La répression des crimes, délits et contraventions appartient exclusivement à l’autorité judiciaire. L’exception qui est faite à cette règle pour les contraventions de grande voirie et pour les infractions qui leur sont assimilées, est plus apparente que réelle, car les sanctions pécuniaires que la juridiction administrative est chargée de procurer aux lois qui garantissent la conservation et la destination légale du domaine public, n’ont pas à proprement parler le caractère de pénalités ; elles se rapprochent plutôt des amendes civiles ou fiscales qui sont souvent prononcées par les tribunaux civils.
Les tribunaux judiciaires investis de la juridiction répressive n’ont pas seulement le pouvoir d’appliquer la loi pénale ; ils exercent aussi une juridiction d’ordre civil lorsqu’ils statuent sur une action tendant à la réparation du dommage causé par un crime ou par un délit, et fondée sur les articles 1382 et 1384 du Code civil. Aussi cette action est-elle appelée action civile, par opposition à l’action publique qui tend à l’application des peines (1. C. d’instr. crim., art. 1 à 4.).
Quand les tribunaux de répression font office de juges civils en statuant sur l’action en réparation du dommage, ils sont soumis aux mêmes règles de séparation des pouvoirs que les juges civils eux-mêmes.
Quand les tribunaux de répression remplissent leur fonction propre en statuant sur l’action publique, ils sont soumis, quant à [623] l’application du principe de la séparation des pouvoirs, à des règles spéciales, qui ne sont pas les mêmes pour les tribunaux criminels et pour les tribunaux correctionnels, et qui sont édictées par les articles 1 et 2 de l’ordonnance du 1er juin 1828.
Étudions successivement les rapports de la compétence administrative et de la compétence judiciaire, en ce qui touche les matières criminelles et les matières correctionnelles, et les questions souvent délicates auxquelles ces rapports peuvent donner lieu.
I. — MATIÈRES CRIMINELLES
Interdiction du conflit en matière criminelle. — L’article 1er de l’ordonnance du 1er juin 1828 dispose : « A l’avenir, le conflit « d’attributions entre les tribunaux et l’autorité administrative ne sera jamais élevé en matière criminelle. »
En décidant que le conflit ne serait jamais élevé, ce texte interdit le conflit non seulement sur le fond, mais encore sur les questions préjudicielles. Ses prescriptions absolues s’opposent à ce que l’on fasse une distinction entre ces deux cas de conflit, en argumentant du premier mot de l’article : à l’avenir. Ce mot contient une allusion à un passé que l’ordonnance de 1828 condamne ; il vise la jurisprudence pratiquée pendant la période révolutionnaire, et spécialement sous le Directoire, d’après laquelle l’administration revendiquait pour elle-même le jugement de certains procès criminels, soit pour atteindre plus sûrement des inculpés qu’elle craignait de voir absoudre, soit pour en protéger d’autres qu’elle craignait de voir condamner (1. Par exemple, pour atteindre des émigrés, des prêtres déportés, des déserteurs ; pour protéger des agents du Gouvernement, des fournisseurs. Voir supra, p. 209, et Boulatignier (v° Conflit, p. 512) dans le Dictionnaire général d’administration de M. Alfred Blanche.). Il ne s’agissait point alors de questions préjudicielles ; c’était le fond même du procès criminel qui était évoqué par l’administration. Aussi M. de Cormenin, dans son rapport sur l’ordonnance de 1828, qualifiait-il cette jurisprudence de « monstrueuse ». Une épithète aussi sévère ne pourrait certainement pas s’appliquer à la revendication d’une simple question [624] préjudicielle qui n’attribuerait à l’administration ni le droit de condamner ni celui d’absoudre. Aussi a-t-on quelquefois soutenu que le conflit serait légitime en pareil cas, et que la prohibition de l’article 1er ne vise que la poursuite, et non les questions préjudicielles qu’elle peut soulever.
Ces arguments sont plausibles, mais ils ne peuvent prévaloir contre un texte formel. Le texte dit : « jamais », ce qui veut dire dans aucun cas et exclut toute distinction.
