QUATRIEME PARTIE – LES ACTES ADMINISTRATIFS
Classiquement l’identification d’un acte administratif résulte de la conjonction de trois éléments.
Un élément organique selon lequel l’acte doit être pris par une personne publique ou au nom d’une personne publique.
Un élément matériel dont il résulte que l’acte doit être pris dans le cadre d’une mission d’intérêt général.
Un élément formel en vertu duquel l’acte est soumis à un régime juridique particulier, dérogatoire du droit commun, et soumis en conséquence à la compétence du juge administratif.
Cette définition classique a été remise en cause. En effet, il a notamment été admis que des personnes privées peuvent prendre des actes administratifs. En réalité, seul l’élément formel est réellement déterminant, le caractère exécutoire des décisions administratives constituant la principale manifestation des prérogatives de puissance publique.
Le régime applicable à ces actes n’est pas uniforme. On opère ainsi une distinction entre deux grandes catégories d’actes, en fonction de la manifestation de volonté qui est l’origine de l’acte : on va ainsi distinguer les actes administratifs unilatéraux des contrats administratifs.
Chapitre un- Les actes administratifs unilatéraux
Si la notion d’acte administratif unilatéral paraît simple de prime abord, son appréhension suscite en réalité un certain nombre de difficultés. On évoquera ensuite l’élaboration, l’application et la sortie de vigueur des actes administratifs unilatéraux.
Section I- Notion d’acte administratif unilatéral
Il n’est pas toujours évident d’identifier les actes administratifs unilatéraux. Par ailleurs, certains actes administratifs unilatéraux sont insusceptibles de recours contentieux.
§I- Identification des actes administratifs unilatéraux
Les actes administratifs unilatéraux peuvent être identifiés au moyen de deux critères : un critère organique et un critère matériel.
Le critère organique est toujours prédominant de nos jours. D’utilisation simple, il permet de considérer qu’un acte administratif est un acte dont l’auteur est une autorité administrative. Le second critère s’attache non plus à l’auteur de l’acte mais à son contenu, ce qui permet de considérer que tous les actes pris par des autorités administratives ne sont pas nécessairement des actes administratifs et que des personnes privées peuvent prendre de tels actes. Il résulte de la combinaison de ces deux critères qu’un acte administratif peut émaner d’un organe non administratif et qu’un organe administratif peut prendre des actes qui ne sont pas des actes administratifs. Enfin, caractérisant également l’importance du critère matériel, il est admis que des organes administratifs peuvent prendre des actes de droit privé.
I- Actes administratifs émanant
d’organes non administratifs
Les organes juridictionnels, les organes participant au pouvoir législatif, mais également les personnes privées sont susceptibles de prendre des actes administratifs.
A-Actes administratifs adoptés par des organes juridictionnels
Les mesures prises par les autorités judiciaires qui sont relatives à l’organisation du service public de la justice présentent un caractère administratif, à la différence des mesures prises dans le cadre de l’exécution de ce service public (TC, 27 novembre
1952, requête numéro 01420, Préfet de Guyane , préc.- V. également TC, 7
septembre 2015, requête numéro 4019, Hoarau, préc.).
Cette solution ne pose guère de difficultés lorsque sont en cause des mesures relatives au recrutement et à la carrière de magistrats lesquelles, à l’évidence, présentent le caractère d’actes administratifs.
Exemples :
– CE, 27 janvier 1982, requête numéro 29523, Bertin (Rec. p. 37 ; AJDA 1982, p. 401, obs. SS ; D. 1982, p. 177, concl. Stirn) : pour l’établissement de la liste des candidats au concours de recrutement des magistrats, le procureur de la République et le garde des Sceaux interviennent « comme autorités administratives et non comme autorités judiciaires ».
– CE, 14 mai
2003, requête numéro 251481, Maron (JCPA 2003, 1637, note Taillefait) : constitue un acte administratif la décision du garde des Sceaux de procéder à l’évaluation d’un magistrat.
