Section VII : La légalité de crise
Les autorités administratives ne sont tenues de respecter les règles normales de la légalité que lorsqu’elles sont placées dans des circonstances elles-mêmes considérées comme normales. Ainsi, lorsque la défense de l’intérêt général l’exige, le principe de légalité va s’atténuer, principalement pour l’édiction de mesures de police. Vont alors s’appliquer des règles spéciales qui sont issues le plus souvent de la jurisprudence.
Le principe de légalité peut ainsi être adapté en cas d’urgence. C’est le cas, lorsque l’urgence permet à l’administration de procéder à l’exécution forcée d’une de ses décisions, alors qu’elle aurait dû normalement saisir au préalable un juge (TC, 2 décembre 1902, Société immobilière Saint-Just : Rec. p.713 ; S. 1904, 3, p. 17, note Hauriou). La même adaptation des règles peut être observée dans des cas où l’urgence excuse la violation des règles normales de compétence ou de procédure.
Exemple :
– CE Sect., 19 février 1982, requête numéro 19647, requête numéro 19723, Perez (Rec. p.83) : la décision contestée avait pour effet de retirer un agrément délivré à un boulanger lui permettant de recruter un apprenti. Ce retrait n’avait pas été précédé des formalités exigées par les textes, mais pour autant il était légal en raison de l’urgence résultant de la nature des infractions au Code du travail relevées à l’encontre du requérant et par la gravité des risques auxquels était exposé son apprenti.
Il existe, par ailleurs des « circonstances exceptionnelles » qui permettront également d’atténuer la portée du principe de légalité.
Ces circonstances peuvent être visées par les textes et d’abord des textes constitutionnels. On retrouve ainsi cette notion dans les articles 16 de la Constitution, relatif aux pouvoirs exceptionnels du Président de la République et 36, relatif à l’état de siège.
Ces textes peuvent également être législatifs. On peut ici mentionner la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combats et milices privées qui autorise le conseil des ministres à procéder à la dissolution d’associations portant notamment atteinte à l’ordre public ou à l’intégrité du territoire ou qui provoquent des manifestations armées dans la rue. Ces dispositions ont été reprises à l’article L. 212-1 du Code de sécurité intérieure (pour une illustration récente V. CE, ord. réf., 23 juillet 2013, requête numéro 370305, Association envie de rêver). Il faut aussi mentionner la loi du 3 juillet 1877 relative aux réquisitions militaires, qui autorise les réquisitions de biens, de service et de personnes en cas de mobilisation partielle ou totale de l’armée. Cette loi a été abrogée et ses dispositions ont été reprises dans le livre II de la partie II du Code de la défense. On peut également citer l’article L. 2141-1 du Code de la défense, qui a repris les dispositions de l’ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959 sur l’organisation générale de la défense, relatif à l’utilisation de la « mise en garde ». Il s’agit, dans cette hypothèse, dans un contexte de risque de guerre, de conférer au Président de la République de très larges pouvoirs, permettant la réquisition des personnes, des biens et des services ainsi que la convocation des réservistes. Ces différents textes législatifs, dont l’application est rare, ne seront pas plus détaillés, contrairement à la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relatif à l’état d’urgence qui présente une grande actualité.
Il existe enfin, en dehors des textes, une notion de circonstances exceptionnelles dégagée par la jurisprudence.
§I – Les pouvoirs exceptionnels du Président de la République dans le cadre de l’article 16 de la Constitution
On retrouve la notion de circonstances exceptionnelles dans l’article 16 de la constitution, que l’on déjà évoqué plus haut (V. supra p.36 s.). Rappelons que cet article autorise le Président de la République, dans des cas de crise grave, à prendre des mesures relevant à la fois du domaine de la loi et de celui du règlement. La décision de recours à l’article 16 est un acte de gouvernement et elle donc inattaquable. En revanche, s’agissant des mesures prises en application de l’article 16, si celles qui relèvent du domaine de la loi sont inattaquables, celles qui relèvent du domaine du règlement sont des actes administratifs susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (CE Ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens, préc.).