Il faut cependant reconnaître qu’il peut y avoir, dans des procès criminels, des questions que l’administration seule est en mesure de résoudre. On en trouve des exemples : — dans l’article 114 du Code pénal relatif aux attentats à la liberté, qui mentionne, comme circonstance absolutoire pour l’agent inférieur, l’ordre donné par un supérieur, pour un objet de son ressort, et sur lequel obéissance hiérarchique lui était due ; — dans l’article 155 relatif aux faux en écriture publique commis par des fonctionnaires et comptables ; — dans l’article 174 relatif à la concussion ; —dans les articles 430 et suivants qui punissent les fournisseurs de l’État qui ont fait manquer le service, et dans plusieurs dispositions du Code pénal militaire. Il est vrai que, dans la plupart de ces cas, l’administration provoque elle-même la poursuite et apporte la solution des questions d’ordre administratif qui peuvent préoccuper le juge. Mais, d’une part, le ministère public peut agir d’office ; d’autre part, il y a des questions qui ne peuvent pas être résolues par l’administration active, mais seulement par une juridiction administrative, par exemple, par la Cour des comptes.
Dans cette dernière hypothèse, un arrêt ancien de la Cour de cassation (15 juillet 1819, Fabry) a décidé qu’il y avait une véritable question préjudicielle excédant la compétence du tribunal criminel ; elle a décidé qu’un conseil de guerre avait excédé sa compétence en condamnant un comptable militaire accusé de dilapidation de deniers publics, alors que sa comptabilité n’avait pas été vérifiée par la Cour des comptes, et qu’un arrêt de cette cour l’avait ultérieurement reconnu régulière (1. La doctrine de cet arrêt a été approuvée par M. Duvergier, Lois et Décrets, notes sur l’Ordonnance de 1828, et par M. Boulatignier, op. cit., p. 512. — Cf. Reverchon, v° Conflit dans le Dictionnaire d’administration française de M. Block, p. 535.). L’arrêt décide que l’accusé [625] « ne pouvait être déclaré coupable qu’autant qu’il aurait été préalablement décidé par l’autorité compétente qu’il était reliquataire dans les comptes de sa gestion », et que les juges, en le condamnant sans qu’il eût été procédé à cet examen préjudiciel, « ont commis une violation des règles de la compétence ».
La compétence des tribunaux criminels ne serait donc pas illimitée au regard de l’administration ; de véritables questions préjudicielles pourraient se poser devant eux, mais sans que l’administration pût les revendiquer par la voie du conflit.
Malgré l’autorité de cet arrêt et des jurisconsultes qui l’ont approuvé, nous avons des doutes sur la solution qu’il consacre.
En premier lieu, — nous avons déjà eu occasion de le dire, — l’autorité judiciaire possède, pour le jugement des accusations criminelles, des pouvoirs de pleine juridiction qui ne souffrent aucun partage : ses attributions, en cette matière, ont un caractère fondamental et d’ordre constitutionnel ; elles excluent toute intervention de l’autorité administrative, aussi bien dans le jugement de questions préjudicielles que dans le jugement du fond. Sans doute, il y a des accusations qui rendent nécessaires des vérifications d’ordre administratif ou politique ; si le juge criminel s’abstient d’y recourir, s’il cherche à y suppléer par d’autres mesures d’instruction ou par ses propres lumières, il peut en résulter un mauvais jugement, peut-être même une atteinte aux droits de la défense, mais non un cas d’incompétence.
En second lieu, les questions préjudicielles comportent nécessairement un sursis. Or, il est de principe que les débats criminels une fois commencés « doivent être continués sans interruption jusqu’à la déclaration du jury inclusivement » (art. 353 ; C. d’instr. crim.). Il ne peut être dérogé à cette règle que dans les cas de prorogation de délais ou de renvoi à une autre session, prévus par les articles 306, 352, 354 et 406, C. d’instr. crim. ; mais il est de jurisprudence constante que ces prorogations et ces renvois ne sont qu’une faculté pour le juge, jamais une obligation, et que leur refus ne saurait créer un moyen de cassation. La doctrine que nous critiquons aboutirait à créer un cas de renvoi forcé et de sursis obligatoire, en dehors des prévisions de la loi.
