Division. — Aussi haut que l’on remonte dans notre histoire, depuis que des juridictions régulières ont été instituées, on ne trouve pas d’époque où les corps judiciaires chargés d’appliquer les lois civiles et criminelles aient été en même temps appelés à statuer sur les difficultés en matière d’administration publique.
Aux premiers temps de la monarchie, il n’y avait pas d’administration et de contentieux administratif dans le sens que nous attachons aujourd’hui à ces mots ; l’une et l’autre ne se dégagèrent avec quelque netteté que sous Louis XIII, lorsque Richelieu eut jeté les bases de l’unité et de la centralisation administratives. Mais on n’en voit pas moins apparaître, dans la seconde partie du moyen âge et dès le règne de Philippe le Bel, la préoccupation de maintenir une distinction entre les affaires d’intérêt public et celles d’intérêt privé, et d’en confier l’examen à des autorités différentes.
Au XIVe et au XVe siècle, les affaires financières du roi éveillèrent tout d’abord la sollicitude des légistes de la Couronne. Des règles spéciales furent établies pour la perception et le contrôle des revenus royaux provenant des biens du domaine, des redevances féodales ou des impôts, pour l’affectation de ces revenus aux besoins de la maison du roi et des services publics. Tout ce qui concernait l’administration des biens domaniaux, le recouvrement des créances, la liquidation et le paiement des dettes, la comptabilité des agents préposés à la recette et à la dépense releva de la Chambre des comptes, chargée à la fois d’exercer le contrôle administratif et la juridiction en matière domaniale et financière. Puis, lorsque le [140] système des impôts se développa, les Cours des aides et plusieurs juridictions spéciales se partagèrent les différentes branches de ces services.
Plus tard, lorsque l’action de la Couronne, se dégageant de plus en plus des entraves féodales, s’étendit progressivement sur tous les points du territoire, lorsque les rois voulurent non seulement posséder, mais gouverner et administrer leur royaume, le nombre des affaires réservées s’accrut à mesure que des objets nouveaux intéressèrent l’autorité royale. Partout où le roi commandait, directement ou par ses délégués, il considéra l’exécution de ses ordres et les difficultés auxquelles elle pouvait donner lieu comme relevant de sa propre juridiction, de sa « justice retenue », et il fit exercer cette juridiction par des conseillers et des agents de la Couronne étrangers aux corps judiciaires.
A cette période de notre histoire administrative correspond le rôle prépondérant du Conseil du roi et des Intendants dans toutes les matières administratives contentieuses. Mais le développement de ces juridictions suscita, de la part des corps judiciaires, des résistances et des conflits dont nous aurons à retracer les principaux incidents.
On peut donc distinguer, dans l’étude historique du contentieux administratif sous l’ancien régime, deux périodes : l’une qui s’étend du XIVe siècle à la première partie du XVIIe siècle, et pendant laquelle la juridiction administrative est presque exclusivement organisée en vue des affaires domaniales, fiscales et de comptabilité publique ; la seconde, qui s’étend depuis Richelieu jusqu’à 1789, et pendant laquelle cette juridiction s’étend aux matières administratives les plus nombreuses et les plus diverses.
I. — JURIDICTIONS EN MATIÈRE DOMANIALE, FISCALE ET DE COMPTABILITÉ PUBLIQUE.
Chambre des comptes. — Sous Philippe le Bel, l’introduction des légistes dans les conseils de la Couronne détermina la division en trois corps distincts du Conseil unique, appelé la Cour du roi, qui, sous Louis VIII, avait succédé à la Cour des pairs.
[141] Les attributions nombreuses et confuses de la Cour du roi furent alors mieux définies et réparties entre trois cours ou conseils investis d’attributions différentes : 1° le grand Conseil ou Conseil étroit (c’est-à-dire conseil secret), qui était le conseil politique de la Couronne pour les questions de législation et de gouvernement; 2° le Parlement, chargé de rendre la justice au nom du roi; 3° la Chambre des comptes, chargée de surveiller les domaines et les finances de la Couronne et de contrôler les recettes et les dépenses.
Le contrôle et la juridiction de la Chambre des comptes, institués et développés par les ordonnances de janvier 1319, mars 1388 et mars 1408, s’exerçaient sur tous les officiers chargés d’administrer les biens du roi, d’en percevoir les revenus et d’acquitter les dépenses publiques. Il est intéressant de retrouver dans l’ordonnance de Charles V du 1er mars 1388 (1. Isambert, Anciennes lois françaises, t. VI, p. 657.), plusieurs règles de comptabilité qui diffèrent peu de celles actuellement en vigueur, notamment pour l’ordonnancement des dépenses et pour les cédules, décharges et pièces justificatives nécessaires à la validité des paiements. Les personnes étrangères à l’administration des biens et deniers royaux pouvaient devenir justiciables de la Chambre des comptes si elles étaient détenteurs de domaines ou débitrices de sommes ou redevances envers la Couronne.
Ces attributions et plusieurs autres sont rappelées dans le préambule de l’ordonnance de Charles VI, de mars 1408, qui résume l’état de la législation à cette époque et qui contient les passages suivants (2. Isambert, op. cit., I. VII, p. 194.) :
« En la Chambre de nos comptes à Paris, doivent être vus et examinés les comptes et états de tous les trésoriers, vicomtes, receveurs et autres gens qui se sont entremis des recettes de nos deniers et finances ordinaires et extraordinaires… pour iceux, leurs héritiers, ayants cause et détenteurs de leurs biens, être contraints de rendre et payer ce qu’ils sont tenus devoir par les-dits comptes, tant pour la dépense de notre hôtel que pour des fiefs, aumônes, gages d’officiers et autres choses raisonnables à eux passées et allouées en compte ; — et avec ce, à nos dits gens de comptes appartient toute connaissance de causes au cas de refuser [142] ou obtempérer lettres de dons, rémissions ou quittances, refus, répits ou délais, de nous faire devoirs de foi et hommage et féauté, bailler aveux et dénombrements ; de mettre par gens d’église hors de leurs mains rentes et possessions non amorties ; — de nous payer finances de reliefs, rachats, quints deniers, de garde de mineurs, et autres dons ou aliénations d’aucuns nos domaines ou deniers à iceux appartenant; — et aussi en matière de réunir à notredit domaine aucunes choses qui en auraient été distraites ; — de bailler ou faire bailler à notre profit aucunes parties de notre domaine non convenables à tenir en notre main ; — et avec ce, de refuser ou obtempérer lettres d’amortissement, anoblissement, bourgeoisie, manumission, légitimation, et généralement de tout ce que l’on peut dire non valable s’il n’est passé et expédié en ladite Chambre de nos comptes. »
La déclaration de mars 1390 attribue, en termes plus généraux encore, à la Chambre des comptes toutes choses et besognes quelconques touchant et regardant l’héritage du roi ».
Bien que les attributions aient été ainsi déterminées dès le début, des conflits ne tardèrent pas à s’élever entre la Chambre des comptes et le Parlement sur des questions que les ordonnances n’avaient pas explicitement résolues, notamment sur la question des appels.
Le Parlement prétendait que la Chambre des comptes n’avait le droit de statuer qu’en premier ressort lorsque ses décisions avaient le caractère de jugements rendus sur des comptes litigieux, sur des revendications domaniales, ou sur des liquidations de dettes ou de créances contestées. La Chambre des comptes, de son côté, revendiquait la plénitude de juridiction dans les matières de son ressort et n’admettait d’autre recours qu’un recours en révision devant elle-même. On s’obstina de part et d’autre jusqu’à frapper d’amende et de prison les parties qui portaient leur recours devant la juridiction rivale.
Ces conflits furent tranchés en faveur de la Chambre des comptes par plusieurs ordonnances, notamment par celle de Charles V du 7 août 1375, qui contient les motifs suivants (1. Isambert, op. cit., t. V, p. 449.) :
« S’il était souffert que l’on appelât de nos dits gens des comptes [143] et de leurs arrêts et sentences, l’on ne pourrait avoir paiement de ceux qui ont reçu et manié nos finances ou de leurs héritiers, ayants cause ou détenteurs de leurs biens, qui moult souvent par malice, pour délayer et empêcher notre paiement, se voudraient efforcer d’appeler de nosdits gens des comptes, et par ce ne pourrait être payée notre dépense, et aussi nos autres affaires en pourraient être retardées. Et en outre, il faudrait qu’on portât ou exhibât au Parlement ou ailleurs les livres, registres, comptes et écrits de nos domaines et finances qui ont accoutumé d’être gardés si secrètement au temps passé, que quand nos prédécesseurs rois de France les voulaient voir pour aucunes nécessités, ils allaient de leur personne les voir à ladite Chambre pour obvier au dommage qui se peut ensuivre de la révélation et portation foraine d’iceux écrits… A ces causes, mandons et défendons expressément que vous ne passiez ou scelliez commission ni ajournement pour complainte qu’aucuns feraient de sentences, ou griefs qu’ils voudraient maintenir contre eux avoir été faits en notre Chambre des comptes par les gens d’icelle, ni ne donniez sur ce autres commissaires que de ladite Chambre, contre la teneur desdites ordonnances, en renvoyant tout en notredite Chambre et non ailleurs pour en connaître et ordonner selon ce qu’il appartiendra. »
On voit, par cette dernière disposition, que l’ordonnance de 1375, en même temps qu’elle interdisait l’appel au Parlement, instituait le recours en révision devant la Chambre des comptes elle-même, recours qui existe encore aujourd’hui.
L’interdiction des appels, méconnue pendant la minorité de Charles VI, fut renouvelée en termes très énergiques par l’ordonnance de mars 1408 (1. Isambert, op. cit., t. VII, p. 197.) : « Et si aucuns avaient appelé ou appelaient dorénavant, nous dès à présent irritons, annulons et mettons au néant lesdites appellations faites ou à faire ; et ne voulons qu’à icelles poursuivre aucuns soient reçus ni ouïs en notre chancellerie, en notredit Parlement ni ailleurs, et le défendons très expressément à notre chancelier, à nos amés et féaux gens de notre Parlement et à tous nos autres justiciers et officiers. »
[144] Ainsi s’affirmait, dès le XIVe et le XVe siècle, la distinction que la Couronne avait établie entre ses propres affaires et celles des parties privées. Un légiste du XVe siècle, dans un mémoire manuscrit retrouvé par M. R. Dareste, expliquait la juridiction de la Chambre des comptes en termes qui méritent d’être cités comme exprimant les idées du temps sur l’indépendance de la Couronne au regard des compagnies judiciaires: « Le fait et la juridiction de ladite Chambre des comptes est plus propre au roi que n’est le Parlement qui est commun à tout le monde ; par quoi s’ensuit que le roi ne veut pas ni ne doit vouloir qu’elle soit sujette au Parlement ; car aussi comme le roi est sur la communauté et n’est sujet aux lois communes, aussi la juridiction qui est propre à lui, et ne traite nulles choses fors tant seulement celles qui ont aucun regard à son hôtel, doit être non sujette à aucune autre (1. Dareste, la Justice administrative, page 9. Le savant auteur attribue ce mémoire à un substitut du procureur du roi près la Chambre des comptes.). »
A cette autorité de la Chambre des comptes dans l’ordre juridictionnel s’ajoutaient, au début, d’importantes attributions d’ordre politique et financier. La Chambre des comptes partageait en effet avec le Grand Conseil le rôle de conseiller de la Couronne, et elle l’exerçait presque seule pour tout ce qui touchait à l’administration financière. C’est elle qui préparait l’État du roi, c’est-à-dire le budget des recettes et des dépenses, et qui veillait à l’équilibre des ressources. Elle possédait tous les secrets du trésor royal et lui prêtait le secours de ses légistes pour justifier les expédients financiers auxquels il était trop souvent réduit.