§II – L’état de siège
Doit également être mentionné l’article 36 de la Constitution relatif à l’état de siège qui se caractérise par le transfert de pouvoirs de police de l’autorité civile à l’autorité militaire, la création de juridictions militaires et l’extension des pouvoirs de police. L’article 36 se borne à mentionner que « l’état de siège est décrété en conseil des ministres. Sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement ». L’actuel article L. 2121-1 du Code de la défense précise quant à lui que l’état de siège peut être déclaré « en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée » (V. CE, 28 février 1919, Dame Dol et Laurent : Rec. p. 208 ; S. 1918-1919, III, p. 33, note Hauriou ; RDP 1919, p. 338, note Jèze). Il faut relever que la décision déclarant l’état de siège n’est pas un acte de gouvernement et qu’elle peut donc faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (CE, 23 octobre 1953, Huckel : Rec. p. 452). Par ailleurs, à la différence de l’hypothèse visée par l’article 16 de la Constitution, l’état de siège ne modifie pas la répartition des compétences constitutionnelles.
§III – L’état d’urgence
Si l’état de siège n’a jamais été déclaré sous la V° République, il en va tout autrement concernant l’hypothèse de l’état de d’urgence qui est visée, par la loi n°55-385 du 3 avril 1955.
L’état d’urgence est généralement considéré comme relevant d’un degré inférieur à l’état de siège notamment parce c’est aux autorités civiles – et non militaires – qu’il confère des pouvoirs exceptionnels.
Plus précisément, l’article 1 de la loi de 1955 prévoit que « l’état d’urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire … , soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Lorsque ces conditions sont réunies, l’état d’urgence est déclaré par décret en Conseil des ministres. Cette décision, comme celle déclarant l’état de siège, n’est pas un acte de gouvernement et elle peut donc faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (V. CE ord. réf., 14 novembre 2005, requête numéro 286835, Rolin : Rec. p. 499 ; AJDA 2006, p. 501, note Chrestia). C’est un contrôle restreint qui est alors exercé par le juge administratif. Comme pour ce qui concerne l’état de siège, au-delà de douze jours, la prorogation de l’état d’urgence ne peut être autorisée que par la loi.
L’état d’urgence a été déclaré plusieurs fois pendant la guerre d’Algérie, mais également en 1985 lors de troubles en Nouvelle-Calédonie. Plus récemment, l’état d’urgence a été déclaré à l’occasion des violences urbaines d’octobre 2005. Enfin, à la suite des attentats du 13 novembre 2015, l’état d’urgence a été déclaré par le décret n°2015-1475 du 15 novembre 2015, puis prolongé pour des périodes comprises entre trois mois et six mois par la loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015, par la loi n°2016-162 du 19 février 2016, par la loi n°2016-629 du 20 mai 2016, par la loi n°2016-987 du 21 juillet 2016, par la loi n°2016-1767 du 19 décembre 2016 et par la loi n°2017-1154 du 11 juillet 2017.
Le caractère inédit des évènements terroristes qui ont été à l’origine du déclenchement de l’état d’urgence en 2015 a relancé le débat sur sa constitutionnalisation. Cette piste avait déjà été évoquée en 2007 par le comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions (dit comité Balladur). La révision de 2015 a toutefois échoué, faute d’obtenir un vote identique des deux assemblées, nécessaire pour soumettre le projet au congrès, et alors même que la raison de ce blocage n’était pas liée à la question de l’état d’urgence, mais à celle, beaucoup plus polémique, de la déchéance de nationalité également inscrite dans le projet.
De nombreux types de mesures peuvent être prises dans le cadre de l’état d’urgence. Le Conseil constitutionnel a estimé sur ce point que si « la Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence », il lui appartient « dans ce cadre, d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République » ce qui n’est pas du tout simple à assurer (CC, 22 décembre 2015, numéro 2015-527 QPC : Dr. adm. 2016, 46, note Eveillard ; JCP A 2016, 6, note Verpeaux ; RFDA 2016, p. 123, note Roblot-Troizier ; RFDC 2016, p. 123, note Roux).
