Chapitre deux –Compétence de la juridiction administrative
Le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire et le dualisme juridictionnel qui en découle donne lieu à des conflits de compétence fréquents entre les deux ordres de juridiction. La répartition des compétences est elle-même opérée au moyen de critères qui sont essentiellement d’origine jurisprudentielle.
Section I – Résolution des conflits de compétence
Les conflits entre les deux ordres de juridiction peuvent survenir à deux niveaux différents.
Ils peuvent d’abord concerner l’attribution des litiges aux juridictions administrative et judiciaire. On parle ici de conflits d’attribution : soit un juge de l’ordre judiciaire se déclare compétent et cette compétence est contestée par le représentant de l’administration active, soit les juges des deux ordres de juridiction se déclarent incompétents. On parle de conflit positif d’attribution dans le premier cas et de conflit négatif d’attribution dans le second.
Ensuite, ces difficultés peuvent concerner le fond du droit. Dans cette hypothèse, les juges des deux ordres de juridiction se déclarent compétents, mais ils rendent sur le fond des décisions aboutissant à un déni de justice pour le requérant du fait d’une appréciation contradictoire des règles applicables.
§I- Les conflits d’attribution
Les procédures de conflit d’attribution sont apparues durant la première moitié du XIX° siècle, avant même que ne soit créé un Tribunal des conflits. Des règles particulières s’appliquent aux conflits positifs d’attribution et aux conflits négatifs d’attribution.
I- Apparition des procédures de conflit d’attribution et du Tribunal des conflits
Il est notable de constater que l’apparition des procédures de conflit est antérieure à la création d’une juridiction spécialisée pour en juger.
A – L’antériorité des procédures
La procédure de conflit positif d’attribution est apparue antérieurement à la procédure de conflit négatif, ce qui s’explique par le fait que ces procédures ont d’abord été envisagées dans un sens unique : conformément aux dispositions de la loi des 16 et 24 août 1790 il s’est d’abord agit exclusivement de protéger l’administration du juge judiciaire. C’est pourquoi l’administration dispose aujourd’hui encore d’un rôle important dans le déclenchement de la procédure de conflit positif.
Sous l’Ancien Régime, les agents du Roi revendiquaient déjà les affaires soumises aux tribunaux ordinaires mettant en cause l’administration. Lorsque ce pouvoir de revendication était exercé, les tribunaux n’avaient pas d’autre choix que de se dessaisir.
Sous la Révolution, ce système s’est prolongé, mais il n’était pas satisfaisant dans la mesure où il présentait un risque évident d’arbitraire de la part de l’administration. La procédure de revendication a été réformée par une ordonnance du 1er juin 1828 qui met en place une procédure dite de conflit positif d’attribution. Cette ordonnance a été récemment abrogée par la loi n°2015-177 du 16 février 2015 qui ne modifie toutefois pas de façon substantielle cette procédure.
A l’origine, dans le cadre de la procédure de conflit positif, c’est le Conseil d’Etat qui est chargé de statuer sur l’arrêté de conflit, et qui tranche définitivement la question de compétence. Cette procédure était d’autant moins équitable que c’était un système de justice retenue qui prévalait alors.
B – Le Tribunal des conflits
Longtemps régi par des textes anciens, le Tribunal des conflits a connu des évolutions récentes. Il occupe, par ailleurs, une place singulière dans l’organisation juridictionnelle française.
1° Evolutions
La Constitution de 1848 a prévu la création d’une juridiction spécialisée en vue de résoudre ces difficultés, le Tribunal des conflits. Le Tribunal des conflits a été supprimé avec la chute de la Seconde République, ce qui fait que sous le Second Empire, c’est à nouveau le Conseil d’Etat qui est le juge des conflits d’attribution.
La loi du 24 mai 1872 a finalement rétabli le Tribunal des conflits, dans la même composition que celle prévue par la Constitution de 1848 : trois conseillers à la Cour de cassation nommés par leurs collègues, trois membres du Conseil d’Etat en service ordinaire élus par les conseillers d’Etat en service ordinaire et deux membres et membres suppléants élus par la majorité des autres juges. Les juges sont élus pour trois ans. Il faut relever qu’il n’existait aucune condition au sujet des membres ainsi élus. Il pouvait donc s’agir de personnalités étrangères aux deux ordres juridictionnels, sans aucune garantie, par ailleurs, que le paritarisme soit respecté. Toutefois, dans les faits, il semble qu’il l’ait été de facto. La loi n°2015-177 du 16 février 2015 a finalement résolu cette difficulté potentielle en prévoyant que la formation ordinaire du Tribunal comprend quatre conseillers d’Etat en service ordinaire élus par l’Assemblée générale du Conseil d’Etat et quatre magistrats du siège hors hiérarchie de la Cour de cassation élus par leurs pairs.
A l’origine, le ministère public était assuré par des commissaires du gouvernement désignés chaque année par le Président de la République sur une base également partiaire : deux étaient choisis parmi les maîtres des requêtes au Conseil d’Etat, deux autres parmi les membres du parquet de la Cour de cassation. Depuis la loi du 16 février 2015, l’appellation de commissaires du gouvernement a été remplacée par celle de rapporteur public, ce qui était déjà le cas depuis 2009 pour les juridictions administratives. Leur désignation relève désormais des deux juridictions suprêmes qui les élisent dans les mêmes conditions que les autres membres du Tribunal.
Avant l’entrée en vigueur de la loi du 16 février 2015, cette juridiction était présidée par le Garde des Sceaux qui n’intervenait, dans les faits, qu’en cas de partage des voix. Cette circonstance ne s’est présentée que onze fois alors que le Tribunal des conflits a rendu depuis l’origine plus de 3000 décisions. La présidence par le Garde des sceaux demeurait toutefois très critiquée, en tant qu’elle constituait une immixtion du pouvoir exécutif dans la répartition des compétences juridictionnelles. Selon l’expression utilisée par M. Pierre Sargos, suite à sa démission du Tribunal des conflits en 1997 après une intervention du Garde des sceaux, cette situation pouvait être qualifiée de « vestige de justice retenue ». La loi n° 2015-177 du 16 février 2015 et son décret d’application n°2015-233 du 27 février 2015 ont finalement opéré une réforme du Tribunal des conflits. La loi de 2015 modifie, d’abord, l’article 3 de la loi du 24 mai 1872. Désormais, les membres du Tribunal des conflits « choisissent parmi eux, pour trois ans, un président issu alternativement du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation, au scrutin secret à la majorité des voix ». Cette règle est calquée sur celle qui instaurait auparavant un système d’alternance pour la désignation du vice-président du Tribunal des conflits.
Si cette règle met fin à un archaïsme critiqué, elle rend nécessaire l’instauration d’un nouveau mécanisme permettant de remédier à la situation d’un partage de voix. Il aurait pu être envisagé de donner une voix prépondérante, dans une telle hypothèse, au président du Tribunal des conflits. Cette solution n’aurait toutefois été guère satisfaisante, dès lors qu’elle aurait rompu avec le strict paritarisme voulu par la loi du 16 février 2015. C’est donc une autre voix qui a été choisie, faisant reposer la résolution de ces difficultés sur un mécanisme à double détente. Dans un premier temps, en cas de partage des voix, le président réunit le Tribunal dans la même formation pour procéder à une nouvelle délibération, ce qui peut permettre une évolution de l’appréciation de certains membres et aboutir à dégager une majorité à l’occasion de la nouvelle délibération. En cas de persistance du blocage, une nouvelle séance en formation élargie est organisée. Vont alors se joindre aux huit membres ordinaires du Tribunal des conflits quatre membres supplémentaires, qui sont également paritairement issus du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation. Toutefois, pour éviter les nominations qui pourraient résulter d’un esprit militant, ces membres supplémentaires sont élus dans les mêmes conditions et au même moment que les membres de la formation ordinaire. Il est ainsi espéré que cette solution pourra permettre de parvenir à une majorité.
On notera enfin que le Tribunal des conflits, abandonnant une jurisprudence ancienne (TC, 4 novembre 1880, Marquigny c/ Préfet du Nord : Rec. p. 795, concl. Ronjat). a récemment admis, dans le silence des textes, la possibilité pour les parties de récuser l’un des juges, y compris le président du tribunal, dont l’impartialité serait mise en cause (TC, 6 juillet 2015, requête numéro 3995, Krikorian et a.: AJDA 2016, p. 265, note Carpentier ; Dr. adm. 2015, 69, note Eveillard). Cette solution a vocation à s’appliquer dans le cas où un membre du Tribunal des conflits a été amené à présider la formation de jugement ayant rendu une des décisions de justice portées devant lui (même décision). Cette nouvelle règle ne peut à l’évidence que renforcer l’impartialité du Tribunal des conflits.
2° Place du Tribunal des conflits dans le système juridictionnel français
Le Tribunal des conflits apparaît aujourd’hui comme le « vrai régulateur de la séparation des autorités administratives et judiciaires, et son arbitre » (B. Pacteau, Contentieux administratif : PUF, 3e éd., 1994, n° 103). De fait, cette institution a rendu des décisions extrêmement importantes – l’arrêt Blanco, l’arrêt Bac d’Eloka notamment – dont l’intérêt dépasse largement la seule question de la répartition des compétences.
En revanche, le Tribunal des conflits ne saurait être considéré comme une juridiction suprême. S’il est très fréquent que ses décisions fassent jurisprudence, il n’en va donc pas toujours nécessairement ainsi. L’apparition de la catégorie des services publics sociaux, à l’occasion de l’arrêt Naliato du 29 janvier 1955 (D. 1956, p.58, note Eisenmann) constitue une parfaite illustration de ce phénomène. A cette occasion, le Tribunal des conflits avait dû de se prononcer sur une question de compétence concernant une demande de dommages et intérêts exercée contre l’Etat à raison d’un accident survenu à un enfant dans une colonie de vacances organisée par un ministère. Le tribunal, estimant que cette colonie était organisée comme une colonie de vacances privée, le juge judiciaire devait être compétent pour connaître des litiges occasionnés par son fonctionnement. Logiquement, cette jurisprudence aurait dû s’étendre aux autres services de ce type, par exemple aux centres aérés et aux garderies. Or, il n’en fut rien. En effet, le Conseil d’Etat s’est toujours arrangé pour éluder l’application de cette jurisprudence. Certes, les juges ne sont jamais allés directement à l’encontre de la jurisprudence Naliato en refusant de reconnaître l’existence de services publics sociaux. Mais chaque fois qu’il a été saisi dans ce cadre, le Conseil d’Etat a estimé que, compte tenu des particularités présentées par le fonctionnement du service en cause, celui-ci ne saurait être assimilé à une œuvre privée (V. par ex. pour un centre aéré municipal CE, 27 janvier 1971, requête numéro 72707, Caisse des écoles de la Courneuve : D. 1973, p.521, note Lachaume). Des solutions d’une inspiration identique étaient également retenues par la Cour de cassation (Cass. Civ. I, 30 octobre 1957 : D 1958, p.423, note Chapus). Incapable d’imposer sa jurisprudence à la Cour de cassation et au Conseil d’Etat, le Tribunal des conflits a finalement fait machine arrière en abandonnant la catégorie des services publics sociaux à l’occasion de l’arrêt Gambini du 4 juillet 1983 (requête numéro 0236 : Rec. p. 540 ; JCP G 1984, II, 20275, concl. Labetoulle ; RDSS 1984, p. 553, concl. Labetoulle ; RDP 1983, p.1381).
Le sort des services publics sociaux confirme que le Tribunal des conflits est seulement, en dehors des exceptions que l’on évoquera plus loin, un juge répartiteur des compétences. Ce n’est pas une cour suprême située au-dessus des deux ordres de juridiction. En effet, le Tribunal des conflits ne dispose d’aucun moyen d’obliger les deux ordres de juridiction à prendre à leur compte sa jurisprudence.
II- Règles applicables à la procédure de conflit positif
L’ordonnance du 1er juin 1828 définit les conditions de constitution des conflits positifs et décrit la procédure applicable. Ces règles ont été reprises dans leurs grandes lignes par la loi du 16 février 2015 et par le décret n°2015-233 du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles.
A- Conditions de constitution d’un conflit positif
Il faut bien cerner l’objet de la procédure de conflit positif avant d’en étudier les conditions de mise en œuvre.
1° Objet de la procédure de conflit positif
Il faut insister sur le fait que le conflit positif d’attribution n’est pas un conflit entre deux juridictions, mais un conflit entre l’administration active, généralement représentée par le préfet, et le juge judiciaire. Cette procédure est mise en œuvre, conformément au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire, en vue de soustraire le litige à la compétence du juge judiciaire. Il ne s’agit donc, en aucun cas, de revendiquer la compétence du juge administratif.
Plus précisément, l’article 6 de l’ordonnance du 1er juin 1828 prévoit que le conflit positif peut être élevé « alors même que l’administration ne serait pas en cause ». Ceci signifie que le préfet est susceptible d’intervenir dans un litige mettant en cause une autre personne publique que l’Etat (V. par ex. TC, 25 mars 1996, requête numéro 03000, Berkani : Rec. p. 536, concl. Martin ; JCP G 1996, II, 22664, note Moudoudou ; AJDA 1996, p. 355 et 399, chron. Stahl et Chauvaux ; AJFP 4/1996, p. 4, note Boutelet, AJFP 7/1997, p. 1, note Boutelet), mais également, dans les cas où le juge judiciaire ne serait pas compétent, pour un litige entre deux personnes privées (V. par ex. TC, 23 octobre 1995, requête numéro 02864, Société Canal+immobilier et a. c. SEMEA XVe et a. : Rec. p. 500 ; RFDA 1996, p. 150). Cette règle a été reprise par l’article 13 de la loi du 16 février 2015.
Dans la grande majorité des cas, si le préfet met en œuvre la procédure de conflit positif, c’est implicitement parce qu’il estime que le juge administratif est compétent. Mais cela n’est pas nécessairement le cas, comme l’illustre très bien l’arrêt du Tribunal des conflits du 2 février 1950, Société Radio-Andorre (requête numéro 01243 : Rec. p. 652 ; S. 1950, III, p. 73, concl. Odent ; JCP 1950, II, 5542, note Rivero ; RDP 1950, p. 418, concl. Odent et chron. Waline). En l’espèce, il avait été contesté devant le juge civil une décision du ministre de l’Information ordonnant le brouillage des ondes d’une station de radio étrangère. Le Tribunal des conflits confirme en l’espèce l’arrêté de conflit pris par le préfet. En effet, la décision se rattachait non pas à l’activité administrative, mais à l’activité gouvernementale, et plus précisément aux relations internationales. Il s’agissait donc d’un acte de gouvernement qui ne pouvait être attaqué ni devant le juge judiciaire ni devant le juge administratif. On voit donc bien, dans cette affaire, que la procédure de conflit positif n’a pas pour objet d’attribuer compétence au juge administratif, mais bien de soustraire au juge judiciaire des affaires mettant en cause l’administration.
Il est à noter, enfin, que l’article 26 de la loi du 24 mai 1872, permettait aux ministres de revendiquer « devant le Tribunal des conflits les affaires portées à la section du contentieux et qui n’appartiendraient pas au contentieux administratif ». Cependant, cette procédure, qui est en quelque sorte l’antithèse de la procédure de conflit positif, n’avait jamais été utilisée et elle n’a pas été reprise par la loi du 16 février 2015.
2° Tribunaux devant lesquels la procédure de conflit positif peut être mise en œuvre
La procédure de conflit positif ne peut être mise en jeu que devant les juges judiciaires. En application de l’ordonnance 1er juin 1828, puisqu’elle ne pouvait concerner que les tribunaux qui disposent d’un ministère public, cette procédure avait longtemps été exclue, par exemple, devant les tribunaux d’instance, les tribunaux de commerce et les conseils des prud’hommes. Depuis la loi du 10 juillet 1970, qui généralise la représentation du parquet devant les juridictions judiciaires du 1er degré, l’obstacle avait toutefois été levé. La procédure du conflit était donc ouverte devant l’ensemble des juridictions judiciaires du premier degré, y compris les tribunaux statuant en référé, les juges d’instruction et les chambres d’accusation. Cette situation n’a pas été fondamentalement modifiée par le décret du 27 avril 2015. Toutefois, en application de l’article 19 de ce décret, c’est désormais le greffe du tribunal et non plus le ministère public qui doit être saisi par le préfet.
Pour les cours d’appel, l’article 4 de l’ordonnance du 1er juin 1828 précisait que « il ne pourra jamais être élevé de conflit après des jugements rendus en dernier ressort ou acquiescés ou après des jugements définitifs ».
Selon la jurisprudence, les jugements visés par l’article 4 de l’ordonnance du 1er juin 1828 sont des jugements sur la compétence. Il en résulte que le conflit ne peut plus être élevé dès lors que l’autorité judiciaire a définitivement statué sur sa compétence, alors même qu’elle n’a pas statué au fond (V. par exemple TC, 25 mars 1996, Préfet de l’Aude c. CA Montpellier, requête numéro 3016, Epoux de Lassus Saint-Geniès c. Etat.- CA Paris, 22 novembre 2013, numéro 11/10375, Association Fédération française de football et a. c/ Association Ternes Paris ouest football club sportif et a.).
Cependant, la procédure de conflit d’attribution positif peut être déclenchée en appel dans certains cas. Tel est le cas, notamment, lorsque l’administration n’a pas été mise en cause lors d’un premier jugement rendu au fond. Dans cette hypothèse, le conflit pourra être élevé en appel, mais seulement à l’égard de la seule administration, ce qui a pour effet d’exclure la personne mise en cause dans le premier jugement (TC, 27 novembre 1961, Compagnie la Providence et Dame Duclos : Rec. p. 88).
L’article 18 du décret du 27 février 2015 précise plus sobrement que les anciennes dispositions en vigueur que « le conflit peut être élevé tant qu’il n’a pas été statué sur la compétence par une décision passée en force de chose jugée ». Ces dispositions confirment donc la jurisprudence antérieure.
Enfin, devant la Cour de cassation, la procédure de conflit positif d’attribution ne peut jamais être mise en œuvre.
3° Matières dans lesquelles le conflit positif peut être élevé
La règle en vigueur paraît simple et elle se justifie par le fait que le législateur a voulu que l’administration n’utilise pas la procédure de conflit positif pour protéger ses agents en cas de crimes et de délits commis par eux.
Par voie de conséquence, l’élévation du conflit positif est autorisée en matière civile, mais elle est interdite en matière pénale. Ce principe, qui s’applique dans toute sa rigueur en matière criminelle, souffre toutefois de deux exceptions en matière correctionnelle : le conflit peut être élevé sur une question préjudicielle relevant de la compétence du juge administratif tout comme dans le cas où le tribunal est saisi de poursuites dont le jugement appartient à la juridiction administrative (comme c’est le cas notamment pour les contraventions de grande voirie qui ont pour objet de sanctionner les infractions à la police de la conservation des dépendances du domaine public). Notons cependant que ces deux hypothèses qui étaient visées par l’ordonnance du 1er juin 1828 n’ont pas été explicitement reprises par l’article 14 de la loi du 16 février 2015 qui se borne à mentionner que « le conflit d’attribution entre les juridictions judiciaires et administratives ne peut être élevé en matière pénale ». Toutefois, il semble que les deux exceptions susvisées doivent se maintenir, dès lors qu’elles résultent de règles particulières de répartition des compétences.
Qui plus est, l’application de la règle en vigueur pose une difficulté majeure, puisque la distinction opérée ne recouvre pas celle existant entre les tribunaux civils et les tribunaux répressifs, ces derniers pouvant en effet statuer en matière pénale comme en matière civile.
Il en résulte que le conflit peut être élevé devant les tribunaux répressifs lorsqu’à l’action pénale est jointe une action civile. Dans ce cas, cependant, le conflit ne pourra être élevé que sur la seule action civile, lorsque le préfet estime que ce n’est pas la responsabilité personnelle de l’agent qui doit être mise en cause, mais celle du service (TC, 22 décembre 1880, trois arrêts, Roucanières c. Doniol et Chauvin, Taupin et Thébault c. Obissier, Douste et Delalonde, Kervennic c. Assiot : Rec. p. 1040, concl. Chantegrellet.- V. pour un exemple récent TC, 12 décembre 2005, requête numéro C3401, M. Claude X.).
Cependant, l’élévation du conflit demeure toujours impossible, y compris dans cette hypothèse, lorsque l’action civile est dirigée contre les agents de personnes publiques pour cause « d’atteinte à la liberté individuelle », en application de l’article 136 du Code de procédure pénale auquel renvoie l’article 14 de la loi du 16 février 2015. Il en va de même lorsque c’est une juridiction d’instruction qui est saisie en matière civile (TC, 6 octobre 1989, requête numéro 02554, Préfet des Bouches-du-Rhône c. Laplace : Rec. p. 295 ; AJDA 1989, p. 768, chron. Honorat et Baptiste).