En revanche, la notion d’acte administratif est entendue plus strictement dès lors que la mesure contestée a un lien, même étroit, avec une procédure juridictionnelle. Ainsi, les actes des organes administratifs « intervenus au cours d’une procédure judiciaire ou se rattachant directement à celle-ci ne peuvent être appréciés soit en eux-mêmes, soit dans leurs conséquences que par l’autorité judiciaire » (TC, 2 juillet 1979, requête numéro 02134, Agelasto : Rec. p. 273)
Exemples :
– CE Sect., 27
juillet 1984, requête numéro 33630, Association SOS Défense (Rec. p. 284 ; AJDA 1984, p. 560) : la demande d’une association tendant à ce que le garde des Sceaux donne des instructions aux secrétariats-greffes de diverses juridictions de l’ordre judiciaire relatives aux conditions de la délivrance de copies de jugements ou d’arrêts, intéresse le fonctionnement du service public de la justice et ressort de la compétence de la juridiction judiciaire.
– CE Ass., 7 juillet 1978, requête numéro 10079, Croissant (Rec. p.292) : lorsqu’une chambre d’accusation donne un avis motivé sur une demande d’extradition, elle doit être considérée comme ayant exercé une attribution administrative. Cependant, si un requérant peut contester la régularité de la composition de la chambre d’accusation lors de l’examen de sa demande d’extradition, il n’est pas recevable à mettre en cause la légalité d’une délibération de l’assemblée générale et d’une ordonnance du premier président de la cour d’appel fixant la composition de cette chambre, lesquelles constituent des décisions prises par l’autorité judiciaire pour assurer le fonctionnement du service public de la justice.
– CE Sect.,
15 avril 2011, requête numéro 346213, Ribailly : la décision par laquelle le juge d’instruction décide de suspendre ou de supprimer le permis qu’il a accordé à une personne pour qu’elle rende visite à un prévenu, qu’elle soit prise en application des dispositions de l’article D. 408 du Code de procédure pénale en raison des troubles causés par le visiteur et signalés par le chef d’établissement pénitentiaire ou d’une autre disposition du Code de procédure pénale, ne saurait être regardée comme détachable de la conduite de la procédure judiciaire et relever de la compétence de la juridiction administrative.
– TC, 11 juin 2011, requête numéro 3795, Brugia : l’avis donné, en application de l’article 493 du Code civil dans sa rédaction alors en vigueur, par le président du conseil général de l’Essonne au juge des tutelles, relatif à la situation de danger dans laquelle se trouvait, selon lui, l’intéressée n’est pas détachable de la décision par laquelle le juge des tutelles a décidé de l’ouverture de la procédure judiciaire.
Une autre difficulté se pose en matière de décisions des organes administratifs relatives à l’exécution des peines. La jurisprudence distingue les décisions relatives au fonctionnement du service public pour lesquelles les juridictions administratives sont compétentes et celles qui sont « relatives à la nature et à la limite d’une peine infligée par une juridiction judiciaire » (TC, 22 février 1960, Dame veuve Fargeaud d’Epied p. 855). Il en résulte que les mesures d’individualisation de la peine, telles une semi-liberté ou une mesure de libération conditionnelle sont des mesures qui modifient le prononcé initial d’une peine et elles relèvent donc de la compétence du juge judiciaire. En revanche « les décisions (d’un) magistrat prises pour l’exécution du service pénitentiaire constituent des décisions administratives qui ne relèvent que de la juridiction administrative »(CE Sect., 5 février 1971, requête numéro 74850, Dame veuve Picard : Rec. p. 101 ; AJDA 1971, p. 147, chron. Labetoulle et Cabannes ; D. 1971, p. 503, note Moderne ; JCP 1973, éd. G, II, 17517, note Franses-Magre).
Exemple :
– CE, 26 octobre 2011, requête numéro 350081, Beaumont (Rec. tables p.838; Droit adm. 2012, 9, note Fleury) : si la décision par laquelle le juge chargé de l’application des peines détermine la durée du placement sous surveillance électronique mobile, modifie, complète ou supprime les obligations résultant de ce placement, est relative au contenu et aux limites d’une modalité d’aménagement de la peine, les mesures prises par les services de l’administration pénitentiaire pour assurer le bon état du dispositif de surveillance se rattachent au fonctionnement du service public de l’administration pénitentiaire.
