvelles, le Conseil d’État estima qu’il était sage de leur ouvrir un libre accès. Dans un esprit de prévoyance gouvernementale, et aussi dans un sentiment d’équité auquel les contemporains ont rendu justice, il facilita soit par sa jurisprudence, soit par de nouvelles dispositions légales dont il fut le promoteur, les réclamations formées contre les actes irréguliers de l’administration.
C’est dans cette période (1860 à 1870) que se produit le développement le plus notable des recours pour excès de pouvoir. La jurisprudence tend à restreindre les fins de non-recevoir, à réserver un droit de décision contentieuse à l’égard de tout acte d’administration [258] soulevant des questions de légalité, à réduire le nombre des décisions soustraites à tout débat contentieux par leur nature politique ou gouvernementale. Elle déclare recevables des recours formés contre les actes de répression administrative infligés à la presse, en vertu du décret du 17 février 1852 ; elle annule même un arrêté prononçant la suspension d’un journal. A l’occasion des grands travaux de Paris, de nombreux arrêts viennent en aide aux propriétaires contre lesquels une administration puissante épuisait les rigueurs de la législation de la voirie, et quelquefois même en créait de nouvelles pour ménager les finances de la ville aux dépens de la propriété privée.
En même temps que la théorie du recours pour excès de pouvoir se développait dans des arrêts de doctrine, dans des conclusions de commissaires du Gouvernement, dont plusieurs ont rendu d’éminents services à la science du droit administratif, le décret du 2 novembre 1864 encourageait les recours pour excès de pouvoir en permettant aux parties lésées de les former sans le ministère d’un avocat au Conseil, et sans autres frais que ceux de timbre et d’enregistrement. Le Conseil d’État considérait que l’intérêt bien entendu du Gouvernement était ici d’accord avec les garanties dues aux personnes atteintes par des actes administratifs illégaux. Un de ses membres les plus autorisés écrivait en 1869 : « Le Gouvernement, sur qui retombe la responsabilité des fautes de ses agents, a grand intérêt à ce que les plaintes qu’elles soulèvent puissent arriver jusqu’à lui, parce que les griefs les plus minimes peuvent, en se multipliant, amener de graves mécontentements. Il y a là une sorte de soupape de sûreté qui doit être toujours ouverte (1. L. Aucoc, Conférences sur le droit administratif ; t. I, p. 394 (Édit. de 1869).). »
Le décret du 2 novembre 1864 n’eut pas seulement pour objet de faciliter les recours pour excès de pouvoir. Il dispensa aussi du ministère de l’avocat les pourvois formés en matière de pensions civiles et militaires. Il décida en outre que l’État pourrait être condamné aux dépens dans les affaires relatives aux travaux publics, aux marchés de fournitures et dans toutes les contestations où l’administration agit comme représentant le domaine de l’État.
[259] Il consacra enfin une disposition importante destinée à régulariser l’action ministérielle en matière contentieuse et à stimuler l’activité des bureaux ; il permit de déférer directement au Conseil d’État les recours portés devant les ministres contre les actes d’une autorité inférieure, lorsque les ministres auraient laissé passer plus de quatre mois sans rendre une décision.
Sous l’influence de ces différentes causes, le nombre des affaires jugées par le Conseil d’État continua à progresser dans de notables proportions. La moyenne annuelle dépassa 1,000 dans la période 1852 à 1860 ; elle s’éleva à 1,160 environ dans la période 1860 à 1870. Le total général des affaires jugées dans les dix-sept années est de 20,272.
Législation des conseils de préfecture. — La législation des conseils de préfecture, après les obstacles que sa révision avait deux fois rencontrés par suite des événements politiques de 1848 et de 1851, en était toujours restée aux règles insuffisantes édictées en l’an VIII. L’opinion libérale formulait des griefs nombreux contre ces conseils : contre leur personnel qui ne présentait pas des garanties suffisantes d’expérience juridique ; contre leurs jugements rendus à huis clos et sans débat oral ; contre la présidence du préfet ayant voix prépondérante en cas de partage ; enfin contre l’absence de formes régulières dans la procédure et dans le jugement. Le développement donné aux affaires électorales et l’intérêt politique qui s’y attachait, contribuaient à mettre ces imperfections en pleine lumière ; les conseils de préfecture étaient compromis dans l’opinion ; le parti libéral réclamait leur suppression.
Le Gouvernement crut nécessaire d’aviser. Hésitant encore à porter la question devant le Corps législatif, il rendit, le 30 décembre 1862, un décret qui établit la publicité des audiences des conseils de préfecture, autorisa les parties à présenter des observations orales en personne ou par mandataire, institua un ministère public dont les fonctions furent confiées au secrétaire général ou à un auditeur au Conseil d’État attaché à la préfecture, exigea que les décisions fussent motivées et prononcées à l’audience après délibéré, et créa un secrétaire-greffier spécialement préposé aux affaires contentieuses.
[260] La mise à exécution du décret du 30 décembre 1862 souleva bientôt des questions pour lesquelles une loi fut reconnue nécessaire, notamment pour augmenter le nombre des conseillers de préfecture et pour exiger d’eux de nouvelles conditions d’aptitude. On avait d’ailleurs contesté au Gouvernement le droit de modifier par simple décret la législation de l’an VIII et de réaliser lui–même les réformes qu’il avait décidées en 1862 (1. Des réformes de même nature avaient cependant été faites par simple arrêté préfectoral dans quelques départements. Elles fonctionnaient dans le département de l’Isère depuis 1831. Le préfet avait, à cette époque, appliqué au conseil de préfecture les principales réformes que les ordonnances de 1831 avaient réalisées pour le Conseil d’État, notamment la publicité des audiences et le débat oral. (V. l’exposé des motifs, rédigé par M. Aucoc, du projet de loi relatif à la procédure, devant les conseils de préfecture, présenté au Sénat en 1870.)). Le Conseil d’État était d’avis qu’on recourût au pouvoir législatif. En conséquence un projet de loi préparé par ses soins fut déposé le 20 avril 1864 et devint, l’année suivante, la loi du 21 juin 1865 sur les conseils de préfecture.
Ainsi que l’état de l’opinion l’avait fait pressentir, la discussion de cette loi fut l’occasion de vives critiques dirigées contre les conseils de préfecture. Un amendement présenté par l’opposition libérale, et soutenu par MM. Bethmont et Ernest Picard, réclama la suppression de leurs attributions contentieuses. Cet amendement, combattu par M. Perras au nom de la commission, par M. Boulatignier au nom du Gouvernement, ne fut point adopté. La discussion fit une fois de plus ressortir les difficultés presque insurmontables qui résulteraient de la suppression des conseils de préfecture, et du partage de leurs attributions contentieuses entre les tribunaux judiciaires et des corps administratifs, tels que les conseils généraux ou des commissions spéciales.