L’article 5 de la loi du 3 avril 1955, modifié par la loi n°2017-1154 du 11 juillet 2017 et suite à l’invalidation par le Conseil constitutionnel du 2° de cet article qui permettait d’instituer des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé (CC, 11 janvier 2018, numéro 2017-684 QPC), permet au préfet de prendre deux types de mesures. D’une part, il lui permet d’interdire par arrêté la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures qu’il fixe, ce qui revient pour l’essentiel à établir un couvre-feu. D’autre part, le préfet peut interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics. Ces dispositions sont issues de la loi n°2017-1154 du 11 juillet 2017 intervenue suite à la censure des anciennes dispositions de l’article 5, 3° de la loi de 1955 par la décision numéro 2017-635 QPC du Conseil constitutionnel du 9 juin 2017 (Dr. adm. 2017, 42, note Eveillard) qui permettaient de prononcer une interdiction de séjour à l’encontre de « toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics », ce qui est une formule beaucoup plus large que l’actuelle rédaction de cet article. En cas d’interdiction de séjour, conformément aux exigences du Conseil constitutionnel, l’arrêté énonce la durée, limitée dans le temps, de la mesure, les circonstances précises de fait et de lieu qui la motivent, ainsi que le territoire sur lequel elle s’applique, qui ne peut inclure le domicile de la personne intéressée. Le préfet doit également prendre en compte la vie familiale et professionnelle de l’intéressé.
L’article 6 de la loi du 3 avril 1955 permet ensuite au ministre de l’Intérieur de prononcer des assignations à résidence qui peuvent concerner, depuis la loi n°2015-501 du 20 novembre 2015, toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics », alors que l’ancienne version de cet article visait seulement les personnes dont « l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics » (sur la conformité à la Constitution de ces dispositions V. CC, 22 décembre 2015, n°2015-527 QPC, préc.). Ces mesures ont été particulièrement nombreuses dans le cadre de l’état d’urgence déclenché à partir du 15 novembre 2015 puisqu’on en dénombre pas moins de 752. Si elles peuvent faire l’objet d’une procédure de référé liberté (CE Sect., 11 décembre 2015, numéro 395009, Domenjoud : Rec. p. 437, concl. Domino ; AJDA 2016, p. 247, chron. Dutheillet de Lamothe et Odinet ; Dr. adm. 2016, 25, note Eveillard ; JCP A 2015, act. 1068, obs. Erstein ; RFDA 2016, p. 105, concl. Domino et p. 123, note Roblot-Troizier.- CE, ord. réf., 4 juillet 2016, numéro 400945, Knittel), les recours contre ces mesures ont en général été rejetés par le juge des référés du Conseil d’Etat (V. toutefois CE, ord. réf., 22 janvier 2016, requête numéro 396116, M. B). Notons cependant que le juge répressif, sur le fondement de l’article L. 111-5 du Code pénal, peut apprécier la légalité d’un arrêté d’assignation à résidence dès lors que de cet examen dépend la solution du procès pénal qui lui est soumis (Cass. crim., 3 mai 2017, pourvoi numéro 16-86.155).
Il faut aussi relever que la loi n°2016-1767 du 19 décembre 2016, modifiant ces dispositions, avait voulu subordonner la prolongation d’une assignation à résidence au-delà de douze mois à une autorisation préalable du même juge des référés du Conseil d’Etat. Le Conseil constitutionnel a censuré ces nouvelles dispositions au motif qu’elles étaient contraires au principe d’impartialité et au droit à exercer un recours juridictionnel effectif (CC, 16 mars 2017, numéro 2017-624 QPC). En effet, elles conféraient au Conseil d’Etat la compétence d’autoriser, par une décision définitive et se prononçant sur le fond, une mesure d’assignation à résidence sur la légalité de laquelle il était susceptible de se prononcer ultérieurement comme juge de dernier ressort. La même décision a également formulé trois réserves d’interprétation encadrant la possibilité qu’une mesure d’assignation à résidence puisse être renouvelée au-delà de douze mois par périodes de trois mois sans qu’il soit porté une atteinte excessive à la liberté d’aller et de venir (sur la prise en compte de ces réserves d’interprétation pour le juge du référé liberté V. CE, ord. réf., 25 avril 2017, numéro 409677).
La loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 a ensuite ajouté un article 6-1 à la loi du 3 avril 1955 permettant la dissolution par décret en conseil des ministres des « associations ou groupements de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent ».
L’article 8 de la loi permet quant à lui au ministre de l’Intérieur, pour l’ensemble du territoire où est institué l’état d’urgence, et au préfet, dans le département, d’ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature. Cet article a été complété par la loi n°2016-987 du 21 juillet 2016 qui permet désormais d’ordonner la fermeture « des lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes » (sur ce point V. CE, ord. réf., 6 décembre 2016, requête numéro 405476, Association islamique Malik Ibn Anas.- CE, ord. réf., 20 janvier 2017, requête numéro 406618, Association Centre culturel franco-égyptien – Association maison d’Egypte).
L’article 11 de la loi autorise enfin le décret déclenchant l’état d’urgence ou la loi le prorogeant à autoriser des perquisitions administratives. Dans sa rédaction actuelle, cet article permet la perquisition « y compris (d’un) domicile (…) lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ».
Les nouvelles dispositions issues de la loi du 20 novembre 2015 avaient été déclarées conformes à la Constitution, exceptées celles qui permettaient à l’autorité administrative de copier au cours de la perquisition « toutes les données informatiques auxquelles il aura été possible d’accéder », cette hypothèse étant assimilée par le Conseil constitutionnel à une saisie non autorisée par un juge (CC, 19 février 2016, numéro 2016-536, QPC : Constitutions 2016, 100, note Domingo. – V. également sur la question de la saisie et de l’exploitation des données informatiques et l’inconstitutionnalité résultant du fait que la loi n’avait pas prévu de délai d’effacement des données après l’état d’urgence, CC, 2 décembre 2016, numéro 2016-600 QPC). Suite aux décisions susvisées du Conseil constitutionnel, l’article 11 de la loi de 1955 a été ensuite complété par la loi n°2016-987 du 21 juillet 2006 puis par la loi n°2017-528 du 28 février 2017. Dans sa dernière version, issue de la loi n°2017-258 du 28 février 2017 l’article 11 de la loi de 1955 précise qu’une « perquisition ne peut avoir lieu entre 21 heures et 6 heures, sauf motivation spéciale de la décision de perquisition fondée sur l’urgence ou les nécessités de l’opération ».
Sur le fondement de ces dispositions, ce ne sont pas moins de 4444 perquisitions administratives qui ont été pratiquées dans le cadre de l’état d’urgence déclenché le 15 novembre 2015. Le régime juridique de ces perquisitions a été précisé par le Conseil d’Etat dans un avis d’Assemblée du 6 juillet 2016, Napol et a. et Thomas et a. (avis numéro 398234, avis numéro 399135 : Rec. p. 320, concl. Bourgeois-Machureau ; AJDA 2016, p. 1635, chron. Dutheillet de Lamothe et Odinet ; Dr. adm. 2016, 58, note Eveillard ; JCP A 2016, 2016, 2256, note Verpeaux ; JCP G 2016, 1079, note Türk ; RDP 2017, p. 491, note Pauliat ; RFDA 2016, p. 943, note Le Bot). Le Conseil d’Etat affirme d’abord la compétence du juge administratif pour connaître des actions contentieuses relatives aux perquisitions, étant précisé que la chambre criminelle de la Cour de cassation s’estime concurremment compétente, en application de l’article L. 111-5 du Code pénal, pour apprécier la légalité de l’ordre de perquisition, lequel détermine la régularité de la procédure pénale (Cass. crim., 13 décembre 2016, pourvoi numéro 16-82.176 : D. 2017, 1175, note Beaussonie ; Dr. adm. 2017, 20, note Eveillard ; JCP 2017, 206, note Robert). Le Conseil d’Etat a ainsi admis la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre les décisions prises par l’autorité administrative. Il relève que « la circonstance qu’elles ont produit leurs effets avant la saisine du juge n’est pas de nature à priver d’objet de recours ». Concernant les modalités de contrôlé de la légalité des ordres de perquisition, l’avis du 6 juillet 2016 précise d’abord que si leur motivation est exigée, cette exigence, conformément à l’article L. 211-6 du Code des relations entre le public et l’administration, est écartée en cas « d’urgence absolue ». En l’absence de motivation, il appartient au juge « d’apprécier au cas par cas, en fonction des circonstances particulières de chaque espèce, si une urgence absolue a fait obstacle à ce que la décision comporte une motivation même succincte » (V. ainsi censurant une perquisition insuffisamment motivée CE, 28 décembre 2017, numéro 410441, Mme G… et a.– V. en revanche concluant au caractère suffisant de la motivation CAA Nancy, 26 septembre 2017, numéro 17NC00246, Ministre de l’Intérieur). Comme le précise l’article 11 de la loi de 1955, la motivation, lorsqu’elle est exigée, doit porter mention du lieu et du moment de la perquisition. Du point de vue du contrôle de la légalité interne de l’ordre de perquisition, ensuite « il appartient au juge administratif d’exercer un entier contrôle du respect » des conditions visées par cet article. Il s’agit ainsi de s’assurer que « la mesure ordonnée était adaptée, nécessaire et proportionnée à sa finalité, dans les circonstances particulières qui ont conduit à la déclaration de l’Etat d’urgence » (V. CAA Paris, 12 juillet 2017, numéro 17PA01020, Nacef). Enfin, en cas de perquisition illégale, la responsabilité pour faute de l’Etat peut être à l’égard des personnes concernées par la perquisition. En revanche, les tiers victimes d’un dommage bénéficient d’un régime de responsabilité sans faute de l’Etat sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques (sur ces questions V. infra p. 703).
Le prolongement exceptionnel de l’état d’urgence déclaré à partir du 15 novembre 2015 n’a pas manqué de générer des débats nombreux concernant la pertinence de son maintien au regard des nécessités de préservation de l’ordre public. Dans une ordonnance du juge des référés du 27 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d’Etat a ainsi refusé de suspendre l’état d’urgence ou d’ordonner au Président de la République d’y mettre fin (CE, ord. réf., requête numéro 286835, Ligue des droits de l’Homme et a. : Rec. p. 8 ; RFDA 2016, p. 355, note Baranger).
Finalement, c’est l’introduction de certaines mesures de l’état d’urgence dans le droit commun, par la loi n°2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, qui a permis de mettre un terme à l’état d’urgence. C’est le cas en particulier concernant l’instauration de périmètres de protection, la fermeture de lieux de culte, d’assignations à résidence et de perquisitions administratives appelées par la loi « visites à domicile ». Toutefois les modalités de mise en oeuvre de ces mesures sont sensiblement différentes que celles existant dans le cadre de l’état d’urgence. Ainsi, par exemple, les « visites à domicile » doivent être autorisées par le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris, alors que c’est le juge administratif qui opère un contrôle a posteriori de la légalité des perquisitions administratives dans le cadre de l’état d’urgence. De même, dans le cadre de l’état d’urgence, ces perquisitions peuvent être ordonnées « (s’il) existe des raisons sérieuses de penser (qu’un) comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics », alors que dans le cadre de la loi de 2017 elles doivent être justifiées « aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme ».