B- Actes administratifs adoptés par des organes participant au pouvoir législatif
En principe, les décisions prises par les autorités des assemblées, élues ou non, ne sont pas des actes administratifs unilatéraux.
Exemples :
– CE Sect., 29 décembre 1995, requête numéro 153187, Sabaty : les décisions prises par l’Assemblée nationale d’allouer des secours à d’anciens députés se trouvant sans emploi, ainsi que la lettre refusant de communiquer ces décisions n’ont pas le caractère d’actes administratifs susceptibles d’être déférés à la juridiction administrative.
– CE, 21 juillet 1995, requête numéro 161791, Mayneris : la décision d’un parlementaire refusant de saisir le médiateur de la République n’a pas le caractère d’une décision administrative.
– CE, 16 avril 2010, requête numéro 304176, Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France : l’acte par lequel le président de l’Assemblée nationale rend public le rapport d’une commission d’enquête parlementaire est indissociable de la fonction parlementaire de contrôle dont les commissions créées par cette Assemblée et les rapports qu’elles élaborent, notamment en vue de les rendre publics, sont l’un des éléments. Il échappe de ce fait par nature au contrôle du juge de l’excès de pouvoir. La circonstance qu’en vertu de la tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs, aucune juridiction ne puisse être saisie d’un tel litige, ne saurait avoir pour conséquence d’autoriser le juge administratif à se déclarer compétent.
Par exception, cependant, l’ordonnance n°58-1110 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires a prévu la compétence de la juridiction administrative pour connaître de tous litiges d’ordre individuel concernant les agents titulaires des services des assemblées parlementaires (V. par ex. CAA Paris, 9
octobre 2006, requête numéro 03PA00167, M. Frédéric X.). En revanche, le juge administratif demeure incompétent pour connaître des recours exercés directement contre les actes règlementaires des assemblées parlementaires relatifs à leurs personnels (CAA Paris, 18
mai 2006, requête numéro 05PA03662, Becq et Szabo : AJDA 2006, p. 1482, note Trouilly). Il accepte toutefois de contrôler par voie d’exception la légalité des dispositions règlementaires adoptées par les assemblées et relatives à leurs agents, à l’occasion d’un litige portant sur la situation individuelle de ces derniers (CE, 16 janvier
1996, requête numéro 148631, Escriva : Rec. p.10 .- CE, 28 janvier
2011, requête numéro 335708, Patureau : JCP G 2011, act. 154, obs. Dubreuil).
Il est à noter que par une décision du 13 mai 2011 (numéro 2011-129 QPC : JCP A 2011, 2212, note Domingo) le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution, et plus précisément au droit à un recours juridictionnel effectif visé par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, les dispositions de l’article 8 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 concernant les litiges relatifs aux agents des assemblées parlementaires. Les juges ont considéré « qu’en ne permettant pas à une (organisation syndicale) de saisir directement la juridiction administrative d’un recours contre un acte statutaire pris par les instances d’une assemblée parlementaire, le législateur a assuré une conciliation qui n’est pas disproportionnée entre le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif et le principe de séparation des pouvoirs garantis par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ».
Si une évolution s’est donc produite concernant les agents des assemblées parlementaires, tel n’est pas le cas s’agissant statut des parlementaires eux-mêmes ce qui se comprend aisément au regard du principe de séparation des pouvoirs. Sont en effet en cause des décisions mettant en cause un statut qui « se rattache à l’exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement » (CE Ass., 4
juillet 2003, requête numéro 254850, Papon : Rec. p. 308 ; AJDA 2003, p. 1603, chron. Donnat et Casas ; RDP 2003, p. 1227, note Camby ; RFDA 2003, p. 917, concl. Vallée). Le juge administratif refuse en conséquence de se prononcer sur ce statut, par voie d’action comme par voie d’exception. Dans l’affaire Papon, il a ainsi été jugé qu’il n’appartient pas au juge administratif de connaître des litiges relatifs au régime des pensions des parlementaires (V. dans le même sens CE, 28 décembre 2009, requête numéro 320430, Ouattara). Une solution identique s’applique en matière de sanctions infligés aux parlementaires (CE, ord. réf.,
28 mars 2011, requête numéro 347869, Gremetz : D. 2011, p. 1540, note Renaudie. – CAA Paris,
12 juillet 2016, requête numéro 15PA03424 , Aubert : AJDA 2016, p. 2058, concl. Cantié ; AJDA 2017, p. 41, note Sorin).