B- Déroulement de la procédure
En application de la procédure de conflit positif, le représentant de l’administration active – qui est en principe le préfet (ce qui exclut notamment la compétence des ministres.- V. Tribunal des conflits, 22 mars 2004, Le Sourd et Société Bristol Myers Squibb (BMS) c/ Ministre de l’Intérieur, requête numéro 3398, Rec. p. 516 )– lorsqu’il estime qu’un juge de l’ordre judiciaire est saisi d’une affaire mettant en cause l’administration va adresser au greffe de la juridiction concernée un déclinatoire de compétence. Le déclinatoire de compétence prend la forme d’un mémoire dans lequel le préfet, après avoir exposé ses motifs, demande au juge judiciaire de se déclarer incompétent. Il ne s’agit pas nécessairement d’un document individuel. En effet, la jurisprudence admet la possibilité pour le préfet de viser plusieurs jugement dans un seul déclinatoire (Tribunal des conflits, 10 juillet 1990, Préfet des Hauts-de-Seine c/ TGI Nanterre, requête numéro 02621, mentionné aux tables). En application de l’article 18 du décret du 27 février 2015 le déclinatoire peut être présenté « tant qu’il n’a pas été statué sur la compétence par une décision passée en force de chose jugée ».
Il est à noter que la décision par laquelle le préfet refuse de saisir le juge judiciaire d’un déclinatoire de compétence n’est pas détachable de la procédure judiciaire à laquelle elle se rapporte. Cette décision ne peut donc être contestée devant le juge administratif (CE, 20 avril 2005, requête numéro 255417, Régie départementale des transports de l’Ain et a. : Rec. p. 150 ; AJDA 2005, p. 1509, concl. Aguila, note Pontier ; JCP A 2005, 1264, note Moreau).
Lorsque le juge judiciaire est saisi par le procureur du déclinatoire de compétence, il doit traiter en priorité la question de compétence. S’il rejette le déclinatoire, il n’est pas pour autant habilité à statuer sur le fond du litige. Cependant, il n’est pas rare, dans la pratique, que le juge judiciaire passe outre et rende malgré tout un jugement au fond. Ceci étant, cela n’empêchera pas, dans un tel cas, la procédure de conflit de se poursuivre et d’aboutir, le Tribunal des conflits estimant qu’un tel jugement est nul et non avenu (V. par exemple TC, 26 septembre 2005, requête numéro C3490, M.A.). Toutefois, le jugement qui avait été rendu au fond sera considéré comme valable par les juridictions civiles si, à l’issue de la procédure l’arrêté de conflit est annulé (Cass. 1re civ., 7 février 1955, Ministre des anciens combattants c. Grusoy : Bull. civ. 1955, I, n° 59). Une solution contraire est toutefois retenue par le Tribunal des conflits (TC, 4 juillet 1991, requête numéro 02670, Pillard : Rec. p. 469).
Pour le reste, la procédure de conflit positif a été assez profondément remaniée par le décret du 27 février 2015. Désormais, contrairement à ce qui résultait jusqu’alors de la jurisprudence du Tribunal des conflits, le greffe de la juridiction saisie doit informer les parties du déclinatoire et les inviter à faire connaître leurs observations écrites dans un délai de quinze jours à compter de la réception de cette notification. Le greffe transmet également le déclinatoire au ministère public afin qu’il puisse faire connaître son avis dans le même délai de quinze jours à compter de la réception de cette notification. Dès qu’il réceptionne l’avis du ministère public, le greffe le porte à la connaissance du préfet mais aussi des parties par lettre remise contre signature (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 19). Il est à noter que le délai de quinze jours imparti au préfet ne court pas si le jugement ne lui est pas régulièrement signifié (TC, 16 novembre 2015, requête numéro 4036, Belhafiane : Rec. p. 515). En revanche, la méconnaissance des dispositions prévoyant que le déclinatoire de compétence est communiqué par le greffe aux parties qui ont quinze jours pour faire connaître leurs observations écrites, n’est pas sanctionnée dès lors qu’il apparaît que les parties ont été en mesure de présenter leurs observations sur le déclinatoire de compétence (même arrêt).
La juridiction doit ensuite statuer sans délai, selon les règles de procédure qui lui sont applicables, sur le déclinatoire de compétence (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 20). Le préfet ne dispose toutefois d’aucun moyen contraignant le tribunal à statuer. En conséquence, sera considéré comme nul l’arrêté de conflit qui serait déposé avant que le tribunal ait statué sur le déclinatoire (TC, 14 mars 1914, Dubecq c/ Corps de troupe garnison Mascara : Rec. p. 359 ; S. 1921, III, p. 3). Il en ira toutefois autrement dans les hypothèses où le juge se prononce sur sa compétence tout en omettant de statuer sur le déclinatoire (TC, 4 juillet 1983, requête numéro 0236, Gambini, préc.).
Lorsque la juridiction a statué sur le déclinatoire, le greffe adresse sans délai copie du jugement au préfet et aux parties par lettre remise contre signature. Le ministère public est également avisé (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 21).
Plusieurs situations doivent alors être envisagées. Tout d’abord, si le tribunal se range à l’avis du préfet, il rendra un jugement d’incompétence, ce qui mettra un terme à la procédure de conflit positif. Relevons toutefois que si le jugement a admis le déclinatoire et si une partie fait appel, le préfet peut saisir la juridiction d’appel d’un nouveau déclinatoire et, en cas de rejet de celui-ci, élever le conflit dans les mêmes conditions qu’en première instance (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 22). En revanche, s’il rejette le déclinatoire, le préfet disposera de quinze jours pour élever le conflit, c’est-à-dire pour prendre un arrêté de conflit motivé dans lequel il va réitérer les motifs pour lesquels il estime que le juge saisi est incompétent. Si le préfet ne prend pas d’arrêté de conflit dans ce délai, le juge judiciaire pourra poursuivre la procédure et rendre un jugement sur le fond.
Toutefois, le conflit peut également être élevé si le tribunal, avant l’expiration du délai de quinze jours, est passé outre et a jugé au fond.
Alors que la jurisprudence du Tribunal des conflits était très peu formaliste sur cette question, l’article 23 du décret du 27 février 2015 mentionne expressément que l’arrêté de conflit doit viser le jugement ou l’arrêt rejetant le déclinatoire et être motivé à peine d’irrecevabilité.
L’arrêté de conflit, accompagné des pièces qu’il vise, est remis contre signature par le préfet au greffe de la juridiction devant laquelle est élevé le conflit (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 24).
Dès la réception de l’arrêté de conflit au greffe, la juridiction doit surseoir à statuer, ce qui n’était pas prévu par la réglementation antérieure (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 26).
Conformément à l’évolution de la composition du Tribunal des conflits, ce n’est plus le Garde de sceaux, mais le greffe qui transmet au secrétariat du Tribunal des conflits l’arrêté de conflit, le déclinatoire, l’avis du ministère public, le jugement rejetant le déclinatoire et, le cas échéant, les observations des parties ainsi que les pièces utiles (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 28).
Lorsqu’il est saisi d’un arrêté de conflit, le juge des conflits dispose d’un délai de trois mois pour statuer. Toutefois, en cas de nécessité ou s’il a été fait application de la procédure de départage, le délai peut être prorogé par son président, dans la limite de deux mois (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 29).
Si l’arrêté est annulé, l’instance reprend devant le juge judiciaire. Mais si l’arrêté est confirmé, la partie intéressée peut saisir la juridiction administrative si elle est compétente.
III- Règles applicables à la procédure de conflit négatif
La procédure de conflit négatif a été instituée par un décret du 26 octobre 1849 déterminant les formes de procéder du Tribunal des conflits. Plus récemment, le décret n°60-728 du 26 juillet 1960, a attribué à cette juridiction une mission plus générale de simplification de la procédure qui lui permet notamment de prévenir la survenance de tels conflits.
A- Résolution des conflits négatifs
Contrairement au conflit positif, qui oppose l’administration active à un juge de l’ordre judiciaire, le conflit négatif oppose un juge administratif à un juge judiciaire qui se considèrent tous deux incompétents pour connaître de la même affaire. Cette procédure va dès lors avoir pour objet la désignation de la juridiction compétente. Comme l’a écrit Cormenin il s’agit donc de « rétablir l’ordre entravé des juridictions et faire droit aux parties » (Droit administratif, Thorel-Pagnerre 1840, t. 1, p. 461).
En application de l’article 17 du décret du 26 octobre 1828, le recours devant le Tribunal des conflits, pour faire régler la question de compétence, devait être exercé directement par les parties intéressées, sans condition de délai. Désormais, toutefois, l’article 38 du décret du 27 février 2015 prévoit que ce recours doit être introduit dans les deux mois à compter du jour où la dernière en date des décisions d’incompétence est devenue irrévocable. L’article 37 du même décret précise aussi que la requête expose les données de fait et de droit ainsi que l’objet du litige et qu’elle est accompagnée de la copie des décisions intervenues.
Le Tribunal des conflits va ensuite annuler le jugement du tribunal qu’il estime compétent. Le requérant devra alors introduire un nouveau recours devant le tribunal ainsi désigné, qui statuera au fond.
Pour qu’il y ait conflit négatif, et pour que le Tribunal des conflits puisse être saisi, quatre conditions doivent être réunies.
Tout d’abord, chaque tribunal doit avoir refusé par une décision irrévocable de connaître du litige en opposant à l’action l’incompétence de son ordre juridictionnel. Ceci signifie notamment qu’une simple décision d’incompétence du tribunal saisi, qui ne tranche pas la question de la compétence des autres tribunaux de l’ordre auquel il appartient ne permet pas de regarder cette condition comme satisfaite.
Exemple :
– Dans un arrêt du 26 juin 1989, Veuve Plouin et a. (requête numéro 02456 : Rec. p. 294 ; CJEG 1990, p. 219 ; D. 1991, jurispr. p. 57, note Carrias ; JCP G 1995, II, 21606, obs. Bernard ; Quot. jur. 2 août 1990, p. 4, note Rouault) le Tribunal des conflits a ainsi décidé que cette condition n’est pas remplie dans le cas où un tribunal de grande instance rend un jugement d’incompétence au motif que l’affaire relève du juge de l’expropriation, lequel appartient également à l’ordre de juridiction judiciaire.
Ensuite, l’une des déclarations d’incompétence doit être erronée. Tel n’est pas le cas, par exemple, dans une hypothèse où le juge estime que le litige dont il est saisi relève, non pas de la compétence d’un tribunal de l’un des deux ordres de juridiction, mais du Conseil constitutionnel.
Enfin, les déclarations d’incompétence doivent se rapporter au « même litige » où, comme le prévoyait le décret du 26 octobre 1849, à la « même question » ce qui a priori était plus large. Toutefois, le Tribunal des conflits a récemment considéré qu’il il y a identité de litige, alors même que la juridiction d’un ordre a statué en référé et que la juridiction de l’autre ordre s’est prononcée au principal, ce qui implique que la différence de terminologie entre les deux textes n’a a priori aucune portée (TC, 4 juillet 2016, requête numéro 4036, Agence Pena & Pena c/ Althabegoïty et Bayle : Rec. p. 916).
Un « même litige » ou une « même question » signifie trois choses : une identité des parties ; une identité de cause (c’est-à-dire que le fondement juridique des demandes doit être identique.- V. sur ce point Tribunal des conflits, 19 mai 2014, Département du Nord, requête numéro C3942, mentionné aux tables : Dr. adm. 2015, 59, note Eveillard) ; une identité d’objet (le requérant demande la même chose aux deux juridictions).
Exemple:
– TC, 2 juin 1945, Epoux Cuvillier (Rec. p.276) : le 6 février 1934, un couple qui se promène dans le quartier latin à Paris est violemment agressé par des policiers. Les policiers en question avaient été dépêchés ce quartier pour réprimer la manifestation qui devait être organisée le soir même par des ligues d’extrême droite. C’est le juge judiciaire que saisissent les époux Cuvillier qui estiment que les dommages subis par eux sont liés à l’émeute du 6 février 1934. En effet, une loi du 5 avril 1884 prévoyait la compétence du juge judiciaire pour réparer les dommages occasionnés par une émeute et engager la responsabilité de l’Etat. Mais le juge judiciaire, estimant qu’au moment de l’agression l’émeute n’avait pas débuté, se déclare incompétent. Les époux Cuvillier sont donc contraints d’attaquer l’Etat devant le juge administratif, en raison de la faute commise par ses agents. Le juge administratif se déclare à son tour incompétent puisque, selon lui, la loi de 1884 était bien applicable.
On observe ici que les trois éléments visés par les textes sont réunis.
Il y a identité de parties puisque devant les deux juges, les époux Cuvillier attaquent l’Etat.
Il y a identité d’objet, puisque les époux Cuvillier demandent devant les deux juges la réparation des dommages subis.
Il y a identité de cause puisque le débat juridique porte, devant les deux juges, sur la question du champ d’application de la loi du 5 avril 1884.
Le Tribunal des conflits a donc résolu le conflit négatif et il a finalement renvoyé l’affaire au juge judiciaire, estimant que les dommages dont il était demandé réparation étaient bien liés à la répression d’une émeute.
Enfin une quatrième condition de constitution des conflits négatifs a été précisée par l’article 37 du décret du 27 février 2015 : il est désormais exigé que le Tribunal des conflits n’ait pas été saisi sur renvoi par la dernière juridiction saisie, dans le cadre des mécanismes de prévention des conflits négatifs (V. infra).
B- Mission générale de simplification de la procédure
Cette mission a été organisée par le décret n°60-728 du 25 juillet 1960, modifiant le décret du 26 octobre 1849. Elle relève désormais des dispositions de l’article 38 du décret du 27 février 2015. Deux types de mécanismes sont visés.
Dans sa version originelle, le premier mécanisme permettait à une juridiction souveraine – Cour de cassation ou Conseil d’Etat – lorsqu’elle est saisie d’un litige qui présente à juger une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse et mettant en jeu la séparation des autorités administrative et judiciaire de renvoyer au Tribunal des conflits le soin de statuer sur cette question de compétence. Dans ce cas, il est sursis à toute procédure jusqu’à la décision de ce tribunal. Cette procédure était peu utilisée puisqu’elle donnait lieu en moyenne à 5 saisines annuelles du Tribunal des conflits.
Le second mécanisme, qui consiste à prévenir les conflits négatifs, était en revanche beaucoup plus utilisé, puisqu’il représentait avant la réforme de 2015 plus de 60% des saisines annuelles du Tribunal des conflits. Dans le cadre de cette procédure, lorsqu’un juge d’un ordre de juridiction a été saisi d’un litige et s’est déclaré incompétent, le juge d’un autre ordre qui sera ensuite saisi de ce litige, s’il s’estime également incompétent, ne pourra rendre de jugement dans ce sens. Dans ce cas, ce second juge aura l’obligation de transmettre directement le dossier au Tribunal des conflits qui désignera le juge compétent.
Ceci étant, ce mécanisme de prévention n’élimine pas totalement les risques de conflit négatif. En effet, le second tribunal n’est tenu de saisir le Tribunal des conflits que si le premier jugement est devenu définitif, ce qui fait que le conflit pourra malgré tout être constitué, par exemple parce que le jugement rendu par le juge judiciaire n’a pas été régulièrement signifié (V. TA Lyon, 5 avril 2012, n° 0904906, Société rhodanienne de distribution : JCP A 2012, 2228, note Béroujon).
S’il était fréquemment recouru à cette procédure c’est qu’il en était souvent fait un usage abusif par les juges du fond qui avaient tendance à saisir le Tribunal des conflits y compris dans des hypothèses où la question de compétence ne posait pas de réelles difficultés. Il en résultait, paradoxalement, que cette procédure de prévention des conflits dont l’objet était de raccourcir les délais de procédure contribuait bien au contraire, dans de nombreuses hypothèses, à les rallonger.
C’est dans l’espoir de corriger cette dérive que le décret du 27 février 2015 a modifié le premier mécanisme de simplification de la procédure en permettant désormais à toute juridiction – et non plus seulement aux juridictions suprêmes – de renvoyer directement les difficultés de compétence au Tribunal des conflits. Toutefois, pour éviter un engorgement du Tribunal, le président a la faculté de statuer une ordonnance prise conjointement avec le membre du tribunal le plus ancien appartenant à l’autre ordre de juridiction lorsque la solution de la question soumise s’impose avec évidence.
§II- Le Tribunal des conflits juge du fond
L’ordonnance du 1er juin 1828 et le décret du 26 octobre 1849 n’avaient attribué au Tribunal des conflits qu’une mission de répartiteur des compétences, ce qui fait que si le Tribunal des conflits statue sur la compétence, il ne tranche pas l’affaire au fond. Une loi du 24 avril 1932 a ensuite confié à titre accessoire au Tribunal des conflits la mission de trancher les conflits résultant d’une contrariété de jugements au fond. Plus récemment, la loi du 16 février 2015 lui a confié la mission de réparer le préjudice découlant d’une durée excessive des procédures mettant en cause les deux ordres de juridiction.
I – Conflits résultant d’une contrariété de jugements au fond
Dans certains cas, extrêmement rares, c’est bien un conflit au fond aboutissant à un déni de justice pour le requérant qui survient entre les deux ordres de juridiction, ce qui était notamment le cas dans la célèbre affaire Rosay. Un individu avait été blessé lors d’une collision entre un véhicule privé et un véhicule militaire. La victime a alors intenté une action en responsabilité devant le juge judiciaire contre le conducteur du véhicule privé. Le juge judiciaire s’est estimé compétent, puisqu’était mise en cause une personne privée, mais il rejeta sa demande au motif que l’accident n’était pas imputable au conducteur du véhicule privé. La victime s’est alors dirigée vers le juge administratif. Le juge administratif s’est estimé à son tour compétent, puisque c’est l’Etat qui était mis en cause. Cependant, le Conseil d’Etat rejeta la demande du requérant au motif que l’accident n’était pas imputable au conducteur du véhicule militaire.
Dans une telle hypothèse, on aboutit à un déni de justice : il n’y a pas de doute sur le fait que la victime doit être indemnisée, mais les décisions contradictoires sur le fond des juges des deux ordres de juridiction ne lui permettent pas d’obtenir satisfaction. Il ne s’agit pas de conflits de compétence et, par conséquent, le Tribunal des conflits ne peut être saisi sur le fondement des dispositions applicables en matière de conflit positif.
L’affaire Rosay a fait scandale ce qui a conduit à l’adoption de la loi du 20 avril 1932 qui charge le Tribunal des conflits de juger au fond ce type d’affaires. Cette loi s’est d’ailleurs vue doter d’un caractère rétroactif pour pouvoir s’appliquer à l’affaire Rosay (V. TC, 8 mai 1933, Rosay : Rec. p. 1236 ; DH 1933, p. 336 ; S. 1933, III, p.117).
Selon l’article 1er de la loi du 20 avril 1932, « peuvent être déférées au Tribunal des conflits, lorsqu’elles présentent contrariété conduisant à un déni de justice, les décisions définitives rendues par les tribunaux administratifs et les tribunaux judiciaires dans les instances introduites devant les deux ordres de juridictions, pour des litiges portant sur le même objet ». Ces dispositions ont été réintroduites dans une version similaire à l’article 15 de la loi du 24 mai 1872 par la loi du 16 février 2015.
La procédure n’est donc pas applicable si l’une des deux décisions émane d’une juridiction qui ne relève pas de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif.
Exemple :
– TC, 4 novembre 1996, requête numéro 2943, Cheq (Rec. p. 1137) : les décisions de la commission des requêtes de la Cour de justice de la République ne sont pas au nombre des décisions visées par l’article 1er de la loi du 20 avril 1932. Le requérant n’est donc pas recevable à se prévaloir de la contrariété qu’elles pourraient présenter avec les autres décisions qu’il invoque.
Quant à la notion de contrariété conduisant à un déni de justice, le Tribunal des conflits a précisé, dans un arrêt Ratinet du 14 février 2000 (requête numéro 02929, préc.) qu’il « existe … lorsqu’un demandeur est mis dans l’impossibilité d’obtenir une satisfaction à laquelle il a droit, par suite d’appréciations inconciliables entre elles portées par les juridictions de chaque ordre, soit sur des éléments de fait, soit en fonction d’affirmations juridiques contradictoires ».
Si les conditions visées par la loi sont réunies, le Tribunal des conflits devra être saisi par la victime du déni de justice dans les deux mois suivant la date à laquelle le dernier jugement rendu est devenu définitif.
Il est important d’insister sur le fait qu’il existe un point commun entre les conditions exigées pour la mise en œuvre de la procédure de conflit négatif et pour celle de jugement au fond : dans le premier cas le décret du 26 octobre 1949 exige une identité d’objet, de parties et de cause, alors que dans le second cas l’article 15 de la loi du 24 mai 1872 n’exige qu’une identité d’objet.
Certes, même si cette condition n’est pas expressément visée par la loi de 1872, le Tribunal des conflits considère que la procédure de résolution du conflit au fond nécessite la présence de deux jugements au fond, ce qui est logique et ce qui fait qu’a priori les deux procédures envisagées ne peuvent se recouper.