D’après le système de l’amendement, ce partage s’opérait entre les tribunaux civils, les juges de paix et les conseils généraux. Les réclamations en matière de contributions directes et les contraventions de grande voirie étaient déférées aux juges de paix, sauf appel aux tribunaux civils ou correctionnels d’arrondissement ; les réclamations en matière d’élections et les affaires d’administration communale étaient attribuées aux conseils généraux, ainsi que la comptabilité des communes et des établissements publics ; dans ce [261] dernier cas les décisions des conseils généraux étaient susceptibles d’appel devant la Cour des comptes. Les autres attributions des conseils de préfecture en matière contentieuse étaient transférées aux tribunaux civils (1. Voici le texte complet de cet amendement : « Art. 1er. Les conseils de préfecture sont supprimés. — Art. 2. Leurs attributions consultatives, délibératives, contentieuses, gracieuses sont transférées à un conseil composé d’un secrétaire général, d’un chef de division de la préfecture et d’un conseiller général. — Art. 3. Leurs attributions contentieuses pures sont transférées à la justice ordinaire. Leurs attributions répressives en matière de voirie, de roulage et autres aux tribunaux de simple police. Leurs attributions contentieuses en matière de contributions sont transférées aux juges de paix avec droit d’appel, suivant les règles ordinaires. — Art. 4. Leurs attributions en matière de comptabilité sont conférées au conseil général en premier ressort et à la Cour des comptes en appel. — Art. 5. Leurs attributions en matière d’administration communale sont transférées au conseil général. — Art. 6. Leurs attributions en matière d’élections sont transférées aux corps électifs, à charge d’appel, pour les décisions des conseils municipaux et d’arrondissement, devant le conseil général. »).
Le Corps législatif jugea préférable de conserver ces attributions à la juridiction qui les exerçait depuis le commencement du siècle, mais il reconnut la nécessité d’améliorer son organisation et sa procédure. Tel fut l’objet de la loi du 21 juin 1865, qui consacra la plupart des innovations proposées par le Conseil d’État dans le projet de loi de 1851, et dont quelques-unes avaient déjà trouvé place dans le décret de 1862 : conditions plus sévères d’aptitude, institution d’un vice-président du conseil de préfecture (2. A la différence du projet de 1851, la loi de 1865 laissait subsister la présidence du préfet, qui fut très combattue au sein du Corps législatif. Un amendement de M. Jérôme David, qui réservait au vice-président seul la présidence des débats contentieux, rallia une forte minorité.), publicité des audiences, débat oral, ministère public, décisions motivées, attributions à la juridiction contentieuse des affaires que d’anciens textes déféraient aux préfets en conseil de préfecture ; application des dispositions du Code de procédure sur la police des audiences.
La loi de 1865 contenait en outre une disposition importante qui tendait à réaliser une amélioration souvent réclamée, en promettant aux conseils de préfecture une loi complète de procédure. Elle portait qu’un règlement d’administration publique déterminerait provisoirement « les délais et les formes dans lesquels les arrêtés contradictoires et non contradictoires peuvent être attaqués ; les règles de la procédure à suivre devant les conseils de préfecture, [262] notamment pour les enquêtes, les expertises et les visites de lieux ; ce qui concerne les dépens (1. Loi du 21 juin 1865, art. 14.) ». Il devait être statué par une loi dans le délai de cinq ans (2. Loi du 21 juin 1865, art. 14 in fine.).
Le règlement fut promulgué par décret du 12 juillet 1865 ; il édicta des dispositions qui ont réglé, jusqu’à la loi de procédure de 1889, l’introduction et la marche des instances, la tenue des audiences, les formes des décisions ; mais il laissa de côté la question des recours et celle des mesures d’instruction ; le Conseil d’État se réservait de les approfondir dans l’élaboration du projet de loi qui devait remplacer le règlement. Ce projet, précédé d’une enquête que le ministre de l’intérieur avait prescrite en 1868, sur le nouveau fonctionnement des conseils de préfecture, fut adopté par le Conseil d’État dans ses séances des 16, 18 et 25 mai 1870 ; il fut présenté au Sénat le 10 juin suivant. Mais la discussion en fut empêchée par les événements politiques.
Le projet de loi de 1870 reprenait, en leur donnant une extension et une précision nouvelles, les réformes de procédure annoncées par la loi du 21 juin 1865 et partiellement réalisées par le décret provisoire du 12 juillet suivant. Il ne contenait pas moins de soixante-sept articles répartis en six titres correspondant aux matières suivantes : introduction des instances et mesures générales d’instruction ; — moyens de vérification (expertises, visites de lieux, enquêtes et interrogatoires, vérification d’écritures et inscription de faux) ; — incidents (intervention, récusation, désistement) ; — jugement ; — opposition, tierce opposition et recours au Conseil d’État ; — dépens.
Ce projet, oublié pendant près de vingt ans, puis repris par une proposition d’initiative parlementaire, est devenu, sauf quelques modifications, la loi du 22juillet 1889 sur la procédure des conseils de préfecture.
III. — RÉPUBLIQUE.
Commission provisoire de 1870. — Le Conseil d’État avait eu un rôle politique trop considérable sous l’empire pour pouvoir survivre [263] à la révolution du 4 septembre 1870. Mais lorsque le Gouvernement de la défense nationale prononça, par son décret du 15 septembre, la suspension des membres du Conseil d’État impérial, il eut soin de maintenir l’institution elle-même et d’assurer son fonctionnement provisoire en attendant une loi de réorganisation.
Le décret du 15 septembre 1870, complété par celui du 19 septembre, créa une commission provisoire composée de huit conseillers d’État et de dix maîtres des requêtes nommés par le Gouvernement, auxquels furent adjoints douze auditeurs dont la désignation fut confiée aux membres de la commission. Celle-ci reçut aussi le droit d’arrêter elle-même son règlement intérieur ; elle se partagea en deux sections administratives et une section du contentieux, cette dernière composée de membres qui siégeaient en même temps dans l’une ou l’autre section administrative.
La législation de 1852 restait applicable, dans ses dispositions essentielles, au jugement des affaires contentieuses qui continuait à se partager entre la section et l’assemblée du contentieux selon que des avocats étaient ou non constitués. Mais le petit nombre des membres de la commission et de ses sections administratives ne permettant pas de composer l’assemblée du contentieux par délégation, les audiences publiques furent tenues par la commission tout entière. Un décret du 3 octobre 1870 consacra sur ce point et sur quelques autres les modifications qu’il était nécessaire d’apporter à la législation en vigueur. Les décisions contentieuses conservèrent la forme de décrets émanés du Gouvernement.
La commission n’avait été instituée que pour l’expédition des affaires administratives et contentieuses urgentes. Elle avait hérité de 596 dossiers déjà déposés au Conseil, auxquels s’ajoutèrent 1,829 pourvois formés pendant la durée de la commission, c’est-à-dire jusqu’au 27 juillet 1872 (1. Voir les rapports présentés au Garde des sceaux par le président de la commission, M. F. de Jouvencel, en février et en août 1872. (Imprimerie nationale.)). Le ralentissement des affaires était sensible ; il s’expliquait par les événements exceptionnels que traversait le pays, par la suspension des délais des recours jusqu’en juin 1871, par les difficultés que rencontrait l’instruction des affaires [264] auprès d’administrations lentement réorganisées. Le nombre des affaires jugées pendant les deux années ne dépassa pas 934, soit une moyenne annuelle de 467. Cependant la commission eut à statuer sur des affaires importantes et nouvelles, notamment sur les premières applications de la loi municipale du 14 avril 1871 et de la loi départementale du 10 août 1871, ainsi que sur plusieurs conflits soulevant d’intéressantes questions de compétence nées des événements de la guerre.
La juridiction administrative devant l’Assemblée nationale. — La période à laquelle nous arrivons est toute contemporaine ; les indications qui s’y rapportent ne paraissent plus être à proprement parler des notions historiques, mais plutôt se confondre avec l’étude de l’organisation actuelle. Et pourtant, même dans cette période si rapprochée, il y a des faits qui déjà ne sont plus que de l’histoire. Telles sont les discussions qui s’élevèrent devant l’Assemblée nationale sur le maintien ou la suppression de la juridiction administrative, et plus spécialement des conseils de préfecture.