Une seconde exception, qui concerne les litiges individuels en matière de marchés publics, a été introduite dans l’ordonnance du 17 novembre 1958 par loi n°2003-710 du 1er août 2003. Est ainsi consacrée la solution retenue par le Conseil d’Etat dans son arrêt d’Assemblée du 5 mars 1999, Président de l’Assemblée nationale (requête numéro 163328 : Rec. p. 42, concl.. Bergeal ; AJDA 1999, p. 409, chron. Raynaud et Fombeur ; D. 1999, jurispr. p. 627, Brunet ; Dr. adm. 1999, 142, note Haquet ; JCP G 1999, II, 10090, note Desclodures ; Rev. adm. 1999, p. 164, note Molandin ; RDP 1999, p. 1785, note Thiers ; CJEG 1999, p. 181, concl. Bergeal; RFDA 1999, p. 333, concl. Bergeal ; RFDC1999, p. 615, note Trémeau).
C- Actes administratifs adoptés par des personnes privée
Sont des actes administratifs les actes des personnes privées investies d’une mission de service public dès lors qu’elles mettent en œuvre des prérogatives de puissance publique confiées par habilitation à ces organismes. Pour le dire autrement, l’acte est administratif s’il est pris « dans l’accomplissement d’un service public et dans l’exercice de prérogatives de puissance publique » (CE Sect.,
22 novembre 1974, requête numéro 89828, Fédération des industries
françaises de sport : Rec. p. 577)
Exemple :
– CE, 25 juin 2001, requête numéro 234363, SAOS Toulouse football club (préc.) : constitue un acte administratif la décision de la fédération française de football portant homologation des résultats du championnat de France.
Cette hypothèse concerne notamment certaines décisions prises par les ordres professionnels, par des organismes financiers ou sociaux, ou encore par des fédérations sportives. S’agissant des fédérations sportives, les juges contrôlent également le respect des règles de procédure internes auxquelles elles se sont elles-mêmes soumises.
Exemple :
– CAA Versailles, 29 juin 2006, requête numéro 06VE00038, Fédération française de handball : l’article 6 du règlement du jury d’appel de la fédération français de handball, lequel a pour mission de traiter tous les appels formés contre les décisions des commissions nationales, précise que cette instance « comporte au moins au minimum 5 membres et au maximum 18 membres en réunion … Des membres compétents en matière de gestion économique et financière (au minimum 3, au maximum 10), peuvent être appelés à se joindre au jury d’appel pour traiter en appel les dossiers traités en première instance par la commission nationale du contrôle de gestion ». Si le jury d’appel n’est pas tenu de faire appel à des personnalités qualifiées en matière de gestion économique et financière, cette possibilité n’étant qu’une faculté qui lui est offerte, il résulte cependant des dispositions susvisées que lorsque le jury d’appel exerce cette faculté, les membres compétents en matière de gestion économique et financière doivent être au moins au nombre de trois. Or en l´espèce, le jury d´appel a eu recours, lors de la séance au cours de laquelle a été prise la décision attaquée, à une seule personnalité compétente en matière de gestion économique et financière. Ainsi, la composition de la commission était entachée d´une irrégularité de nature à avoir influé sur le sens de la décision attaquée.
En revanche, lorsque l’acte en cause ne concerne pas l’exécution même du service public, mais l’organisation interne de l’activité et notamment, pour les fédérations sportives, les règles purement sportives, il sera considéré comme une simple décision qui ne se distingue en rien de celles que peuvent prendre n’importe quelles personnes privées.
Exemples :
– CE, 29 septembre 2003, requête numéro 248140, Société UMS Pontault-Combault handball : ni l’application des dispositions techniques propres à chaque discipline ni l’appréciation des performances des participants ne peuvent être discutées devant le juge administratif. L’association requérante ne peut donc pas utilement invoquer des moyens tendant à contester l’application par un jury d’appel de la règle technique de la fédération française de handball relative au temps mort au cours d’un match.