Ce point de vue doit toutefois être doublement nuancé.
D’une part, le Tribunal des conflits a certes récemment rappelé que les dispositions figurant actuellement à l’article 15 de la loi de 1872 ne trouvent pas à s’appliquer lorsqu’un des deux ordres de juridiction se borne à décliner sa compétence (TC, 9 juillet 2009, requête numéro 3692, Bonato c. Association pour l’expansion industrielle de la Lorraine : JCP A 2009, act. 950, note Rouault ; RFDA 2009, p. 1229, note Pouyaud). Cependant, dans la même affaire, les juges ont estimé que la procédure de jugement au fond était néanmoins applicable « lorsque, du rapprochement d’une décision d’incompétence et d’une décision au fond, résulte une contrariété ». Il peut donc y avoir conflit au fond en présence d’un jugement au fond et d’un jugement d’incompétence.
D’autre part, il existe souvent une imbrication étroite entre les règles de compétence et de fond, ce qui peut amener les juges à requalifier une décision d’incompétence de décision au fond, ou à l’inverse à requalifier un jugement au fond de jugement d’incompétence.
Exemples :
– TC, 25 mars 1957, Gohin (Rec. p.815) : un jugement du Conseil d’Etat rejette une demande d’indemnité dirigée contre l’Etat au motif que l’accident dont il est demandé réparation est dépourvu de tout lien avec le service. Pour les juges, en statuant ainsi, le Conseil d’Etat avait « implicitement reconnu son incompétence » relativement à l’action dirigée contre l’agent auteur de l’accident. Les juridictions civiles s’étant quant à elles déclarées incompétentes dans le cadre de l’action intentée contre l’agent, les conditions du conflit négatif sont réunies.
– TC, 8 juillet 1944, Massein (Rec. p.336) : la victime d’un accident saisit le juge judiciaire qui se déclare incompétent au motif que le dommage est dû à un mauvais entretien d’un ouvrage public. Le conseil de préfecture rejette la requête au fond au motif que le requérant n’apporte pas la preuve d’une faute de service. La première décision est requalifiée de jugement au fond, ce qui permet au Tribunal des conflits de trancher lui-même l’affaire au fond.
Cette difficulté étant réglée, lorsque les conditions communes sont réunies – à savoir une identité d’objet entre les deux litiges – les requérants ont tout intérêt à demander au Tribunal des conflits de faire usage des pouvoirs qui lui ont été conférés à l’origine par la loi du 20 avril 1932. En effet, lorsqu’il utilise cette procédure, le Tribunal des conflits met définitivement un terme au litige, ce qui marque pour les victimes la fin d’un contentieux au long cours. En revanche, dans le cadre de la procédure de conflit négatif, il ne fait que désigner l’ordre de juridiction compétent et la procédure peut encore durer plusieurs années.
Cependant, le Tribunal des conflits est très réticent à utiliser ses compétences de juge du fond. Il s’estime en effet avant tout répartiteur des compétences. Par conséquent, dès que cela sera possible, il optera pour la procédure de conflit négatif, plutôt que pour la procédure de règlement au fond du conflit.
Exemple :
Dans deux affaires dont les faits sont très proches, et qui sont relatives à l’application de la loi du 5 avril 1937 sur la responsabilité des membres de l’enseignement public – qui permet la substitution de la responsabilité de l’Etat à celle de ces personnels – les juges optent pour des voies procédurales distinctes.
– TC, 14 janvier 1980, requête numéro 02136, Falanga (Rec. p.503 ; Dr. adm. 1980, 44) : suite à un accident dont a été victime un élève, un tribunal administratif puis une cour d’appel se déclarent incompétents pour connaître de l’action en responsabilité intentée par le père de la victime contre l’Etat en raison d’une interprétation contradictoire de la loi du 5 avril 1937. Le Tribunal des conflits estime qu’il s’agit en l’espèce d’un conflit négatif, les conditions tenant à l’identité de parties, de cause et d’objet étant réunies. Il ne s’agit donc pas, comme le prétendait pourtant le requérant, d’une contrariété conduisant à un déni de justice au sens de la loi du 20 avril 1932.
–TC, 2 juillet 1979, requête numéro 02116,CPAM de Béziers-Saint-Pons c. Ministre de l’Education (Rec. p. 570) : un enfant est victime d’un accident de la circulation à une heure où il aurait dû se trouver en étude surveillée. Le tribunal de grande instance saisi rejette l’action dirigée contre l’Etat au motif que l’étude surveillée était organisée par la commune, et que la loi du 5 avril 1937 était donc inapplicable. Le Conseil d’Etat rejette ensuite l’action dirigée contre la commune au motif que la loi du 5 avril 1937 était bien applicable. Par rapport à la précédente affaire le problème posé est exactement le même puisqu’il s’agit bien de déterminer le champ d’application de la loi du 5 avril 1937. Cependant, en l’espèce, l’utilisation de la procédure de conflit négatif est impossible puisque la condition d’identité des parties devant les deux ordres de juridiction n’est pas remplie. Le Tribunal des conflits a donc statué sur le fond, en application des dispositions de la loi du 20 avril 1932.
Ainsi, la loi du 20 avril 1932 présente des effets paradoxaux : ses conditions de mise en œuvre sont très souples, et pourtant elle n’est que rarement utilisée par le Tribunal des conflits. En effet le juge des conflits ne statuera sur le fond que s’il n’existe pas d’autres solutions pour résoudre le litige, c’est-à-dire lorsque les conditions du conflit négatif ne sont pas remplies.
II – Réparation du préjudice découlant d’une durée excessive des procédures mettant en cause les deux ordres de juridiction.
La loi du 16 février 2015 a créé un nouvel article 16 inséré dans la loi du 24 mai 1872 accordant un nouveau chef de compétence de juge du fond au Tribunal des conflits. Désormais : « Le Tribunal des conflits est seul compétent pour connaître d’une action en indemnisation du préjudice découlant d’une durée totale excessive des procédures afférentes à un même litige et conduites entre les mêmes parties devant les juridictions des deux ordres en raison des règles de compétence applicables et, le cas échéant, devant lui ». Elle revient sur la jurisprudence Bernardet dont il résultait que dans un tel cas c’est l’ordre de juridiction finalement compétent pour connaître du fond du litige qui était également compétent pour porter une appréciation globale sur la durée de la procédure devant les deux ordres de juridiction et, le cas échéant, devant le Tribunal des conflits (Tribunal des conflits, 30 juin 2008, Epoux A., requête numéro C3682, publié au recueil Bernardet :Rec. tables, p. 1055 ; Dr. adm. 2008, 6 ; A 2008, II, 10153, note Cholet ; RFDA 2008, p. 1165, concl da Silva et p. 1172, note Seiller.- V. également TC, 8 juillet 2013, requête numéro 3904, Gentili : Rec. p. 373 .- V. infra partie 6). Cette solution paraît judicieuse. En effet, dans ce type d’affaires, le préjudice est davantage une conséquence malheureuse du dualisme juridictionnel qu’un problème de dysfonctionnement imputable à l’un ou l’autre – ou l’un et autre – des deux ordres de juridiction. C’est le cas en particulier dans l’hypothèse d’un conflit négatif. Il apparaissait donc légitime de conférer la réparation de ce préjudice au Tribunal des conflits, juridiction paritaire placée en quelque sorte à l’intersection entre les deux ordres de juridiction, plutôt qu’au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation. Cette solution permet également de constituer une entorse moins grave au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire que celle qui autorisait une juridiction suprême d’un ordre de juridiction à porter un jugement sur les éventuels dysfonctionnements de l’autre ordre de juridiction.
Section II- Critères de répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction
L’arrêt Blanco du Tribunal des conflits du 8 février 1873 (requête numéro 00012, préc.) a dégagé la notion de service public en tant que critère de répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction. La jurisprudence ultérieure a remis en cause ce critère à travers la notion de service public industriel et commercial et en reconnaissant qu’une personne privée pouvait prendre en charge un service public et disposer dans ce cadre de prérogatives de puissance publique et disposer dans ce cadre de prérogatives de puissance publique. S’il a résulté de cette évolution une certaine incertitude du point de vue des règles de répartition des compétences, les juges ont néanmoins défini un domaine exclusif de compétence du juge administratif.
§I- Critère de service public
La loi des 16 et 24 août 1790 pose le principe selon lequel les juges judiciaires n’ont pas le droit de s’immiscer dans les affaires de l’administration. Comme on l’a vu ce texte est rédigé exclusivement de façon négative : il ne précise pas quelle autorité est compétente pour connaître des litiges mettant en cause l’administration, mais il ne précise pas non plus la ligne de partage entre ce qui relève des juridictions judiciaires et ce qui échappe à leur compétence.
Pendant au moins les deux premiers tiers du XIX° siècle, les juges des deux ordres de juridiction ont tenté d’étendre leurs compétences respectives. D’un côté, le juge judiciaire se reconnaissait souvent compétent pour connaître d’actions mettant en cause l’administration, et notamment les communes qui étaient souvent considérées à l’époque comme des personnes privées. De son côté, l’autorité administrative faisait un usage fréquent de la procédure de conflit positif, dans de nombreuses affaires où l’administration où un de ses agents était mis en cause.
Dans ce contexte conflictuel, deux principaux critères de répartition des compétences ont été utilisés.
Il s’agit d’abord du critère de l’Etat-débiteur, tiré de la loi du 17 juillet et du 8 août 1790 et d’un décret du 26 septembre 1973. En application de ce critère, seul le juge administratif pouvait condamner l’administration à verser une somme d’argent
Doit ensuite être mentionné un critère tiré du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, et plus précisément du décret du 16 fructidor an III qui défend aux juges judiciaires de connaître « des actes d’administration ».
Toutefois, l’application de ces critères demeurait incertaine. En effet, pour qu’un critère de répartition des compétences soit efficace, il doit être reconnu et défini de la même façon par les juges des deux ordres de juridiction. Or, tel n’était pas le cas.
Par exemple, concernant le second critère, le juge judiciaire avait tendance à estimer que le verbe connaître signifiait « interpréter un acte dont la signification est douteuse », alors que pour le juge administratif ce mot devait être employé au sens commun. Ainsi, pour le juge administratif, dès lors qu’un litige avait un rapport avec l’existence d’un acte administratif, le juge judiciaire était incompétent. Mais pour le juge judiciaire, cette incompétence n’existait que lorsqu’il se posait une question d’interprétation de ce texte.
L’arrêt Blanco du Tribunal des conflits du 8 février 1873 (requête numéro 00012, préc.) a posé une règle très simple en apparence en faisant de la notion de service public le critère de compétence de la juridiction administrative. Cependant, si cette notion apparaît simple, elle soulève deux problèmes majeurs.
Celui, tout d’abord, de la définition de la notion de service public qui constitue, comme l’énonce M. Chapus une activité « assurée ou assumée par une personne publique en vue d’un intérêt public » (Droit administratif général, t.1, préc. p.579). Cette notion est difficile à cerner, et la jurisprudence est extrêmement casuistique sur cette question.
Exemples :
– La loterie nationale a été reconnue comme une activité de service public (CE Sect., 17 décembre 1948, Angrand : Rec. p. 485) avant que le Conseil d’Etat ne lui dénie cette qualité (CE Sect., 27 octobre 1999, requête numéro 171169, requête numéro 171170, requête numéro 172384, Rolin : Rec. p. 327, concl. Daussun ; AJDA 1999, p.1011, chron. Fombeur et Guyomar.- V. également pour les paris sportifs CE, 23 décembre 2011, requête numéro 344711, Association européenne des jeux et des paris en ligne).
–CE, 24 février 1999, requête numéro 185113, Wildenstein (Rec. tables, p.702.- V. également CE,) : les juges estiment que les sociétés de courses, en tant qu’elles sont chargées d’organiser les courses et le pari mutuel, ne sont pas investies d’une mission de service public. Cependant la loi n°2010-476 du 12 mai 2010 a investi officiellement l’ensemble des sociétés de courses de chevaux d’une mission de service public. Ce texte modifie l’article 2 de la Loi du 2 juin 1891 ayant pour objet de réglementer l’autorisation et le fonctionnement des courses de chevaux. Désormais, ces sociétés « participent, notamment au moyen de l’organisation des courses de chevaux, au service public d’amélioration de l’espèce équine et de promotion de l’élevage, à la formation dans le secteur des courses et de l’élevage chevalin ainsi qu’au développement rural ».
-CE, 4 avril 1995, avis numéro 357274, Commune de Vaujany (EDCE 1995, n° 47, p. 414) : les jeux autorisés « concourent au développement touristique des communes concernés » et ainsi les casinos doivent être considérés comme ayant en charge un service public administratif. Cette solution a été précisée par le Conseil d’Etat a nuancé sa position dans un arrêt SA Partouche du 19 mars 2012 (requête numéro 341562 : Rec. p. 91 ; BJCP 2012, p. 193, concl. Boulouis, obs. R. S ; Contrats-Marchés publ. 2012, 157 note Eckert ; JCP A 2012, 2319, note Ngampio-Obélé-Bélé ; RJEP 2012, 41, note Pellissier ; RLC 2012/32, n° 2108, note Fort et Morales.). Les juges ont considéré que certes, les textes en vigueur imposent à la commune de conclure avec le titulaire de l’autorisation de jeux une convention et d’assortir celle-ci d’un cahier des charges fixant des obligations au cocontractant, relatives notamment à la prise en charge du financement d’infrastructures et de missions d’intérêt général en matière de développement économique, culturel et touristique. En revanche, les jeux de casinos ne constituent pas, par eux-mêmes, une activité de service public, ce qui est une affirmation nouvelle. Il n’en demeure pas moins que les conventions obligatoirement conclues pour leur installation et leur exploitation, dès lors que le cahier des charges impose au cocontractant une participation à des missions de service public – qui concourent au développement touristique, économique et culturel de la commune – et que sa rémunération est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation, ont le caractère de délégations de service public.
Ensuite, la notion de service public recouvre trois éléments distincts : l’intervention d’une personne publique (élément organique), l’existence d’une activité d’intérêt général (élément matériel), l’utilisation par la personne publique de procédés dérogatoires du droit commun (élément formel).
A l’époque de l’arrêt Blanco, on peut parler de coïncidence entre ces différentes acceptions du service public. Cette coïncidence va par la suite être doublement remise en cause à travers de ce que la doctrine a appelé « les crises du service public ».
I- Crises du service public
Le juge a admis l’existence de services publics à caractère industriel et commercial (remise en cause de l’élément formel) et la possibilité pour une personne privée de prendre en charge une activité de service public (remise en cause de l’élément organique).
A- Services publics administratifs et services publics industriels et commerciaux
La jurisprudence a reconnu qu’une personne publique peut gérer une activité d’intérêt général dans les mêmes conditions que les particuliers, et notamment les entreprises privées, ce qui entraîne un partage de compétence en cas de litige entre le juge judiciaire et le juge administratif. Ce type d’activité sera également qualifié de service public, mais en l’absence de l’élément formel ou parlera de services publics à caractère industriel et commercial, par opposition aux services publics administratifs. Cette distinction pose un certain nombre de difficultés, et elle influe sur la détermination de la juridiction compétente et du droit applicable en cas de litige.
1° Identification des services publics industriels et commerciaux
La jurisprudence relative aux services publics industriels et commerciaux a été initiée par l’arrêt du Tribunal des conflits du 22 janvier 1921, Société commerciale de l’ouest africain (affaire dite du bac d’Eloka, requête numéro 00706 : Rec. p. 91 ; D. 1921, III, p. 1, concl. Matter ; S. 1924, III, p. 34). Dans cette affaire, les juges relèvent « qu’en effectuant, moyennant rémunération, les opérations de passage des piétons et des voitures d’une rive à l’autre (d’une) lagune, la colonie de la Côte-d’Ivoire exploite un service de transport dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire ».
Ceci étant, la distinction entre les services publics industriels et commerciaux et les services publics administratifs n’est pas aussi aisée à établir et elle suppose la référence soit à des critères jurisprudentiels de distinction, soit à des textes.
a- Difficultés inhérentes à la distinction entre les services publics administratifs et les services publics industriels et commerciaux
Certains auteurs contestent la pertinence de l’idée selon laquelle les services publics industriels et commerciaux seraient gérés de la même façon que les entreprises privées (V. notamment J.-F Lachaume, C. Boiteau, H. Pauliat, Les grands services publics, Armand Collin, 3ème éd. 2004). En effet, contrairement aux entreprises privées, l’administration n’a pas pour vocation première la recherche du profit. Tel est le cas, par exemple, de la SNCF qui, tout en ayant en charge un service public industriel et commercial, est obligée par l’Etat à exploiter certaines lignes de chemin de fer qui ne sont pas rentables.
D’ailleurs, la jurisprudence a parfois évolué sur la question de la détermination de la nature juridique de tel ou tel service public. Ainsi, notamment, comme on l’a vu, le Tribunal des conflits a estimé qu’un service de bac à péage exploité par une collectivité publique pour transporter des piétons et des véhicules entre les deux rives d’une lagune est industriel et commercial (TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’ouest africain, arrêt précité). Or, dans l’arrêt de Section Denoyez et Chorques du 14 mai 1974 (requête numéro 880032, requête numéro 88148 : Rec. p.274; AJDA 1974, I, p. 298 et II, p. 341 ; Rev. adm. 1974, p. 440, note Moderne ; RDP 1975, p. 467, note Waline) qui concernait l’hypothèse proche d’un pont à péage, le Conseil d’Etat a estimé qu’un tel service public constitue un service public administratif, car son objet principal, qui est distinct de celui que peuvent rechercher des entrepreneurs privés, est d’assurer la continuité territoriale entre le continent et l’île qu’il relie.
Traditionnellement, les missions industrielles et commerciales sont assurées par des établissements publics industriels et commerciaux (EPIC).
Toutefois, s’il est admis que les EPIC sont soumis au droit privé, notamment commercial, leur caractère public leur confère certaines particularités : leurs biens sont insaisissables ce qui implique l’impossibilité d’exercer contre eux les voies d’exécution de droit commun. En outre, certains de leurs biens sont soumis au régime de la domanialité publique.
Le droit de l’Union européenne, qui est d’inspiration libérale, a fini par mettre en cause le statut des grands établissements publics de l’Etat, et leur rôle dans l’économie (décision Comm. UE, 16 décembre 2003, décision numéro 2003/145/CE : CJEG 2004, p. 423, note Barthélémy ; CJEG 2004, p. 404, note Lemaire ; CJEG 2004, p. 417, note Delion ; RRJ 2004, p. 1964, note Chenevoy-Guériaud). La Commission a estimé que l’impossibilité pour EDF, alors établissement public, de faire faillite équivaut à une garantie générale portant sur l’ensemble des engagements de l’entreprise. Cette garantie illimitée dans sa couverture, dans le temps et dans son montant, permet au groupe d’emprunter dans des conditions plus favorables sur les marchés financiers internationaux. Elle ne satisfait donc pas les critères de l’article 87 du Traité CE et constitue une aide d’Etat illégale.
Cette décision a conduit le gouvernement français à transformer la plupart des grands EPIC nationaux en sociétés commerciales de droit privé.
Tel est le cas notamment pour :
– EDF et GDF (Loi n°2004-803 du 9 août 2004 : JO 11 Aout 2004) ;
-France Telecom (Loi n°96-660 du 26 juillet 1996 : JO 16 Juillet 1996) ;
– Paris aéroports (Loi n°2005-357 du 20 avril 2005, relative aux aéroports : Journal Officiel 21 Avril 2005) ;
– L’Agence nationale de valorisation de la recherche (Ordonnance n°2005-722 du 29 juin 2005 : JO 30 Juin 2005) ;
– La poste (Loi n° 2010-123 du 9 février 2010 : JO 10 février 2010.- Décret n° 2010-191 du 26 février 2010).
On n’omettra pas enfin de mentionner le cas de la SNCF dont l’évolution du statut devrait lui conférer, dans le courant de l’année 2018, la qualité de société anonyme.La plupart de ces sociétés ont toutefois des capitaux majoritairement publics. Mais cela peut évoluer comme cela a été le cas pour GDF depuis sa fusion avec Suez en 2008. En effet, la loi du 9 août 2004 avait prévu que l’Etat devait détenir « plus de 70 % du capital » de GDF. L’article 39 de la loi relative au secteur de l’énergie a réduit cette participation minimale, s’agissant de la nouvelle entité « GDF Suez » (Engie depuis 2015), à « plus d’ un tiers » (loi nº 2006–1537 du 7 décembre 2006 relative au secteur de l’énergie). Plus précisément, au 30 septembre 2017, l’Etat ne détient plus que 24, 1% du capital de Engie. L’Etat conserve toutefois une « golden share » ou « action spécifique » lui permettant par exemple de s’opposer à toute décision qui lui semblerait non conforme à la sécurité des approvisionnements en gaz (V. plus généralement ord. n°2014-948 du 20 août 2014 relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique, art. 31-1 .- V. également, validant ce mécanisme dans le secteur du gaz pour des motifs liés à la sécurité énergétique, CJCE, 4 juin 2002, affaire numéro C-503/99, Commission c/ Belgique : JOCE, 13 Juillet 2002).