Ces controverses furent principalement l’œuvre d’une commission de l’Assemblée dite Commission de décentralisation. Cette commission, saisie de plusieurs propositions qui tendaient à remanier d’une manière plus ou moins complète le système de l’administration française, fut entraînée dans un vaste champ d’études où toutes les théories se donnèrent librement carrière. Elle rédigea des projets dont la valeur était fort inégale et dont les destinées furent diverses. Tous s’inspiraient d’une même pensée : relâcher les liens de la centralisation, diminuer l’action du pouvoir central dans la sphère des intérêts locaux. Idée louable en elle-même, mais dont les applications peuvent être salutaires ou nuisibles, selon l’esprit dans lequel elles sont conçues. L’un de ces projets, amélioré par plusieurs amendements du Gouvernement ou de membres de l’Assemblée, est devenu la loi organique départementale du 10 août 1871, qui combine dans une mesure heureuse les idées de décentralisation avec les conditions nécessaires de la vie administrative dans un grand État unitaire. Il est bon, en effet, aussi bien pour l’équilibre des forces administratives que pour le [265] développement des libertés publiques, qu’il y ait une force intermédiaire, département ou province, entre la grande force nationale qui est concentrée dans l’État et la force élémentaire qui réside dans les communes.
Mais à cette idée juste il s’en joignit d’autres qui l’étaient moins, notamment celle de sacrifier la juridiction administrative à l’idée de décentralisation.
C’était une erreur de croire que le développement des libertés locales doit avoir pour conséquence d’amoindrir le rôle de la juridiction administrative et de relâcher son contrôle. C’est le contraire qui est vrai. Il y a, en effet, une décentralisation qui ne sera jamais acceptée en France : c’est la décentralisation de la loi. Que les questions d’opportunité administrative soient localisées sur le territoire qu’elles intéressent exclusivement, rien de mieux ; mais la légalité administrative, l’interprétation des lois ne peut pas être décentralisée. L’unité de jurisprudence assurant l’unité de la législation, est une condition nécessaire de l’égalité devant la loi. Aussi, plus les autorités locales sont affranchies du contrôle d’un supérieur hiérarchique, plus elles doivent être soumises au contrôle d’une juridiction, afin que les attributions des autorités locales et les droits des particuliers ne soient pas à la discrétion de jurisprudences contradictoires.
Cela est si vrai que l’Assemblée nationale, en transférant aux conseils généraux et aux commissions départementales des décisions qui étaient antérieurement réservées aux préfets, et en les affranchissant de tout contrôle hiérarchique du ministre de l’intérieur, jugea en même temps nécessaire d’assurer au Gouvernement ou aux parties des recours spéciaux devant le Conseil d’État, pour les cas d’incompétence, d’excès de pouvoir, de violation des lois ou règlements (1. Loi du 10 août 1871, art. 33, 47, 88.). Bien plus, après avoir donné aux conseils généraux, par la loi du 10 août 1871, le droit de statuer souverainement sur les élections de leurs membres, elle se vit dans la nécessité de le leur retirer par la loi du 31 juillet 1875 et de renvoyer au Conseil d’État le contentieux de ces élections. Elle s’était aperçue qu’en voulant décentraliser le droit de décision en cette matière, elle [266] avait compromis l’unité de la loi, et que les règles de l’élection, le mode de supputation des suffrages, les conditions de l’éligibilité n’étaient plus les mêmes dans tous les départements.
Cet aspect de la question avait échappé à la commission de décentralisation. Croyant voir dans la juridiction administrative un obstacle au développement des libertés locales, elle réclama son abolition. Un projet de loi rédigé par elle et déposé le 14 juin 1872 proposa la suppression des conseils de préfecture (1. Voir le projet de loi et le rapport présentés au nom de la commission de décentralisation par M. Amédée Lefèvre-Pontalis (Annexe à la séance du 14 juin 1872, n° 1217 des impressions de l’Assemblée nationale).— Ce rapport et ce projet avaient pour origine une proposition de loi déposée par M. Raudot le 29 avril 1871 et dont l’article 37 portait : « Les préfets et les conseils de préfecture sont supprimés ; les affaires contentieuses et les contraventions de voirie actuellement soumises aux conseils de préfecture et au Conseil d’État seront jugées par la justice ordinaire. » — Le projet de la commission, conforme quant au fond, était plus complexe en la forme. Après avoir posé en principe (art. 5) que « toutes les contestations dont la connaissance est attribuée aux conseils de préfecture statuant au contentieux seront portées devant les tribunaux ordinaires et seront instruites et jugées d’après la loi commune », il faisait les exceptions suivantes : En matière d’ateliers insalubres, les oppositions et les recours contre les refus d’autorisation étaient renvoyés, selon les cas, devant le ministre, ou devant le préfet, sauf recours au ministre qui prononçait administrativement après avis du Conseil d’État (art. 7). En matière de logements insalubres, le préfet statuait sauf recours au ministre (art. 8). En matière de contributions directes, le préfet pouvait prononcer seul la réduction ou la décharge réclamée par le contribuable lorsque l’avis du directeur des contributions était conforme. Il prononçait de même sur les réclamations des percepteurs tendant à la décharge des cotes indûment imposées (art. 9). En cas d’avis contraire du directeur, le tribunal d’arrondissement jugeait. C’était encore le préfet qui prononçait, sauf appel à la Cour des comptes, sur la comptabilité des receveurs des communes et des établissements publics (art. 6).). Leurs attributions contentieuses étaient renvoyées aux tribunaux judiciaires, sauf dans certaines matières où tout débat contentieux était supprimé et où le préfet statuait administrativement sauf recours au ministre. La commission ajoutait : « La conséquence forcée de la suppression des conseils de préfecture, c’est la suppression du Conseil d’État comme juge d’appel de leurs décisions et ce serait probablement, dans un prochain avenir, l’abolition de toute justice administrative. »
Que devenait, dans ce système, le contentieux des actes de la puissance publique, celui qui appartient au Conseil d’État statuant [267] comme juge des excès de pouvoir ou des interprétations contentieuses ? Le projet de la commission décidait que les tribunaux pourraient vérifier le sens et la légalité de ces actes quand ils seraient invoqués devant eux, mais qu’ils ne pourraient pas en prononcer l’annulation ni en modifier les dispositions (1. Art. 12 du projet : « Dans tous les cas où les tribunaux ordinaires auront à connaître du contentieux de l’administration, ils appliqueront les actes de l’autorité administrative et les règlements généraux et locaux en tant que ces actes et règlements seront conformes aux lois. Si la contestation portait sur la légalité d’un acte de l’autorité administrative, les tribunaux ne pourraient connaître que des effets de l’acte dont il s’agit dans ses rapports avec la contestation qui leur est soumise, sans avoir le droit d’en prononcer la nullité ni d’en modifier les dispositions. »). Sur ce point, le système de la commission était le système belge ; il avait pour conséquence de remettre à l’administration active une partie du contentieux administratif et de supprimer complètement les recours en annulation des actes administratifs illégaux.
Nous ne pouvions laisser en oubli ce projet de loi qui donna lieu à des éludes sérieuses attestées par le rapport de la commission. Mais on doit reconnaître qu’il n’occupa pas, devant l’Assemblée nationale, la place que nous lui avons donnée dans cette étude. Il ne fut en effet l’objet d’aucune discussion devant l’Assemblée, et celle-ci se sépara sans l’avoir porté à son ordre du jour. Il avait été condamné d’avance par le vote de la loi sur le Conseil d’État, qui consacrait le maintien de la juridiction administrative, et qui donnait au Conseil d’État le droit de statuer souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoir.