Cette grande situation s’affaiblit peu à peu. Dès le XVIe siècle les attributions politiques de la Chambre des comptes se séparent des attributions juridictionnelles et tendent à se concentrer dans le conseil politique de la Couronne, le Conseil du roi.
La principale cause de cette évolution tient au changement qui s’était opéré dans le mode de recrutement de la Chambre. Composée aux débuts de légistes choisis parmi les conseillers de la Couronne, d’auxiliaires dévoués de l’autorité royale, elle prit un autre caractère quand la vénalité et l’hérédité des offices furent appliquées aux charges des gens des comptes, comme aux autres [145] offices de judicature. On craignit alors de livrer le secret des finances de l’État à des magistrats qui n’étaient plus rattachés à la Couronne par les mêmes liens qu’autrefois. C’est pourquoi on leur retira, pour la confier aux membres du Conseil, la préparation de l’État du roi, qui exigeait la connaissance de toutes les ressources et de tous les besoins du trésor royal, et l’examen de l’État au vrai qui présentait l’ensemble des dépenses faites et des services effectués (1. De même que l’« état du roi » correspondait à la loi du budget, « l’état au vrai » correspondait à la loi des comptes.).
Mais la Chambre des comptes conserva le jugement des comptes individuels des comptables, et le contentieux de la comptabilité publique. Elle dut toutefois partager cette attribution avec d’autres chambres des comptes créées dans les provinces, mais sur lesquelles la Chambre de Paris semble avoir toujours conservé une certaine prééminence (2. Au XVIe siècle, il y avait huit chambres des comptes dans les provinces ; elles furent supprimées en 1566 par l’ordonnance de Moulins, mais presque aussitôt rétablies. Elles étaient au nombre de douze en 1789, outre la Chambre de Paris.).
Cours des aides. — Le domaine de la Couronne et les droits et redevances qui s’y rattachaient furent, pendant la première partie du moyen âge, la source presque exclusive des finances royales ; mais lorsque la sphère d’action de la Couronne s’étendit et que ses charges s’accrurent, il fallut recourir aux impôts.
Les premiers créés furent les Aides, destinées à « aider » le roi pendant la guerre de Cent ans, qui avait nécessité l’entretien de troupes permanentes. Des Généraux des aides furent créés pour veiller au recouvrement de cet impôt. Mais à qui devait-on attribuer juridiction entre l’État et les redevables, en cas de contestation sur l’assiette et sur le montant de la taxe? La royauté, fidèle au système qu’elle avait suivi pour les ressources provenant du domaine, refusa de comprendre ces sortes de litiges dans les attributions des compagnies judiciaires ; les généraux des aides furent chargés par l’ordonnance du 9 février 1387 de connaître de « tous plaids, débats ou questions touchant lesdites aides, circonstances et dépendances ».
[146] Ainsi se formèrent les Cours des aides qui restèrent chargées jusqu’à la Révolution d’une partie du contentieux des contributions publiques.
Aux autres impôts de l’ancien régime correspondaient d’autres juridictions spéciales qui, pour la plupart, relevaient des cours des aides en appel. Tels étaient : les Élections pour le contentieux des tailles, les Greniers à sel pour l’impôt sur le sel, les Juges des traites pour les douanes ou traites. Mais dans la seconde période de l’administration monarchique, celle où le contentieux administratif tend à se concentrer entre les mains du Conseil du roi et des intendants, la juridiction de ces autorités remplaça celle des tribunaux spéciaux pour presque toutes les taxes de création nouvelle. L’organisation de ces tribunaux, par suite de la vénalité des offices, était devenue semblable à celle des tribunaux judiciaires ; elle avait perdu le caractère administratif qu’elle avait au début ; aussi la Couronne était peu portée à étendre les commissions qu’elle leur avait primitivement données et qui s’étaient transmises par succession ou par vente ; elle préférait confier à ses agents directs, à ses « intendants de justice, police et finance », le contentieux des taxes nouvelles, directes ou indirectes, non comprises dans ces commissions.
Bureaux de finances. — Il faut aussi mentionner parmi les juges spéciaux des affaires fiscales et domaniales, les Bureaux de finances tenus par les Trésoriers de France. La création de ces officiers remonte au XIVe siècle. Sous Henri II, ils furent établis dans toutes les généralités et furent principalement chargés de surveiller l’administration des domaines de la Couronne. L’édit d’avril 1627 leur conféra un droit de juridiction pour juger, chacun dans le ressort de sa généralité, « tous procès et différends qui se pourront mouvoir et intenter pour raison de notre domaine, cens, surcens, rentes, et autres droits, circonstances et dépendances d’icelui, toutes matières d’aubaines, épaves, bâtardise, déshérence et autres droits de biens vacants… ensemble de toutes entreprises et usurpations qui ont été faites et se feront sur notredit domaine ».
A ces attributions contentieuses, qui intéressaient la conservation et les revenus du domaine de la Couronne, s’en ajoutèrent [147] d’autres relatives à la police de ce domaine, dans l’acception large et générale que l’ancienne législation donnait à ce mot.
On sait, en effet, que la législation antérieure à 1789 ne distinguait pas, comme la législation moderne, entre le domaine public, destiné à l’usage de tous, administré plutôt que possédé par l’État, et le domaine de l’État, composé des biens qu’il possède privativement et dont il perçoit les revenus. L’ordonnance de Moulins de 1566, en soumettant ces deux domaines, réunis sous le nom de domaine de la Couronne, au principe d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité, avait eu pour effet de confirmer cette confusion, qui avait, d’ailleurs, sa raison d’être dans l’ancien régime, car il était devenu aussi nécessaire de défendre le domaine du roi, source de revenus publics, contre les convoitises des courtisans et les libéralités du souverain, que de protéger le domaine public lui-même contre les aliénations et les usurpations.
De là résultait, pour les biens du domaine pris dans leur ensemble, une double administration qui comprenait, d’une part, la gestion des biens du roi, de l’autre, la police du domaine public. Les deux branches de cette administration furent tantôt séparées, tantôt réunies. Henri IV avait rattaché la police du domaine public à la charge de grand-voyer créée pour Sully. Après la mort de Sully, elle fut comprise dans les attributions des trésoriers de France qui eurent ainsi, chacun dans sa généralité, la police du domaine public et de la grande voirie.
Les trésoriers de France exerçaient, en cette matière, deux sortes d’attributions : attributions réglementaires pour les mesures de police intéressant la conservation et l’administration du domaine public (1. Les règlements de grande voirie émanés des trésoriers de France sont au nombre de ceux que la loi du 22 juillet 1791 a maintenus en vigueur; mais, comme la compétence territoriale de leurs auteurs était limitée au ressort de chaque généralité, la jurisprudence du Conseil d’État n’a considéré ces actes que comme des règlements locaux applicables seulement dans les parties du territoire correspondant à ces généralités.); attributions juridictionnelles pour le jugement des contraventions commises sur ce domaine.
Toutefois, ils partageaient ces dernières attributions avec les juridictions spéciales des eaux et forêts. Il est à remarquer que les [148] appels des décisions rendues en matière de voirie par les trésoriers de France étaient, comme celles des eaux et forêts, portés devant le Parlement en vertu de l’édit d’avril 1627.
Nous venons de passer rapidement en revue les diverses juridictions qui, dans l’ancien régime, connaissaient des affaires domaniales, fiscales, et de comptabilité publique, c’est-à-dire des intérêts financiers de l’État. Nous avons maintenant à nous occuper d’un contentieux administratif plus général, embrassant toutes les matières qui intéressaient l’autorité royale et l’exercice de la puissance publique. Le Conseil du roi et les intendants tiennent ici la première place. Leur juridiction diffère des précédentes en ce qu’elle n’est pas exercée par des tribunaux proprement dits, mais par des représentants directs de l’autorité royale agissant et statuant au nom du souverain.
II. — JURIDICTIONS EN MATIÈRE D’ADMINISTRATION GÉNÉRALE.
Origine de la juridiction du Conseil du roi. — Les rois de France se sont réservé de tout temps le droit d’exercer directement leur juridiction sur des affaires qui, par leur nature ou par la qualité des parties, semblaient se placer en dehors des litiges ordinaires. L’incertitude qui régnait sur les compétences et sur l’étendue des délégations faites aux cours souveraines laissait un champ assez vaste à cette justice retenue. Le roi se déclarait l’arbitre suprême des compétences ; en outre, il se réservait d’évoquer par lettres spéciales des affaires qui rentraient dans la compétence de ses cours de justice, mais qu’il lui convenait d’attirer à lui. Pour l’exercice de cette juridiction propre, il eut de tout temps des auxiliaires, officiers de sa maison ou membres de ses conseils.
Ces auxiliaires étaient, au début, les maîtres des requêtes de l’hôtel. Ainsi que l’indique leur nom, ils recevaient les requêtes et placets apportés à l’hôtel du roi, en rendaient compte au roi, entendaient les parties et les amenaient quelquefois en présence du souverain qui statuait lui-même sur le différend (1. La légende de saint Louis, rendant lui-même la justice aux portes de son château de Vincennes, semble très véridique, car elle est attestée par le sire de Joinville qui était un des maîtres des requêtes de l’hôtel et qui avait été personnellement témoin de cette justice patriarcale. Le souvenir, sinon la pratique, en avait longtemps subsisté à la cour des rois de France, car on trouve dans le recueil d’Isambert (t. XI, p. 293) un « ordre royal » du 22 décembre 1497, par lequel Charles VIII enjoint à son chancelier de « rechercher la forme qu’ont tenue nos prédécesseurs rois à donner audience au pauvre peuple, et même comme Monseigneur Saint Louis y procédait ».). Les maîtres des requêtes [149] de l’hôtel portaient aussi le nom de Juges de la porte ou Juges des plaids de la porte, parce qu’ils se rendaient ordinairement à l’entrée du palais pour y recevoir les plaignants. Lorsqu’il s’agissait de questions importantes, intéressant l’autorité du roi, les maîtres des requêtes ne statuaient pas eux-mêmes, ils se bornaient à présenter un rapport au roi en son Conseil, et le Conseil prononçait (1. Cf. Aucoc, le Conseil d’État avant et depuis 1789, p. 34.).
Le Conseil qui assistait ou représentait le roi pour l’exercice de sa juridiction propre était le même qui siégeait auprès de lui comme Conseil politique de la Couronne ; c’était le Conseil intime, « étroit » du roi et de l’État, appelé aussi, pour cette raison, Conseil du roi, Conseil d’État, Grand Conseil. Il était composé des princes du sang, des grands officiers de la Couronne, des prélats et des légistes qu’il convenait au souverain d’y appeler.
A la fin du XVe siècle, la juridiction royale cessa d’être exercée par le Conseil du roi tout entier. Elle fut confiée à une partie seulement de ses membres qui formèrent un groupe distinct sous le nom de Grand Conseil. Ce nom, qui avait longtemps appartenu à l’ensemble du Conseil du roi, commença dès lors à ne désigner que la fraction de ce Conseil en qui résidait la juridiction royale. Le Conseil politique du souverain fut plus ordinairement appelé Conseil d’État ou Conseil du roi.