Enfin, il nous paraît impossible de concilier l’interdiction absolue [626] du conflit, prononcée par l’article 1er de l’ordonnance de 1828, avec l’incompétence prétendue de la juridiction criminelle sur certaines questions préjudicielles. Le conflit est la sanction du principe de la séparation des pouvoirs ; si ce principe était réellement en jeu, sa sanction ne pourrait pas lui être retirée en faveur d’une seule juridiction et reverentiæ causa. En vain dirait-on que la séparation des pouvoirs peut exister sans la sanction du conflit, qu’on en trouve la preuve dans ce fait, que le conflit ne peut pas être élevé devant les tribunaux de paix, de police et de commerce ; mais il est facile de répondre que le droit de conflit existe devant les juridictions d’appel auxquelles ressortissent ces tribunaux spéciaux, ce qui sauvegarde suffisamment le principe et sa sanction.
C’est pourquoi nous ne nous croyons autorisé, ni par les textes, ni par les principes généraux de la matière, à refuser à la juridiction pénale l’examen des questions administratives que peut comporter une accusation criminelle dont elle est légalement saisie.
Il en serait autrement s’il s’agissait, non d’une accusation criminelle, mais d’une poursuite correctionnelle. Dans ce dernier cas, en effet, le conflit n’est pas interdit ; il est même expressément prévu par l’article 2 de l’ordonnance de 1828 toutes les fois qu’il existe une question préjudicielle du ressort de l’autorité administrative. (Voy. le paragraphe suivant.) La différence qui existe entre ce texte et l’article 1er de la même ordonnance interdisant tout conflit en matière criminelle suffit, selon nous, pour justifier, et même pour imposer la différence des solutions.
De l’action civile formée devant les tribunaux criminels. — L’interdiction du conflit « en matière criminelle » ne vise que l’action publique et non l’action civile.
On sait les différences profondes qui existent entre ces deux actions, même quand elles s’exercent l’une et l’autre devant le tribunal de répression, ainsi que l’autorise l’article 3 du Code d’instruction criminelle — différence quant à leur objet : l’action publique tend à la répression dans un intérêt social, l’action civile tend à la réparation pécuniaire d’un dommage, dans un intérêt privé ; — différence quant à l’auteur de l’action : l’action publique ne peut être exercée que par les magistrats auxquels elle est confiée par la [627] loi, l’action civile appartient à tous ceux qui ont souffert du dommage ; — différence quant à la personne contre qui l’action est dirigée : l’action publique ne peut atteindre que l’auteur du crime ou du délit et elle s’éteint par son décès ; l’action civile peut atteindre les héritiers du délinquant et les tiers qui sont civilement responsables des dommages causés par autrui, en vertu de l’article 1384 du Code civil ; —différence quant à la durée de la prescription ; — différence enfin quant à la juridiction : l’action publique ne peut être portée que devant le tribunal de répression, l’action civile peut, au gré de la partie, être portée devant le tribunal civil, ou bien devant le tribunal de répression conjointement à l’action publique. Toutefois, si la juridiction saisie est la cour d’assises, le jury reste étranger au jugement de l’action civile qui ne relève que de la cour.