Lors de la discussion de cette loi, qui avait précédé de quelques semaines le dépôt du projet que nous venons d’analyser, les adversaires de la juridiction administrative avaient vainement tenté de faire supprimer les attributions contentieuses du Conseil d’État, ou tout au moins de faire insérer dans la loi des réserves pour l’avenir (2. La suppression fut demandée par M. Raudot. La réserve fut proposée par un amendement de M. Savary, appuyé par M. Bérenger (de la Drôme) et auquel M. Raudot déclara se rallier ; cet amendement tendait à faire ajouter à l’article 9 de la loi, relatif aux attributions contentieuses du Conseil d’État, la phrase suivante : « Jusqu’à ce qu’il ait été statué par une loi sur l’ensemble de la juridiction contentieuse. » L’amendement fut rejeté et l’article 9 adopté par deux votes par assis et levé (Séance du 3 mai 1872).). L’Assemblée nationale, comme toutes celles qui l’avaient [268] précédée, refusa de porter aucune atteinte à nos institutions de justice administrative ; elle les fortifia au contraire par la loi organique du 24 mai 1872 dont nous avons maintenant à parler.
Loi sur le Conseil d’État du 24 mai 1872. — Les auteurs de la loi du 24 mai 1872 se sont inspirés de la législation de 1849 et de celle de 1852. Ils ont emprunté à la législation de 1849 : la nomination des conseillers d’État par l’Assemblée nationale ; la délégation au Conseil d’État d’un droit de juridiction propre en matière contentieuse ; l’institution du tribunal des conflits. Ils ont emprunté à la législation de 1852 : le partage du jugement des affaires contentieuses entre la section du contentieux et l’assemblée du Conseil d’État ; l’organisation d’une assemblée spéciale du contentieux composée de la section et de membres délégués par les sections administratives. Si l’on constate, en outre, que la loi de 1872 a de nouveau consacré les règles établies en 1831, sanctionnées en 1845 et maintenues en 1852, sur le ministère public, le débat oral et la publicité des audiences, on voit que la loi nouvelle a associé et combiné les trois grandes lois organiques qui ont successivement régi le Conseil d’État pendant un demi-siècle.
La disposition qui donnait à l’Assemblée nationale le droit d’élire les conseillers d’État ne fut pas, à proprement parler, une disposition organique, mais une décision d’actualité. Elle ne s’expliquait pas, comme en 1849, par le désir d’associer étroitement le Conseil d’État à l’œuvre du législateur et de le rapprocher d’une assemblée dont il aurait été le collaborateur obligé ; on reconnaissait que le Conseil n’aurait qu’un rôle très effacé dans la préparation des lois et qu’il aurait mission d’assister le pouvoir exécutif beaucoup plus que le Parlement (1. Tandis que la loi de 1849 avait créé une section de législation composée de seize conseillers d’État et formant dans son sein des commissions spéciales pour l’étude préparatoire des projets de loi, la loi de 1872 supprimait la section de législation et réduisait les cadres du Conseil à trois sections administratives et une section du contentieux.). Il paraissait donc naturel que les conseillers d’État, en leur double qualité d’auxiliaires du Chef de l’État et de magistrats de l’ordre administratif, fussent nommés par le Gouvernement. Des considérations politiques en firent décider autrement [269] ; mais l’Assemblée ne persista pas, pour l’avenir, dans le système de nomination qu’elle avait revendiqué pour elle-même. Lorsqu’elle vota la loi constitutionnelle du 25 février 1875 sur l’organisation des pouvoirs publics, elle décida que les conseillers d’État seraient désormais nommés par le Président de la République, en conseil des ministres, et pourraient être révoqués par lui dans la même forme (1. Loi du 25 février 1875, art. 4, § 2.). Toutefois les droits acquis aux conseillers d’État élus par l’Assemblée devaient être respectés. Ils ne pouvaient être révoqués que par l’Assemblée nationale et, après sa séparation, par le Sénat (2. Loi du 25 février 1875, art. 4, §§ 3 et 4.).
La loi constitutionnelle de 1875 résolvait la difficulté pour l’avenir, mais elle la laissait subsister dans le présent. L’Assemblée nationale avait usé de son droit en 1872, en ne conférant le titre de conseiller d’État qu’à des hommes dont les tendances politiques lui paraissaient en harmonie avec les siennes. Le Gouvernement, à son tour, ne crut pas excéder son droit en 1879, en poursuivant le même but. L’esprit des Chambres et la direction générale de la politique intérieure étaient alors très différents de ce qu’ils avaient été sept ans auparavant ; on souhaitait que le Conseil d’État ne continuât pas à représenter exclusivement l’ancienne majorité d’une assemblée disparue. D’un autre côté, le Gouvernement ne voulait oublier ni les garanties dues à l’institution ni les égards dus aux personnes ; il répugnait à des mesures radicales telles que la dissolution du Conseil d’État par une loi, ou la révocation de ses membres par le Sénat. Il préféra chercher la solution de la difficulté dans certaines modifications de la loi de 1872, permettant d’élargir les cadres du Conseil, d’y introduire des éléments nouveaux, et de laisser le temps faire son œuvre jusqu’à l’expiration des mandats temporaires qu’un tiers des conseillers d’État tenait encore de l’Assemblée (3. L’élection des conseillers d’État avait eu lieu pour neuf ans en 1872, avec renouvellement par tiers tous les trois ans. Il aurait donc dépendu du Gouvernement, investi du droit de nomination par la loi constitutionnelle de 1875, de procéder à une modification progressive du personnel en 1875 et en 1878. Cette mesure aurait vraisemblablement prévenu la situation difficile qui se révéla en 1879. Mais aucune modification n’avait eu lieu dans le personnel, le Gouvernement ayant cru devoir confirmer, à chaque renouvellement, les choix faits par l’Assemblée nationale.).
[270] De là, la loi du 13 juillet 1879 qui permit de résoudre la question du personnel en même temps qu’elle développait l’organisation du Conseil d’État, qui avait été conçue d’une manière trop restreinte par la loi organique de 1872. Le nombre des sections fut élevé de quatre à cinq par le rétablissement de la section de législation, supprimée en 1872. Les conseillers d’État en service ordinaire furent portés de vingt-deux à trente-deux ; les conseillers d’État en service extraordinaire de quinze à dix-huit ; les maîtres des requêtes de vingt-quatre à trente, non compris le secrétaire général ; les auditeurs de trente à trente-six.
En ce qui touche le fonctionnement de la juridiction contentieuse, la loi de 1879 porta de six à sept, y compris le président, les membres de la section du contentieux (1. La loi du 24 mai 1872 avait chargé le vice-président du Conseil d’État de présider la section du contentieux qui n’était composée que de six conseillers d’État. Une loi du 1er août 1874 rétablit la présidence de la section du contentieux, mais le nombre total des membres resta fixé à six jusqu’en 1879.) et de treize à seize, y compris le vice-président du Conseil d’État, celui des membres composant l’assemblée du contentieux. Elle créa un quatrième commissaire du Gouvernement dont l’adjonction était rendue nécessaire par l’augmentation du nombre des affaires.