L’organisation et les attributions du Grand Conseil en matière juridictionnelle firent l’objet de deux ordonnances rendues à un an d’intervalle, l’une par Charles VIII à la fin de son règne (2 août 1497), l’autre par Louis XII à son avènement (13 juillet 1498) (2. Isambert, op. cit., t. XI, p. 292 et 296. L’ordonnance de 1493 n’est guère qu’une confirmation de la précédente.). L’ordonnance de Charles VIII fixait à dix-sept, outre le chancelier, le nombre des conseillers « tant d’église que laïcs, gens clercs et bien expérimentés au fait de justice ». Ce nombre fut élevé à vingt par Louis XII, plus un procureur général et un greffier.
[150] L’ordonnance de 1498 porte que « dorénavant nuls autres conseillers de quelque dignité et condition qu’ils soient, n’entreront ni assisteront en notredit Grand Conseil, si nommément n’y étaient convoqués par notredit chancelier ». Quant aux attributions, la même ordonnance rappelle qu’il était de règle de porter au Grand Conseil « les plus grandes matières et affaires du royaume », et elle charge le procureur général d’y « poursuivre et défendre nos droits, autorités, prérogatives et prééminence de la chose publique de notredit royaume ».
Le Grand Conseil devait être l’arbitre souverain des différends intéressant l’autorité royale ; mais bientôt il dévia de sa voie et son autorité s’affaiblit. Deux choses y contribuèrent : d’abord la vénalité des offices, qui livra peu à peu aux hasards de l’hérédité et de la cession, des charges qui étaient toutes de confiance. Il se produisit alors pour le Grand Conseil, érigé en juridiction et soumis au régime des offices, le même changement que pour la Chambre des comptes. Le lien qui rattachait à la Couronne ces juridictions d’État se relâcha, et les affaires intéressant l’autorité royale refluèrent peu à peu vers le corps qui était resté par excellence le gardien de cette autorité, c’est-à-dire vers le Conseil d’État, le conseil intime et politique du souverain.
L’autre cause d’affaiblissement du Grand Conseil provint de la déviation qu’il fit subir à ses attributions, en les étendant à des contestations privées, étrangères aux matières de politique et d’administration. De là des démêlés avec les juridictions judiciaires dont il usurpait la compétence, et des protestations du Parlement de Paris qui refusa plus d’une fois de reconnaître l’autorité des décisions du Grand Conseil.
Sous l’impulsion de ces deux causes, le déclin du Grand Conseil fut rapide. A la fin du XVIe siècle, il ne vivait déjà plus que d’attributions contestées, et il ne gardait le titre pompeux mais stérile de Cour souveraine, que grâce à la pénurie du Trésor, qui ne permettait pas de rembourser à ses membres le prix de leurs offices.
Le Conseil du roi, qui commença sous Henri II à remplacer le Grand Conseil pour l’exercice de la justice retenue, n’eut pas, dès le début, l’organisation stable et régulière que l’on remarque au XVIIe et au XVIIIe siècle. Ce Conseil, d’abord trop largement ouvert [151]
aux dignitaires et aux courtisans, se prêtait mal à l’examen des affaires. On est surpris du grand nombre d’ordonnances qu’il fallut rendre pour limiter le nombre des personnages ayant entrée au Conseil et pour déjouer l’obstination de ceux qui y pénétraient sans y être autorisés : ordonnance de Henri II du 3 avril 1547, qui désigne tous les membres du Conseil et défend aux huissiers du Conseil, « sous peine de privation de leur office et d’être punis corporellement, de laisser entrer aucun autre de quelque état qu’il soit » ; ordonnance de Charles IX du 24 juin 1564, qui renouvelle cette défense, réitérée moins de deux ans après dans le règlement du 18 février 1566 ; on la retrouve encore dans les règlements de Henri III du 1er mars 1579 et du 31 mai 1582 (1. D’autres ordonnances de Henri III (17 septembre 1574, 11 août 1578) donnèrent cependant un large accès aux magistrats des parlements et autres Cours souveraines parmi les membres du Conseil du roi. Le règlement de 1578 y admit avec voix délibérative les présidents et les gens du roi du parlement de Paris, le premier et le second président de la Chambre des comptes et le premier président de chacun des parlements de province. (Voy. sur l’époque de Henri III, Noël Valois, Inventaire des arrêts du Conseil d’Etat, t. I, p. 212 et suiv. ; — Guillard, Histoire du Conseil du roi, p. 41 ; — Aucoc, le Conseil d’État avant et depuis 1789, p. 37.)).
Ces deux derniers règlements, ainsi que celui du 4 mai 1584, s’efforcèrent de régler l’ordre des travaux et la répartition des affaires, mais ce résultat ne commença d’être atteint que sous Henri IV, qui ne promulga pas d’ordonnances nouvelles, mais parvint à mieux faire observer celles de ses prédécesseurs (2. On voit fonctionner, sous Henri IV, auprès du Conseil du roi un Conseil des affaires dans lequel, dit du Haillan, « le roi appelle quelque petit nombre de ceux qu’il répute ou les plus sages et expérimentés et plus féables à lui, ou ceux qu’il aime le plus ». Sa composition variait selon la nature des affaires à traiter; ainsi pour les affaires militaires, il ne convoquait jamais « les gens de robe longue ni d’écritoire », mais seulement « ses plus confidents et intelligents serviteurs faisant profession des armes. ». Sully était un de ceux que le roi appelait le plus souvent au Conseil des affaires ; mais il semble que c’était moins un Conseil organisé qu’un groupe de personnes parmi lesquelles le roi choisissait habituellement celles qu’il voulait consulter sur les affaires de l’État, affaires politiques plutôt qu’administratives. — V. Noël Valois, op. cit., p. 44; — du Haillan, De l’État et succès des affaires de France, p. 177.).
L’importance et l’extrême variété des attributions du Conseil ont été mises en lumière par la savante publication de M. Noël Valois: Inventaire des arrêts du Conseil d’État sous le règne de Henri IV (3. Ouvrage publié par l’Imprimerie nationale, 2 vol. in-4°, 1886 et 1893. Le tome Ier contient une introduction historique dans laquelle M. Noël Valois a réuni les résultats des recherches les plus récentes sur l’origine des différents Conseils et les modifications qu’ils ont subies.), où [152] sont rapportées les notices de 16,653 arrêts rendus de l’année 1592 à l’année 1610 ; on y trouve toutes les décisions qui correspondaient à l’exercice de l’autorité royale en matière dérèglements, de tutelle administrative, de finances, de juridiction contentieuse ou gracieuse et même de juridiction pénale appliquée le plus souvent à des faits de malversation ou de rébellion. On y remarque aussi un grand nombre d’arrêts d’évocation retirant aux parlements ou aux Cours des aides, la connaissance d’affaires intéressant des agents de l’autorité royale ou du fisc, des fermiers de gabelles, des collecteurs de taille, etc. (1. En même temps que Sully remettait l’ordre dans les finances, la Couronne jugeait nécessaire de conserver sous sa propre juridiction tous les agents d’ordre fiscal et financier, soit pour les protéger contre les résistances locales, soit pour les punir. Le Conseil ordonnait souvent l’élargissement de ces agents quand les parlements les faisait arrêter. Un arrêt du 20 janvier 1601 prescrit directement une enquête « sur les excès commis par le sieur de Pusignan qui aurait fait fouetter Jean Lecomte, collecteur de tailles ».).
Le rôle prépondérant du Conseil du roi dans la direction des affaires administratives et dans la solution des difficultés qu’elles rencontraient, se manifeste surtout pendant le règne de Louis XIII, sous l’influence des idées de centralisation gouvernementale et administrative qui caractérisent le ministère de Richelieu.
Cette extension d’attributions fut affaire de pratique plutôt que de législation. Les règlements assez nombreux qui furent faits à cette époque visent surtout des questions d’organisation et de service intérieur, rarement des questions d’attributions. (Règlements des 1er et 2 septembre 1624, du 26 août 1626, du 3 janvier 1628 et surtout du 18 janvier 1630.) Ce dernier règlement est intéressant à consulter, parce qu’il contient l’énumération des affaires et leur répartition entre les différents conseils dont l’ensemble composait le Conseil du roi (2. Voir le texte de ce règlement dans l’Histoire de l’administration monarchique, par M. Chéruel, t. I, appendice II.).
Ces affaires y sont classées sous les rubriques suivantes : « Affaires que Sa Majesté ordonne être traitées et résolues au Conseil d’État et des finances qui se tiendra le jeudi ; — ce que Sa Majesté veut et ordonne pour le Conseil privé le samedi ; —pour [153] le Conseil des finances qui se tiendra le mercredi;— l’ordre que le roi veut être tenu en son Conseil des affaires et dépêches le mardi. » Nous nous bornons à mentionner ici ces divisions du règlement de 1630, nous réservant d’exposer plus loin la nature et la répartition des affaires telles qu’elles furent fixées sous Louis XIV et maintenues, sauf des modifications secondaires, jusqu’à la fin de la monarchie.
Origine de la juridiction des intendants. — Le rôle du Conseil du roi ne doit pas être séparé d’une autre institution qui occupe, à partir du règne de Louis XIII, une place considérable dans l’administration du royaume, l’institution des intendants.
Le Conseil du roi et les intendants, l’un placé au centre, auprès du souverain dont il inspire et rédige les décisions, les autres répandus dans les provinces où ils propagent l’action du pouvoir central, forment en réalité un instrument unique de gouvernement. Les ordres du roi, formulés en dépêches ou en arrêts du Conseil, sont exécutés par les intendants qui souvent les provoquent eux-mêmes pour les besoins de leur administration ; les actes d’exécution de ces arrêts et les décisions propres des intendants sont protégés par des ordres royaux contre les résistances locales et contre l’opposition fréquente des parlements. C’est seulement par ce double ressort que commence de fonctionner, sous la main énergique et parfois violente de Richelieu, la centralisation gouvernementale et administrative qui ne cesse de se développer dans les deux derniers siècles de la monarchie (1. Cf. de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution, p. 75 et suiv.).
L’institution des intendants n’a pas été, comme on l’a dit quelquefois, une création de Richelieu, mais plutôt l’usage d’une fonction et d’un titre anciens pour une œuvre nouvelle. Longtemps avant Louis XIII, les rois de France avaient éprouvé le besoin d’envoyer dans les provinces des hommes investis de leur confiance, chargés de vérifier l’état de leurs affaires et d’en faire rapport au Conseil. Ces messagers de l’autorité royale étaient ordinairement des maîtres des requêtes envoyés en mission temporaire et faisant des « chevauchées » dans les provinces qui leur étaient désignées.
[154] Au XVIe siècle les chevauchées, tout en demeurant temporaires, devinrent plus fréquentes, et les officiers qui en étaient chargés prirent le titre de « commissaires départis pour les ordres du roi ». En même temps, ils adoptèrent comme ressort d’inspection les « généralités », circonscriptions administratives qui n’avaient d’abord été tracées que pour l’administration des finances et du domaine, et qui comprenaient les territoires soumis à la surveillance des généraux des finances.