Il résulte manifestement de ces distinctions que ni les conclusions prises, ni les décisions rendues sur une question de dommages-intérêts motivée par un acte criminel, ne rentrent dans les matières criminelles, dans le sens juridique du mot ; le principe de la séparation des pouvoirs conserve donc à leur égard toute sa force, ainsi que sa sanction légale. Les auteurs et la jurisprudence sont d’accord sur ce point : « L’action criminelle et l’action civile, dit M. Reverchon, quoique portées devant la même juridiction, n’en constituent pas moins deux actions. L’action civile, accidentellement jointe à l’action criminelle, ne constitue pas pour cela une matière criminelle, et dès lors la disposition exceptionnelle de l’article 1er de l’ordonnance du 1er juin 1828 ne doit pas faire obstacle à l’application des principes ordinaires de la compétence (1. Reverchon, op. cit., p. 535. — Cf. Boulatignier, op. cit., p. 513 ; — Serrigny, Compétence administrative, t. I, p. 232.). »
Le Tribunal des conflits a consacré la même doctrine par trois décisions du 22 décembre 1880 (Roucaninères ; Thiébaut ; Kervennic), dans lesquelles on lit : « L’article 1er de l’ordonnance du 1er juin 1828, en interdisant à l’autorité administrative d’élever le conflit en matière criminelle, a eu uniquement pour but d’assurer le libre exercice de l’action publique devant la juridiction criminelle et la compétence exclusive de cette juridiction pour statuer sur ladite [628] action ; mais ce texte n’a pas eu pour but et ne saurait avoir pour effet de « soustraire à l’application du principe de la séparation des pouvoirs l’action civile formée par la partie se prétendant lésée, quelle que soit la juridiction devant laquelle cette action est portée. »
De la plainte avec constitution de partie civile. — La plainte doit-elle être assimilée à l’action publique ou à l’action civile, lorsqu’elle est formée devant le juge d’instruction conformément à l’article 53 du Code d’instruction criminelle ? D’après ce texte, « toute personne qui se prétendra lésée par un crime ou délit pourra en rendre plainte et se constituer partie civile devant le juge d’instruction soit du lieu du crime ou du délit, soit du lieu de la résidence du prévenu, soit du lieu où il pourra être trouvé ». On a beaucoup discuté sur le caractère de cette plainte. D’après une première opinion, elle constituerait une véritable action publique, souvenir de l’ancien droit d’accusation que le droit romain donnait aux citoyens ; la constitution de partie civile, exigée par l’article 63, ne serait pas alors une véritable action civile — sur laquelle le juge d’instruction n’aurait pas d’ailleurs le pouvoir de statuer, — mais une simple soumission de payer les frais de la procédure. D’après une seconde opinion, la plainte ne constituerait point une action publique, mais une simple dénonciation adressée aux magistrats, pour obtenir d’eux qu’ils mettent cette action en mouvement, conjointement avec l’action civile que la loi prescrit au plaignant d’introduire.
Cette dernière opinion a prévalu devant le Tribunal des conflits. Par les décisions précitées du 22 décembre 1880, il a jugé que la plainte avec constitution de partie civile « ne constituait pas l’exercice de l’action publique ; qu’ainsi la matière n’était pas criminelle dans le sens de l’article 1er de l’ordonnance de 1828, et que ledit article 1er ne faisait pas obstacle à ce que le conflit fût élevé sur l’action engagée par le plaignant ».
La jurisprudence du Tribunal des conflits semble donc bien fixée en ce sens qu’il n’y a matière criminelle que lorsque l’action publique est en jeu ; les plaintes, les dénonciations, les constitutions de partie civile, qui tendent à provoquer cette action, ne suffisent [629] pas par elles-mêmes pour créer la matière criminelle et mettre obstacle au conflit (1. M. Ducrocq professe la même doctrine : « Nous pensons, dit-il, bien que la question soit controversée, que le magistrat instructeur saisi par la partie civile ne peut procéder à sa mission d’instruction que sur la réquisition du ministère public. Nous croyons aussi que, dans cette hypothèse d’une partie civile ayant saisi les juridictions d’instruction, l’autorité administrative a le droit d’élever le conflit d’attributions, lorsque le principe de la séparation des deux autorités est engagé, alors même que la plainte de la partie civile viserait des faits qualifiés crimes par la loi. » (Cours de droit administratif, t. I, p. 703.)).
Cette jurisprudence a paru rigoureuse à quelques commentateurs de ces décisions ; ils ont exprimé la crainte qu’elle ne permît d’entraver, dans certains cas, le cours régulier de la justice criminelle.