Justice déléguée. — Le Gouvernement et l’Assemblée nationale furent d’accord pour abandonner le système de la justice retenue déjà condamné en 1849 et remis en vigueur en 1852. « Les esprits éclairés, disait l’exposé des motifs de la loi de 1872 présenté par M. Dufaure, ont constamment demandé que la juridiction administrative offrît, autant que possible, par sa constitution, les garanties qu’on est habitué à rencontrer devant les tribunaux civils. Le Gouvernement n’hésite pas à proposer de compléter les garanties d’une bonne justice, déjà établies par la législation antérieure, en donnant au Conseil le droit de juridiction propre, en conférant à ses décisions la valeur d’un jugement. Aussi bien, les raisons qu’à d’autres époques on avait invoquées pour soutenir le système dans lequel les décisions du Conseil en matière contentieuse n’avaient d’autorité qu’après avoir été approuvées par le chef du pouvoir exécutif, auquel appartenait le droit de prendre [271] une décision différente, ne pourraient plus amener la conviction dans les esprits… C’est en vain qu’on a fait valoir la nécessité de sauvegarder le principe de la responsabilité de l’administration. Les ministres ne sauraient être responsables, lorsqu’ils exécutent une décision rendue par un tribunal administratif ou judiciaire. Aussi, dans la pratique, jamais les décisions proposées par le Conseil n’ont-elles été modifiées… Cette pratique a démontré que les dangers qu’on redoutait pour l’indépendance de l’administration, dans le système d’une juridiction propre attribuée au Conseil sont chimériques. »
L’innovation fut critiquée, au sein de la commission, par quelques membres qui invoquaient les anciennes traditions de la justice retenue, et qui manifestaient la crainte que la délégation d’une juridiction propre ne fût un premier pas vers l’inamovibilité. A leurs objections, le rapport répondit (1. Premier rapport de M. Batbie, séance du 29 janvier 1872.) : « La majorité de la commission n’a pas pensé que la délégation eût nécessairement l’inamovibilité pour corollaire. Depuis qu’ils ont été institués en l’an VIII, les conseils de préfecture rendent des arrêtés exécutoires et cependant leurs membres n’ont pas cessé d’être amovibles. Nous ne faisons donc qu’appliquer au second degré ce qui, pendant plus de soixante–dix ans, a été pratiqué au premier. Pourquoi, en effet, la justice administrative serait-elle déléguée pour la première instance et retenue en appel ? Il y a là une disparate inexplicable et nous croyons qu’il faut la supprimer (2. A cet argument, on pouvait répondre que le Conseil d’État n’est pas uniquement juge d’appel des conseils de préfecture. Ce n’est pas en cette qualité que la juridiction propre lui a été si longtemps refusée, mais à raison de ses attributions comme juge des décisions ministérielles et des actes de l’autorité administrative attaqués pour excès de pouvoir.) … Au reste, l’expérience a démontré que les projets de décret préparés par le Conseil d’État au contentieux sont, en fait, de véritables arrêts. Pourquoi, dès lors, maintenir une fiction et ne pas mettre dans la loi une disposition qui soit conforme à la réalité ? Nous le comprendrions si la faculté de refuser l’approbation pouvait influer utilement sur les décisions du Conseil d’État, mais il est reconnu que si le chef du pouvoir exécutif usait de ce droit, la bonne administration de la justice y perdrait beaucoup. Il y aurait à craindre que le caprice ou la passion politique [272] ne fussent plus écoutés que l’avis mûrement délibéré par le Conseil d’État. Ce pouvoir pourrait être aussi, avant le vote, un moyen de pression pour obtenir une majorité factice. Nous avons brisé une arme dont il serait possible de faire un si dangereux usage. »
Il nous a paru utile de citer ces deux documents : ils sont le commentaire le plus autorisé du vote par lequel l’Assemblée nationale adopta, le 3 mai 1872, la disposition qui est devenue l’article 9 de la loi : — « Le Conseil d’État statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoir formés contre les actes des diverses autorités administratives. » Il ne s’éleva, d’ailleurs, lors du vote de cet article, aucune objection contre le système de la justice déléguée ; les observations échangées portèrent uniquement sur la mission générale de la juridiction administrative et sur la nécessité de son maintien.
La loi de 1872, tout en puisant ses principales inspirations dans la législation de 1849, n’alla pas cependant jusqu’à concentrer le droit de juridiction dans la section du contentieux seule, et à instituer, au sein du Conseil, un tribunal fermé aux membres des autres sections. D’un autre côté, le nombre des affaires ne permettait pas qu’elles fussent toutes portées devant l’assemblée du contentieux. La loi partagea donc le droit de juger entre cette assemblée et la section, comme l’avait fait la législation de 1852, selon qu’il y avait ou non constitution d’avocat dans les affaires.
Mais elle conserva, à l’égard du Conseil d’État érigé en tribunal, la garantie que la loi de 1849 avait voulu donner au Gouvernement contre des empiétements possibles de la juridiction contentieuse. sur les attributions du pouvoir exécutif. Elle lui reconnut le droit de revendiquer devant le Tribunal des conflits les affaires qui n’appartiendraient pas au contentieux administratif et dont le Conseil d’État aurait refusé de se dessaisir. Seulement, au lieu d’accorder ce droit, comme en 1849, au ministre de la justice seul, considéré comme l’organe commun de toutes les revendications ministérielles, elle le donna à chaque ministre pour les affaires intéressant son département (1. Loi du 24 mai 1872, art, 26.). Aucun ministre n’a exercé ce droit jusqu’à ce jour.
[273] L’expérience qui a été faite, depuis 1872, du système de la justice déléguée a-t-elle justifié la confiance du législateur ? Il est permis de l’affirmer. Elle a d’abord montré que l’écart des deux systèmes n’est pas aussi grand, au point de vue pratique, qu’on avait paru quelquefois le croire. Ainsi qu’on le rappelait avec raison devant l’Assemblée nationale, les décisions contentieuses du Conseil d’État étaient, en fait, de véritables arrêts avant que la loi leur eût reconnu ce caractère. Mais si jamais le Gouvernement n’avait pris sur lui de les réformer, des tentatives n’en avaient pas moins été faites, à diverses époques, pour qu’il usât de cette faculté, et elles avaient retardé quelquefois l’homologation des décisions (1. Sous le Gouvernement de Juillet, une décision rendue entre un particulier et l’administration des domaines ne fut signée qu’au bout de deux ans. Sous l’Empire, un décret au contentieux délibéré en juillet 1852, qui accueillait la demande de deux magistrats de la Cour de cassation réclamant des traitements arriérés, fut paralysé pendant neuf ans ; ce décret ne fut signé qu’en mai 1861. Plus récemment, à l’époque où la commission provisoire de 1870 approchait du terme de sa mission, des démarches furent faites auprès du Chef de l’État pour faire modifier une décision sur conflit rendue contrairement aux conclusions du ministre de la guerre. Le ministre de la justice, M. Dufaure, après avoir pris connaissance du dossier et des explications du rapporteur, s’empressa de présenter cette décision à la signature de M. Thiers.).
La loi nouvelle rendait impossible le retour de pareils incidents qui, sans avoir jamais servi les intérêts du Gouvernement, pouvaient porter une sérieuse atteinte à l’autorité morale des décisions.
Chose remarquable, la réforme de 1872, loin de provoquer une extension téméraire de la juridiction contentieuse, parut un instant faire remettre en question certaines prérogatives qu’elle s’était reconnues. Dans la matière des recours pour excès de pouvoir, où la mission du juge administratif touche de si près à celle du supérieur hiérarchique, quelques hésitations se produisirent. Le Conseil se demanda s’il pouvait continuer d’exercer, comme tribunal, tous les droits qu’il s’était reconnus lorsqu’il représentait le Chef de l’État exerçant sa justice retenue, contrôlant et infirmant les actes d’autorités inférieures, ou rapportant ses propres décisions sur l’avis de son Conseil. Il se demanda aussi si le rétablissement du contrôle parlementaire et de la responsabilité ministérielle n’ôtait pas quelque raison d’être à la mission que le Conseil d’État avait exercée sous l’Empire, en l’absence de ces garanties d’ordre politique.