Dès le début de son administration (1621); Richelieu s’efforça d’accroître l’autorité des intendants et la durée de leur séjour dans les provinces. Les pouvoirs conférés à ces officiers, au moyen de commissions délivrées sous le sceau royal, placèrent les corps judiciaires eux-mêmes sous la surveillance de l’intendant. Ces commissions portaient : « Voulons et entendons que vous puissiez pourvoir à tout ce qui regarde le bien de notre service et l’observation de nos ordonnances, touchant la justice, police et finances, et le bien et devoir de nos sujets dans toute l’étendue de ladite généralité…, connaître de toutes injustices, foules et oppressions que les sujets du roi pourraient souffrir des officiers et ministres de la justice par corruption, négligence, ignorance ou autrement, en quelque sorte que ce soit. » Les anciens commissaires départis devinrent ainsi les « intendants de justice, police et finance » ; en même temps leur séjour dans les provinces se prolongea; il devint permanent après l’édit de mai 1635, qui transféra aux intendants les attributions les plus importantes des trésoriers et généraux des finances.
Ces réformes provoquèrent une vive opposition de la noblesse et des parlements, contre lesquels elles étaient en réalité dirigées. La lutte de Richelieu avec la noblesse, la part qu’y prirent les intendants et le Conseil du roi ne rentre pas dans le cadre de cette étude ; mais nous devons brièvement retracer les conflits qui s’élevèrent avec les parlements, sur le terrain administratif et judiciaire, car ils eurent une influence durable sur les institutions administratives de l’ancienne monarchie.
Conflits des parlements avec les intendants et le Conseil du roi. — Avant le règne de Louis XIII, les parlements avaient eu souvent [155] des démêlés, soit avec la Chambre des comptes, le Grand Conseil, les cours des aides, soit avec les commissaires départis et le Conseil du roi lui-même. Mais ces conflits n’avaient été le plus souvent que des querelles de légistes et des conflits de juridiction ; ils devinrent sous Richelieu de véritables conflits politiques.
Dès 1626, les parlements portèrent leurs doléances au roi contre les pouvoirs donnés aux intendants (1. Chéruel, op. cit., t. I, p. 292. — Ces doléances sont d’autant plus intéressantes à consulter, qu’elles énoncent les principales attributions d’ordre juridictionnel que les intendants commençaient à exercer à cette époque et qui étaient relevés comme autant de griefs par les parlements.). Ils dénoncèrent l’étendue et la durée de leurs missions comme un « nouvel usage » qu’il fallait supprimer pour revenir aux simples chevauchées d’autrefois :
« Reçoivent vos parlements grand dommage d’un nouvel usage d’intendants qui sont envoyés ès ressorts et étendue desdits parlements, près de Messieurs les gouverneurs et lieutenants-généraux de Votre Majesté en ces provinces, ou qui sur autres sujets résident en icelles plusieurs années, fonctions qu’ils veulent tenir à vie. Ce qui est, sans édit, établir un chef et officier supernuméraire de justice sans payer finance, exauctorant les chefs des compagnies subalternes, formant une espèce de justice, faisant appeler les parties en vertu de leurs mandements et tenant greffiers ; dont surviennent plusieurs inconvénients et, entre autres, de soustraire de la juridiction, censure et vigilance de vosdits parlements les officiers des sénéchaussées, bailliages, prévôtés et autres juges subalternes. Ils prennent encore connaissance de divers faits dont ils attirent à votre Conseil les appellations au préjudice de la juridiction ordinaire de vosdits parlements… C’est pourquoi Votre Majesté est humblement suppliée de les révoquer, et que telles fonctions ne soient désormais faites sous prétexte d’intendance ou autrement. Sauf et sans préjudice du pouvoir attribué par les ordonnances aux maîtres des requêtes de votre hôtel faisant leurs chevauchées dans les provinces. »
Ces doléances ne furent pas accueillies. Elles étaient au fond justifiées en droit, car aucune ordonnance n’avait consacré les graves innovations apportées au contrôle de la justice et des finances au moyen de simples commissions dont la teneur pouvait varier [156] et s’étendre au gré de la Couronne ; mais Richelieu voyait dans les intendants des auxiliaires nécessaires de sa politique et il défendait les commissions nouvelles comme n’étant que l’application, peut-être étendue mais non dénaturée, des usages anciennement suivis pour les missions des maîtres des requêtes. Il ne pouvait d’ailleurs songer à ériger les intendances en offices qui eussent été, pour de telles fonctions, une sorte d’aliénation de l’autorité royale. Ce qu’il voulait, c’étaient des agents fidèles de cette autorité et il les prenait de préférence parmi les hommes nouveaux, les gens du tiers état, parce que, disait-il lui-même, « l’intérêt qu’ils avaient au temps présent était la meilleure caution de leur fidélité (1. Mémoires de Richelieu, livre XXII. — Chéruel, op. cit., t. I, p 292.) ».
Dès lors, le conflit s’engagea entre les parlements, appuyés le plus souvent par les autres cours souveraines, et les intendants soutenus par le Conseil du roi. Les parlements réclamèrent le droit d’enregistrer les commissions des intendants ; ceux-ci reçurent l’ordre de ne consentir à l’enregistrement que comme simple mention des pouvoirs qu’ils tenaient du roi, sans reconnaître aux parlements le droit de restreindre ces pouvoirs ni d’en contrôler l’exercice. Le Conseil du roi intervenait par des injonctions auxquelles le parlement répondait par des arrêts ; l’intendant à son tour faisait casser par le Conseil les arrêts du parlement. A Bordeaux, le parlement fait à l’intendant Servieu défense d’instrumenter; trois fois le Conseil du roi casse son arrêt, et trois fois le parlement renouvelle son interdiction (2. Caillet, Administration du cardinal de Richelieu, p. 41. — Guillard, Histoire du Conseil du roi, p. 78. Voir dans cet auteur le résumé du dernier arrêt rendu dans ce conflit par le Conseil du roi et donné le 29 juin 1628 au camp devant La Rochelle. Il ordonne, entre autres prescriptions, que les minutes des trois arrêts du Parlement de Bordeaux seront extraites du registre et portées au roi par le greffier qui y sera contraint, si besoin est, par emprisonnement et 3,000 livres d’amende ; il ordonne aussi que l’arrêt du Conseil sera transcrit sur les registres du Parlement à la place des minutes supprimées. ). A Toulouse, le parlement rend un arrêt contre l’intendant Miron qui le fait casser par le Conseil ; un nouvel arrêt lui ordonne de surseoir jusqu’à ce que des remontrances aient été faites au roi, et l’intendant fait encore casser l’arrêt de surséance. Le Conseil du roi mande le président et les principaux magistrats, mais le parlement déclare que leur présence à Toulouse [157] est exigée par le service du roi et l’intérêt des justiciables, et leur défend de se rendre à cet appel (1. Dom Vaissette, Histoire du Languedoc, t. X. (Édit. de M. du Mège.)).
A Paris, les conflits furent encore plus graves. Le parlement eut le plus souvent le beau rôle, car il luttait contre une extension abusive des commissions à des affaires de justice criminelle. Richelieu, plein de défiance à l’égard des parlements, avait confié à des commissaires extraordinaires le jugement des accusations de crimes d’État, de fausse monnaie, de rébellion contre l’autorité du roi. Ces commissaires étaient pour la plupart des maîtres des requêtes, très dévoués à la politique et même aux passions du cardinal, et parmi lesquels Laffemas et Laubardemont ont laissé une sinistre renommée (2. C’est par ces tribunaux d’exception que furent jugés les procès de de Thou, du maréchal de Marillac, du duc de La Valette. Ce dernier, accusé de trahison, s’était enfui. Louis XIII voulut présider lui-même la commission chargée de le juger par contumace ; il y avait appelé des membres du parlement qui refusèrent courageusement, malgré les injonctions et les menaces du roi, d’opiner en dehors de toutes les formes de la justice criminelle. (Voy. de Sainte-Aulaire, Histoire de la Fronde, Introd., p. 25 : et Caillet, Administration du cardinal de Richelieu, p. 215.)). Le parlement cita plusieurs fois ces commissaires à sa barre et leur fit défense d’instruire et de juger ; ses arrêts furent cassés par arrêts du Conseil et les magistrats furent réprimandés. A l’occasion d’un de ces conflits, Louis XIII manda le parlement au Louvre, se fit remettre le registre où venait d’être transcrit un arrêt de remontrances et le lacéra de ses propres mains.
Ces regrettables écarts de l’autorité royale s’expliquent, sans se justifier, par la lutte que Louis XIII avait eu à soutenir contre un retour offensif de l’aristocratie féodale appuyée sur des princes du sang et sur le propre frère du roi. A la noblesse, devenue ennemie, il opposait des « gens du roi », des représentants directs de son autorité, investis de pouvoirs souvent excessifs ; la résistance des parlements à l’exercice de ces pouvoirs lui apparaissait comme un encouragement à la rébellion.
Mais à cette période de troubles, de luttes et d’excès d’autorité, succéda bientôt une période plus calme où l’exercice de la « justice retenue », tout en s’affirmant avec énergie, se contint et se précisa par des textes législatifs.
Un de ces textes les plus importants est l’édit de Saint-Germain [158] de février 1641 (1. Isambert, op. cit., t. XVI, p. 529.). Le préambule de cet édit, vraisemblablement rédigé de la main même de Richelieu, rappelle que le parlement de Paris s’était ingéré dans le gouvernement du royaume pendant la minorité du roi : « il avait cru, après avoir disposé du gouvernement de l’État, qu’il pouvait en censurer l’administration et défi mander compte du maniement des affaires publiques… Or, comme l’autorité royale n’est jamais si bien affermie que lorsque tous les ordres d’un État sont réglés dans les fonctions qui leur sont prescrites par le prince, nous nous sommes résolus d’y apporter un règlement général, afin qu’une chose qui est établie pour le bien du peuple ne produise des effets contraires, comme il arriverait si les officiers, au lieu de se contenter de celte puissance qui les rend juges de la vie de l’homme et des fortunes de nos sujets, voulaient entreprendre sur le gouvernement qui n’appartient qu’au prince… A ces causes, nous avons déclaré que notredit parlement de Paris et toutes nos autres cours n’ont été établis que pour rendre la justice à nos sujets ; leur faisons très expresses inhibitions et défenses, non seulement de prendre à l’avenir connaissance d’aucunes affaires semblables à celles qui sont ci-devant énoncées, mais généralement de toutes celles qui peuvent concerner l’État, administration ou gouvernement d’icelui… Déclarons dès à présent toutes délibérations et arrêts qui pourront être faits à l’avenir contre l’ordre de la présente déclaration nuls et de nul effet comme faits par personnes qui n’ont aucun pouvoir de nous de s’entremettre du gouvernement de notre royaume. »
Les parlements ne subirent qu’à contre-cœur les injonctions de l’ordonnance de 1641. Aussi, quelques années après, lorsque la mort de Louis XIII, suivant de près celle de son ministre, eut rendu courage aux partis ligués contre l’œuvre de Richelieu, le parlement prit parti pour la Fronde contre Mazarin qui s’efforçait de maintenir les conquêtes faites par l’autorité royale.
Le rôle du parlement de Paris dans la Fronde est trop connu pour que nous ayons à le retracer ici. Mais, ce qu’il n’est pas inutile de rappeler, ce sont les efforts qu’il fit pour abaisser l’autorité [159] du Conseil du roi et des intendants. La suppression de ce pouvoir rival fut un de ses objectifs constants pendant la Fronde ; il la réclama expressément par les clauses du traité fait avec Mazarin, après la victoire passagère que les princes et le parlement avaient remportée sur la Cour.