Nous n’avons pas ici à prendre parti sur la question de savoir si une poursuite peut réellement être engagée, et aboutir à une accusation criminelle, par l’action combinée d’une partie et d’un juge d’instruction, sans aucune réquisition du ministère public et même nonobstant ses réquisitions contraires. En admettant qu’une procédure aussi exceptionnelle rentre, comme on l’a dit, dans l’exercice régulier de la juridiction criminelle, il faut reconnaître que rien ne serait plus facile que d’éluder, par ce moyen, le principe de la séparation des pouvoirs. Il suffirait pour cela — et l’expérience a montré que ce n’était point impossible — qu’il se trouvât des plaignants et des magistrats instructeurs, disposés à assimiler des actes de la puissance publique à des crimes, et à s’affranchir, grâce à cette qualification, des bornes imposées à la compétence judiciaire (2. On avait cru pouvoir recourir à cette procédure pour déférer aux tribunaux judiciaires les décrets du 29 mars 1880, ordonnant la dissolution des congrégations non autorisées, et les arrêtés préfectoraux pris pour leur exécution. Ces actes d’exécution, auxquels le Tribunal des conflits a reconnu le caractère d’actes administratifs, étaient dénoncés dans les plaintes comme constituant des attentats à la liberté individuelle, crime prévu et puni par l’article 114 du Code pénal.).
On peut se demander si une telle pratique ne serait pas aussi dangereuse, au point de vue de la séparation des pouvoirs, que la pratique inverse si justement reprochée au Directoire. Celui-ci avait prétendu remettre la justice criminelle à des administrateurs lorsque ses intérêts ou ses passions l’y portaient ; d’autres ont voulu livrer des actes de la puissance publique à la juridiction criminelle. [630] Ce dernier empiétement ne serait pas moins grave que celui qui l’a précédé ; aussi ne doit-on pas regretter que le Tribunal des conflits s’y soit opposé.
Nous ferons cependant une réserve sur sa jurisprudence, réserve qui a pour objet non les motifs, mais le dispositif de la décision du 22 décembre 1880 (Roucanières) et des décisions semblables. Ce dispositif ne se borne pas à mettre à néant l’action civile résultant de la constitution de partie civile jointe à la plainte ; il annule la plainte elle-même et les ordonnances du magistrat instructeur (1. Ce dispositif est ainsi conçu : — « Art. 1er. L’arrêté de conflit est confirmé. — Art. 2. Sont considérées comme non avenues : 1° la plainte du sieur Roucanières en date du 4 août 1880, par laquelle celui-ci a déclaré se porter partie civile ; 2° les ordonnances rendues par le premier président de la Cour de Bordeaux les 11 et 14 août 1880). » — Le premier président exerçait les fonctions de juge d’instruction a raison de la qualité des inculpés.).
On peut se demander si le Tribunal des conflits ne devait pas se borner à annuler l’action civile, en vertu de la jurisprudence ci-dessus rapportée relative à cette action, et laisser à l’autorité judiciaire le soin d’annuler la plainte et les ordonnances. En effet, la question de savoir si la plainte est non avenue quand il n’y a pas eu ou qu’il n’y a plus de constitution de partie civile, celle de savoir si les ordonnances, rendues sur une plainte à qui on a retiré l’appui d’une action civile, deviennent nulles, sont essentiellement des questions de droit criminel ; il est difficile de dire qu’en discutant cette matière on ne discute pas une matière criminelle. N’est-ce pas restreindre un peu trop la portée de l’article 1er de l’ordonnance de 1828, que de ne voir la matière criminelle que dans l’action publique exercée par le ministère public ? Ne doit-on pas la voir aussi dans les ordres d’informer et autres ordonnances rendues par un juge d’instruction saisi d’une plainte régulière ou non ?
Nous inclinons donc à penser qu’en présence d’une plainte jointe à l’action civile, le conflit ne doit être élevé que sur cette action. Celle-ci supprimée, si l’on estime que la plainte et les ordonnances auxquelles elle a pu donner lieu sont frappées de nullité, c’est à l’autorité judiciaire qu’il appartient de prononcer l’annulation.