[274] Une certaine hésitation était permise ; quelques arrêts rendus au début du régime nouveau semblent en porter la trace. Mais ces scrupules ne tardèrent pas à s’effacer devant les résultats déjà acquis en jurisprudence et devant l’intention manifestée par le législateur lui-même. En effet, les auteurs de la loi de 1872, en mentionnant expressément les recours pour excès de pouvoir parmi les affaires soumises à la juridiction souveraine du Conseil d’État, avaient eu principalement pour but de lever toute difficulté sur le maintien de la jurisprudence antérieure relative à ces recours.
Toutefois, le Conseil reconnut que la délégation qui lui était faite, comme cour de justice administrative, devait avoir pour conséquence un affermissement de la doctrine juridique, une précision plus grande des règles de fond et de procédure applicables au recours pour excès de pouvoir. Des efforts nouveaux furent faits en ce sens, et il en est résulté un véritable corps de doctrine qu’on trouvera exposé et développé dans le livre VI de cet ouvrage.
Tribunal des conflits. — L’abandon du système de la justice retenue devait avoir pour conséquence, en 1872 comme en 1849, l’institution d’une juridiction autre que le Conseil d’État pour le jugement des conflits d’attributions. Le Gouvernement et l’Assemblée furent d’accord pour faire revivre l’institution du Tribunal des conflits ; mais quelques dissentiments se produisirent au sujet de son organisation.
Le Gouvernement proposait de rétablir le Tribunal des conflits tel qu’il avait été organisé en 1849, et de le composer de quatre conseillers d’État et de quatre conseillers à la Cour de cassation, élus tous les trois ans par leurs collègues. Il confiait la présidence du Tribunal au ministre de la justice ; mais, au lieu de donner la vice-présidence au ministre de l’instruction publique, conformément à la loi du 4 février 1850, il reconnaissait au ministre de la justice le droit de se faire remplacer par un autre membre du cabinet, de telle sorte que le Gouvernement fût toujours représenté dans le jugement des conflits.
Le projet de la commission ne s’inspirait pas de la même pensée ni des mêmes précédents. La commission exprimait la crainte que les membres du Conseil d’État et ceux de la Cour de cassation ne [275] fussent trop souvent portés à favoriser la juridiction qu’ils représentaient, que les deux éléments du Tribunal ne fussent ainsi paralysés l’un par l’autre, et que la solution du conflit ne dépendît, en ce cas, du ministre chargé de présider (1. On lit dans le premier rapport de la commission, du 29 janvier 1872 : — « Il est probable que, sur plus d’une question, les conseillers d’État se porteront d’un côté et que les conseillers à la Cour de cassation iront de l’autre. Ces deux fractions s’annulant par leur opposition (il est naturel que, sur des questions de compétence, la divergence soit fréquente), la voix seule du président fera pencher la balance et la décision ne dépendra que de lui. Or, les ministres sont fragiles, et comme leur choix est déterminé par des considérations autres que leurs opinions sur les questions de droit, une modification ministérielle pourrait être la cause d’un changement de jurisprudence sur plusieurs questions. » — La commission considérait comme probable et fréquente une scission de deux éléments du Tribunal qui ne pouvait, au contraire, se produire (la pratique l’a démontré) que dans des cas très rares et très exceptionnels. En outre, elle supposait qu’après décision prise sur une question de compétence, les oppositions subsisteraient, et que le ministre nouveau refuserait tout le premier de se conformer à la jurisprudence acquise : seconde hypothèse encore plus invraisemblable que la première. Au fond, ce que voulait la commission, ainsi que cela résultait de son projet, c’était éliminer le Gouvernement du Tribunal des conflits et y mettre, à sa place, des délégués de l’Assemblée.). D’un autre côté, la présence d’un représentant du Gouvernement à la tête du Tribunal lui paraissait donner prise à critique, et elle proposait de confier au Tribunal lui-même l’élection de son président. Au fond, la commission était préoccupée de la même idée qui lui avait déjà fait proposer de confier à l’Assemblée nationale la nomination des conseillers d’État ; elle estimait que l’Assemblée, à raison de sa souveraineté, devait avoir le pas sur le pouvoir exécutif pour conférer les hautes magistratures qui peuvent exercer une action sur les affaires publiques. Aussi, proposa-t-elle, non seulement de supprimer la présidence du ministre, mais encore de réduire de quatre à trois les délégués du Conseil d’État et de la Cour de cassation, et d’appeler aux sièges rendus ainsi vacants trois membres désignés par l’Assemblée nationale, plus deux suppléants également choisis par elle.
Le Tribunal se serait ainsi trouvé composé en majorité de délégués de l’Assemblée, puisque les conseillers d’État avaient déjà ce caractère sous l’empire de la loi de 1872. Ces propositions furent votées lors de la seconde délibération, malgré l’opposition du Gouvernement. Mais des négociations s’engagèrent avant la troisième lecture, et un nouveau projet, conçu [276] dans un esprit de transaction, fut arrêté de concert entre le Gouvernement et la commission. La commission acceptait la présidence du ministre de la justice, mais à condition qu’il fût assisté d’un vice-président élu par le Tribunal. De son côté, le Gouvernement acceptait l’adjonction de membres électifs, mais à condition qu’ils fussent élus non par l’Assemblée nationale, mais par le Tribunal lui-même. Cet accord transactionnel fut ratifié par l’Assemblée.
En ce qui concerne les attributions et le fonctionnement du Tribunal des conflits, la loi de 1872 n’a pas modifié la législation de 1849 ; elle a même remis expressément en vigueur la loi du 4 février 1850 et le règlement du 28 octobre 1849 sur le mode de procéder devant le Tribunal des conflits (1. Loi du 24 mai 1872, art. 27.). Mais elle n’a pas reproduit la disposition de la Constitution de 1848 qui attribuait à ce tribunal le jugement des recours formés contre les arrêts de la Cour des comptes ; elle a ainsi implicitement confirmé la compétence du Conseil d’État sur ces recours qui lui avaient été restitués depuis 1852.
Développement du contentieux administratif. — Pendant la période que nous venons d’examiner et pendant celle qui se poursuit actuellement, la législation a encore contribué à étendre le domaine du contentieux administratif, soit par des dispositions spéciales instituant des recours nouveaux, soit par l’effet de dispositions générales.
En matière d’administration départementale et communale, nous mentionnerons : — la loi du 10 août 1871 sur les conseils généraux qui, en créant les commissions départementales et en leur donnant, dans certains cas, un droit de décision propre, ouvre un recours contre leurs décisions devant le Conseil d’État statuant au contentieux (2. Loi du 10 août 1871, art. 88.) ; — la loi du 7 juin 1873, qui charge le Conseil d’État de statuer sur les recours du ministre de l’intérieur tendant à faire déclarer démissionnaire tout membre d’un conseil général, d’un conseil d’arrondissement ou d’un conseil municipal qui refuserait, [277] sans excuse valable, de remplir une des fonctions qui lui sont dévolues par les lois ; — la loi du 31 juillet 1875, qui retire aux conseils généraux et qui transfère au Conseil d’État, statuant en premier et dernier ressort, le contentieux des élections des membres des conseils généraux ; — la loi organique du 2 août 1875 sur l’élection des sénateurs (révisée par la loi du 14 août 1884), qui défère aux conseils de préfecture, sauf appel au Conseil d’État, le contentieux des élections des délégués élus par les conseils municipaux ; —les dispositions des lois des 14 avril 1871, 12 août 1876 et 5 avril 1884 relatives à l’élection des maires et des adjoints par les conseils municipaux et au jugement des protestations par les conseils de préfecture et le Conseil d’État ; — la loi municipale du 5 avril 1884 qui, en cas d’annulation par le préfet d’une délibération illégale d’un conseil municipal, ouvre à ce conseil et à toute partie intéressée un recours au Conseil d’État en forme de recours pour excès de pouvoir (1. Loi du 5 avril 1884, art. 67. — La législation antérieure n’admettait qu’un recours en forme administrative sur lequel il était statué par décret, le Conseil d’État entendu, et qui n’était ouvert qu’au conseil municipal, non aux parties intéressées. (Loi du 5 mai 1855, art. 23.)).