Les conditions de ce traité furent arrêtées, en juillet 1648, dans les délibérations dites « de la Chambre Saint-Louis », par le parlement réuni aux deux autres cours souveraines, la Chambre des comptes elle Grand Conseil (1. « Délibérations arrêtées en l’assemblée des cours souveraines tenue et commencée en la Chambre Saint-Louis du 30 juin au 8 juillet 1648. » Voir le texte en 27 articles dans le recueil d’Isambert, t. VII, p. 72.). Ces délibérations contenaient les clauses suivantes : « Art. 1er. Les intendants de justice et toutes autres commissions extraordinaires non vérifiées ès cours souveraines seront révoquées dès à présent. — Art. 10. Toutes les ordonnances ou jugements rendus par les intendants de justice seront cassés et annulés ; défenses sont faites aux sujets du roi de les connaître pour juges ni se pourvoir devant eux à peine de 10,000 livres d’amende. — Art. 17. Toutes affaires qui gisent en matière contentieuse seront renvoyées aux Parlements et autres cours souveraines auxquelles la connaissance en appartient par les ordonnances, sans que par commissions particulières elles puissent leur être ôtées ; toutes commissions contraires et extraordinaires, même évocations générales ou particulières accordées aux fermiers et traitants pour leurs baux et contrats, sont dès à présent révoquées, et les procès pendant ès Conseil du roi de la connaissance desdites cours dès à présent renvoyés en icelles. Défense aux parties de se pourvoir au Conseil pour raison de ce, à peine de nullité. »
Toutes ces conditions furent ratifiées par la Cour. La déclaration du 18 juillet 1648 supprima les intendants, et n’en maintint provisoirement qu’un petit nombre dans quelques provinces (Languedoc, Bourgogne, Provence, Picardie), mais sous la condition expresse qu’ils ne pourraient « faire aucune fonction de juridiction contentieuse ». Le cardinal de Retz rapporte que ce sacrifice fut un de ceux que Mazarin ressentit le plus vivement : « la Cour, dit-il, se sentit toucher à la prunelle de l’œil par la suppression des intendances. » [160] Ce qu’on sacrifiait, en effet, c’était l’instrument de centralisation gouvernementale et administrative que la royauté s’était efforcée de créer. Les pouvoirs des intendants blessaient à la fois les privilèges de la noblesse et ceux des cours souveraines. Ainsi s’explique ce fait rare de notre histoire et qui caractérise la Fronde : l’alliance des parlements avec la noblesse contre l’autorité royale.
La victoire des parlements fut de courte durée. Dès que le pouvoir royal fut raffermi, les intendants reprirent leurs fonctions dans les généralités, et le Conseil du roi redevint le centre de l’administration active et de la juridiction contentieuse. Le Conseil affirma, par plusieurs arrêts énergiques, ses prérogatives et la prééminence qu’il prétendait avoir sur les corps judiciaires.
Un de ces documents les plus importants est l’arrêt du Conseil du 19 octobre 1656 qui casse, comme attentatoires aux droits du Conseil, les arrêts de plusieurs parlements qui mandaient à leur barre des maîtres des requêtes en mission. Le préambule de cet arrêt résume la doctrine des légistes de la Couronne sur le rôle du Conseil du roi : — « Tous les rois ont trouvé nécessaire d’avoir auprès de leur personne un Conseil, par l’avis duquel ils puissent souverainement et de puissance absolue régler toutes les autres juridictions, décider les différends qui naissent entre elles, pourvoir aux évocations de droit, donner des juges non suspects à leurs sujets, et retenir à soi la connaissance des affaires dont ils ont voulu se réserver la connaissance pour des considérations quelquefois importantes à l’État. »
Survint enfin l’arrêt du Conseil du 8 juillet 1661 qui peut être considéré comme ayant mis fin aux conflits. Il fut un des premiers actes par lesquels Louis XIV devenu majeur manifesta son autorité. Le roi alla jusqu’à menacer de son « indignation » les compagnies judiciaires qui refuseraient de se soumettre. — « Le roi ordonne à toutes les compagnies souveraines dans toute l’étendue des pays de son obéissance, parlements, Grand Conseil, Chambres des comptes, Cours des aides et autres, sous quelque nom qu’elles soient établies, de déférer aux arrêts de son Conseil, leur faisant très expresses inhibitions et défenses de prendre aucune connaissance des affaires et procès dont Sa Majesté aurait retenu [161] et réservé le jugement à soi et à son Conseil, à peine d’encourir son indignation ; sauf auxdites compagnies de s’adresser à Sa Majesté par voie de supplications et de remontrances sur les inconvénients qu’elles jugeraient pouvoir arriver, sur lesquelles Sa Majesté fera toujours grande considération… Défend à tous ses avocats et procureurs généraux et à leurs substituts de prendre aucunes conclusions contraires aux arrêts de son Conseil pour en empêcher ou surseoir l’exécution (1. Le texte entier de cet arrêt est rapporté par Guillard, Histoire du Conseil du roi, p. 171.). »
En affermissant l’autorité du Conseil du roi, les arrêts du Conseil de 1656 et de 1661 affermissaient en même temps l’autorité des intendants, car ils la mettaient à l’abri de l’opposition des corps judiciaires et ils permettaient de surmonter aisément cette opposition si elle venait encore à se produire.
D’ailleurs le Conseil du roi, en prêtant son appui aux intendants, ne faisait que fortifier un des rouages de sa propre organisation, car les intendants étaient presque tous des maîtres des requêtes, se rattachant au Conseil par une origine et des traditions communes et même par des liens hiérarchiques ; ils étaient en quelque sorte les délégués permanents du Conseil dans les généralités. En 1715, dans la liste des quatre-vingt-quatre maîtres des requêtes en fonctions auprès du Conseil, figurent vingt-trois intendants inscrits chacun à leur rang sur le tableau de la maîtrise (2. Voy. dans Guillard (Histoire du Conseil du roi, p. 146) la liste qui est intitulée : « Noms de Messieurs les maîtres des requêtes suivant la liste de 1715, qui fera connaître ceux qui étaient nommés à quelque intendance de province. »).
Cet état de choses ne fut pas modifié, quant aux rapports établis entre les autorités administratives et les corps judiciaires, par les événements qui relevèrent, dans le cours du XVIIIe siècle, l’influence politique des Parlements. Lorsque le Parlement de Paris cassait le testament de Louis XIV et organisait la régence, lorsqu’il condamnait par ses arrêts la bulle Unigenitus, la banque territoriale de Law ou les réformes économiques de Turgot, il demeurait aussi étranger que par le passé à la marche de l’administration et à la solution des difficultés contentieuses. A l’époque même où ses prétentions [162] politiques étaient les plus hautes et l’entraînaient à des entreprises que la Cour punissait par des sentences d’exil, il laissait passer sans protestation, comme une clause de style acceptée de tous, la disposition qui termine, au XVIIIe siècle, presque tous les édits et arrêts du Conseil, touchant à des matières administratives ou financières : « Ordonne en outre Sa Majesté que toutes les contestations qui pourront survenir sur l’exécution des présentes seront portées devant l’intendant pour être jugées par lui, sauf appel au Conseil ; défendons à nos cours et tribunaux d’en prendre connaissance. »
Essayons maintenant de nous rendre compte des matières dans lesquelles le Conseil du roi et les intendants avaient juridiction, et de la manière dont ils l’exerçaient, dans le dernier siècle de la monarchie.
Attributions du Conseil du roi en matière contentieuse. — Le Conseil du roi, considéré comme juridiction, réunissait les attributions qui sont aujourd’hui partagées entre le Tribunal des conflits, la Cour de cassation et le Conseil d’État.
Il était l’arbitre suprême des compétences entre les corps administratifs et les corps judiciaires. Il revendiquait pour lui-même ou pour les intendants les litiges administratifs portés devant un tribunal judiciaire. En cas de résistance de ce tribunal, il évoquait l’affaire, et il cassait et annulait les procédures et les jugements, comme le Tribunal des conflits, lorsqu’il valide un arrêté de conflit, met à néant les décisions judiciaires rendues contrairement au principe de la séparation des pouvoirs.
Le Conseil du roi exerçait en outre, à l’égard des compagnies judiciaires, des attributions très analogues à celles que possède la Cour de cassation, et même plus étendues. Il recevait les pourvois des parties contre les arrêts des Parlements et autres Cours souveraines argués d’incompétence, de vice de forme ou de contravention aux ordonnances (1. Le roi en son Conseil s’attribuait même le droit de condamner à des dommages-intérêts envers les parties, les juges qui auraient rendu des arrêts en violation des ordonnances. (Ordonnance civile d’avril 1667, titre Ier, art. 8.)). L’ordonnance civile d’avril 1667 lui [163] réservait même l’interprétation préjudicielle des ordonnances, déclarations et lettres patentes dont le sens était contesté au cours d’un procès (1. Ordonnance d’avril 1667, titre Ier, art. 7.). Le Conseil admettait aussi, dans des cas exceptionnels, que des arrêts lui fussent déférés pour « iniquité évidente » (2. La jurisprudence du Conseil sur ce point était ainsi expliquée par Guillard (op. cit., p. 81) : « On doit présumer que les juges supérieurs jugent bien et selon leur conscience, mais comme la présomption cesse où l’évidence paraît, le Conseil du roi a toujours eu un droit d’inspection sur leurs jugements en cas qu’on y trouve une iniquité évidente, ou des contraventions formelles aux ordonnances, qui ont toujours été reçues comme de bons moyens de cassation. »). Il statuait, comme surveillant suprême de la fonction judiciaire, sur les conflits de juridictions entre deux Cours souveraines, sur les règlements de juges, sur les dénis de justice, sur les récusations pour parenté ou alliance ou pour suspicion légitime.
Enfin, et c’était là une attribution féconde en abus, le Conseil du roi évoquait à sa barre les contestations les plus diverses, lorsque la nature du procès et la qualité de la partie lui semblaient justifier cette mesure. Malgré les édits qui avaient plusieurs fois interdit l’évocation des causes de partie à partie (3. V. notamment l’édit de Henri IV, de janvier 1597, art. 15. (Isambert, op. cit., t. XV, p. 120.)), les personnes de marque obtenaient souvent que leurs différends fussent enlevés aux juges ordinaires et transférés au Conseil, soit au moyen d’une évocation spéciale visant une affaire déterminée, soit au moyen d’une évocation générale s’étendant à toutes leurs affaires et même à celles de leurs parents et de leurs serviteurs. Ces évocations étaient le plus souvent sollicitées par des gouverneurs de province, des intendants ou autres représentants de l’autorité royale, qui se plaignaient de ne pouvoir trouver justice auprès des tribunaux de la province (4. La Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, publiée par M. Depping, contient des lettres très curieuses de gouverneurs et d’intendants, sollicitant de Colbert des arrêts d’évocation. Voir, par exemple (t. II, p. 26), la lettre du sieur Bouchu, intendant de Bourgogne, sollicitant une évocation générale « pour lui, sa mère et ses domestiques », et rappelant que ses oncles et son frère l’ont déjà obtenue : « Il y a bien des affaires du roi, dit-il, qui ont aigri les officiers du Parlement, de sorte qu’il n’en est point dont on puisse attendre justice. » — Voir aussi (t. II, p. 172) la lettre du marquis de Saint-Luc, gouverneur en Gascogne : « Étant obligé de m’opposer la plupart du temps aux entreprises du Parlement, j’ai cru que je devais prévoir le chagrin des plus emportés, et pour cet effet être muni d’une évocation en faveur de mes domestiques .. il serait difficile de voir que sous quelque méchant prétexte on mît la main sur quelqu’un de mes gens pour me donner du déplaisir. »).