Cette évolution conduit à relativiser la distinction entre les services publics administratifs et les services publics industriels et commerciaux. En effet, d’une part, dans le silence de la loi, ces services publics peuvent être pris en charge indifféremment par une personne publique ou par une personne privée. D’autre part, la différence de régime juridique entre ces deux types d’activités à tendance à s’estomper, à la fois parce qu’elles sont toutes deux soumises au droit de la concurrence et au droit de la consommation (V. sur ce point supra p. 176 s.) mais également en raison de l’importance toujours plus grand d’un droit de l’Union européenne en partie en décalage avec la notion de service public « à la française » (V. sur ce point infra p. 579).
b- Critères jurisprudentiels et distinction
Les critères de distinction entre les services publics administratifs et les services publics industriels et commerciaux ont été précisés par l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat du 16 novembre 1956, Union syndicale des industries aéronautiques (Rec. p.759, concl. Laurent ; D. 1956, p. 759 ; S. 1957, p. 38, concl. Laurent ; AJDA 1956, II, p. 489, chron. Fournier et Braibant ; JCP G 1957, II, 9968, note Blaevoët). Ces critères ont été repris par le Conseil constitutionnel dans qui a considéré que la distinction entre les services publics administratifs et les services publics industriels et commerciaux est une matière réglementaire (CC, 16 janvier 2001, numéro 2000-439 DC , Loi relative à l’archéologie préventive : AJDA 2001, p. 223, note Fatôme).
Trois indices ont été définis par le Conseil d’Etat. Pour qu’un service public soit qualifié de service public industriel et commercial, tous les indices doivent être concordants. En revanche, si un, deux ou la totalité des indices sont favorables à la reconnaissance du caractère administratif du service, il sera qualifié de service public administratif.
Le premier indice concerne l’objet du service, c’est-à-dire les opérations qui concrétisent son exécution.
Exemples :
– CAA Marseille, 4 juillet 2006, requête numéro 03MA00060, M. X. : les juges relèvent que l’activité prise en charge par une « halle à marée » a pour objet « la vente des produits de la pêche du quartier maritime de Martigues » ainsi que « de faciliter, de centraliser et de constater tant le débarquement de ces produits que leur vente, d’assurer l’enregistrement des transactions, leur publicité et leur comptabilisation en garantissant leur sincérité de telle sorte que les usagers, producteurs et acheteurs soient sauvegardés». Ce type d’activité pouvant être pris en charge par une personne privée, l’indice est favorable à la qualification de service public industriel et commercial.
– CE, avis, 20 octobre 2000, requête numéro 222672, Torrent (Rec. p.469 ; AJDA 2001, p.394, concl. Chauvaux ; Droit adm. 2000, 254 ; RFDA 2000, p.1373) : le monopole du service public transfusionnel assuré par l’établissement français du sang « se rattache par son objet au service public de caractère administratif alors même qu’une part importante de (ses) ressources est constituée par la cession de produits sanguins labiles et que le régime administratif, budgétaire, financier et comptable de cet établissement, précisé par le décret n° 99-413 du 29 décembre 1999, fait application de règles adaptées à la nature particulière de ses missions et qui peuvent être semblables à celles généralement appliquées aux établissements publics industriels et commerciaux ».
Le second indice se rapporte à l’origine des ressources du service. Ainsi, le fait que le service dispose de ressources issues de redevances perçues sur les usagers en contrepartie des prestations fournies est un indice favorable à la reconnaissance d’un service public industriel et commercial. En revanche, un financement provenant essentiellement de subventions des collectivités publiques et de recettes fiscales non proportionnelles avec le coût du service indique que le service est un service public administratif.
Exemples :
– TC, 25 avril 1994, requête numéro 02917, Syndicat mixte d’équipement de Marseille (Rec. p.856) : un parc de stationnement dont le financement est assuré de façon prépondérante par les subventions versées par une commune est un service public administratif.
–TC, 21 mars 2005, requête numéro 3413, Alberti-Scott (Rec. p. 651 ; BJCL 2995, p. 396, note Duprat, obs. M.D. ; RFDA 2006, p. 119, note Lachaume) : le service public de distribution de l’eau est en principe, de par son objet, un service public industriel et commercial. Il en va ainsi même si, s’agissant de son organisation et de son financement, ce service est géré en régie par une commune, sans disposer d’un budget annexe, et si le prix facturé à l’usager ne couvre que partiellement le coût du service. En revanche le service ne peut revêtir un caractère industriel et commercial lorsque son coût ne fait l’objet d’aucune facturation périodique à l’usager.
– Cass. 1er civ., 4 mai 2011, pourvoi numéro 10-10.989 : l’activité du site internet créé par une chambre de commerce et d’industrie s’exerce dans les mêmes conditions que celles de nombreux sites privés offrant un service gratuit financé par la publicité ou le partenariat d’entreprise. L’activité en cause a donc, en dépit de sa gratuité, un caractère industriel et commercial.
– TC, 16 octobre 2006, requête numéro C3533, Communauté de communes de l’île d’Oléron : les juges relèvent qu’il « résulte des articles L.2333-76 et L.2333-79 du Code général des collectivités territoriales que les communes, leurs groupements ou les établissements publics locaux qui assurent l’enlèvement des ordures, déchets et résidus, peuvent instituer une redevance calculée en fonction de l’importance du service rendu dont la création entraîne la suppression de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères ; qu’ainsi, en substituant une rémunération directe du service par l’usager à une recette de caractère fiscal, le législateur a entendu permettre à ces collectivités publiques de gérer ce service comme une activité industrielle ou commerciale ».
Le dernier indice est relatif aux modalités de fonctionnement du service. En particulier, s’il fonctionne à perte, il sera qualifié de service public administratif.
Exemple :
– TC, 24 octobre 1994, requête numéro 02937, Préfet de Mayotte (Rec. p.607 ; D. 1995, inf. rap. p.11): constitue un service public administratif une activité de distribution à la population de Mayotte de pétrole lampant à un prix de vente sensiblement inférieur à son coût.
c- Qualification opérée par un texte
Il peut arriver que la qualification donnée à une institution, un établissement public dans la grande majorité des cas, ne corresponde pas exactement à la nature de ses activités. Ainsi, par exemple, un établissement public à caractère industriel et commercial peut exercer certaines activités de type administratif, l’inverse étant également vrai.
Ce constat a donné lieu, tout d’abord, à la jurisprudence des établissements publics à visage inversé.
Exemple :
– TC, 24 juin 1968, Société distilleries bretonnes et Société d’approvisionnements alimentaires (Rec. p. 801 ; JCP G 1969, II, 15764, concl. Gégout, note Dufau ; D. 1969, jurispr. p. 116, note Chevallier ; AJDA 1969, p. 311, note de Laubadère) : était ici en cause l’activité du fonds d’orientation et de régulation des activités agricoles (FORMA), qualifié d’établissement public industriel et commercial par le décret qui l’institue. Or, cet établissement public a en réalité une activité de régulation des marchés agricoles qui est purement administrative. Par conséquent, le Tribunal des conflits passe outre la qualification décrétale et décide que le Conseil d’Etat est compétent pour connaître des litiges liés à l’activité de l’établissement public en cause.
Cette solution n’est pas valable, en revanche, lorsque la qualification de l’établissement public résulte d’un texte de loi.
Est également concernée la jurisprudence des établissements publics à double visage.
Exemple :
– TC, 9 juin 1986, requête numéro 02428, Commune de Kintzheim c. Office national des forêts (RDP 1987, p.492, note Gaudemet) : sont en cause, dans cette affaire, les activités de l’Office national des forêts (ONF) qui est qualifié d’établissement public industriel et commercial par la loi qui l’institue. Or, les juges observent que l’ONF exerce deux types d’activités : la gestion et l’équipement de la forêt qui a un caractère industriel et commercial ; la protection, la conservation et la surveillance de la forêt qui a un caractère administratif. La détermination de la juridiction compétente dépend dès lors de la nature des activités en cause (V. également, à propos de voies navigables de France : CE, 2 février 2004, requête numéro 247369, Blanckeman : Rec. p. 18 ; JCP A 2004, 1345, note Rouault ; Dr. adm. 2005, 73, note Naud ; JCP A, 1345, note Rouault).
Pratiquement, les établissements publics à double visage sont très majoritairement des établissements publics à caractère industriel et commercial, ce qui résulte – pour ceux qui sont créés par une loi – de la volonté du Parlement de les faire échapper artificiellement aux règles de la comptabilité publique ainsi qu’à l’application des règles du droit administratif et à la compétence du juge administratif. Le mouvement se fait plus rarement en sens inverse : il en va ainsi de Voies navigables de France (VNN) qui est devenu un établissement public administratif suite à la loi n°2012-77 du 24 janvier 2012 (V. Code des transports, art. L. 4311-1), alors que pourtant ses missions sont de plus en plus de nature industrielle et commerciale. En effet, la mission de police administrative de surveillance du domaine est aujourd’hui plutôt secondaire, alors que les activités industrielles et commerciales se développent de plus en plus (par exemple l’exploitation à titre accessoire de l’énergie hydraulique, la valorisation du domaine public par la réalisation d’opérations d’aménagement complémentaires à ses missions, la création de filiales et la prise de participations dans des sociétés, etc.). Cette évolution se justifie essentiellement pour deux raisons: 93 % des agents de VNN sont des agents de droit public et 85 % de ses ressources proviennent de taxes et en particulier de la taxe hydraulique.
Si l’on met de côté ce cas atypique, le Tribunal des conflits a fini par cantonner l’application de la notion d’établissement public à double visage pour les EPIC tenant leur qualité de la loi, à l’occasion de son arrêt Blanckeman du 29 décembre 2004 (préc.). Selon cet arrêt « lorsqu’un établissement public tient de la loi la qualité d’établissement public industriel et commercial, les litiges nés de ses activités relèvent de la compétence judiciaire, à l’exception de ceux relatifs à celles de ses activités qui, telles la règlementation, la police, ou le contrôle, ressortissent par leur nature de prérogatives de puissance publique » (sur les conséquences de cette jurisprudence en matière contractuelle V. TC, 16 octobre 2006, requête numéro 3506, Caisse centrale réassurance c/ Mutuelle des architectes français : AJDA 2006, p. 2382, chron. Landais et Lenica ; BJCP 2006, p. 419, concl. Stahl ; JCP A 2007, 2077, note Plessix ; RFDA 2007, p. 284, concl. Stahl et p. 290, note Delaunay). TC, 28 mars 2011, requête numéro 3787, Groupement forestier de Beaume Haie : JCP A 2011, 2386, note Martin).
Ainsi, désormais, la nature des missions exercées n’est plus préalablement qualifiée par les juges. Elles sont présumées privées, la présomption cédant si le litige met en cause l’exercice de prérogatives de puissance publique, ce qui limite les conséquences contentieuses du double visage de l’établissement public en cause.
Exemple :
– CE, 31 mai 2013, requête numéro 346876, requête numéro 34694, X. c/ Office national des forêts : en confiant à l’Office national des forêts la mission d’assurer l’affichage de ses arrêtés temporaires d’interdiction de circuler et la mission de contrôler l’état des chemins, le préfet ne lui a pas confié de prérogatives de puissance publique. L’ONF n’exerce pas davantage de telles prérogatives en pourvoyant à la signalisation de sentier de randonnée. Il s’ensuit qu’il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître des conclusions tendant à ce que la responsabilité de l’ONF soit engagée à raison de l’absence de signalisation du danger à l’entrée de l’itinéraire non aménagé menant aux lieux de l’accident.,
2° Règles de compétence juridictionnelle appliquées au contentieux des services publics industriels et commerciaux
Les règles de compétence juridictionnelle appliquées aux services publics industriels et commerciaux varient selon que le contentieux est contractuel ou extracontractuel.
a- Contentieux contractuel
La détermination du juge compétent dépend du caractère administratif ou privé du contrat en cause, question que l’on évoquera plus loin. Si le critère organique prévaut pour les contrats passés avec les tiers – quelle que soit la nature de l’activité en cause – les contrats passés avec les usagers des services publics industriels et commerciaux sont en principe toujours des contrats de droit privé.
b- Contentieux extracontractuel
Les services publics industriels et commerciaux, même s’ils s’apparentent à des activités privées, ne relèvent pas exclusivement de la compétence du juge judiciaire en cas de litige.
Le principe retenu, cependant, est qu’en cas de litige entre le service et ses usagers, c’est le juge judiciaire qui est compétent. Ceci s’explique par le fait que les rapports entre ces services publics et leurs usagers sont similaires à ceux qui existent en droit privé entre une entreprise et ses clients. Cette solution s’applique, même si le service public intervient sur le domaine public, le litige l’opposant à un usager étant « par nature détachable de l’occupation domaniale » (Tribunal des Conflits, 17 novembre 2014, Chambre de commerce et d’industrie de Perpignan et des Pyrénées-Orientales, requête numéro C3965, mentionné aux tables : AJDA 2015, p. 250). Les mêmes solutions s’appliquent pour les litiges opposant les services publics industriels et commerciaux à leur personnel ou à des tiers.
Néanmoins, ce principe connaît un certain nombre d’exceptions qui s’expliquent, pour les deux premières, par le fait que le litige est fortement marqué par la présence de l’idée de puissance publique, c’est-à-dire par l’existence d’actes ou de pouvoirs qui appartiennent par essence à l’administration. La troisième exception, est liée à l’effet attractif de la notion de travail public et la dernière au statut de certains personnels employés par les services publics industriels et commerciaux.
La première exception concerne le contentieux mettant en cause l’organisation du service, qui doit être opposée au fonctionnement du service. Ainsi, les actes administratifs à caractère règlementaire qui organisent le service relèvent de la compétence du juge administratif.
Exemples :
– TC, 15 janvier 1968, requête numéro 01908, Compagnie Air France c. Epoux Barbier (Rec. p. 789, concl. Kahn ; AJDA 1968, p. 225, chron. Massot et Dewost ; D. 1969, p. 202, note Auby ; Dr. soc. 1969, p. 51, note Savatier ; RDP 1968, p. 893, note Waline ; RDP 1969, p. 142) : si la Compagnie nationale Air-France est une société anonyme c’est-à-dire une personne morale de droit privé, et si, par suite, il n’appartient qu’aux tribunaux de l’ordre judiciaire de se prononcer au fond sur les litiges individuels concernant les agents non fonctionnaires de cet établissement, les juridictions administratives demeurent, en revanche, compétentes pour apprécier, par voie de question préjudicielle, la légalité des règlements émanant du conseil d’administration qui, touchant à l’organisation du service public, présentent un caractère administratif. Il en va ainsi d’un article du règlement du 20 avril 1958 qui prévoir que le mariage des hôtesses de l’air entraîne, de la part des intéressées, la cessation de leurs fonctions
Cette solution a vocation à s’appliquer que le service public industriel et commercial en cause soit pris en charge par une personne publique ou – comme dans l’arrêt Epoux Barbier – par une personne privée. La Cour de cassation, puis le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits ont toutefois établi, s’agissant d’une activité prise en charge par une personne privée, une distinction qui n’est pas toujours évidente à appréhender, entre l’organisation du service public et l’organisation interne de l’établissement qui relève de la compétence du juge judicaire (V. respectivementCour de Cassation, 1e civ., 28 juin 2005, pourvoi numéro 03-18500, inédit au bulletin, EDF-GRDF.- Conseil d’Etat, 7e et 2e SSR, 23 juin 2010, Comité mixte à la production de la direction des achats d’EDF, requête numéro 306237, mentionné aux tables –Tribunal des Conflits, 9 février 2015, Union interprofessionnelle CFDT de St-Pierre et Miquelon, requête numéro C3987, mentionné aux tables – V. égalementTribunal des Conflits, 11 janvier 2016, Comité d’établissement de l’unité clients et fournisseurs Île-de-France des sociétés ERDF et GRDF, requête numéro 4038, publié au recueil : Rec. tables, p. 690 ; Dr. adm. 2016, 44, note Eveillard).
Exemples :
– CE, 11 février 2011, requête numéro 324233, Borvo : Rec. p. 18 ; AJDA 2010, p. 670, chron. Liéber et Botteghi ; RFDA 2010, p. 776 concl. Theillay : la délibération du conseil d’administration de France Télévisions chargeant son président-directeur général de mettre en œuvre de nouvelles règles de commercialisation des espaces publicitaires affecte la garantie des ressources de la société, lesquelles constituent un élément essentiel pour assurer la réalisation des missions de service public confiées à cette société, dont celles de diversité, pluralisme, qualité et innovation dans les programmes mis à disposition des publics. Cette délibération, qui touche à l’organisation même du service public, relève de la compétence de la juridiction administrative.
-CE, ord. réf., 17 mars 2010, requête numéro 336710, Girard : si les décisions de France Télévisions qui affectent la garantie de ses ressources, lesquelles constituent un élément essentiel pour assurer la réalisation de ses missions de service public, touchent à l’organisation même du service public et relèvent à ce titre de la compétence de la juridiction administrative, tel n’est pas le cas des autres décisions que prend cette personne morale de droit privé, en l’espèce de la délibération contestée par laquelle le conseil d’administration de France Télévision mandate son président pour céder 70 % de sa participation dans le capital de sa régie publicitaire. Cette décision est, par elle-même, sans incidence sur le financement de la société France Télévisions non plus que, de manière générale, sur l’organisation du service public dont elle a la charge. Ainsi, la contestation de cette délibération, qui n’a pas le caractère d’un acte administratif, ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative
Par ailleurs, les décisions non règlementaires relatives à la gestion du service public sont des actes de droit privé, ce qui s’explique par le fait que les modes de gestion de ces services publics sont de nature privée.
La seconde exception concerne l’hypothèse où le litige met en cause l’exercice d’une prérogative de puissance publique, c’est-à-dire un pouvoir d’essence régalienne qui permet à son titulaire d’imposer unilatéralement se volonté à des personnes privées.
Exemples :
– TC, 22 novembre 1993, requête numéro 02876, Matisse (Rec. p. 410 ; CJEG 1994, p. 599, concl. Abraham ; Dr. adm. 1994, 29 ; RFDA 1994, p. 184) : ce litige mettait en cause l’émission par la poste d’un timbre-poste reproduisant une toile de Matisse, sans que le consentement des ayants-droits de ce peintre n’ait été sollicité. Pour le Tribunal des conflits « la demande des héritiers de Matisse tend à la réparation des préjudices résultant des atteintes au droit d’auteur constituées par la reproduction sans autorisation d’une œuvre de ce peintre et par les modifications apportées à son œuvre … la responsabilité de la Poste est ainsi recherchée sur le fondement de fautes qu’elle aurait commises dans la gestion du service industriel et commercial, sans que soit mis en cause l’exercice de la prérogative de puissance publique d’émettre des timbres postaux qu’elle tient du législateur ». C’est donc le juge judiciaire qui est compétent en l’espèce.
– Cass. Ass. plénière, 18 juin 1999, pourvoi numéro 97-12651, Monnet c. Ministre de l’Economie et des Finances (Bull. civ. n°5, p.9) : après avoir rappelé qu’il n’entre pas dans la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire de connaître d’une contestation mettant en cause l’exercice d’une prérogative de puissance publique, la Cour s’estime incompétente pour connaître de la demande tendant à l’interruption de l’émission de pièces de monnaie frappées à l’effigie de Jean Monnet.
– CAA Marseille, 24 janvier 2011, requête numéro 09MA00103, SARL Clavis : la commission nationale paritaire de la formation continue conventionnelle ne dispose que d’un pouvoir d’incitation ou de coordination des actions de formation à destination des infirmiers libéraux et n’a aucun pouvoir de sanction à l’égard des prestataires de service chargés de mettre en œuvre sa politique de formation. Ainsi, la décision litigieuse d’annuler certaines actions de formation ne procède pas de l’exercice de prérogatives de puissance publique et constitue, par suite, un acte de droit privé. Le litige n’est dès lors pas au nombre de ceux dont il appartient à la juridiction administrative de connaître.
–Conseil d’Etat, SSR., 31 mai 2013, X. c. Office national des forêts, requête numéro 346876, mentionné aux tables : le fait que l’ONF ait été chargé par un préfet de l’affichage d’arrêtés de police ne confère pas à cet EPIC des prérogatives de puissance publique justifiant la compétence de la juridiction administrative.
Une troisième exception concerne les cas où est en cause le fonctionnement d’un ouvrage public utilisé par le service. Lorsque la victime est un tiers par rapport à l’ouvrage public, l’effet attractif de la notion de travail public joue et le juge administratif est compétent en application, à l’origine, de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII (CE, 25 avril 1958, Barbaza : Rec. p. 228 ; AJDA 1958, p. 222, obs. Fournier et Combarnous ; CJEG 1958, p. 28, note Carron ; D. 1960, jurispr. p. 62, note Blaevoët ; JCP G 1958, II, 10180, note Blaevoët ; RPDA 1958, n° 203).