La législation de l’Algérie et des colonies, en développant les franchises locales, en introduisant le système électif dans l’administration de territoires où il n’avait pas encore fonctionné, a fait aussi affluer au Conseil d’État, soit directement, soit sur l’appel des décisions des conseils de préfecture de l’Algérie et des conseils du contentieux des colonies, un grand nombre d’affaires nouvelles. La législation des conseils du contentieux des colonies que les ordonnances de 1828 avaient solidement établie, mais qu’il était utile de réviser, a été remaniée par le décret du 5 août 1881 concernant l’organisation et la compétence de ces conseils, et réglant la procédure à suivre devant eux.
En dehors de ces lois, d’autres causes ont indirectement contribué, pendant cette dernière période, à activer le mouvement des affaires contentieuses. Parmi les principales, on doit mentionner : — en matière fiscale : les taxes créées ou rétablies à la suite des événements de 1870-1871 et soumises au contentieux des contributions directes (impôts sur les chevaux et les voitures, sur les [278] cercles, sur les billards) ; la révision de la législation des patentes par la loi du 15 juillet 1880 ; la législation nouvelle de la contribution foncière sur les propriétés bâties, résultant de la loi de finances du 8 août 1890 ; la création de la taxe militaire par la loi du 15 juillet 1889 ; — en matière de travaux publics : l’établissement d’un nouveau réseau de voies ferrées, l’amélioration des voies navigables et des ports maritimes, l’établissement de nouvelles lignes de défense sur la frontière et autour des places de guerre, l’extension du réseau vicinal, et en général le grand développement des travaux communaux ; — en d’autres matières : la législation nouvelle de l’enseignement, la réorganisation du conseil supérieur de l’instruction publique et des conseils académiques au moyen d’élections dont le contentieux ressortit au Conseil d’État ; l’institution de délégués mineurs soumis à un régime électoral spécial qui ressortit, en dernier ressort, au Conseil d’État (Loi du 8 juillet 1890) ; la création d’un nouveau recours contentieux en faveur des sous-officiers rengagés qui n’obtiennent pas l’emploi auquel leur classement leur donne droit (Loi du 18 mars 1889).
Le mouvement des affaires contentieuses depuis 1872 a montré une fois de plus qu’il n’y a point de réformes administratives, pas d’entreprises de grands travaux publics, pas de manifestation nouvelle de la vie nationale qui n’ait son contrecoup dans le contentieux administratif.
Aussi la progression des affaires, loin de se ralentir depuis 1872, s’est encore accentuée. La dernière statistique quinquennale publiée sous l’Empire (1861-1865) faisait ressortir une moyenne annuelle de 1,157 affaires jugées par le Conseil d’État, y compris les conflits. Après 1872, et quoique les conflits aient cessé d’être jugés par le Conseil d’État, cette moyenne s’élève à 1,403 pour la période quinquennale 1873-1877 ; — à 1,511 pour la période 1878- 1882 ; —à 1,730 pour la période 1883-1887 ; — à 1,963 pour la période 1888-1892. — Le nombre des affaires jugées s’est élevé à 2,134 en 1893 et à 1,967 en 1894.
Le nombre des pourvois a suivi une progression encore plus sensible. Il s’était élevé à 15,791 dans la période décennale 1875-1884 ; il a été de 21,051 dans la période 1885-1894. Aussi le nombre des affaires restant à instruire ou à juger, à la fin des années [279] 1892, 1893, 1894, a-t-il été respectivement de 3,581, 3,912 et 4,626 (1. Les 4,626 affaires pendantes au 31 décembre 1894 se décomposaient ainsi : — 3,209 affaires à juger en section et consistant presque exclusivement en contributions directes et taxes assimilées ; — 1,417 affaires dites de grand contentieux, à juger par l’assemblée du contentieux.).
Lois et propositions nouvelles. — Conseil d’État. — Pour terminer cet exposé, il nous reste à mentionner certaines innovations qui ont été réalisées, ou simplement projetées, dans la législation du Conseil d’État et des conseils de préfecture.
En ce qui touche le Conseil d’État, une loi du 26 octobre 1888, complétée par un règlement d’administration publique du 9 novembre suivant, a créé une « section temporaire du contentieux » chargée de juger, concurremment avec la section existante, les affaires d’élections et de contributions directes. Elle a en même temps autorisé l’une et l’autre section à tenir des audiences publiques pour le jugement de celles de ces affaires dans lesquelles des avocats sont constitués. L’assemblée du contentieux s’est trouvée ainsi déchargée d’affaires dont l’affluence venait périodiquement retarder ses travaux ; elle n’a plus à en connaître que si les sections jugent nécessaire de les lui renvoyer.
La section temporaire, formée d’éléments appartenant à d’autres sections du conseil, a pu être établie sans aucune augmentation de personnel ni de budget. Elle a siégé d’une manière presque permanente depuis sa création ; le nombre des affaires jugées par elle s’élevait, au 31 décembre 1894, à 3,312, soit une moyenne annuelle de 550 qui pourrait être dépassée si les besoins du service l’exigeaient.
Les auteurs de la loi de 1888 avaient espéré que cette réforme préviendrait la formation d’un arriéré de quelque importance. Ces prévisions ne se sont pas réalisées, ainsi qu’on l’a vu par les chiffres rapportés plus haut, et le Gouvernement a été amené à proposer le remplacement de la section temporaire par une seconde section permanente du contentieux.
Cette pensée a inspiré un certain nombre de projets ou propositions de loi que nous devons brièvement rappeler.
[280] I. Un premier projet de loi du gouvernement, déposé le 10 mars 1891 par M. Fallières, garde des sceaux, proposait de créer une seconde section du contentieux en empruntant les cadres de la section de la législation. Celle-ci aurait été remplacée, pour l’étude des questions de législation civile et criminelle émanant du ministère de la justice, par des commissions formées de membres pris dans les différentes sections du conseil. Les projets de lois et de règlements émanant des autres ministères auraient continué d’être soumis aux sections administratives qui leur correspondent.
- Une proposition d’initiative parlementaire déposée le 30 mai1891 par M. Louis Ricard, député, proposa de maintenir l’organisationactuelle du contentieux et de réduire le nombre des affaires par une double modification des lois de compétence et de procédure : 1° en donnant aux conseils de préfecture le droit de statuer sur certaines contestations, sans appel, et sous réserve seulement du recours en cassation ; 2° en retirant à la juridiction administrative pour l’attribuer aux tribunaux judiciaires un certain nombre de litiges, notamment en matière de ventes domaniales, de travaux publics départementaux et communaux, de contraventions de grande voirie, etc.