[164] Toutes ces affaires, qui avaient le caractère de véritables contestations judiciaires, étaient portées devant le Conseil des parties, où elles étaient instruites et jugées suivant des procédures tracées par les règlements, et avec le concours d’un collège spécial d’avocats seuls autorisés à représenter les parties devant le Conseil (1. L’institution des avocats au Conseil du roi remonte à Henri III. Elle a fait l’objet de divers règlements en date du 1er juin 1597, du 26 juillet 1626, du 15 septembre 1643 et du 10 septembre 1738. Plusieurs dispositions de ce dernier règlement sont encore actuellement applicables à l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, qui exerce le même ministère auprès des deux hautes juridictions judiciaire et administrative. Voir la savante introduction de M. Hérold aux Tableaux de l’ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, publiés en 1880 par le Conseil de l’ordre.).
Enfin le Conseil du roi exerçait la juridiction administrative, soit comme juge de premier et dernier ressort, soit comme juge d’appel des intendants et autres commissaires délégués par le roi. Les affaires administratives contentieuses étaient portées devant deux Conseils qui étaient à la fois les centres d’impulsion et de directions administratives, et les organes de la juridiction contentieuse : le Conseil des dépêches et le Conseil des finances. Ces deux Conseils se divisaient eux-mêmes en bureaux entre lesquels se partageait le travail.
Il faut ici se garder de l’erreur où l’on est quelquefois tombé en considérant le Conseil privé ou Conseil des parties comme l’unique organe de la juridiction exercée par le Conseil du roi. Il ne connaissait que des affaires entre parties, c’est-à-dire, ainsi que l’explique Guillard, « celles qui s’élèvent entre les particuliers et où le roi et ses financés ne sont pas intéressés (2. Guillard, op. cit., p. 93.) ». Guyot a aussi grand soin de faire remarquer, dans son Traité des offices (3. Guyot, Traité des offices, t. II, p. 197.), qu’on doit entendre en ce sens le règlement du 30 juin 1597 portant que « toutes les instances et différends où il y aura requête présentée et appointements pris entre les parties ne pourront être jugés ailleurs qu’au Conseil privé et que les parties qui se pourvoiront dans un autre Conseil seront condamnées à l’amende ». Dans les affaires [165] intéressant le roi et l’administration, la règle était toute différente. Le Conseil des finances exerçait même une autorité si absolue dans les affaires de son ressort que les décisions émanées des autres Conseils étaient non avenues à son égard (1. Guyot, Traité des offices, t. II, p. 193.).
Le Conseil des dépêches, organisé en 1617 et qui siégeait aussi sous le nom de Conseil de direction, connaissait des affaires de l’administration centrale qui lui étaient présentées par les secrétaires d’État. Il correspondait, soit directement, soit par l’intermédiaire des secrétaires d’État, avec les gouverneurs des provinces et les intendants. Il leur transmettait ses instructions et ses décisions sur toutes les affaires d’administration qui n’étaient pas spécialement dévolues au Conseil des finances. Il décidait également les réponses à faire aux officiers de justice, aux villes, aux communautés « sur l’ordre que le roi voulait être observé en exécution de ses édits, recouvrement de ses deniers, administration de la justice, police et finances et affaires publiques et particulières (2. Voir le tableau synoptique des conseils et de leurs attributions dressé vers le milieu du XVIIe siècle par un membre du Conseil du roi et publié par Guillard, d’après le manuscrit original. (Histoire du Conseil du roi, p. 85 et suiv.)) ».
Ces dépêches, réponses et décisions prononçaient à la fois sur les mesures administratives prises ou à prendre et sur les réclamations qu’elles pouvaient provoquer. Ces réclamations étaient appréciées, selon leur nature et leur importance, soit sur le vu du dossier administratif préparé par l’intendant, soit sur le rapport spécial d’un maître des requêtes chargé de faire l’instruction et de proposer une décision. Dans les affaires exigeant des vérifications particulières, le travail du maître des requêtes rapporteur était soumis à un Bureau, c’est-à-dire à une commission spéciale, avant d’être présenté au Conseil des dépêches.
Le Conseil des finances, qui fonctionnait depuis Henri III, tantôt réuni en Conseil du roi, tantôt séparé, fut rétabli avec une organisation propre en 1661, après la disgrâce de Fouquet et la suppression de la charge de surintendant des finances. Il exerçait en matière [166] financière et fiscale, les mêmes attributions que le Conseil des dépêches en matière d’administration générale. Il représentait à la fois la direction, le contrôle et la juridiction ; il guidait et surveillait l’administration des intendants et des trésoriers de France, et prononçait sur les difficultés auxquelles elle pouvait donner lieu.
Toutes les contestations intéressant les finances royales, soit en recette, soit en dépense, relevaient, en principe, du Conseil des finances. Telles étaient : les difficultés entre le Trésor et les fermiers des impôts sur l’exécution de leurs baux ou marchés, et même celles qui survenaient entre les traitants et leurs associés lorsque l’État y était intéressé ; — les difficultés auxquelles donnaient lieu les charges de trésorier de l’épargne, des parties casuelles, des deniers extraordinaires; de trésorier de la maison du roi, des menus, de la grande écurie, des gardes du corps, des gardes françaises et suisses, etc. ; — les demandes et contestations relatives au paiement des dettes du roi : billets, mandements, rescriptions, pensions, paiement de gages, assignations tirées sur les recettes ou sur les fermes ; celles concernant le domaine du roi, les aliénations faites aux engagistes, « et généralement toutes les finances du roi (1. Guillard, op. cit., p. 87.) ».
A ce Conseil étaient aussi portés la plupart des appels formés contre les décisions des intendants et des trésoriers de France, dans toutes les affaires financières, fiscales et domaniales de leur ressort (2. Il y avait cependant certaines décisions des intendants et trésoriers de France, en matière fiscale et domaniale, dont l’appel était porté non devant le Conseil du roi, mais devant les Cours des aides.).
Devant le Conseil des finances les affaires contentieuses étaient traitées dans des formes plus rigoureuses que devant le Conseil des dépêches. La nature des litiges et les intérêts pécuniaires souvent considérables qu’ils mettaient en jeu avaient fait adopter une procédure d’instruction écrite et contradictoire, qui offrait de sérieuses garanties aux parties. Ces affaires étaient presque toujours soumises à l’examen préalable de bureaux, dont quelques-uns étaient permanents. Il y en avait un pour les affaires du domaine [167] et des aides, un autre pour les affaires de gabelles et pour les cinq principales fermes d’impôt. « Dans chacun de ces bureaux, dit Guillard, il y a ordinairement quatre ou cinq maîtres des requêtes qui sont les rapporteurs-nés des affaires qui s’y discutent (1. Histoire du Conseil du roi, p. 142.). »
Louis XVI s’appliqua à développer cette organisation juridictionnelle en créant, par l’édit de juin 1777, le Comité du contentieux des finances. Plus tard, il voulut étendre les mêmes règles à toutes les affaires administratives contentieuses portées devant le Conseil du roi. Il créa, dans ce but, le Comité du contentieux des départements, qui devait examiner les affaires contentieuses précédemment portées au Conseil des dépêches et faire fonction de section du contentieux. Mais ce dernier comité, organisé par le règlement du 9 août 1789, alors que le Conseil du roi allait disparaître devant les institutions nouvelles, eut à peine le temps de se constituer.
Bien que ce règlement n’ait eu qu’une existence passagère, nous croyons utile d’en faire connaître les principales dispositions :
« Pour que les affaires contentieuses qui étaient portées par les secrétaires d’État au Conseil des dépêches soient à l’avenir vues et discutées dans une forme capable de préserver des variations et des surprises, Sa Majesté a jugé convenable de former, pour ces sortes d’affaires, un comité semblable à celui qui existe pour les affaires contentieuses du département des finances : elle espère trouver dans cet établissement les mêmes avantages et la même utilité que le comité contentieux des finances a constamment procurés depuis son institution. — Toutes les demandes et affaires contentieuses qui étaient rapportées au Conseil des dépêches par les secrétaires d’État seront renvoyées de chaque département à un comité que S. M. établit sous le nom de Comité du contentieux des départements. — Le comité sera composé de quatre conseillers d’État, et il y sera attaché quatre maîtres des requêtes en qualité de rapporteurs. — Les avis du comité seront remis au secrétaire d’État du département ; et, dans le cas où une affaire aura paru d’une nature et d’une importance telles qu’il doive en être rendu un compte particulier au roi, S. M. appellera à son conseil les [168] conseillers d’État composant ledit comité et le maître des requêtes rapporteur pour, sur son rapport, être statué par Sa Majesté. »
Ne semble-t-il pas que nous assistons ici aux premières origines de la section du contentieux ?
Attributions des intendants en matière contentieuse (1. Consulter spécialement sur ce sujet le chapitre LXXXII du Traité des offices de Guyot, intitulé Des Intendants des provinces. Voir aussi le Mémoire de M. d’Aube « concernant MM. les intendants départis dans les provinces et généralités du royaume » (Collection Depping), et l’ouvrage précité de M. Dareste, chap. V.). — Les attributions des intendants en matière contentieuse étaient en quelque sorte une délégation des pouvoirs du Conseil du roi ; ils les exerçaient en premier ressort, et sous le contrôle supérieur du Conseil. L’intendant d’Aube marque ainsi le lien qui unissait ces deux autorités : « Toutes les matières pour lesquelles nos rois n’ont point établi de juges, ils sont censés en avoir réservé la connaissance à eux et à leur Conseil, et c’est par cette raison qu’il a été sagement établi que dans chaque province ou généralité l’intendant membre du Conseil du roi en connaîtrait. Mais bien entendu que s’il jugeait mal sur ces matières ou ordonnait mal à propos, tout ce qui serait réparable pourrait être réparé par les ordres du roi même.»
L’appel au Conseil était donc réservé, en principe, contre toutes les décisions contentieuses rendues par l’intendant. Mais il était également de principe que cet appel n’était pas suspensif, la célérité des affaires administratives exigeant que les décisions qui les règlent soient exécutées par provision. Ce principe, souvent rappelé dans les ordonnances et arrêts du Conseil qui établissent la compétence de l’intendant, ne souffrait aucune exception, sauf dans un cas unique prévu par l’arrêt du Conseil du 24 mai 1781 : celui d’un recours formé par l’adjudicataire général des fermes contre la décision de l’intendant ordonnant de lever la saisie de marchandises réputées prohibées.
La compétence de l’intendant en matière contentieuse ne résultait pas de textes législatifs généraux énumérant ou définissant les affaires soumises à sa juridiction, mais de dispositions spéciales [169] insérées dans les édits, déclarations, arrêts du Conseil qui statuaient sur des matières d’administration ou de finances, dans les lettres patentes portant concession de travaux publics, de mines, de travaux de dessèchement, dans les marchés et baux passés pour la construction ou l’entretien d’ouvrages publics, dans les nombreux règlements faits pour la police du commerce et de l’industrie.
Ces dispositions étaient devenues, au XVIIIe siècle, de véritables clauses de style. Quelquefois, lorsque l’attribution de compétence à l’intendant pouvait faire difficulté, on ne la créait que pour un temps limité ; mais, ce temps expiré, on ne manquait pas de la proroger, puis de la rendre définitive (1. Exemple : L’arrêt du Conseil du 27 janvier 1739 portant règlement sur l’industrie des papiers établit la juridiction de l’intendant pour cinq ans (art. 60). L’arrêt du Conseil du 19 mars 1783, art. 6, défère aux intendants les contestations entre les concessionnaires de mines et les propriétaires de la surface « et ce pendant trois années seulement ». On pourrait citer beaucoup d’autres exemples de compétence provisoire bientôt transformée en compétence définitive.).