L’essentiel de ce dispositif a été jugé conforme à la Constitution exception faite de deux points particuliers concernant les assignations à résidence et plus particulièrement l’article L. 228-2 du Code de sécurité intérieure (CC, 16 février 2018, numéro 2017-691 QPC, Ben Abbes : Dr. adm. 2018, 28, note Eveillard). Cet article prévoyait, tout d’abord, qu’un recours pour excès de pouvoir pouvait être formé devant le tribunal administratif dans un délai d’un mois après la notification de la mesure ou la notification de son renouvellement. Pour les juges « compte tenu de l’atteinte qu’une telle mesure porte aux droits de l’intéressé, en limitant à un mois le délai dans lequel l’intéressé peut demander l’annulation de cette mesure et en laissant ensuite au juge un délai de deux mois pour statuer, le législateur a opéré une conciliation manifestement déséquilibrée entre les exigences constitutionnelles précitées et l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public ». Ensuite, les mêmes dispositions prévoyaient que toute décision de renouvellement de la mesure étant notifiée à la personne en cause au plus tard cinq jours avant son entrée en vigueur, celle-ci pouvait saisir, dans les quarante-huit heures, le juge des référés du tribunal administratif, sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, afin qu’il ordonne toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde de ses droits et libertés. Le recours est suspensif. Or, ce recours, tel qu’il est concçu, ne vise qu’à sanctionner les atteintes graves et manifestement illégales aux libertés fondamentales. Il en résulte « qu’en permettant que la mesure contestée soit renouvelée au-delà de trois mois sans qu’un juge ait préalablement statué, à la demande de la personne en cause, sur la régularité et le bien-fondé de la décision de renouvellement, le législateur a opéré une conciliation manifestement déséquilibrée entre les exigences constitutionnelles précitées et l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public ». Au regard du caractère manifestement excessif des conséquences que cette censure pourrait avoir, la date de l’abrogation des dispositions litigieuses a toutefois été reportée au 1er octobre 2018.
§IV – La notion jurisprudentielle de circonstances exceptionnelles
En dehors de l’application de ces textes, la notion de circonstances exceptionnelles a également été reconnue par la jurisprudence (CE, 28 juin 1918, Heyriés : Rec. p. 651 ; S. 1922, III, p. 49, note Hauriou). Cette jurisprudence, a vocation à s’appliquer dans des circonstances extrêmement troublées, en cas de guerre ou en cas de grave catastrophe naturelle, comme par exemple une éruption volcanique (CE, 18 mai 1983, requête numéro 25308, Rodes : Rec. p. 199) ou la menace d’effondrement d’un immeuble (CAA Lyon, 21 mai 1991, requête numéro LY00406, Ville de Lyon : Rec. p. 524).
En cas de circonstances exceptionnelles, l’autorité administrative pourra être dispensée des conditions de forme et de procédure qui sont normalement exigées par les textes. Du point de vue du contenu des actes, elle pourra prendre des décisions qui, dans des circonstances considérées comme normales, seraient considérées comme illégales.
Exemple :
–CE, 18 mai 1983, Rodes (préc.) : le régime d’activité d’une ampleur inhabituelle qu’a connu le volcan « La Soufrière » au début du mois de juillet 1976, l’aggravation qui s’est produite au mois d’août, la menace d’une importante éruption prévue pour le 15 août ont constitué des circonstances exceptionnelles de temps et de lieu autorisant le préfet de la Guadeloupe, dans l’intérêt de l’ordre public et compte tenu de l’urgence et du caractère limité de la zone géographique concernée, à prendre des mesures d’interdiction de la circulation, d’évacuation de la population et d’interdiction de la navigation de certains navires de commerce.
La reconnaissance de circonstances exceptionnelles, si elle permet une extension des compétences et des pouvoirs des autorités administratives, donne toutefois lieu à un étroit contrôle de proportionnalité des mesures prises par le juge administratif. Ainsi, lorsqu’il n’apparaît pas d’impossibilité d’agir légalement, et si la mesure n’est pas strictement nécessaire, elle sera censurée par le juge de l’excès de pouvoir
Exemple :
– CE Ass., 12 juillet 1969, Chambre de commerce et d’industrie de Saint-Etienne (Rec. p. 379) : les « événements » de mai 1968 ne justifiaient pas que le ministre de l’Education nationale prenne par arrêté des mesures relevant normalement d’un décret. L’annulation des examens n’était par ailleurs pas nécessaire, dès lors que le ministre aurait pu se contenter de prévoir des aménagements.
Pour aller plus loin :
– Drago (R.), L’état d’urgence et les libertés publiques : RDP 1955, p. 670
– Haguenau-Moizard (C.), La législation sur l’état d’urgence – une perspective comparative : D. 2016, p. 655.
– Mayaud (Y.), L’état d’urgence récupéré par le droit commun ?.- ou de l’état d’urgence à l’état de confusion : JCP A 2016, doctr. 344.
– Wachsmann (P.), De la marginalisation du juge judiciaire en matière de libertés et des moyens d’y remédier : D. 2016, p. 473