III. Le projet et la proposition de loi précités ayant été soumis le 22 juillet 1891 à l’examen du Conseil d’État, cette assemblée émit l’avis qu’il était possible, sur des points secondaires, d’apporter quelques modifications aux lois de compétence, et aussi d’attribuer aux conseils de préfecture une juridiction de dernier ressort, mais que cette double réforme ne pourrait s’accomplir que dans des proportions trop restreintes pour que le nombre des affaires fût sensiblement diminué. Le Conseil d’État se prononçait, en principe, pour le projet de loi du Gouvernement (délibérations des 3-19 décembre 1891) ; il proposait toutefois de substituer aux commissions prévues par ce projet, pour les questions de législation civile ou criminelle, une section de législation composée de membres des différentes sections, auxquelles ils continueraient d’appartenir.
- La commission de la Chambre des députés chargée de l’examendes projets proposa un autre système sur les bases suivantes[281] (Rapport de M. Krantz du 21 mai 1892) : — La section de législation était maintenue, mais avec diminution d’un membre qui était ajouté à la section du contentieux. Celle-ci, désormais composée de huit membres, se subdivisait en deux sous-sections de quatre membres chacune, entièrement indépendantes l’une de l’autre, et présidées, l’une par le président de la section, l’autre par un conseiller d’État désigné annuellement par le Gouvernement.
- Les propositions qui précèdent n’ayant pu être l’objet d’unvote avant l’expiration de la législature, M. Dubost, garde dessceaux, présenta, le 15 janvier 1894, devant la nouvelle législature, un projet de loi qui faisait revivre dans ses dispositions essentielles le premier projet du Gouvernement amendé par le Conseil d’État; les conseillers d’État de la section de législation étaient appelés à siéger cumulativement dans les autres sections ; les cadres actuels de la section de législation devenaient ainsi disponibles pour le service du contentieux.
- Le projet adopté en 1892 par la commission de la Chambredes députés fut repris à son tour par une proposition d’initiativeparlementaire émanée de deux honorables membres de la première commission, MM. Krantz et Lasserre, et déposée le 27 février 1894.
VII. La seconde commission de la Chambre des députés, saisie de ces projets, formula des propositions nouvelles qui peuvent se résumer ainsi (Rapport de M. Krantz du 21 juillet 1894) : — Formation d’une section du contentieux composée de onze membres, y compris le président ; — division de la section en deux sous–sections de cinq membres chacune, alternativement présidées par le président de la section ou par un conseiller-doyen;— suppression d’un conseiller d’État dans chaque section administrative, pour augmenter le personnel de la section du contentieux ; — composition nouvelle de l’assemblée du contentieux qui ne devrait plus comprendre, avec les onze membres de la section, que quatre membres des autres sections du Conseil, au lieu de huit qui y siègent actuellement ; — dispositions nouvelles de procédure, dont les principales abrègent le délai du recours pour excès de pouvoir (deux mois au lieu de trois), et créent de nouveaux recours contre [282] le silence des ministres toutes les fois qu’ils ont laissé passer un délai de quatre mois sans statuer sur une réclamation.
Tel était l’état des propositions soumises aux Chambres lorsque la session ordinaire de 1895 a pris fin (1. En dehors des systèmes rapportés ci-dessus, on peut concevoir une autre solution, beaucoup plus simple, et qui aurait l’avantage de ne porter atteinte ni à l’organisation actuelle de la section du contentieux— ni au fonctionnement de sa présidence— ni à l’organisation de la section de législation— ni à l’effectif des sections administratives, lequel ne saurait être réduit sans de graves inconvénients — ni à la composition de l’assemblée du contentieux, où les éléments empruntés aux différentes sections du Conseil sont associés dans une proportion heureuse, qu’une expérience de plus de quarante ans a consacrée. Cette solution consisterait à rendre permanente la section temporaire du contentieux, telle qu’elle a été organisée par la loi du 26 octobre 1888, et à étendre ses attributions de manière à ce qu’elle puisse seconder plus efficacement la section du contentieux. Il suffirait pour cela que la nouvelle section fût chargée de juger la totalité des affaires sommaires (contributions directes et élections), au lieu d’en juger seulement la moitié comme elle le fait depuis 1888. La section du contentieux, ainsi dispensée de prendre part au jugement des affaires sommaires, pourrait se consacrer tout entière à l’instruction des affaires destinées à l’assemblée du contentieux, préparer la matière d’un plus grand nombre d’audiences de cette assemblée, et augmenter dans la proportion voulue le jugement d’affaires qui sont les plus importantes et souffrent le plus de l’arriéré. Ce système diffère de ceux qui ont été proposés, en ce qu’il partage entre deux sections les deux attributions distinctes de la section du contentieux ; il confie à l’une la préparation des grandes affaires, à l’autre le jugement des petites, au lieu d’attribuer à chaque section la moitié de chaque nature d’affaires. Ce mode de division du travail aurait en outre l’avantage de prévenir tout désaccord, toute disparité de jurisprudence entre les sections, puisque l’une et l’autre seraient chargées d’affaires de nature différente.).
Lois et propositions nouvelles. — Conseils de préfecture. — Les conseils de préfecture ont aussi donné lieu, pendant cette dernière période, à des lois et à des propositions nouvelles. La procédure à suivre devant ces conseils, qui n’était encore réglée que par les dispositions sommaires du décret du 21 juin 1865, a fait l’objet d’une loi du 22 juillet 1889 qui est un véritable code de la matière. Cette loi consacre, sauf quelques modifications secondaires, les dispositions d’un projet de loi élaboré par le Conseil d’État en 1870, et présenté au Sénat, en 1888, sous la forme d’une proposition d’initiative parlementaire, par M. Clément, sénateur. La loi du 22 juillet 1889 est conçue dans un esprit libéral et pratique ; elle emprunte à la procédure civile plusieurs de ses [283] garanties, tout en évitant l’excès de formalisme qui pourrait nuire à la célérité des instances. Elle consacre une utile innovation en permettant au président du conseil de préfecture d’ordonner, par voie de simple référé, des expertises et autres constatations urgentes. La loi a été complétée par un règlement d’administration publique du 18 janvier 1890 qui a fixé le tarif des frais et dépens devant les conseils de préfecture.
L’organisation de ces conseils a aussi fait l’objet d’études législatives. En 1887, le Gouvernement a présenté un projet de loi qui, dans le but de diminuer le nombre des conseils de préfecture et de fortifier l’organisation de ceux qui seraient conservés, proposait d’instituer des tribunaux administratifs régionaux, dont le ressort aurait embrassé plusieurs départements. Ce projet, renvoyé à l’examen du Conseil d’État le 13 mars 1888, ne fut pas favorablement accueilli par cette assemblée qui signala l’inconvénient qu’il y aurait à rompre le lien existant entre le conseil de préfecture et le département qui forme son ressort territorial, ainsi qu’à priver le préfet du concours de ce corps consultatif. Le Conseil d’État proposait de réaliser la réduction de personnel désirée par le Gouvernement, en supprimant le quatrième conseiller de préfecture dans les 29 départements où il existe, et en créant dans tous les conseils, uniformément composés de trois membres, des conseillers adjoints non rétribués, pouvant cumuler cette fonction avec la profession d’avocat, d’avoué ou de notaire. Le projet proposait aussi de supprimer la présidence du préfet et de remplacer les vice-présidents des conseils de préfecture par des présidents.
Les conclusions, formulées par le Conseil d’État dans un projet adopté le 27 juin 1889, furent acceptées par le Gouvernement qui présenta un projet conforme le 6 juin 1891. Mais ce projet, quoique favorablement accueilli par la commission de la Chambre des députés (rapport du 17 mars 1892), n’a pu venir en discussion avant l’expiration de la législature, et aucune proposition nouvelle ne l’a encore fait revivre.
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