Dans la ville de Paris, où il n’y avait pas d’intendant, ces attributions contentieuses étaient partagées entre le prévôt des marchands et les échevins, le bureau des finances et le lieutenant de police. La part de ce dernier était de beaucoup la plus considérable.
Essayons de dégager de tous les actes spéciaux, qui forment la législation administrative des XVIIe et XVIIIe siècles, quelques notions générales sur la compétence des intendants en matière contentieuse. Nous les classerons sous les indications suivantes: impôts directs et indirects ; travaux publics et voirie ; services publics civils et militaires ; contentieux des communes; juridiction en matière de police.
Impôts directs et indirects. — La tendance constante du gouvernement royal, depuis Louis XIV, fut de remettre aux intendants, sauf appel au Conseil, les contestations eu matière fiscale qui relevaient primitivement des Cours des aides et des nombreuses juridictions spéciales placées sous leur contrôle. Contrairement aux prétentions des magistrats possesseurs d’offices qui composaient ces tribunaux, la Couronne soutenait que leur compétence n’était pas générale et ne s’étendait pas à tous les impôts créés ou à [170] créer, mais seulement aux taxes existantes lors de la délivrance des commissions primitives qui s’étaient transmises avec les offices. Cette doctrine pouvait être contestée, et elle le fut effectivement par les Cours des aides ; mais la jurisprudence du Conseil du roi la fit prévaloir, non seulement pour les impôts nouvellement créés, mais encore pour ceux qui n’étaient que remaniés. Elle reconnut au roi la faculté de déléguer juridiction à tels juges ou commissaires qu’il lui plairait de désigner. L’attribution en fut presque toujours faite aux intendants ; elle résulta de clauses insérées dans les ordonnances relatives à ces impôts.
Ainsi, la déclaration du 18 janvier 1695, qui établit la capitation, contient la disposition suivante : « Voulons et ordonnons que toutes les contestations qui pourraient survenir pour le fait de l’imposition et recouvrement de ladite capitation soient jugées sommairement et sans frais par lesdits intendants et commissaires départis… Voulons que ce qui sera ordonné par eux soit exécuté par provision, sauf l’appel en notre Conseil. »
En ce qui concerne la taille, impôt ancien, le contentieux appartenait à des juridictions spéciales, notamment celle des élus. Sans les déposséder entièrement, de nombreux édits créèrent concurremment la juridiction de l’intendant ; ils l’établirent d’abord dans les provinces où la taille était personnelle, puis dans celles qui furent réunies à la Couronne par les traités des Pyrénées et d’Aix-la-Chapelle, quel que fût le mode d’assiette de la taille. Enfin, dans les autres provinces, des pouvoirs importants furent donnés à l’intendant dans les opérations de répartition et d’assiette de la taille, et eurent pour conséquence son droit de juridiction en cas de réclamation des intéressés (1. Il y avait quatre degrés de répartition ou « départements » de la taille : 1° entre les provinces soumises à la taille, par le roi en Conseil ; 2° entre les élections d’une province par l’intendant et les trésoriers de France avec approbations du roi; 3° entre les paroisses d’une élection par l’intendant et un trésorier de France en présence de trois élus ; 4° entre les personnes taillables d’une paroisse par les collecteurs et par l’intendant taxant d’office. Cette dernière répartition pouvait seule donner lieu à des réclamations contentieuses.).
Ces pouvoirs consistaient à contrôler les déclarations sur la valeur des biens servant d’assiette, à la faire expertiser en cas de doute, à infliger une amende à ceux qui faisaient de fausses déclarations [171], et surtout à taxer d’office les personnes à l’égard desquelles les collecteurs n’avaient pas une liberté suffisante, par crainte de leurs ressentiments ou par espoir de leurs faveurs. L’intendant, placé au-dessus des influences locales, inscrivait lui-même ces taillables au rôle, puis il statuait sur leurs oppositions ; les habitants de la paroisse étaient admis à contester ces oppositions devant lui, comme ayant intérêt au maintien d’une taxe dont la réduction ou la décharge pouvait accroître leur propre cotisation (1. Déclaration du 23 avril 1778, art. 2.). Il est à remarquer qu’en cette matière les appels des décisions de l’intendant relevaient des Cours des aides et non du Conseil du roi, du moins depuis 1759. Quant aux oppositions formées par des taillables aux rôles dressés par les collecteurs, elles n’étaient pas portées devant l’intendant, mais devant les Élus, sauf recours à la Cour des aides.
A l’intendant, sauf appel au Conseil, appartenaient toutes les contestations relatives à l’assiette et au recouvrement des taxes extraordinaires, dites droits du cinquantième, du vingtième, du dixième, qui étaient assises sur le revenu des maisons, des autres biens-fonds et des offices, et qui étaient levées pour subvenir aux dépenses des guerres (2. Arrêts du Conseil du 8 mai 1742, du 23 décembre 1751, du 26 avril 1778, etc. Signalons dans ce dernier arrêt du Conseil (art. 5) une disposition intéressante, en ce qu’elle consacre deux règles actuellement en vigueur dans le contentieux des contributions directes, l’une relative à la communication de l’avis des agents de l’administration sur la réclamation des contribuables, l’autre relative à la notification de la décision en vue de l’appel. — « Il ne pourra être statué sur les requêtes et mémoires que les propriétaires contribuables se croiront dans le cas de présenter aux sieurs intendants qu’après que les réponses dont lesdites requêtes et mémoires seraient susceptibles auront été communiquées auxdits contribuables, afin qu’ils soient à portée de s’expliquer de nouveau sur les faits et moyens qui leur auront été opposés. Et il leur sera délivré une expédition de l’ordonnance motivée qui interviendra pour qu’ils puissent, s’ils le jugent à propos, se pourvoir au Conseil de S. M. en la manière accoutumée. »).
Le contentieux des droits domaniaux et des taxes indirectes, d’abord réservé aux Chambres des comptes et aux Cours des aides, suivit, au XVIIIe siècle, la même voie que le contentieux des contributions directes. A mesure que des taxes nouvelles furent créées, ce fut à l’intendant, sauf appel au Conseil, que les ordonnances réservèrent le jugement des contestations. Cette attribution de [172] compétence se retrouve notamment dans les arrêts du Conseil établissant ou remaniant les droits d’amortissement, de nouvel acquêt, dé franc-fief, de contrôle, de petit-scell, de centième denier, qui correspondaient à nos droits d’enregistrement ; dans ceux qui règlent la perception des droits de greffe, de présentation, de congés, de défauts (1. Voy. Guyot, op. cit., t. 111, p. 345, et le grand nombre d’arrêts du Conseil et de lettres patentes cités sur ce sujet.), etc. Lorsque les droits étaient affermés, la clause était reproduite le plus souvent dans le bail (2. Citons, à titre d’exemple, la disposition suivante de la déclaration du 9 mars 1700, baillant à un sieur Chapelet la ferme de plusieurs droits domaniaux : « Voulons que lesdits droits soient payés en vertu de contraintes dudit Chapelet, sur simples quittances visées par l’un des contrôleurs généraux de nos domaines, et que les redevables puissent se pourvoir par opposition à l’exécution desdites contraintes dans les six mois du jour do leur signification, que lesdites oppositions soient instruites sommairement par-devant Iesdits intendants et commissaires départis, et que ce qui sera par eux ordonné soit exécuté nonobstant et sans préjudice de l’appel en notre Conseil. »).
La même évolution s’opéra pour le contentieux des douanes. La juridiction de l’intendant, sauf appel au Conseil, s’établit, pour les droits nouveaux, parallèlement à celle des juges des traites et des Cours des aides. Elle fut surtout rigoureusement stipulée toutes les fois que la législation douanière eut un caractère politique, soit pour fermer la frontière aux produits de nations ennemies, soit pour protéger l’industrie nationale contre la concurrence étrangère. Ainsi, l’arrêt du Conseil du 13 août 1772, qui interdit l’introduction des toiles et mousselines, donna compétence à l’intendant pour connaître des contraventions, et le Conseil du roi cassa toutes les décisions de la Cour des aides de Paris et de la juridiction des traites de Rouen intervenues sur cette matière. Mêmes dispositions dans l’arrêt du Conseil du 1er février 1724, prohibant l’importation d’étoffes et marchandises des Indes, de la Chine et du Levant, et dans celui du 17 juillet 1785 interdisant l’entrée de certaines denrées et marchandises étrangères.
Travaux publics et voirie. — La compétence des intendants, en matière de travaux publics, était très étendue. Mais, de même qu’en matière fiscale, elle ne résultait pas de dispositions générales de la législation, mais d’un grand nombre de dispositions spéciales.
[173] Chaque ouvrage public avait, en quelque sorte, sa loi particulière dans les actes qui en ordonnaient ou en concédaient l’exécution ; tous ces actes contenaient des clauses attribuant aux intendants, sauf appel au Conseil du roi, le jugement des contestations.
Cette attribution de compétence se trouve dans tous les édits et lettres patentes portant concession de grands travaux publics : canal du Midi (octobre 1666), canal d’Orléans (mars 1679), canal du Loing (novembre 1719), etc. Il est même à remarquer que dans les pays d’États, où la direction des travaux publics était moins centralisée que dans les pays d’élections, et où le service et le budget des ponts et chaussées dépendaient principalement des états provinciaux, la juridiction de l’intendant était acceptée sans difficulté et réservée dans les actes de concession. Elle l’était aussi dans les arrêts du Conseil autorisant les travaux exécutés par entreprise, et dans les baux d’entretien des routes et autres ouvrages publics.
La compétence de l’intendant n’était pas limitée aux contestations entre l’administration et les entrepreneurs sur l’exécution de leurs devis et marchés ; elle s’étendait aussi aux réclamations des propriétaires atteints par l’expropriation, par les dommages résultant des travaux publics, et par la servitude d’extraction de matériaux (1. L’arrêt du Conseil du 7 septembre 1755, relatif aux extractions de matériaux, qui reconnaît le droit des propriétaires à une indemnité et prévoit une expertise confiée à trois experts (art. 3), ne contient pas la clause ordinaire sur la juridiction de l’intendant ; mais l’arrêt de 1755 n’a fait que confirmer celui du 22 juin 1706 qu’il vise expressément et qui contient in fine la disposition suivante : « Fait S. M. défense auxdits propriétaires de se pourvoir ailleurs que par-devant Iesdits sieurs intendants et commissaires départis à peine de 500 livres d’amende. »).
La jurisprudence du Conseil du roi avait étendu la compétence de l’intendant au cas de dommages causés par les travaux publics exécutés par les communes (2. On peut citer en ce sens un arrêt rendu le 16 juin 1764 et qui contient ce considérant de doctrine : « Si l’intendant a le droit de permettre les ouvrages pour être exécutés de son autorité, il est également en droit, par une suite nécessaire, de juger sur l’avis des directeurs de ces ouvrages s’ils causent des dommages aux possessions voisines. »).
En dehors des travaux publics proprement dits, la juridiction de l’intendant s’appliquait en matière de dessèchement de marais et de défrichements ; elle était stipulée par les lettres patentes accordant [174] la concession (1. Voy., par exemple, l’article 21 des lettres patentes du 19 décembre 1779 portant concession au sieur Vaudermey du dessèchement des marais des moères en Flandre; et l’article 12 de l’arrêt du Conseil du 30 mars 1784 relatif au dessèchement de terres voisines de la Scarpe.). Elle s’appliquait aussi aux contestations survenant entre les concessionnaires de mines et les propriétaires de la surface pour dommages causés par les travaux d’exploitation, et au règlement des indemnités (2. Arr. du Conseil du 19 mars 1783.).