[631] II. —MATIÈRES CORRECTIONNELLES
Application des règles générales de compétence. — Nous avons dit plus haut que les règles relatives à la compétence et aux conflits ne sont pas les mêmes pour les tribunaux correctionnels que pour les tribunaux criminels. En effet, l’action publique correctionnelle est soumise au principe de la séparation des pouvoirs dans la même mesure que l’action civile, elle peut donner lieu à conflit soit sur le fond, soit sur des questions préjudicielles. L’article 2 de l’ordonnance du 1er juin 1828 est formel à cet égard ; il dispose que le conflit peut être élevé : « 1° lorsque la répression du délit est attribuée par une disposition législative à l’autorité administrative ; — 2° lorsque le jugement à rendre par le tribunal dépendra d’une question préjudicielle, dont la connaissance appartiendrait à l’autorité administrative en vertu d’une disposition législative. Dans ce dernier cas, le conflit ne pourra être élevé que sur la question préjudicielle. »
Le premier cas prévu par l’ordonnance est celui où la juridiction administrative est exceptionnellement investie du droit de réprimer des contraventions. On sait que des lois spéciales lui ont conféré cette attribution en matière de grande voirie, de servitudes militaires, et pour certaines infractions à la police du roulage, à la législation des mines, des carrières, des chemins de fer, des lignes télégraphiques, etc. (1. Voir, au tome II, le livre VIII, consacré au contentieux de la répression.). Les tribunaux correctionnels qui seraient saisis de procès-verbaux constatant ces contraventions, devraient se déclarer incompétents, et, dans le cas où ils les retiendraient, ils pourraient être dessaisis par la voie du conflit.
On s’est demandé si la diffamation peut figurer parmi les infractions déférées par la loi à l’autorité administrative, lorsqu’elle résulte d’imputations contenues dans une délibération d’un conseil municipal. Pendant longtemps il y a eu dissentiment sur ce point entre le Conseil d’État et les tribunaux judiciaires, qui interprétaient différemment l’article 60 de la loi des 14-22 décembre [632] 1789. D’après ce texte, tout citoyen qui croit être personnellement lésé par quelque acte du corps municipal, peut « exposer ses sujets de plainte à l’administration ou au directoire du département qui y fera droit, sur l’avis de l’administration de district qui sera chargée de vérifier les faits ». Jusqu’en 1870 le Conseil d’État a interprété ce texte en ce sens, que le citoyen diffamé par une délibération municipale ne pouvait exercer que le recours administratif prévu par l’article 60 (1. Conseil d’État, 14 février 1842, Dessaux ; — 11 avril 1818, Lenourichel ; — 6 mai 1863, Lessagier ; — 17 août 1866, Benoist d’Azy ; — 25 mai 1870, Girod.). La Cour de cassation et les cours d’appel décidaient au contraire que ce recours n’excluait pas les voies de droit commun devant les tribunaux de répression, lorsqu’il s’agissait de diffamations et d’outrages (2. Crim., 17 mai 1845, de Rhéville ; — Rouen, 17 novembre 1853, Conseil municipal du Havre ; — Bourges, 25 mai 1866, Benoist d’Azy.).
Le Conseil d’État s’est rallié avec raison à cette doctrine par une décision sur conflit du 7 mai 1871 (Taxil). Le Tribunal des conflits l’a également consacrée (28 décembre 1878, Moulis ; — 22 mars 1884, Bérault). On lit dans ce dernier arrêt : « Que si l’article 60 du décret du 14 décembre 1789 a réservé à l’autorité administrative la connaissance des réclamations des citoyens, tendant à faire annuler l’acte du corps municipal par lequel ils se croient lésés, cet article ne porte aucune atteinte au droit de poursuivre devant la juridiction correctionnelle les délits prévus par la loi pénale. » La jurisprudence est donc aujourd’hui unanime à reconnaître qu’une inculpation de diffamation, relevée dans une délibération municipale, ne saurait être du ressort de la juridiction administrative considérée comme juge de cette inculpation.