Exemple :
–Conseil d’Etat, 3e et 8e SSR., 8 juin 2015, M.A.B. c/ Commune du Rouret, requête numéro 362783, mentionné aux tables :la demande de l’intéressé tendant à la condamnation de la commune à effectuer les travaux d’extension du réseau d’assainissement collectif vers son habitation et à l’indemniser de ses préjudices résultant des frais qu’il a dû engager dans l’attente de ces travaux doit être regardée comme se rattachant à un refus d’exécution de travaux publics et non à un litige opposant un service public industriel et commercial à un usager. Par suite, cette demande ressortit à la compétence du juge administratif
En revanche, cette exception ne joue pas dans les cas où la victime est un usager du service public, et c’est donc le juge judiciaire qui est compétent.
Exemple :
–TC, 28 mai 2015, requête numéro 4004, Michon : les prestations de mise en conformité des installations d’assainissement non collectif proposées par une commune à leurs propriétaires constituaient un prolongement direct des missions d’entretien de ces installations que la commune pouvait prendre en charge dans le cadre du service public de l’assainissement non collectif. Dès lors, le dommage subi par les requérants du fait du fonctionnement défectueux de leur installation doit être regardé comme un dommage causé à des usagers du service public de l’assainissement, lequel a le caractère d’un service public industriel et commercial. En conséquence, c’est le juge judiciaire qui est compétent pour connaître du litige.
Enfin, une dernière série d’exceptions à la compétence du juge judiciaire concerne spécifiquement le contentieux des services publics industriels et commerciaux avec leurs agents. Comme on l’a vu il s’agit en principe d’un contentieux d’ordre privé. Ceci étant, dans la pratique, le législateur peut faire bénéficier les personnels de certains établissements publics à caractère industriel et commercial, voire même des sociétés anonymes de droit privé, d’un statut de fonctionnaires (V. par exemple TC, 24 octobre 1994, requête numéro 2936, Préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris c. Fédération syndicale SUD PTT : Rec. p. 608 ; AJDA 1995, p. 165, note Salon). Il existe également, s’agissant des agents des services publics industriels et commerciaux, une exception jurisprudentielle au principe de compétence du juge judiciaire dégagée aux termes d’une longue évolution (CE, 26 janvier 1923, de Rbert Lafreygère : Rec. p. 67 ; RDP 1923, p. 237, concl. Rivet.- CE Sect., 8 mars 1957, Jalenques de Labeau : D. 1957, p.378, concl. Mosset, note de Laubadère). Il résulte de cette jurisprudence que le juge administratif est compétent en cas de litige avec l’agent qui exerce la direction de l’ensemble du service ou de l’établissement public qui assure ce service ou avec le chef des services comptables s’il a la qualité de comptable public.
Exemple :
– Cass. soc., 23 avril 2003, pourvoi numéro 01-40127, Chauvet c. Régie départementale des voies ferrées Dauphine (JCP A 2003, 1621) : le juge administratif est seul compétent pour connaître du litige opposant le directeur général d’une régie départementale des voies ferrées et l’administration qui l’emploie dès lors que cet agent est « chargé de l’organisation de l’ensemble des services » et que tous les agents du service sont placés « sous son autorité ».
Il en ira autrement, cependant, lorsque les personnels concernés relèvent d’un statut établi par le législateur qui leur confère la qualité de salarié de droit privé. Cette solution s’applique ainsi aux directeurs de régies municipales d’électricité (Conseil d’Etat, 3e et 8e SSR., 20 mars 2015, Le Saux, requête numéro 370628, mentionné aux tables : Energie – Environnement – Infrastructures 2015, 59, note Boda et Ayrault).
– CAA Versailles, 3 mars 2001, requête numéro 10VE03048, AB Habitat, Office public de l’habitat d’Argenteuil-Bezons : s’agissant d’un établissement public industriel et commercial, seuls peuvent être qualifiés d’agents publics celui qui est chargé de l’ensemble des services de l’établissement ainsi que le chef de la comptabilité, lorsque ce dernier possède la qualité de comptable public. Il ressort des pièces du dossier que le recrutement par contrat à durée déterminée de M. A concerne un poste de secrétaire général, placé sous l’autorité du directeur général. Dès lors, M. A n’ayant pas la qualité d’agent public, il n’appartient pas à la juridiction administrative de se prononcer sur sa situation professionnelle, laquelle est régie par des dispositions de droit privé.
B- Services publics gérés par des personnes privées
Le juge administratif a mis longtemps à admettre que des personnes privées peuvent gérer des services publics, et notamment des services publics à caractère administratif, en dehors de toute habilitation contractuelle. Se pose également la question de l’identification des activités de service public dévolues aux personnes privées, celle ci conditionnant notamment l’application des règles concernant les délégations de service public.
1° Reconnaissance de l’existence de services publics administratifs pris en charge par des personnes privées
Dans un premier temps, le Conseil d’Etat a admis, à l’occasion d’un arrêt du 20 décembre 1935 Société des établissements Vezia (requête numéro 39234 : Rec. p.1212; RDP 1936, p. 119, concl. Latournerie) qu’une société privée de prévoyance exerce une « mission d’intérêt public » qui lui permet de recourir à la procédure d’expropriation. La périphrase employée à cette occasion permettait d’éviter de qualifier d’activité de service public une activité prise en charge par une personne privée. Il faut attendre l’arrêt du 13 mai 1938, Caisse primaire aide et protection (requête numéro 57302 : D. 1939, III, p.65, concl. Latournerie, note Pépy) pour voir le Conseil d’Etat admettre que ces organismes, qui sont des personnes morales de droit privé, gèrent le service public de la sécurité sociale qui leur a été unilatéralement confié par l’Etat.
Mais si le Conseil d’Etat admet, à cette occasion, que des personnes privées peuvent gérer un service public, il demeure réticent à considérer que des personnes privées peuvent prendre, dans ce cadre, des actes administratifs. Ce qui pose problème, par conséquent, c’est reconnaître que des personnes privées peuvent être dotées de prérogatives de puissance publique.
Ces hésitations sont très visibles dans les arrêts d’Assemblée Monpeurt du 31 juillet 1942 (requête numéro 71398 : Rec. p. 239 ; D. 1942, p. 138, concl. Ségalat, note PC ; S. 1942, III, p. 37 ; RDP 1943, p. 57, concl, note Bonnard ; JCP 1942, 2046, concl. Laroque) et Bouguen du 2 avril 1943 (requête numéro 72210 : Rec. p. 86 ; D.1944, p.52, concl. Lagrange, note Donnedieu de Vabres ; JCP 1944, II, 2565, note Célier ; S. 1944, III, p.1, concl. Lagrange, note Mestre ). Ces deux affaires concernaient des recours dirigés, l’un contre une décision d’un comité d’organisation, l’autre contre une décision d’un ordre professionnel. Le Conseil d’Etat se déclare compétent dans les deux affaires, ce qui signifie que les décisions contestées sont bien des actes administratifs, manifestement pris dans le cadre d’une mission de service public. Toutefois, le Conseil d’Etat se contente de préciser que les organismes en cause, dont la nature juridique n’est pas précisée par les textes, « ne sont pas des établissements publics ». En revanche, les juges refusent de qualifier ces organismes de personnes morales de droit privé.
Finalement, ce n’est qu’avec l’arrêt Morand du 28 juin 1946 que le Conseil d’Etat va reconnaître qu’une personne privée, gérant un service public, peut prendre des actes administratifs (Rec. p.183). Curieusement, cet arrêt est passé totalement inaperçu, et il faut attendre l’arrêt de Section Magnier du 13 janvier 1961 (Rec. p.33 ; RDP 1961 p.155, concl. Fournier ; AJDA 1961 p.142, note C.P. ; Dr. social 1961, p.72, note Teitgen) pour voir cette solution enfin admise. En l’espèce, était en cause un recours dirigé contre un acte émanant d’une fédération départementale de lutte contre les ennemis des cultures. La rédaction de l’arrêt est on ne peut plus claire. Les juges relèvent que l’activité en cause a le caractère de « service public administratif dont la gestion est confiée, sous le contrôle de l’administration, à des organismes de droit privé ». Les décisions prises par ces organismes ont « le caractère d’actes administratifs relevant de la compétence de la juridiction administrative ». Finalement, comme l’a écrit le commissaire du gouvernement Fournier dans ses conclusions, « la nature publique ou privée de la personne morale en cause reste sans influence sur la détermination de la juridiction compétente pour connaître des actes de ces organismes ».
2° Identification de l’activité de service public
Dans son arrêt de Section Narcy du 28 juin 1963 (CE Sect., 28 juin 1963: Rec. p. 401 ; AJDA 1964, p. 91, note Laubadère ; RDP 1963, p. 1186, note Waline), le Conseil d’Etat subordonne la définition même de la notion de service public à l’existence de trois éléments :
– Une mission d’intérêt général ;
– Un contrôle par l’administration ;
– L’existence de prérogatives de puissance publique.
L’enjeu est important puisqu’il conditionne, en dehors des questions de compétence juridictionnelle, l’application des règles de publicité et de mise en concurrence préalable applicables aux délégations de service public.
Il résulte de l’arrêt Narcy « (qu’) une personne privée qui assure une mission d’intérêt général sous le contrôle de l’administration et qui est dotée à cette fin de prérogatives de puissance publique est chargée de l’exécution d’un service public ». En cas de litige, c’est le juge administratif qui est compétent.
Il ressort du même arrêt qu’en l’absence de prérogatives de puissance publique, le caractère de service public d’une activité peut également résulter d’un texte de loi.
Ainsi, par exemple, la loi du 31 décembre 1970 qui porte création du service public hospitalier précise que ce service public est composé d’établissements d’hospitalisation publics et d’établissements d’hospitalisation privés. Pourtant, les cliniques privées ne disposent d’aucune prérogative de puissance publique (TC, 6 novembre 1978, requête numéro 02087, Bernardi : Rec. p. 659 ; D. 1979, p.249, obs. Amselek et Waline.- TC, 28 avril 1980, requête numéro 02140, Girinon : Rec. p.641 ; AJDA 1981, II, p.158, note Brard). En cas de litige, c’est le juge judiciaire qui est compétent.
En dehors de l’application de textes de loi, en revanche, c’est l’existence de prérogatives de puissance publique qui indique qu’une personne privée a en charge un service public et relève, en cas de litige, de la compétence du juge administratif (CE Sect., 13 octobre 1978, requête numéro 03335, ADASEA Rhône : Rec. p. 368 ; AJDA 1979, p. 22, chron. Dutheillet de Lamothe et Robineau ; D. 1979, p.249, note Waline et Amselek ; RDP 1979, p. 899, note Jacques Robert).
Une précision à cette jurisprudence a été apportée par l’arrêt du Conseil d’Etat du 23 mars 1983 SA Bureau Veritas (requête numéro 33803, requête numéro 34462 : Rec. p.134 ; CJEG 1983, p.313, note Dupiellet ; D. 1984, inf. rap. p.345, obs. Moderne et Bon). Dans cette affaire était en cause une personne morale de droit privé chargée de procéder à des opérations d’homologation, ce qui dénote l’exercice de prérogatives de puissance publique. A cette occasion le Conseil d’Etat précise que le fait qu’une personne morale de droit privé exerçant une mission de service public dispose de prérogatives de puissance publique ne suffit pas à attribuer compétence au juge administratif. Encore faut-il, en effet, que le litige mette en cause l’exercice même de ces prérogatives. Dans le cas contraire, c’est donc le juge judiciaire qui est compétent.
Après l’arrêt Narcy, et la jurisprudence qui suit cet arrêt, une question était toujours discutée : l’existence d’une mission de service public, dans le silence de la loi, et en l’absence de prérogatives de puissance publique, peut-elle être admise ?
La jurisprudence a fini par évoluer à l’occasion de l’arrêt du 20 juillet 1990, Ville de Melun et Association Melun culture loisirs c/ Vivien (requête numéro 69867 : Rec. p. 220) dans lequel le Conseil d’Etat a estimé que, même dans le silence de la loi, la détention de prérogatives de puissance publique n’était pas nécessaire à la reconnaissance d’une activité de service public. La portée de cet arrêt était toutefois incertaine, l’association en cause étant transparente, et donc pas réellement distincte de la commune à laquelle elle était étroitement liée.
L’arrêt du Conseil d’Etat Société Textron du 17 février 1992 (requête numéro 73230 : AJDA 1992, p.450) a suscité d’autres interrogations. Le Conseil d’Etat a considéré en l’espèce que l’activité principale de l’Association française de normalisation consiste à participer à l’élaboration des normes homologuées, et qu’il s’agit d’une activité de service public, sans qu’il soit nécessaire de rechercher l’existence de prérogatives de puissance publique. Mais au contraire, l’activité accessoire de ce même organisme, qui consiste à enregistrer des normes, «ne relève de l’exercice d’aucune prérogative de puissance publique… » et elle peut donc être l’objet de « litige(s) qui ne se rattache(nt) pas à l’exécution par l’Association française de normalisation d’une mission de service public ». S’agissant de cette activité accessoire, contrairement à ce qui a été retenu pour l’activité principale de la personne privée en cause, c’est l’absence de prérogatives de puissance publique qui est à l’origine du refus du Conseil d’Etat de conclure à l’existence d’une activité de service public.
L’arrêt de Section APREI du 22 février 2007, sans revenir sur la jurisprudence Narcy, mais en la combinant avec la jurisprudence Association Melun culture loisirs, a reformulé les règles jurisprudentielles de façon plus claire (requête numéro 264541 : AJDA 2007, p. 793, chron. Lenica et Boucher ; JCP A 2007, 2066, concl. Vérot, note Rouault et 2145, note Guglielmi et Koubi).
Le Conseil d’Etat vient ici perfectionner la méthode jurisprudentielle d’identification d’un service public assuré par un organisme privé en distinguant, dans le silence de la loi, deux situations auxquelles correspondent deux faisceaux d’indices : soit l’organisme privé dispose de prérogatives de puissance publique, soit il n’en détient pas.
Le raisonnement du Conseil d’Etat peut être retracé en trois points :
1. La loi peut reconnaître ou, à l’inverse, exclure qu’une activité prise en charge par une personne privée est un service public ;
2. Dans le silence de la loi, il faut considérer qu’une personne privée qui assure une mission d’intérêt général sous le contrôle de l’administration et qui est dotée à cette fin de prérogatives de puissance publique est chargée de l’exécution d’un service public ;
Sur ce point, le Conseil d’Etat confirme donc la jurisprudence Narcy.
3. Même en l’absence de telles prérogatives, une personne privée peut être regardée, dans le silence de la loi, comme assurant une mission de service public lorsque : « eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administration a entendu lui confier une telle mission ». Il s’agit là du véritable apport de l’arrêt APREI, qui vient ici dissiper les doutes qui résultaient de la jurisprudence Ville de Melun.
Cet ensemble d’indices dégagés par le juge va lui permettre de vérifier que l’administration a bien une véritable emprise sur l’activité en cause. Ces indices ne sont pas cumulatifs mais, bien évidemment, s’ils sont convergents, il sera plus aisé de retenir la qualification de service public (CE Sect., 6 avril 2007, requête numéro 284736, Commune d’Aix-en-Provence : AJDA 2007, p. 1020, chron. Lenica et Boucher ; JCP A 2007, 2111, note Karpenschif et 2125, note Linditch et 2128, note Pontier).
Parmi ces indices, la référence à des mesures de vérification fait clairement écho à l’arrêt Narcy, ce qui paraît lui conférer un caractère déterminant. Dans ce sens, il a été jugé qu’une activité prise en charge par une personne privée n’est pas un service public, en raison notamment de l’absence d’obligation imposée par une commune et de « contrôle objectif » (CE, 5 octobre 2007, requête numéro 298773, Société UGC-Ciné-Cité) : Rec. p. 418 ; AJDA 2007, p. 2261, note Dreyfus ; BJCP 2007, p. 483, concl. Casas ; Contrats – Marchés publ. 2007, 308, note Eckert ; Dr. adm. 2007, 165, note Ménéménis ; JCP A 2007, 2294, note Linditch ; RJEP 2008, 19, note Moreau) En revanche, une délibération autorisant une association à ouvrir une piscine dans le but de l’exploiter et décidant de conclure à cet effet une convention de subventionnement et d’objectifs, a pour effet de confier à cette association une mission de service public consistant à gérer la piscine. Les juges ont ici notamment relevé que constituaient des obligations de service public « celle d’assurer une durée minimale d’ouverture de la piscine, d’accueillir les groupes scolaires et de fournir un compte-rendu bimensuel de l’activité et de la situation financière de cette activité » (CAA Lyon, 18 avril 2013, requête numéro 12LY01547, Commune de Saint-Nectaire : Contrats-Marchés publ. 2013, 168, obs. Eckert)
Le Tribunal des conflits s’est aligné sur la jurisprudence APREI à l’occasion de l’arrêt du 8 juin 2009, Fédération française aéronautique et a. c. Groupement pour la sécurité de l’aviation civile (requête numéro 3713: Rec. p. 586 ; JCPA 2009, 2241, note Pontier).
L’arrêt APREI confirme donc qu’il peut y avoir mission de service public sans prérogatives de puissance publique, l’existence de cette mission pouvant transparaître, dans un tel cas, à travers l’utilisation d’autres indices. Toutefois, cet élément ne change rien à la question de la répartition des compétences : si le litige ne met pas en cause l’exercice de prérogatives de puissance publique, c’est le juge judiciaire qui est compétent.
Si l’activité en cause est un service public, elle est soumise aux principes de fonctionnement des services publics ainsi qu’aux règles régissant le domaine public ou les travaux publics. Mais surtout l’activité aura dû faire l’objet d’une procédure de délégation de service public, ce qui implique l’obligation pour la personne publique délégante de respecter des obligations en matière de publicité et de mise en concurrence préalable.
Cette question a notamment donné lieu à une passe d’armes entre la cour administrative d’appel de Paris et le Conseil d’Etat dans l’affaire du stade Jean Bouin.
A l’occasion de son arrêt du 13 janvier 2010, Association Paris Jean Bouin et Ville de Paris (requête numéro 329576, requête numéro 329625 : JCPA 2010, 2069, concl. Olléon et note Devès ; Contrat et Marchés publ. 2010, 116, note Eckert), le Conseil d’Etat a prononcé la suspension du jugement du tribunal administratif de Paris qui avait estimé que la convention confiant à un opérateur privé la gestion d’équipements publics sportifs constitue non pas une convention d’occupation du domaine public, mais un contrat de délégation de service public supposant le respect de la procédure prévue par les articles L. 1411-1 s. du Code général des collectivités territoriales (TA Paris, 31 mars 2009, requête numéro 607283/7, Société Paris Tennis : AJDA 2009, p.1149, note Dreyfus ; Contrats-Marchés publ. 2009, 203, obs. Eckert ; RLCT 2009/48, p.61, note Carpentier .- Confirmé par CAA Paris, 24 juin 2009, requête numéro 09PA01921, Association Paris Jean Bouin). Cette solution sera reprise sur le fond du litige (CE Sect., 3 décembre 2010, requête numéro 338272, requête numéro 338527, Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin), alors que la Cour administrative d’appel de Paris avait confirmé la qualification de convention de délégation de service public retenue par les premiers juges (CAA Paris, plén., 25 mars 2010, requête numéro 09PA01920, requête numéro 09PA02632, requête numéro 09PA03008, Association Paris Jean Bouin et Ville de Paris : Contrats-Marchés publ. 2010, 189, note Eckert ; Dr. Adm. 2010, 93, obs. Brenet ; AJDA 2010, p. 774, obs. Lelièvre ; BJCP 2010, n° 71, p. 297).
Contrairement aux juges du fond, le Conseil d’Etat privilégie une interprétation stricte de la jurisprudence APREI dont il résulte qu’en l’absence de qualification légale et de prérogatives de puissance publique, la reconnaissance d’une mission de service public nécessite la recherche de l’existence d’obligations de service public et de mesures prises par la collectivité publique permettant de vérifier que les objectifs assignés au cocontractant sont atteints. Selon les termes utilisés par le rapporteur public, M. Olléon, la reconnaissance d’une mission de service public implique que la collectivité publique propriétaire de l’équipement a « entendu l’affecter au service public », ce qui n’est pas le cas lorsque le cocontractant privé est « totalement libre de fixer les conditions de l’exploitation de l’installation en cause ». Dans ce cas « il … paraît très difficile d’identifier une quelconque mission de service public : le contrat a alors pour simple objet de permettre à des fins exclusives l’occupation d’une dépendance du domaine public communal ».
En l’espèce, d’une part, les différentes clauses du contrat n’excèdent pas le contrôle normal d’un maître du domaine. Mais surtout, d’autre part, le Conseil d’Etat rejette l’approche dite de la « méthode du faisceau d’indices élargi » qui avait été proposée devant le tribunal administratif de Paris par le rapporteur public Mme. Villalba. Cette méthode, retenue par les juges du fond, conduisait non seulement à l’analyse de la lettre de la convention, mais également à une recherche de la « réalité des intentions des parties et leur pratique » dans la mesure où « se référer aux seuls termes d’une convention consisterait pour le juge à se voiler la face » (conclusions citées par G. Eckert).