En ce qui touche la voirie, les trésoriers de France conservèrent longtemps la juridiction qui leur avait appartenu avant la création de la charge de grand-voyer et qui leur avait été rendue après sa suppression. Mais au XVIIIe siècle, ils virent s’établir auprès d’eux, comme toutes les anciennes juridictions administratives, la juridiction rivale de l’intendant.
C’est à l’intendant que furent successivement confiés : les travaux de rectification, d’élargissement et de plantation des routes avec le droit de juger les réclamations des riverains et les contraventions relevées contre eux (3. Arr. du Conseil du 26 mai 1705 et du 3 mai 1720.) ; la répression des empiétements commis sur le sol des routes, avec le droit de prononcer l’amende et la restitution du sol usurpé (4. Arr, du Conseil du 17 juin 1721.) ; la police du roulage, en tant qu’elle intéressait la conservation des chemins (5. Arr. du Conseil du 7 avril 1771.) ; la direction et l’administration des ouvrages intéressant la navigation fluviale, notamment des travaux de la Loire, avec la police de la navigation sur ce fleuve, et le droit de « connaître seuls et privativement à tous autres juges des« règlements généraux et particuliers concernant les ouvrages des turcies et levées, ensemble de la police pour la liberté de la navigation et du flottage et le nettoiement de la Loire et des rivières y affluentes et même des affluents d’icelle (6. Arr. du Conseil du 22 juillet 1783. Titre II, art. 1er.) ».
Services publics civils et militaires. — L’intendant étant, selon la pittoresque expression de Guyot, « l’œil du Gouvernement dans sa province (7. Guyot, op. cit., t. III, p. 252.) », il était naturel qu’une grande part lui fût réservée dans la gestion, le contrôle et la juridiction des services de toute nature intéressant l’État et le public. Aussi le voyons-nous investi [175] de la compétence la plus large pour juger les difficultés relatives au service des postes, soit qu’il s’agisse des faits de charge des officiers, commis, courriers, postillons et des contraventions par eux commises, soit qu’il s’agisse des réclamations des voyageurs et des expéditeurs (1. Édit de janvier 1692 et arrêt du Conseil du 2 décembre 1704. Voy. aussi Dareste, op. cit., p. 131 et la note.). Le service des coches, diligences et messageries est également placé sous sa juridiction (2. Voir l’arrêt du Conseil du 7 août 1715 qui « évoque toutes les causes qui pourront être mues pour raison de l’exploitation du privilège ; les renvoie pour être jugées en première instance, sauf l’appel au Conseil, aux sieurs intendants chacun en droit soi dans sa généralité. »).
Lorsque la loterie royale est établie, c’est encore à l’intendant (et au lieutenant de police à Paris) que sont renvoyées toutes les contestations relatives au tirage et à l’attribution des lots (3. Arr. du Conseil du 30 juin 1776, art. 14. (Isambert, op. cit., t. XXIV, p. 28.)).
Les pouvoirs et la juridiction de l’intendant s’étendaient aussi à des parties importantes de l’administration militaire. Il présidait aux levées des troupes et aux opérations du recrutement. On sait que la conscription par voie de tirage au sort était pratiquée, dès la fin du règne de Louis XIV, pour le recrutement de régiments dits « régiments provinciaux ». Un édit fixait le contingent total et le répartissait entre les généralités ; le contingent assigné à chaque généralité était réparti entre les paroisses par l’intendant ; puis celui-ci faisait procéder par son subdélégué aux opérations du tirage, entre les habitants de chaque paroisse, célibataires et veufs sans enfants (4. Voir, à titre d’exemple, l’ordonnance du 1er décembre 1774 (Isambert, t. XXIII, p. 87). Elle fixe à 55,428 hommes le contingent total. Elle décrit dans tous leurs détails les opérations du tirage au sort qui se faisaient, non au moyen de numéros, mais de bulletins dont les uns étaient blancs et les autres portaient la mention « soldat provincial ». Les exemptions prévues par le titre V de l’ordonnance sont nombreuses. Le titre VI traite des remplacements et des substitutions. Voy. aussi le règlement du 1er décembre 1775. (Isambert, t. XXIII, p. 285.)).
L’intendant statuait sur les difficultés auxquelles pouvait donner lieu le tirage au sort, ainsi que sur les questions d’exemptions et de substitutions. Il avait également compétence pour la levée des matelots classés et des canonniers garde-côte (5. Ordonnances du 13 décembre 1778 et du 3 janvier 1779. (Isambert, op. cit., t. XXV, p. 464.)).
[176] La juridiction de l’intendant n’était pas limitée au recrutement ; elle s’étendait à certains cas intéressant la discipline militaire.
L’ancien intendant d’Aube, dans le mémoire déjà cité, explique le partage des attributions entre l’intendant et les autorités militaires : il distingue d’une part les affaires de service et de subordination qui relèvent des commandants et des conseils de guerre, et d’autre part les rapports des troupes avec l’administration civile et les habitants, qui relèvent de l’intendant. En conséquence, dit-il, celui-ci « a le droit d’informer quant à la façon de vivre, désordres et abus des troupes étant en marche et en garnison, de faire réparer tous désordres, même par retenue sur la paie des corps, et de faire et parfaire le procès à tous gens de guerre coupables de crimes jusqu’à jugement définitif inclusivement et en dernier ressort ».
C’est à cette compétence générale que se rattachait la juridiction de l’intendant pour toutes les contestations relatives aux étapes et convois militaires, aux fournitures et réquisitions de denrées, au logement des troupes, aux occupations temporaires de terrains pour l’établissement des camps et des champs d’exercices, aux dommages causés aux récoltes par les campements et les manœuvres, et aux autres faits analogues intéressant les habitants ou les communautés (1. Voy. notamment, pour l’attribution de juridiction à l’intendant, l’ordonnance du 3 octobre 1778 sur les étapes et convois, art. 5.).
Contentieux des communes. — M. de Tocqueville intitule ainsi l’un des chapitres de son livre sur l’Ancien Régime et la Révolution : « Comment ce qu’on appelle aujourd’hui la tutelle administrative est une institution de l’ancien régime. »
Rien n’est plus vrai, et l’on en peut voir une saisissante démonstration dans les pages du grand écrivain. Cette tutelle que Louis XVI, à la fin de son règne, avait voulu remettre aux assemblées provinciales, avait toujours appartenu jusque-là aux intendants qui l’exerçaient très rigoureusement surtout dans les pays d’élections. Dans l’exercice de ces pouvoirs, ils statuaient sur les autorisations de plaider, soit en demande, soit en défense (2. Déclaration du 2 octobre 1703, et Guyot, op. cit., t. III, p. 152.) ; ils donnaient ou refusaient [177] leur approbation aux délibérations des corps municipaux ordonnant des travaux ou créant d’autres obligations à la charge des communes. Ils exerçaient aussi une véritable juridiction en matière de liquidation des dettes des communes. « Si nous lisons les commissions des intendants, dit M. d’Aube, nous y trouverons qu’il leur est attribué de vérifier les dettes des communautés, de juger de leur validité ou invalidité, de décider sur tous procès ou différends, mus et à mouvoir pour raison desdites dettes ou de leurs cautions dont les communautés sont garantes, et d’accorder auxdites communautés les délais et surséances que Iesdits intendants estimeront nécessaires. » On voit combien ces pouvoirs créés par simples commissions étaient étendus ; on peut dire avec M. Dareste qu’ils entraînaient pour les intendants le droit de juger presque toutes les affaires contentieuses, les tribunaux ordinaires ne conservant plus de juridiction à cet égard que sur les questions de propriété (1. Dareste, la Justice administrative, p. 147 et suivantes. Voyez aussi dans Guyot (op. cit., t. III, p. 299 et suivantes, l’article intitulé : « Liquidation et paiement des dettes des communautés. »)).
Juridiction en matière de police. — Les légistes de la Couronne reconnaissaient que la répression des délits et contraventions devait appartenir aux juges ordinaires, mais ils admettaient que le roi pouvait évoquer à des commissions particulières et spécialement aux intendants les infractions à certains règlements d’ordre public. En dehors même de ces évocations, la pratique semblait s’être établie de confier tout à la fois aux Parlements et aux intendants l’exécution des lois de police et la répression des contraventions.
Telle est du moins la doctrine qui ressort d’une réponse faite, en 1740, par le chancelier d’Aguesseau au Parlement de Besançon qui se plaignait que l’intendant de Franche-Comté eût été chargé, en même temps que le Parlement, de pourvoir à l’exécution d’une loi de police : « On n’a fait, écrit le chancelier, que suivre ce qui se pratique ordinairement à l’égard des lois qui concernent la police. Quoiqu’elles soient adressées aux Parlements et qu’ils soient [178] principalement chargés de les faire exécuter, on ne laisse pas aussi de les envoyer à Messieurs les intendants, afin qu’ils tiennent aussi la main à leur exécution dans les cas qui peuvent se présenter devant eux. » Rien de moins clair que cette réponse. Guyot, qui la rapporte, reconnaît que la ligne de démarcation entre les deux autorités était très difficile à saisir pour les jurisconsultes de son temps (1. Guyot, op. cit.; t. III, p. 252.).
Mais, ce qui se détachait avec beaucoup de netteté sur cette partie obscure et incertaine de la législation, c’était la compétence exclusive des intendants dans toutes les matières de police qui leur étaient spécialement attribuées et qui étaient fort nombreuses. Elles comprenaient à peu près tous les règlements intéressant la santé publique, notamment les mesures contre les épidémies et les épizooties ; les règlements relatifs au commerce des grains et des farines ; à la police de l’imprimerie et de la librairie, à l’importation et au transit des livres étrangers ; les règlements imposés au commerce et à l’industrie : forges, verreries, fabriques de porcelaine, fabriques de papiers, etc. (2. L’arrêt du Conseil du 24 juin 1772 sur les fabriques de papiers évoquait même les contestations entre maîtres et ouvriers qui pouvaient survenir pour l’exécution de cet arrêt.).
Il résulte du rapide examen que nous venons de faire des attributions du Conseil du roi et des intendants en matière contentieuse, que le domaine de la juridiction administrative était beaucoup plus vaste sous l’ancien régime qu’il ne l’est de nos jours.
Cette juridiction s’exerçait en effet sur toutes les matières d’administration que la législation moderne a maintenues dans son ressort ; et, de plus, elle s’étendait à un grand nombre d’affaires qui relèvent actuellement des tribunaux judiciaires. Tels étaient notamment : les contributions indirectes, les douanes, les affaires du domaine, l’expropriation pour cause d’utilité publique, le contentieux des postes, les réquisitions militaires, les dettes des communes, les règlements d’indemnité entre les concessionnaires de mines et les propriétaires de la surface, et un grand nombre de contraventions de police. On ne considérait alors, pour attribuer juridiction à l’autorité administrative, que le lien qui pouvait rattacher [179] le litige à des intérêts généraux, l’influence que la décision pouvait avoir sur l’action et sur les moyens financiers de l’administration. On ne tenait pas compte d’autres principes que la législation moderne a reconnus, notamment de ceux qui consacrent la compétence exclusive de l’autorité judiciaire sur les questions de propriété et de répression pénale, ainsi que sur le contentieux des taxes indirectes, de quelque nature qu’elles soient.
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