Mais la jurisprudence du Conseil d’État admet aussi que l’article 60 du décret du 14 décembre 1789 est toujours en vigueur et que le préfet est compétent pour censurer administrativement la délibération diffamatoire, et pour en prononcer l’annulation (3. Conseil d’État, 25 mars 1881, commune de Montreux ; — 2 mai 1890, Moinet ; — 1er mars 1895, cardinal Langénieux.).
Le second cas prévu par l’ordonnance est celui où le jugement d’un délit prévu par le Code pénal exigerait la solution de questions préjudicielles relevant de l’autorité administrative.
[633] Tel est le cas où les moyens de défense invoqués par le prévenu rendraient nécessaire l’interprétation d’ordres émanés de l’autorité administrative, ou la vérification d’actes administratifs dont l’existence serait contestée, ou l’examen d’une comptabilité dont la vérification appartient à des juridictions administratives spéciales, Cour des comptes ou Conseils de préfecture (1. Crim. cass., 16 mars 1888, Henriot.). L’autorité administrative peut alors revendiquer la question préjudicielle ; mais elle n’a pas qualité pour statuer sur l’inculpation et pour déclarer applicable ou non l’article du Code pénal visé par la citation ; elle doit laisser ce soin à l’autorité judiciaire, après l’avoir éclairée sur le caractère de l’acte invoqué.
Toutefois, cette nécessité d’un renvoi à l’autorité judiciaire pour statuer sur la poursuite après solution de la question préjudicielle, n’existe qu’en présence d’une action publique exercée par les magistrats qui ont qualité à cet effet, et non en présence d’une citation directe de la partie lésée. Cette citation n’est, aux termes de l’article 183 du Code d’instruction criminelle, qu’une action civile qui tient lieu de plainte. Or, nous avons vu qu’en présence d’une action civile le conflit peut être élevé, non seulement sur la question préjudicielle, mais sur le fond, quel que soit le juge devant lequel cette action est portée.
Quels conflits sont interdits devant la juridiction correctionnelle ? — Le droit de conflit s’exerce donc très largement en matière correctionnelle ; si largement qu’on s’est demandé pourquoi l’article 2 de l’ordonnance de 1828 a employé cette formule restrictive : « il ne pourra être élevé de conflit en matière correctionnelle que dans les deux cas suivants… » Ces deux cas sont, on effet, les seuls où le droit de conflit peut s’exercer, puisqu’ils embrassent à la fois ceux où l’administration est compétente sur le fond, et ceux où elle ne l’est que sur la question préjudicielle. Quels autres cas l’ordonnance de 1828 a-t-elle entendu écarter ? Elle écartait d’abord, ainsi que le dit expressément l’article 3 de l’ordonnance, le cas où un fonctionnaire aurait été poursuivi correctionnellement à raison d’actes de ses fonctions, sans l’autorisation [634] du Gouvernement, autrefois requise par l’article 75 de la Constitution de l’an VIII. A la vérité, on a soutenu, avec raison croyons-nous, que c’était par un abus du conflit qu’on l’avait appliqué, sous le premier Empire et la Restauration, à ce défaut d’autorisation préalable ; mais il n’en est pas moins vrai que cette application avait eu souvent lieu, qu’elle avait soulevé de justes réclamations de l’autorité judiciaire, et qu’il était utile de la proscrire par un texte.
La formule restrictive de l’ordonnance nous paraît aussi viser d’autres cas, ceux où l’action publique s’exerce pour assurer une sanction pénale à un acte administratif. Ces cas sont très nombreux. Sans revenir ici sur ce que nous avons dit à propos des règlements de police et de la compétence reconnue à l’autorité judiciaire par l’article 471, § 15, du Code pénal pour en apprécier la légalité (1. Voy. ci-dessus, p. 480.), on peut citer un grand nombre d’actes administratifs réglementaires ou individuels, dont l’infraction entraîne, non des peines de simple police, mais des peines correctionnelles. Comme exemple des premiers, on peut citer les décrets et les arrêtés préfectoraux concernant la police, la sûreté et l’exploitation des chemins de fer, dont la violation est punie d’amendes correctionnelles et d’emprisonnement en cas de récidive, par l’article 21 de la loi du 15 juillet 1845. Comme exemple des seconds, on peut citer les arrêtés du ministre de l’intérieur interdisant le territoire français à des étrangers, arrêtés qui trouvent une sanction pénale dans l’article 8 de la loi du 3 décembre 1849, prononçant contre le contrevenant des peines correctionnelles de un à six mois de prison.