C’est donc une lecture littérale de la jurisprudence APREI qu’il convient de retenir et qui conduit les juges à considérer que l’ensemble des éléments relevés n’étaient pas de nature à caractériser la dévolution, par la convention conclue entre la Ville de Paris et l’association Paris Jean Bouin, d’une mission de service public. Il convenait, par conséquent, d’écarter les arguments tirés de la convention conclue entre l’association Paris Jean Bouin et le club du Stade français, annexée à la convention litigieuse, dont les dispositions faisaient référence à un planning d’accueil des « scolaires ».
On notera toutefois que cette solution, écartant une mise en concurrence, est aujourd’hui clairement condamnée par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui indique que la délivrance d’un titre d’occupation du domaine public à un opérateur économique suppose la mise en oeuvre d’une procédure transparente (CJUE, 14 juillet 2016, affaire numéro C-458/14, Promoimpresa Srl c/ Consorzio dei comuni della Sponda Bresciana del Lago di Garda e del Lago di Idro.- CJUE, 14 juillet 2016,affaire numéro C-67/15, Regione Lombardia et Mario Melis e.a. c/ Comune di Loiri Porto San Paolo et Provincia di Olbia Tempio : AJDA 2016, p. 2176, note Noguellou). Surtout l’ordonnance numéro 2017-562 du 19 avril 2017 a introduit cette obligation de mise en concurrence à l’article L. 2122-1-1 du Code général de la propriété des personnes publiques. Selon cet article « sauf dispositions législatives contraires, lorsque le titre (…) permet à son titulaire d’occuper ou d’utiliser le domaine public en vue d’une exploitation économique, l’autorité compétente organise librement une procédure de sélection préalable présentant toutes les garanties d’impartialité et de transparence, et comportant des mesures de publicité permettant aux candidats potentiels de se manifester ».
Dans une autre affaire concernant un équipement sportif, la Cour administrative de Lyon a considéré, en revanche, que le contrat litigieux était une délégation de service public (CAA Lyon, 18 avril 2013, requête numéro 12LY01547, Commune de Saint-Nectaire, préc.). Dans cette affaire cependant, les obligations de service public, et notamment celle d’accueil des groupes scolaires ressortait directement de la convention litigieuse.
Au final, si l’arrêt APREI a voulu clarifier les critères d’identification des services publics, l’utilisation de ces critères continue de poser un certain nombre de difficultés. On peut ainsi observer que dans ces hypothèses très proches, les solutions peuvent varier.
Exemple :
-Si une association, qui occupe un ensemble immobilier destiné à la pratique de l’aviron dont elle est propriétaire a une activité d’intérêt général, elle ne peut être regardée, eu égard à ses modalités d’organisation et de fonctionnement, notamment à l’absence de tout contrôle de la commune et de toute définition par celle-ci d’obligations particulières auxquelles elle serait soumise, comme chargée d’une mission de service public (Tribunal des Conflits, 13 octobre 2014, SA Axa IARD, requête numéro 3963 : AJCT 2015, p. 48, obs. Juilles ; AJDA 2014, p. 2180, chron. Lessi et Dutheillet de Lamothe ; Contrats-Marchés publ. 2014, 322, note Eckert ; Dr. adm. 2015, 3, note Brenet ; JCP A 2015, 2010, note Pauliat ; RFDA 2014, p. 1068, concl. Desportes).Une solution différente est retenue dans une affaire où une commune s’est réservée un droit de regard sur l’activité d’une autre association, occupante de parcelles du domaine public destinées à la pratique de l’aviron, en application d’une convention de mise à disposition, puisque la collectivité veillait à la coordination des plannings avec les autres associations de sport nautique présentes sur le site et qu’il était prévu que lui soient transmises des informations sur les adhérents. Par ailleurs, la convention prévoyait que le logo de la ville soit associé à ses interventions dans les médias et à ses supports de communication. Dans ces conditions, les locaux en question étaient le siège d’une activité de service public reconnue par la commune, à la différence du cas dont a eu à connaître le Tribunal des conflits (CAA Lyon, 4e – formation à 3, 25 février 2016, Association des Régates Sénonaises, requête numéro 15LY01792, inédit au recueil).
§II- Domaine de compétence exclusif du juge administratif
Toutes les règles que nous venons de voir ont un caractère jurisprudentiel. Ceci signifie que le législateur peut déroger à ces règles, et que le juge ne peut remettre en cause cette qualification législative qui ne concorderait pas avec ses propres critères jurisprudentiels de qualification. En revanche, le juge peut faire prévaloir les règles définies par lui lorsqu’est en cause un décret.
Pendant longtemps, la possibilité ouverte au législateur d’aller à l’encontre des principes jurisprudentiels ne connaissait aucune limite, ce qui s’expliquait par le fait qu’aucune règle de valeur constitutionnelle ne garantissait le domaine de compétence du juge administratif.
La situation a évolué avec la décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence qui a constitutionnalisé un domaine de compétence exclusif réservé au juge administratif (numéro 86-224 DC, préc.). Il s’est agit, en d’autres termes, de définir des matières qui échappent, par nature, au juge judiciaire et relèvent de la compétence de la juridiction administrative.
La loi déférée avait pour objet de transférer le contentieux du Conseil de la concurrence (l’actuelle Autorité de la concurrence), qui est une autorité administrative indépendante, à la cour d’appel de Paris. Selon le Conseil constitutionnel, il existe un principe fondamental reconnu par les lois de la République « selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle ».
Le Tribunal des conflits a par la suite précisé que « le juge administratif est en principe seul compétent pour statuer, le cas échéant par voie de question préjudicielle, sur toute contestation de la légalité de telles décisions, soulevée à l’occasion d’un litige relevant à titre principal de l’autorité judiciaire » (TC, 12 décembre 2011, Société Green Yellow c. EDF, requête numéro 3841 :AJDA 2012, p. 27, chron. Guyomar et Domino ; JCP A 2012, 2061, note Pauliat).
De même, le Tribunal des conflits, dans son arrêt du 12 mai 1997, Préfet de police c. TGI de Paris (requête numéro 3056 : JCP G 1997, II, 22861 ; LPA 21 janvier 1998 p. 9, note Viala ; RFDA 1997, p. 514, concl. Arrighi de Casanova ; AJDA 1997, p.575, chron. Chauvaux et Girardot) a précisé que « le pouvoir d’adresser des injonctions à l’administration, qui permet de priver les décisions de celle-ci de leur caractère exécutoire, est de même nature que celui consistant à annuler ou à réformer les décisions prises par elle dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique ».
Il est à relever que le Conseil constitutionnel et le Tribunal des conflits ont seulement défini le noyau dur de la compétence administrative, c’est-à-dire ce qui ne peut être modifié par le législateur. En l’absence de lois, ce sont donc les règles jurisprudentielles, qui accordent au juge administratif une compétence plus étendue, qui ont vocation à s’appliquer.
Qui plus est, dans sa décision Conseil de la concurrence, le Conseil constitutionnel a également précisé que le législateur « dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice » peut attribuer en bloc à l’un des ordres juridictionnels l’ensemble du contentieux d’une législation déterminée. Cette possibilité peut être utilisée, précise le Conseil constitutionnel, lorsque le respect des règles normales de compétence provoquerait la dispersion de ce contentieux vers les deux ordres de juridiction. Il faudra alors attribuer compétence à l’ordre « principalement intéressé ». C’est ce qui a justement été admis pour le contentieux du Conseil de la concurrence pour lequel un impératif de bonne administration de la justice commandait l’attribution de ce contentieux à la juridiction judiciaire. En effet, les décisions administratives rendues à propos de pratiques anticoncurrentielles peuvent donner lieu à un contentieux devant le juge administratif, mais également entraîner des conséquences aux niveaux civil et pénal, le juge judiciaire étant donc « principalement intéressé », ce qui justifie la création d’un bloc de compétence. Relevons enfin que pour le Conseil constitutionnel, un tel transfert de compétences est une simple faculté et non pas une obligation (CC, 26 novembre 2010, numéro 2010-71 QPC).
§III- Exceptions aux règles normales de répartition des compétences
Les exceptions aux règles normales de répartition des compétences, telles qu’elles sont issues des principes de répartition définis par la jurisprudence administrative, peuvent être aisément réparties en deux catégories : on distingue les hypothèses de concurrence entre les deux ordres de juridiction des hypothèses de compétence exclusive du juge judiciaire pour juger l’administration.
I- Hypothèses de concurrence entre les deux ordres de juridiction
Il est important de bien définir quelles sont les données du problème avant d’évoquer la compétence du juge civil et celle du juge pénal.
A- Données du problème
Il est fréquent qu’à l’occasion d’un litige relevant de sa compétence, le juge judiciaire se trouve confronté à l’application d’un acte administratif. Cette fréquence s’explique par le fait qu’une grande partie du droit positif a pour origine des décrets et des arrêtés, donc des actes administratifs.
Exemple :
–TC, 15 janvier 1968, requête numéro 01908, Compagnie Air France c. Epoux Barbier (préc.) : est en cause dans cette affaire un litige de droit du travail relevant du juge judiciaire. Cependant, le litige pose également la question de la légalité de la règlementation appliquée à Air France qui impose une clause de célibat aux hôtesses de l’air.
Deux types de problèmes peuvent alors se rencontrer : l’acte administratif n’est pas clair et il s’agira alors de savoir si le juge judiciaire peut l’interpréter ; l’une des parties met en cause la légalité d’un acte administratif et il s’agit alors de savoir si le juge judiciaire peut apprécier la légalité de cet acte.
Si le juge judiciaire tranche lui-même ces difficultés on parlera de résolution d’une question préalable. En revanche, s’il s’estime incompétent, il renverra cette question préjudicielle au juge administratif. Dans cette seconde hypothèse, le juge judiciaire va surseoir à statuer jusqu’à la réponse du juge administratif.
Mettons de côté d’abord l’hypothèse, tout à fait particulière, où la question d’interprétation ne concerne pas une décision administrative mais une décision du juge administratif. Dans ce cas, cette question relève de la compétence du juge administratif (CE, 11 octobre 2017, requête numéro 397604, Me Raymond agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la SARL Lezeau : ; Dr. fisc. 2018, 189, concl. Benard ; JCP A 2017, act. 482, obs. Tesson ; Procédures 2017, 324, note Chifflot)
Si l’on revient aux actes administratifs, et si l’on applique de façon stricte la règle de séparation des autorités administrative et judiciaire, toute compétence du juge judiciaire devrait être déniée en la matière. En effet, ces textes interdisent à celui-ci de s’immiscer dans les affaires de l’administration, et plus particulièrement, selon le décret du 16 fructidor an III, de « connaître de ses actes ».
Cependant, du point de vue de l’opportunité et de la bonne administration de la justice, une telle position serait très contestable, puisqu’elle multiplierait les questions préjudicielles et allongerait considérablement les délais contentieux. C’est pour cette raison que la jurisprudence du Tribunal des conflits a multiplié les hypothèses dans lesquelles le juge judiciaire est compétent en la matière. Une distinction doit toutefois être faite sur ce point entre le juge civil et le juge pénal dont la compétence est plus étendue.
B- Compétence du juge civil
Les règles applicables devant le juge civil ont été définies à l’origine par l’arrêt du Tribunal des conflits du 16 juin 1923 Septfonds (Rec. p. 498 ; D.1924, III, p. 41 ; S. 1923, III, p. 49).
En application de cette jurisprudence, le juge civil est compétent pour interpréter les actes administratifs règlementaires. Ceci se justifie par le fait que comme les lois les actes règlementaires édictent des dispositions de caractère général et impersonnel. En outre, le juge civil applique très fréquemment de telles dispositions, et s’il était incompétent pour les interpréter, cela aboutirait à une multiplication très importante des questions préjudicielles qui pourrait paralyser le fonctionnement de la juridiction administrative.
En revanche, le juge civil est incompétent pour interpréter les actes administratifs individuels. Traditionnellement, il était également incompétent pour apprécier la légalité des actes administratifs, qu’ils présentent un caractère règlementaire ou individuel, sauf en cas de voie de fait (TC 30 octobre 1947, Barinstein : Rec. p.511).
Cette jurisprudence a toutefois récemment évolué à l’occasion de l’arrêt du Tribunal des conflits du 17 octobre 2011 SCEA Chéneau c/ INAPORC et M. C. et a. c/ CNIEL (requête numéro 3828, requête numéro 3829 : AJDA 2012, p. 27, chron. Guyomar et Domino ; D. 2011, p. 3046, note Donnat et p. 244, obs. Fricero ; Dr. Adm. 2012, 10, note Melleray; RFDA 2011, p. 1122, concl. Sarcelet, p. 1129, note Seiller et p. 1136, note Roblot-Troizier ; RTD civ. 2011, p. 735, obs. Rémy-Corlay ; RTDE 2012, p. 135, étude Ritleng).
Après avoir rappelé la jurisprudence Septfonds, le Tribunal des conflits précise que « ces principes doivent être conciliés tant avec l’exigence de bonne administration de la justice qu’avec les principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions, en vertu desquels tout justiciable a droit à ce que sa demande soit jugée dans un délai raisonnable ». Il en résulte que « si en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d’un acte administratif, les tribunaux de l’ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative, il en va autrement lorsqu’il apparaît manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal ».
Le Tribunal des conflits a eu notamment l’occasion d’appliquer ces principes dans une affaire où la conformité d’un acte règlementaire au principe général du droit de non-rétroactivité des actes administratifs était en cause (TC, 12 décembre 2011, requête numéro 3841, Société Green Yellow c. EDF, préc.- V. également en matière de contrats administratifs, Cass. 1re civ., 24 avril 2013, pourvoi numéro 12-18.180, Commune de Sancoins c/ Société les fils de Mme Géraud).
Un second assouplissement est prévu par l’arrêt du 17 octobre 2011 s’agissant du cas particulier du droit de l’Union européenne, au regard de l’article 88-1 de la Constitution et du principe d’effectivité du droit de l’Union européenne. Ainsi « le juge national chargé d’appliquer les dispositions du droit de l’Union a l’obligation d’en assurer le plein effet en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire. A cet effet, il doit pouvoir, en cas de difficulté d’interprétation de ces normes, en saisir lui-même la Cour de justice à titre préjudiciel ou, lorsqu’il s’estime en état de le faire, appliquer le droit de l’Union, sans être tenu de saisir au préalable la juridiction administrative d’une question préjudicielle, dans le cas où serait en cause devant lui, à titre incident, la conformité d’un acte administratif au droit de l’Union européenne ». Pour assurer le respect du principe de l’effectivité du droit de l’Union européenne le juge judiciaire se voit donc autorisé à opérer un contrôle par voie d’exception de la conventionnalité des actes règlementaires.
Notons enfin que le Conseil d’Etat, reprenant la jurisprudence SCEA Cheneau, mais inversant le raisonnement du Tribunal des conflits, a considéré dans un arrêt Fédération Sud Santé sociaux du 23 mai 2012, qu’il pouvait être compétent pour apprécier la validité d’une convention collective, dans le cadre de l’examen d’un arrêté prononçant l’extension ou l’agrément d’une convention ou d’un accord collectif de travail (CE, 23 mai 2012, requête numéro 331805, Fédération Sud Santé sociaux : Rec. p. 102 ; AJDA 2012, p. 1583, note Marc ; Dr . adm. 2012, 56, note Melleray ; RFDA 2012, p. 429, concl. Landais.- V. également CE, 1er juin 2015, requête numéro 369914, Fédération UNSA spectacle et communication : Rec. p. 180 .- CE, 17 mars 2017, requête numéro 396835, Syndicat national des prestataires de services d’accueil). Le Conseil d’Etat ne se borne toutefois pas à reprendre les deux exceptions à la jurisprudence Septfonds dégagées par le Tribunal des conflits, puisqu’il en dégage une troisième qui est celle où le législateur a prévu que les mesures prises pour l’application de la loi seront définies par un accord collectif conclu entre les partenaires sociaux, dont l’entrée en vigueur est subordonnée à l’intervention d’un arrêté ministériel d’extension ou d’agrément. Dans ce cas, il appartient également au juge de l’excès de pouvoir, saisi d’un recours dirigé contre cet arrêté, de se prononcer lui-même, compte tenu de la nature particulière d’un tel accord, sur les moyens mettant en cause sa légalité.
C- Compétence du juge pénal
Cette question a connu une évolution remettant en cause les règles issues de l’arrêt du Tribunal des conflits du 5 juillet 1951 Avranches et Desmarets (Rec. p.638 ; D. 1952 p.271, note Blavoët ; JCP 1951, II, 6623, note Homont ; Rev. adm. 1951, p.492, note Liet-Veaux ; S. 1952, III, p.1 note Auby). En application de cette jurisprudence, le juge pénal était compétent pour interpréter et apprécier la légalité des règlements administratifs « qui servent de fondement à la poursuite ou qui sont invoqués comme moyen de défense ». En revanche, il était incompétent pour apprécier la légalité des actes individuels.
Cependant, cette position n’avait jamais été admise par la chambre criminelle de la Cour de cassation. En particulier, la chambre criminelle s’estimait compétente pour apprécier la légalité de tous les actes administratifs, individuels ou règlementaires, dès lors qu’ils étaient assortis d’une sanction pénale (Voir notamment Cass. Crim., 21 décembre 1961, Le roux, D. 1962, p.102, rapp. Costa.- Cass. Crim., 1er juin 1967, Canivet : JCP 1968, 15505, note Lamarque).
Finalement, la réforme du Code pénal de 1992, entrée en vigueur le premier mars 1994, simplifie considérablement les règles applicables.
Selon l’article L. 111-5 du nouveau Code pénal, le juge pénal a en effet compétence pour interpréter et apprécier la légalité des actes administratifs règlementaires ou non « lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui lui est soumis ».
II- Hypothèses de compétence exclusive du juge judiciaire
Les hypothèses de compétence exclusive du juge judiciaire concernent d’abord le cas très particulier des litiges liés au fonctionnement des tribunaux de l’ordre judiciaire. Elles concernent ensuite différents cas dans lesquels le juge judiciaire apparaît comme une sorte de gardien du droit de propriété et des libertés fondamentales.
A- Litiges liés au fonctionnement des tribunaux judiciaires
Le service public de la justice est un service public administratif, et par conséquent il devrait logiquement relever du contentieux administratif. Toutefois, reconnaître cette compétence, s’agissant de la justice judiciaire, reviendrait à faire échec au principe de séparation des pouvoirs et mettrait ainsi en cause l’indépendance du juge judiciaire. Pour éviter cela, le Tribunal des conflits a précisé des règles particulières de compétence à l’occasion de l’arrêt Préfet de Guyane du 27 novembre 1952 (Rec. p. 642 ; JCP G 1953, II, 7598, note Vedel).
D’après cet arrêt, les litiges relatifs à l’organisation du service public de la justice judiciaire – par exemple les mesures de création ou de suppression de tribunaux, ou encore les mesures relatives au recrutement et à la carrière des magistrats- relèvent du juge administratif alors que les litiges relatifs à l’exercice de la fonction juridictionnelle – c’est-à-dire la décision de justice elle-même ainsi que les actes qui la préparent et qui visent à assurer son exécution – relèvent de la compétence du juge judiciaire. Exemples :
– CE Sect., 4 novembre 1994, requête numéro 157435, Korber (Rec. p.489 ; JCP 1995, II, 22422, note Lemaire) : la décision par laquelle le juge de l’application des peines ou le garde des Sceaux accorde à un condamné une libération conditionnelle ou la révoque, totalement ou partiellement, ne se rattache pas au fonctionnement administratif du service pénitentiaire, mais elle constitue une mesure qui modifie les limites de la peine. Par suite, une demande de ce condamné tenant d’une part, au sursis à l’exécution de l’arrêté par lequel le garde des Sceaux a révoqué sa libération conditionnelle et, d’autre part, à ce que le juge des référés administratif ordonne, notamment au juge de l’application des peines, de lui communiquer les documents relatifs à cette mesure ne relèvent pas de la compétence de la juridiction administrative.
– TC, 19 novembre 2001, requête numéro 3255, Visconti c. Commun de Port saint Louis du Rhône (Rec. p.754) : les actes intervenus au cours d’une procédure judiciaire ne peuvent être appréciés, soit en eux-mêmes, soit dans leurs conséquences, que par l’autorité judiciaire. Il en va ainsi notamment de la plainte adressée, fût-ce par une autorité administrative, au procureur de la République aux fins d’engagement de poursuites, la plainte n’étant pas détachable de la procédure pénale.
– CE, 30 juin 2003, requête numéro 244965, Observatoire international des prisons (RFDA 2003, p.839) : s’agissant d’un recours dirigé contre un décret de grâce collective du Président de la République, le Conseil d’Etat précise qu’il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître des litiges relatifs à la nature et aux limites d’une peine infligée par une juridiction judiciaire et dont l’exécution est poursuivie à la diligence du ministère public.
Simple en apparence, la distinction opérée entre l’organisation et le fonctionnement de la justice judiciaire pose de nombreuses difficultés, ce qui s’explique par le fait que les questions d’organisation et de fonctionnement de ce service public sont parfois imbriquées entre elles. Ainsi, des décisions relatives à l’organisation du service public de la justice judiciaire relèvent-elles de la compétence du juge judicaire dès lors qu’elles ont un lien étroit avec le fonctionnement de ce service public. Cela peut être le cas lorsqu’une autorité judiciaire désigne un collaborateur, même s’il faut souligner que longtemps la jurisprudence n’était pas d’une parfaite clarté sur cette question.
Exemples :
–Tribunal des conflits, 8 avril 2002, Melennec, requête numéro 3282, publié au recueil (Rec. p. 543) ; relève du fonctionnement du service public le choix opéré par la commission nationale technique de sécurité – qui est une juridiction judiciaire – du médecin chargé de procéder à l’examen préalable du dossier soumis en appel aux commissions régionales de la sécurité sociale.
–Conseil d’Etat, 18 février 1959, Sieur Cendrier, rec. p. 123 :relève de l’organisation du service public la décision annuelle d’une cour d’appel fixant la liste des tribunaux de première instance auprès desquels les avoués avaient le droit de plaider.
Cette question a finalement été clarifiée par le Tribunal des conflits à l’occasion d’un arrêt Hoareau du 7 septembre 2015 (Tribunal des conflits, 7 septembre 2015, Hoareau, requête numéro 4019 : AJDA 2016, p. 2370, chron. Dutheillet de Lamothe et Odinet). Plutôt que de viser le fonctionnement du service public de la justice judiciaire, les juges se réfèrent à la « fonction juridictionnelle », revenant ainsi à la lettre de l’arrêt Préfet de Guyane. En l’espèce, la décision de procureurs de la République refusant d’agréer l’exploitant d’une auto-école pour des stages de sensibilisation « ne se rattache pas à la fonction juridictionnelle, sur l’exercice de laquelle les attributions de la personne agréée n’ont pas d’effets ». La mesure contestée relève donc de l’organisation du service public et de la compétence des juridictions administratives. Si cette solution ne règle pas l’ensemble des difficultés engendrées par le partage de compétences entre les deux ordres de juridiction, elle présente au moins le mérite de préciser les règles applicables en la matière.
Dans le même ordre d’idées, des difficultés peuvent survenir dans les cas où une autorité publique met en œuvre son obligation de signalement au ministère public des faits qu’elle considère comme infractionnels. En principe, cette hypothèse peut mettre en cause le fonctionnement du service public de la justice judiciaire. Il en va autrement, cependant, lorsque cette dénonciation révèle un fonctionnement défectueux de l’autorité publique dénonciatrice (Tribunal des conflits, 8 décembre 2014, Bedorian, requête numéro C3974, publié au recueil : Rec. p. 475 ; Dr. adm. 2015, 33, note Eveillard.- V. égalementTribunal des conflits, 15 juin 2015, Verhoeven, requête numéro C4007, publié au recueil ; Dr. adm. 2015, 73, note Eveillard).
B- Le juge judiciaire, gardien traditionnel des libertés fondamentales et du droit de propriété
La raison d’être de la compétence du juge judiciaire dans ce domaine est historique. Elle est liée au fait qu’il n’y avait pas de distinction réelle, à l’origine, entre l’administration active et l’administration juridictionnelle en raison de la théorie de l’administrateur juge et du système de justice retenue en vigueur jusqu’à la fin du XIX° siècle. Dans ces circonstances, il est tout naturellement apparu que le juge judiciaire était plus à même de protéger les libertés et le droit de propriété que le juge administratif.
Cette compétence est toujours consacrée, pour ce qui concerne le droit de propriété, dans le droit positif, par l’article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958 qui prévoit que le principe selon lequel « nul ne peut être arbitrairement détenu » est assuré par « l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle ». Ces dispositions sont toutefois interprétées strictement par la Conseil constitutionnel. (CC, 28 juillet 1989, numéro 89-261 DC, Loi relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France : Rec. CC 1989, p. 81 ; RFDA 1989, p. 621, note Genevois ; AJDA 1989, p. 619, note Chevallier ; D. 1990, jurispr. p. 161, note Prétot.- CC, 13 mars 2003, numéro 2003-467 DC, Loi pour la sécurité intérieure).
La même règle ne se trouve pas dans la Constitution pour ce qui concerne la protection du droit de propriété. Le Conseil constitutionnel a quant à lui écarté l’existence d’un principe fondamental selon lequel « le juge judiciaire (serait) le gardien de la propriété privée » (Conseil constitutionnel, 17 juillet 1985, décision numéro 85-189, publié au journal officiel DC : Rec. CC 1985, p. 49). En revanche, sans pour autant en indiquer le fondement, le Conseil constitutionnel a reconnu l’existence d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant au législateur de méconnaître « l’importance des attributions conférées à l’autorité judiciaire en matière de protection de la propriété immobilière » (Conseil constitutionnel, 25 juillet 1989, décision numéro 89-256, publié au journal officiel DC, consid. 23 : Rec. CC 1989, p. 53)
Quoi qu’il en soit, traditionnellement, la jurisprudence, à travers les théories de la voie de fait et de l’emprise, ainsi que différents textes de lois ont toujours reconnu la compétence du juge judiciaire en la matière, de la même façon que cette compétence est reconnue en matière de protection des libertés fondamentales.
1° Illustrations législatives du principe
Ponctuellement, différentes lois ont attribué compétence au juge judiciaire dans des domaines où les libertés fondamentales ou le droit de propriété sont menacés.
C’est le cas, notamment, en matière de contentieux de l’hospitalisation d’office dans les hôpitaux psychiatriques, qui relève essentiellement du juge judiciaire en application de l’article L. 3213-1 du Code de la santé publique. Comme l’a précisé le Conseil d’Etat « s’il appartient à la juridiction administrative d’apprécier la régularité de la décision administrative ordonnant l’hospitalisation d’office … l’autorité judiciaire est seule compétente tant pour apprécier la nécessité d’une mesure d’hospitalisation d’office en hôpital psychiatrique que, lorsque la juridiction administrative s’est prononcée sur la régularité de la décision administrative d’hospitalisation, pour statuer sur l’ensemble des conséquences dommageables de cette décision, y compris celles qui découlent de son irrégularité » (CE Sect., 1er avril 2004, requête numéro 264627, Laporte). Dans une décision M. B. c/ France du 18 novembre 2010 (affaire numéro 35935/03) a toutefois considéré que ce partage de compétences portait atteinte au droit à un recours effectif. La loi n°2011-803 du 5 juillet 2011 a en conséquence créé l’article L. 3216-1 du Code la santé publique qui précise désormais que l’ensemble de ce contentieux relève des juridictions judiciaires, y compris les questions de légalité externe des décisions administratives intervenues dans le cadre de la procédure. L’unification du contentieux n’est toutefois pas totale puisque cet article exclut tout le contentieux lié à l’application du chapitre Ier de ce même titre, ce qui vise par exemple les contentieux relatifs aux droits des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques ou celui des autorisations de sortie. Pour ces contentieux, les anciennes règles de répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction continuent de s’appliquer.
Mais surtout, en dehors des solutions législatives ponctuelles, l’article 136 du Code de procédure pénale octroie apparemment une compétence plus générale au juge judiciaire. D’après ce texte, en effet, « dans tous les cas d’atteinte à la liberté individuelle, le conflit ne peut jamais être élevé par l’autorité administrative et les tribunaux de l’ordre judiciaire sont toujours exclusivement compétents ». Ainsi, le respect de ce texte paraît imposer la reconnaissance de la compétence exclusive des tribunaux judiciaires pour statuer sur les demandes de dommages-intérêts en cas d’atteinte par l’administration à la liberté individuelle.
Le Tribunal des conflits a toutefois interprété l’article 136 du Code de procédure pénale de la façon la plus stricte qui soit, de façon à pratiquement le vider de son sens (TC, 16 novembre1964, Clément : Rec. p.76 ; AJDA 1965, p.221, chron. Puybasset et Puissochet ; JCP 1965, 12286, note Langavant ; Rev. adm. 1965, p.225, note Breton ; D. 1965, p.142, note Demichel.- V. également : TC, 17 février 1997, requête numéro 03045, Préfet de la région Ile-de-France c/ Menvielle : Gaz. Pal. 19-20 décembre 1997, 2, p. 16, concl. Sainte-Rose, note Petit.- TC, 12 mai 1997, requête numéro 3056, Préfet de police c. TGI Paris, préc.).
Pour le Tribunal des conflits, cette interprétation stricte est liée au fait que cet article doit être compris comme une dérogation au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire. Par conséquent, si les tribunaux judiciaires sont compétents pour réparer les dommages subis, ils ne le sont pas pour apprécier la légalité des décisions administratives à l’origine de l’atteinte à la liberté. Confronté à l’une de ces décisions, le juge judiciaire est donc tenu de saisir le juge administratif d’une question préjudicielle. Il en résulte que c’est le juge administratif qui, dans ce cas, décide du bien-fondé de l’action en dommages-intérêts. Le juge judiciaire n’est dès lors plus compétent que pour évaluer ces dommages-intérêts. De cette façon, l’efficacité de l’article 136 du Code de procédure pénale est pratiquement réduite à néant, ce qui explique qu’il n’est que très rarement invoqué.
2° Voie de fait
La voie de fait est une notion ancienne, apparue à l’occasion de l’arrêt du Conseil d’Etat Rousseau du 21 septembre 1827 (Rec. p. 504). Il est important, de prime abord, de bien cerner ce que recouvre le domaine de la voie de fait et qu’elle est la portée de la reconnaissance d’une voie de fait. On verra ensuite quelles sont les conditions de la reconnaissance d’une voie de fait avant d’évoquer l’actualité de cette théorie.
a- Domaine de la voie de fait et portée de la reconnaissance d’une voie de fait
Contrairement à l’emprise, la reconnaissance de la voie de fait aboutit à attribuer une plénitude de compétence au juge judiciaire. Ainsi, le juge judiciaire peut non seulement réparer les conséquences de la voie de fait, mais il peut également constater son existence et adresser à l’administration des injonctions pour y mettre fin. Ce dernier point est très important puisque, comme on le verra, jusqu’à une époque récente, le juge administratif ne disposait pas de ce type de pouvoir.
L’idée est que la voie de fait est une atteinte tellement grave à la propriété privée ou à la liberté individuelle que l’action de l’administration se trouve totalement dénaturée : par conséquent il n’y a plus de raisons, dans de tels cas, de lui faire bénéficier d’un privilège de juridiction et de lui appliquer des règles dérogatoires du droit commun.
Selon la distinction classique opérée par le professeur Chapus (Droit administratif général, Tome I, ouv. précité p.873), il existe deux types de voies de fait.
Il s’agit tout d’abord des voies de fait par manque de droit, qui concernent des hypothèses où l’administration fait exécuter une décision manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir qui lui est légalement reconnu.
Exemple :
– TC, 19 novembre 2001, requête numéro 3272, Préfet de police c. TGI Paris et Mohammed c. Ministre de l’Intérieur (AJDA 2002, p. 234, Petit) : constitue une voie de fait une décision de refus prolongé de restituer un passeport.
Il s’agit ensuite des voies de fait par manque de procédure qui concernent des cas d’exécution forcée d’une décision, même légale, par l’administration dans des hypothèses où elle n’avait pas le pouvoir d’y procéder et où elle aurait dû par conséquent saisir un juge.
Exemple :
– TC, 4 novembre 1991, requête numéro 02666, Beladjimi (Rec. p.749 ; LPA, 1er juillet 1992, p.9, note Rouault) : un véhicule automobile qui avait été laissé en stationnement, pendant plus de sept jours consécutifs, a été enlevé par la fourrière et détruit le même jour par les services municipaux. Le Code de la route permettait effectivement, dans sa rédaction de l’époque, l’enlèvement par la fourrière d’un véhicule laissé en stationnement pendant plus de sept jours. Mais le même Code précisait que ne pouvaient être livrés à la destruction que les véhicules laissés en fourrière et réputés abandonnés à l’expiration d’un délai de 10 jours à compter de la mise en demeure faite au propriétaire. La destruction du véhicule du requérant est donc constitutive d’une voie de fait.
b- Conditions de la reconnaissance d’une voie de fait
Le caractère radical des effets de la reconnaissance d’une voie de fait justifie qu’il en soit donné une définition restrictive. Ces conditions ont récemment évolué, dans un sens plus restrictif, suite à l’arrêt du Tribunal des conflits Bergoend du 17 juin 2013 (requête numéro 3911 : AJDA 2013, p. 1568, chron. Domino et Bretonneau ; Dr. adm. 2013, 86, note Gilbert ; JCP A 2013, 2301, note Dubreuil ; JCP G 2013, 1057, note Biagini-Girard; RFDA 2013, p. 1041, note Delvolvé ; RJEP 2014, 19, note Lebon). La voie de fait est reconnue si elle aboutit à l’extinction du droit de propriété ou à une atteinte à la liberté individuelle et dès lors qu’elle constitue une mesure manifestement hors des compétences de l’administration.
α- Extinction du droit de propriété ou atteinte à la liberté individuelle
Jusqu’à l’arrêt Bergoend, la voie de fait devait être constituée par une atteinte grave à la propriété privée ou par une atteinte grave à une liberté fondamentale (TC, 8 avril 1935, Action française : Rec. p. 1126).
Si la notion de gravité n’apparaît plus dans la jurisprudence, le champ de la voie de fait n’en est pas moins aujourd’hui restreint, s’agissant des atteintes à la propriété privée comme des atteintes aux libertés, aux domaines de compétence du juge judiciaire reconnus par le Conseil constitutionnel.
Tout d’abord, la voie de fait n’est désormais retenue qu’en cas « d’extinction du droit de propriété ». Cette formule est éminemment restrictive et elle n’est en tout cas pas assimilable à une simple privation, dépossession ou aliénation. Pourtant, au sens de la jurisprudence constitutionnelle, le juge judiciaire doit être reconnu comme compétent plus largement pour indemniser les préjudices en cas de « dépossession » du droit de propriété (CC, 13 décembre 1985, DC numéro 85-198, Loi portant diverses dispositions relatives à la communication audiovisuelle : Rec. CC 1985, p. 78 ; JCP G 1986, I, 3237, note Dufau ; AJDA 1986, p. 171, note Boulouis ; D. 1986, jurispr. p. 345, note Luchaire ; Rev. adm. 1985, p. 572, note Etien). Ceci étant, dans son arrêt Epoux Panizzon du 9 décembre 2013 (requête numéro 3931 : AJDA 2014, p. 216, chron. Bretonneau et Lessi ; Dr. adm. 2014, 25, note Gilbert ; RD imm. 2014, p. 261, note Foulquier ; RFDA 2014, p.61) le Tribunal des conflits a assimilé « extinction » du droit de propriété et « dépossession définitive ».
Si l’on s’en tient à la lettre de l’arrêt Bergoend, la compétence du juge judiciaire ne peut s’appliquer qu’à des hypothèses où le droit de propriété est totalement vidé de sa substance, particulièrement dans l’hypothèse de la destruction d’un bien. En d’autres termes, le propriétaire doit être privé de l’ensemble des éléments composant son droit : usus, abusus et fructus.
Ainsi, dans l’affaire Bergoend, le Tribunal des conflits refuse de considérer qu’une atteinte aussi grave au droit de propriété que l’implantation, sans titre, d’un ouvrage public sur le terrain d’une personne privée est assimilable à l’extinction d’un droit de propriété. Par ailleurs, la solution retenue exclut nécessairement les titulaires de droits réels immobiliers, qui pouvaient bénéficier auparavant de l’application de cette théorie (V. encore récemment à propos du bénéficiaire d’une servitude, Cass. 3e civ., 23 avril 2013, pourvoi numéro 12-15.771, M. X. ). En revanche, les atteintes à la propriété mobilière devraient toujours être concernées par la théorie de la voie de fait, en particulier dans l’hypothèse où elle se caractérise par la destruction d’un bien mobilier.
Quoi qu’il en soit il résulte de cette évolution que de nombreuses hypothèses qui étaient auparavant qualifiées de voie de fait relèvent désormais de la compétence de la juridiction administrative.
Exemple :
–Cass., 1e civ., 13 mai 2014, pourvoi numéro 12-28.248 : une cour d’appel avait retenu que des travaux d’aménagement réalisés par une commune avec l’assentiment de la requérante avaient conduit à supprimer les signes distinctifs de la limite entre sa terrasse et le domaine public, entraînant ainsi une occupation irrégulière de sa propriété privée par les automobilistes. Elle avait également constaté que la commune, qui ne disposait que d’un point d’ancrage permettant l’accrochage d’une lanterne sur la façade de l’immeuble appartenant à la requérante avait sans avoir sollicité l’accord de cette dernière, créé trois points d’ancrage supplémentaires. L’arrêt est cassé par la Cour de cassation qui constate qu’aucun de ces agissements n’aboutissaient à une extinction du droit de propriété de l’intéressée.
Ensuite, la voie de fait ne s’applique plus désormais qu’aux atteintes à la liberté individuelle, alors qu’auparavant elle concernait toutes formes d’atteintes graves aux libertés fondamentales, comme par exemple la liberté d’aller et de venir (TC, 9 juin 1986, requête numéro 02434, Eucat : AJDA 1986, p. 456, chron. Azibert et de Boisdeffre ; RFDA 1987, p. 57, concl. Latournerie ; JCP G 1987, II, 20746, note Pacteau ; RDP 1987, p. 1073, note Robert et p.1082, concl. Latournerie; D. 1986, p. 493, note Gavalda), la liberté de la presse (TC, 8 avril 1935, Action française, préc.), la liberté du commerce et de l’industrie (Cass. 1ère Civ., 16 avril 1991, pourvoi numéro 89-21105, Guez : D 1991, inf. rapp. p.155) ou encore la libre administration des collectivités territoriales (CE Sect., 18 janvier 2001, requête numéro 229247, Commune de Venelles : Rec. p. 18, concl. Touvet ; JCP G 2001, IV, 2976.- TC, 19 novembre 2007, requête numéro 3653, Préfet du Val-de-Marne c. Cour d’appel de Paris et Maire de Limeil-Brévannes c. Préfet du Val-de-Marne : AJDA 2008, p.885, note Verpeaux ; JCP G 2007, IV, 3319).
Bien évidemment la liberté individuelle est une liberté fondamentale et, en conséquence, elle relevait déjà du champ d’application de la théorie de la voie de fait (V. par ex. CE, 18 octobre 1989, requête numéro 75096, Brousse : Rec. p. 545 ; Dr. adm. 1989, 629 ; JCP G 1989, IV, 415 ; concl. Stirn ; AJDA 1990, p. 54).
Le Conseil d’Etat se référant, dans les visas de l’arrêt Bergoend, à l’article 66 de la Constitution, et compte tenu de sa volonté de limiter le domaine de la voie de fait, il est probable qu’il faille privilégier l’interprétation restrictive de ces dispositions, telle qu’elle résulte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (. Si cette analyse est correcte, la voie de fait ne pourrait plus être retenue qu’en cas d’arrestations et de détentions arbitraires.
Finalement, en raison de la superposition du champ recouvert par la voie de fait et par l’article 66 de la Constitution en cas d’atteinte à une liberté individuelle, l’utilité de la théorie de la voie de fait apparaît désormais bien limitée.
γ- Exercice d’un pouvoir n’appartenant manifestement pas à l’administration
Cette condition a été mentionnée pour la première fois par le Conseil d’Etat dans son arrêt d’Assemblée du 18 novembre 1949 Carlier (RDP 1950, p.172, concl. Gazier, note Waline) et elle concerne les hypothèses de voie de fait par manque de droit.
A l’origine, la formule de l’arrêt Carlier trouvait à s’appliquer dans les cas où l’administration utilisait un pouvoir qui ne lui appartenait en aucun cas.
Exemple :
– CE, 13 juillet 1966 Guignon (Rec. 1966, p.380 ; RDP 1970, p.774, note Waline) : est en cause en l’espèce la décision de l’autorité militaire de faire poser des scellés sur la porte d’entrée du logement privé d’un officier.
Par la suite, la jurisprudence a interprété différemment cette condition, dans un sens plus favorable à la reconnaissance de la voie de fait. C’est ce qu’on appelle la jurisprudence des passeports. Dans ce cadre, les juges ne reconnaissent plus seulement la voie de fait dans des cas où l’administration utilise un pouvoir qui ne lui appartient pas. Ils vont vérifier si, dans l’affaire qui lui leur est soumise, le texte qui fonde les pouvoirs de l’administration permet l’exercice de la prérogative en cause.