Le jugement de ces délits peut rendre nécessaire la vérification préalable de l’acte administratif dont la sanction est requise, son interprétation, l’appréciation de sa validité et de sa force obligatoire. Aucun texte ne proclame en ce cas la plénitude de juridiction des tribunaux correctionnels, comme l’article 471, § 15, l’a fait pour les tribunaux de police ; mais les tribunaux correctionnels n’en sont pas moins compétents pour résoudre ces questions ; non qu’ils puissent invoquer par analogie cet article 471, § 15, qui ne vise que des règlements de moindre importance, mais parce que [635] ce texte lui-même est plutôt déclaratif qu’attributif de compétence, et parce que le droit qu’il proclame est inhérent à la mission de tout tribunal de répression, lorsqu’on lui demande de procurer une sanction pénale à un acte administratif.
Par cela seul que l’autorité judiciaire est requise de prêter main-forte à l’administration et de punir ceux qui enfreignent ses prescriptions, elle a le droit d’apprécier toutes les exceptions et moyens de défense opposés à la poursuite par le prévenu, et notamment le moyen tiré de ce que l’acte serait illégal et non obligatoire. L’administration, qui exerce ou fait exercer la poursuite, ne peut pas, dans ce cas, revendiquer le droit d’apprécier elle-même la légalité de son acte. Après avoir mis en mouvement la juridiction répressive, elle ne peut pas demander à la partager ; elle livre au juge son acte tout entier, par cela seul qu’elle lui demande d’en assurer l’exécution. La question d’interprétation ou de légalité de cet acte ne saurait donc constituer une question préjudicielle dans le sens de l’article 2, § 2, de l’ordonnance.
La formule restrictive de cet article — qui ne saurait être une simple inadvertance de la part de rédacteurs aussi exercés que M. de Gormenin et les autres auteurs de l’ordonnance de 1828 — ne peut-elle pas s’expliquer par la pensée de faire obstacle à toute revendication de la compétence administrative dans l’hypothèse que nous venons de signaler ?
Quoi qu’il en soit, la règle est certaine et nous en trouvons de nombreuses applications dans la jurisprudence judiciaire, qui n’est contredite sur ce point par aucune décision sur conflit. Aussi, les tribunaux correctionnels se sont-ils toujours-reconnus compétents pour apprécier le sens et la légalité des règlements relatifs à la police des chemins de fer (1. Crim., 24 avril 1817, Petiet ; — 2 mai 1873, Bizelzky.), et pour vérifier si des arrêtés d’expulsion pris contre des étrangers sont ou non entachés d’incompétence ou d’excès de pouvoir (2. Crim., 7 décembre 1883, Gallibert ; — Douai, 25 juillet 1853, Dulaurier ; — Paris, 11 juin 1883, Gallibert.).
Le Conseil d’État s’est également prononcé sur ce dernier point par un arrêt très net du 15 mars 1884 (Morphy) : il a même décidé [636] que la compétence du tribunal correctionnel exclut celle du Conseil d’État statuant comme juge de l’excès de pouvoir, lorsque l’illégalité de l’arrêté d’expulsion est invoquée devant la juridiction répressive comme un moyen de défense contre une poursuite pour infraction à l’arrêté. « Considérant, dit cet arrêt, que l’autorité judiciaire, compétente pour statuer sur les poursuites exercées en vertu de l’article 8 de la loi du 3 décembre 1849, l’est également pour apprécier les moyens de défense que le prévenu croit pouvoir tirer de l’illégalité prétendue de l’arrêté pris contre lui par le ministre de l’intérieur, et qu’il n’appartient pas au Conseil d’État de statuer sur le mérite desdits moyens de défense par la voie du recours pour excès de pouvoir… »
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