Exemples :
– TC, 9 juin 1986 Eucat (préc., requête numéro 02434, préc.) : cette affaire concerne une demande de restitution d’un passeport. Les deux premières conditions de la voie de fait sont remplies en l’espèce puisqu’une mesure de retrait d’un passeport constitue une atteinte grave à la liberté d’aller et de venir. En revanche, si l’on applique la jurisprudence Carlier, on devrait considérer que la troisième condition de la reconnaissance de la voie de fait n’est pas remplie en l’espèce. En effet, un décret du 7 décembre 1792 permet à l’administration de procéder à un retrait de passeport. Il s’agit donc bien d’un pouvoir qui appartient à l’administration. Mais dans l’arrêt Eucat, le juge est allé plus loin dans son analyse. Il a en effet vérifié quelles sont les différentes hypothèses qui autorisent l’administration à retirer un passeport. Or, d’après le décret du 7 décembre 1792, le retrait de passeport ne peut être réalisé que dans deux hypothèses : en cas de risques pour la sécurité nationale ou la sécurité publique ; en cas de poursuites et de condamnation pénale. Or, en l’espèce, le motif invoqué par l’administration était que le requérant était redevable d’un arriéré d’impôt. Il ne s’agit pas ici de l’une des deux hypothèses visées par le décret du 7 décembre 1792 et dans la mesure où les autres conditions sont réunies, il y a donc voie de fait.
– TC, 12 janvier 1987, requête numéro 02450, Grizivatz (Rec. p.442 ; AJDA 1987, p.425, obs. Prétot): dans cette affaire le retrait du passeport était motivé par l’existence d’une condamnation pénale avec contrainte par corps. Dans cette hypothèse, il n’y a donc pas de voie de fait puisque l’administration a bien utilisé un pouvoir lui appartenant en poursuivant l’un des objectifs visés par le décret du 7 décembre 1792.
Cette jurisprudence avait pour conséquence d’étendre le domaine de la voie de fait, y compris dans des cas où l’atteinte portée à une liberté fondamentale ou à la propriété privée résultait d’une simple illégalité, ce qui rendait très délicate la répartition des compétences entre le juge judiciaire et le juge administratif.
Le Tribunal des conflits est finalement revenu sur cette conception extensive, à partir de l’arrêt du Tribunal des conflits du 12 mai 1997, Préfet de police c. TGI Paris (préc.) qui a marqué un retour à une conception plus orthodoxe de la voie de fait.
Exemple :
– TC, 23 octobre 2000, Boussadar (requête numéro 3227 : AJDA 2001, p.143, chron. Guyomar et Collin) : l’autorité administrative ayant agi sur le fondement des dispositions de l’article 5 de l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France et du décret n° 47-77 du 13 janvier 1947, le refus de visa ne saurait être regardé comme manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration. Conformément à la jurisprudence Carlier, les juges visent le texte applicable sans vérifier quelles sont les hypothèses précises prévues par ce texte qui peuvent fonder une décision de refus de visa.
c- Actualité de la voie de fait
Au XIX° siècle, et jusqu’à une époque récente, la théorie de la voie de fait constituait la seule hypothèse dans laquelle des injonctions pouvaient être prononcées à l’encontre de l’administration. Or, de nos jours, le juge administratif dispose, dans certaines hypothèses, de la même possibilité. Les lois n°80-539 du 16 juillet 1980, et la loi n°95-125 du 8 février 1995 permettent ainsi aux juridictions administratives de prononcer des injonctions assorties d’astreintes pour obliger l’administration à exécuter les décisions de justice la condamnant. Toutefois, suite à ces lois, cette possibilité n’était toujours pas ouverte dans le cas où l’administration commettait une simple illégalité, et n’avait pas encore été condamnée, ce qui pouvait poser de graves difficultés et déboucher sur des solutions contestables du point de vue de l’équité.
La solution rendue par le Tribunal des conflits, sur partage du garde des Sceaux, dans son arrêt du 12 mai 1997, Préfet de police c. TGI de Paris (préc.) a ainsi fait scandale, entraînant la démission de l’un de ses membres.
Des passagers clandestins avaient été appréhendés à bord d’un navire. Plutôt que de faire débarquer les passagers et de les placer en zone d’attente, comme l’impose la loi, l’autorité administrative avait décidé de les consigner à bord. Les passagers clandestins, qui craignaient que le navire ne reparte avant qu’il ne soit statué sur leur sort, ont alors saisi le juge judiciaire en invoquant l’existence d’une voie de fait de façon à ce que celui-ci enjoigne à l’administration de les faire débarquer. Le Tribunal des conflits, saisi dans le cadre d’une procédure de conflit positif décide que la voie de fait n’était pas constituée. Implicitement, cela revenait à dire que c’est devant le juge administratif qu’aurait dû être portée l’affaire. Cependant, le juge administratif ne disposant pas de pouvoir d’injonction au principal, il ne pouvait en aucun cas contraindre l’administration à faire débarquer les passagers clandestins, ce qui fait que le recours à ce juge s’avérait inutile. Cette affaire était symptomatique d’une conception extensive de la voie de fait de la part du juge judiciaire, justifiée par le fait que lui seul pouvait efficacement rendre la justice dans ce type d’affaires.
La loi n°2000-597 du 30 juin 2000 relative aux référés devant la justice administrative a créé une procédure de référé liberté qui tend à résoudre ces difficultés. Selon l’article L. 521-2 du Code de justice administrative « saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ».
Ainsi, le juge administratif peut désormais enjoindre à l’administration de faire cesser une atteinte à une liberté fondamentale lorsqu’il n’y a pas voie de fait, de la même façon que le juge judiciaire dans le cadre de la théorie de la voie de fait.
Cependant, dans un premier temps, la théorie de la voie de fait n’avait pas été pour autant remise en cause. En effet, pour qu’il y ait voie de fait, il est nécessaire que la mesure prise soit manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’administration. Or, dans le cadre du référé liberté, l’administration porte atteinte à une liberté fondamentale « dans l’exercice de l’un de ses pouvoirs », ce qui constitue à l’évidence un élément discriminant entre les deux procédures.
L’utilité de la théorie de la voie de fait a ainsi été confirmée a plusieurs reprises par le Tribunal des conflits, dans des hypothèses où la différence entre le domaine de la voie de fait et celui du référé liberté n’est pas toujours très nette.
Exemples :
– TC, 19 novembre 2001, requête numéro 3272, Dlle. Mohamed c. Ministre de l’Intérieur (préc.) : en l’espèce, l’intéressée s’était vue confisquer son passeport lors d’un contrôle effectué dans un aéroport. Dans l’attente d’un contrôle de son identité et de sa nationalité, elle a été placée en zone d’attente pendant 4 jours. La durée excessive de ce placement conduit les juges à considérer qu’une voie de fait a été commise par l’administration.
– TC, 15 février 2010, requête numéro 3722, Taharu (RFDA 2010, p.1057, chron. Terneyre) : constitue une voie de fait l’abattage d’arbres situés sur un terrain privé, sans l’accord du propriétaire, par des détenus, à l’instigation et sur les instructions du directeur du centre pénitentiaire, avec les matériels du centre, pour améliorer la vue depuis son logement de fonction. Dès lors, le litige introduit par la requérante pour obtenir l’indemnisation de ses préjudices consécutifs à cette voie de fait relève de la juridiction judiciaire, sans préjudice de la possibilité pour l’Etat d’exercer l’action récursoire contre son agent dans la mesure où il apparaîtrait que la faute présenterait un caractère personnel.
On pouvait pourtant s’interroger sur la légitimité de la survivance de la théorie de la voie de fait puisqu’il n’existe plus aujourd’hui aucune raison d’ordre juridique ou pratique susceptible de légitimer l’existence de cette théorie. Bien au contraire, le maintien de cette théorie ne faisait que compliquer les choses pour le requérant lequel, en raison de la difficulté de définir précisément les domaines respectifs de la voie de fait et du référé liberté, risque de se tromper de juge.
C’est pour cette raison que la jurisprudence a fini par évoluer dans le cadre d’un processus qui s’est déroulé en plusieurs temps.
Dans un premier temps, le juge du référé liberté a accepté de se reconnaître compétent dans des affaires relevant de la voie de fait par manque de procédure. Ainsi, dans une ordonnance Société Lidl du 23 mars 2001 (requête numéro 231559, Société Lidl (Rec. p.154 ; BJDU 2001 p.111, note Bonichot ; RFDA 2001, p.765) le juge des référés s’est reconnu compétent pour connaître d’une demande contestant le maintien de scellés sur un bâtiment commercial, ce qui constitue de façon évidente une exécution forcée caractéristique d’une voie de fait. Cette solution n’était toutefois pas très surprenante puisque l’article L. 521-2 du Code de justice administrative vise expressément les atteintes commises par l’administration dans l’exercice de ses pouvoirs, par opposition à celles commises en dehors de ses pouvoirs, hypothèse caractéristique d’une voie de fait par manque de droit.
On peut ainsi considérer que, la rédaction de l’article L. 521-2 n’excluait pas la compétence du juge du référé liberté en cas de voie de fait pour manque de procédure.Il en va tout autrement, en revanche, concernant les voies de fait par manque de droit.
En dépit de la rédaction non ambiguë de l’article L. 521-2 le juge du référé liberté s’est pourtant reconnu à plusieurs reprises compétent pour ordonner des mesures propres à faire cesser une voie de fait par manque de droit, mais sans pour autant qualifier expressément les agissements en cause de voie de fait.
Exemple :
–CE, 9 avril 2004, requête numéro 263759, Vast (Rec. p. 173 ; JCP A 2004, 1318, note Rouault ; JCP A 2004, 1319, note Moreau ; RFDA 2004, p. 778, concl. Boissard) : il est enjoint au maire d’une commune de donner à ses services toutes instructions pour qu’il soit immédiatement mis fin à l’application de la note du 5 novembre 2003 prescrivant l’ouverture systématique des plis adressés aux adjoints du maire.
Finalement, le juge des référés du Conseil d’Etat, privilégiant une lecture pour le moins audacieuse de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative a décidé que « sous réserve que la condition d’urgence soit remplie, il appartient au juge administratif des référés … d’enjoindre à l’administration de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété, lequel a le caractère d’une liberté fondamentale, quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait » (CE, ord. réf., 23 janvier 2013, Commune de Chirongui, requête numéro 365262 : AJDA 2013, p. 788, chron. Domino et Bretonneau ; Dr. adm. 2013, 2, note Gilbert ; JCP A 2013, 2047, note Pauliat et 2048, note Le Bot ; RFDA 2013, p. 299, note Delvolvé).
Cette décision est contestable sur le plan des principes, puisqu’elle s’applique à des cas de voie de fait par manque de droit, donc à des hypothèses où l’administration est sortie du cadre de ses pouvoirs, alors que, rappelons-le, l’article L. 521-2 du Code de justice administrative vise l’hypothèse où elle exerce l’un de ses pouvoirs. En revanche, cette solution est conforme à la notion de bonne administration de la justice ainsi qu’à la garantie d’un recours effectif.
Il était évident, à partir de cette décision, que le justiciable bien informé avait tout intérêt, en cas d’atteinte grave et manifestement illégale portée par l’administration au droit de propriété ou à une liberté fondamentale, à saisir le juge du référé liberté plutôt que le juge judiciaire. Il avait ainsi l’assurance de ne pas se tromper de juge, le juge des référés acceptant désormais de se prononcer alors même qu’une voie de fait est constituée, en tout cas si la condition d’urgence visée par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative est remplie. En revanche, s’il saisit le juge judiciaire, il s’exposera à une éventuelle décision d’incompétence ou au déclenchement d’une procédure de conflit positif, dans le cas ou ce juge ou le préfet considérerait que l’administration a agit « dans le cadre de ses pouvoirs ». Réduite ainsi dans son utilité pratique, la théorie de la voie de fait avait vocation sinon à disparaître, au moins à voir son utilisation fortement réduite.
Ce mouvement ne peut qu’être accéléré par la jurisprudence Bergoend et on peut considérer, au final, que la voie peut très bien disparaître. Certes, le juge judiciaire demeurerait compétent en cas d’extinction du droit de propriété et d’atteinte à la liberté individuelle, dans le sens restreint qui lui est donné par la jurisprudence constitutionnelle. Mais dans la deuxième hypothèse, la référence à la voie de fait paraît aujourd’hui inutile, dès lors que la compétence du juge judiciaire peut être directement fondée sur les dispositions de l’article 66 de la Constitution.
3° Emprise
L’emprise, telle est conçue à l’origine, concerne les atteintes portées par l’administration à la propriété privée lorsqu’elles se manifestent par une occupation ou une dépossession, temporaire ou définitive, partielle ou totale (TC, 17 mars 1949, Société Hôtel du Vieux Beffroi : Rec. p.592.- TC, 17 mars 1949, Société Rivoli-Sébastopol : Rec. p.594 ; S. 1950, p.31, concl. Delvolvé, note Mathiot ; D. 1949, p.209, concl. Delvolvé et note P.-L. J.). Par ailleurs, elle concerne seulement la propriété privée des immeubles, ce qui exclut non seulement les meubles, mais également les différents démembrements du droit de propriété.
Exemple :
– TC, 26 octobre 1981, requête numéro 02197, Syndicat des copropriétaires de l’immeuble Armenonville c. Ville de Cannes (Rec. p. 501 ; CJEG février 1982, p. 71 , note Maillot ; AJDA 1982, p. 528): l’emprise n’est pas constituée dans un cas où l’administration porte atteinte à une servitude de passage.
Toutefois, s’agissant des démembrements de la propriété privée, cette jurisprudence connaît une exception notable pour les titulaires de concessions funéraires (TC, 6 juillet 1981, requête numéro 02193, Jacquot c. Commune de Maixe : Rec. p. 507 ; Gaz. Pal. 1982, 1, 290, note Melin.- CAA Marseille, requête numéro 99MA00943, 9 février 2004, M. Sauveur Y.), ce qui se justifie par le caractère très particulier de ce droit.
La jurisprudence distingue deux types d’emprises.
Il s’agit tout d’abord de l’emprise régulière. Dans ce cas l’occupation ou la dépossession ont été opérées en vertu d’un texte, et la juridiction administrative est alors seule compétente (V. ainsi réitérant ce principe Cass. 1re civ., 15 juin 2016, pourvoi numéro 15-21.628, SARL les Horizons), sauf si le texte en dispose autrement. Le principe susmentionné s’applique notamment au cas des réquisitions municipales visées par l’article L. 2212-2 4°du Code général des collectivités territoriales.
Il s’agit ensuite de l’emprise irrégulière, qui présente ce caractère dans les cas où elle n’a pas été autorisée.
Exemples :
– Cass. 3ème civ., 7 mai 1996, pourvoi numéro 93-15.179, SCI Azul résidence et a. c. SEMAP : la Cour casse une ordonnance d’expropriation alors que l’administration avait déjà pris possession des lieux. L’annulation juridictionnelle ayant un caractère rétroactif, l’occupation du terrain est donc irrégulière.
– TC, 21 juin 2004, requête numéro C3400, SCI Camaret (Mon. TP 17 septembre 2004, p. 87 et 388 ; AJDA 2004, p. 1722 ; JCP A 2005, 1116, note Rouault) : constitue une emprise irrégulière l’implantation d’une canalisation qui s’écarte de 20 à 40 mètres du tracé du plan annexé à la convention préalablement conclue.
– TC, 13 décembre 2010, requête numéro 3798, Valladon (RFDA 2011, p.427) : les travaux réalisés par une commune sur une parcelle, alors présumée n’avoir pas de maître et susceptible, à ce titre, d’être appréhendée par l’Etat, procèdent d’une emprise irrégulière relevant de la compétence de la juridiction judiciaire, la prise de possession ayant précédé une décision préfectorale d’appréhension qui n’est pas intervenue.
Dans ce second cas, il a été longtemps établi un partage de compétence. D’une part, le juge administratif devait se prononcer sur le caractère régulier ou irrégulier de l’emprise dès lors que celle-ci soulevait une question relative à l’appréciation de la légalité ou à l’interprétation d’un acte administratif.
Exemple :
– CE, 23 juillet 2010, requête numéro 332761, Françoise P. (Dr. adm. 2010, 147, note Melleray) : le juge judiciaire n’avait pas à saisir le juge administratif d’une question préjudicielle dès lors que EDF ne justifiait en l’espèce d’aucun titre l’autorisant à instaurer une servitude sur une parcelle appartenant à la requérante.
Si l’emprise était irrégulière, c’est le juge judiciaire qui en réparait ses conséquences.
Cette solution a toutefois vu son champ d’application restreint par l’arrêt du Tribunal des conflits du 9 décembre 2013, Epoux Panizzon (requête numéro 3931, préc.- V. également TC, 11 janvier 2016, requête numéro 4040, Réseau ferré de France : AJDA 2016, p. 1344, note Sudres). Désormais, c’est le juge administratif qui est compétent pour statuer sur les demandes d’indemnisation de préjudices nés d’une emprise irrégulière, sauf si celle-ci est caractérisée par « l’extinction » du droit de propriété, celle-ci étant assimilée, comme on l’a évoqué plus haut, à « une dépossession définitive ». On retrouve donc ici la même exception à la compétence du juge administratif qu’en matière de la voie de fait, ce qui a pour effet indirect de rendre inopérante du point de vue de la répartition des compétences juridictionnelles la distinction entre emprise régulière et emprise irrégulière. Dans ce sens, la jurisprudence Epoux Panizzon est directement liée à la jurisprudence Bergoend et elle est inspirée par la même idée de bonne administration de la justice.
Il faut enfin relever que dans le cadre de la théorie de l’emprise, le juge judiciaire n’est pas compétent pour adresser des injonctions à l’administration, notamment en vue qu’elle restitue les lieux (Cass. 1ère civ., 1er juin 2011, pourvoi numéro numéro 10-30.710, Champigny c. Commune de Messemé : JCPA 2012, 2062, note Renard-Payen). De ce point de vue également, la simplification introduite par l’arrêt Epoux Panizzon est la bienvenue : plutôt que de saisir le juge administratif en vue qu’il annule l’acte à l’origine de l’emprise irrégulière et qu’il prononce une injonction d’y mettre fin, avant de saisir le juge judiciaire pour obtenir une indemnisation, le justiciable peut désormais faire sanctionner l’emprise irrégulière par le seul juge administratif. Selon cette nouvelle approche, la théorie de l’emprise semble tout aussi en danger que celle de la voie de fait.
Pour aller plus loin :
–Arrighi de Casanova (J.), Stahl (J.-H.), Tribunal des conflits : l’âge de la maturité : AJDA 2015, p. 575.
–Chabanol (D.), Faut-il brûler le Tribunal des conflits ? : AJDA 1988, p.736.
–Bouthinon-Dumas (H.), Sotiropoulou (A.), Pour quelles raisons les privilèges des actionnaires publics fondés sur le droit des sociétés entravent-ils la liberté de circulation des capitaux ? .- Analyse critique de la jurisprudence de la CJCE sur les golden shares de seconde génération : Rev. Droit bancaire et financier 2009, 21.
–Eveillard (G.), Les matières réservées par nature à l’autorité judiciaire : AJDA 2017, p. 101.
–Fatôme (E.), À propos de la distinction entre établissements publics à caractère administratif et établissements publics à caractère industriel et commercial : Mélanges Chapus, 1992, p. 171.
–Fouchet (J.), L’attribution d’une mission de service public aux sociétés de courses de chevaux : JCP A 2011, 2091.
–Gazier (F.), Réflexions sur les symétries et dissymétries du Tribunal des conflits : RFDA 1990, p. 745.
–Hocquet-Berg (S.), La lente agonie de la voie de fait : Resp. civ. et assur. 2004, étude 13.
–Long (M.), Service public, services publics : déclin ou renouveau ? : RFDA 1995, p.497.
–Machelon (J.-P), La loi de 1838 sur les aliénés : la résistance au changement : RDP 1984, p.1005.
– Melleray (F.), Que reste-t-il de la jurisprudence Septfonds ?, note sur TC, 17 octobre 2011, SCEA Chéneau c. INAPORC et M. C. et a. c. CNIEL : Dr. adm. 2012, 10.
–Normand (J.), Le juge judiciaire, juridiction d’exception des atteintes portées par les autorités administratives à la liberté individuelle : RTDC 1998, p.181.
–Pouyaud (D.), note sur TC, 6 juillet 2000, Bonato c. APEILOR : RFDA 2009, p.1229.
–Schultz (P.), La fonction d’arbitrage des compétences juridictionnelles par le renvoi des cours souveraines au Tribunal des conflits, RDP 1994, p.767.
–Seiller (B.), Evolution de la conception française du service public et de son dualisme : AJDA 2007, p. 1752
–Seiller (B.), L’érosion de la distinction SPA – SPIC : AJDA 2005, p. 407.
–Seiller (B.), Le Tribunal des conflits renforcé : JCP A 2015, 2082.
–Tukov (Ch.), L’autorité judiciaire, gardienne exclusive de la liberté individuelle ? : AJDA 2016, p. 936.