– CE, 12 décembre 2003, requête numéro 219113, Syndicat national des enseignants professionnels de judo, jujitsu (AJDA 2004, p. 992, note Joubert-Rifaux) : le requérant demandait l’annulation de la décision implicite de rejet opposée par la fédération française de judo, jujitsu, kendo et disciplines associées à sa demande d’abrogation de certaines dispositions de ses statuts et de son règlement intérieur. La juridiction administrative est incompétente, le litige portant, d’une part, sur les statuts d’une fédération sportive qui sont des actes de droit privé et, d’autre part, sur des dispositions du règlement intérieur de cette fédération qui se bornent à reprendre lesdites clauses statutaires.
Ce raisonnement s’applique également dans d’autres domaines que celui des activités sportives.
Exemple :
– TC, 16 juin 1997, requête numéro 03050, Breton : Une assistante maternelle a reçu des enfants confiés par des associations qui, même si elles sont investies d’une mission de service public et bénéficient de financements publics, constituent des personnes morales de droit privé. Les rapports entre cette assistante maternelle et ces associations ne peuvent être que des rapports de droit privé.
II- Actes non administratifs émanant d’organes administratifs
Les plus hautes autorités administratives peuvent édicter certains actes de nature législative ainsi que des actes de gouvernement qui ont pour point commun de ne pas constituer des actes administratifs.
A- Actes législatifs
Dans des périodes de crise, des mesures prises par le pouvoir exécutif peuvent se voir reconnaître valeur législative par le juge. Tel a été le cas, notamment, des ordonnances prises par le Comité français de libération nationale et par le gouvernement provisoire de la République entre 1944 et 1946 (CE, 22 février
1946, Botton : Rec. p. 58 ; S. 1946, III, p. 56, note P.H.) ou encore des ordonnances de l’article 92 qui ont permis au gouvernement de mettre en place les institutions de la Cinquième République (CE, 12 février
1960, requête numéro 46922, Société Eky , préc. ). Il faut également mentionner les ordonnances de l’article 16 qui permettent au Président de la République de prendre notamment des actes qui relèvent normalement de la compétence du législateur, et qui seront inattaquables devant le juge administratif (CE Ass.,
2 mars 1962, Rubin de Servens, requête numéro 55049, préc.).
B- Actes de gouvernement
Les actes de gouvernement sont des actes pris par des autorités administratives dans différents domaines qui, en raison de leur nature, échappent à la compétence du juge administratif et plus généralement à tout contentieux de la légalité, par voie d´action ou par voie d´exception (Conseil d’Etat, 3ème et 8èmem SSR, 12 février 2016, requête numéro 387931, Lecuyer). L’immunité juridictionnelle conférée aux actes de gouvernement n’a été jugé contraire ni à l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH,
grde ch., 14 décembre 2006, affaire numéro 1398/03, Markovic c/
Italie) ni à l’article 13 de la même Convention garantissant un recours effectif (CE,
30 décembre 2015, requête numéro 384321, Dupin : Rec. p. 486 ; Dr. adm. 2016, 35, note Eveillard).
En revanche, les conséquences d´un acte de gouvernement peuvent entraîner la responsabilité de l´Etat. Certes, en la matière, la responsabilité pour faute de l´Etat est exclue (Conseil d’Etat Sect., 1er juin 1951, Société des étains et wolfram du Tonkin : Rec. p. 312.)
En revanche, sa responsabilité sans faute peut le cas échéant être engagée sur le fondement de la rupture de l´egalité devant les charges publiques, mais seulement si le préjudice est lié à l’acceptation d’une convention internationale (Conseil d´Etat, Assemblée, 30 mars 1966, requête numéro 50515, Compagnie générale d´énergie radioélectrique; AJDA 1966, p.350, chron, Puissoche et Lecat; D, 1966, p,582 note Lachaume; JCP 1967, 15000, note Dehaussy; RDP 1966, p.774, concl. Bernard et p.995, note Waline. -V. sur ces questions infra p.700 s.).
La catégorie des actes de gouvernement est assez difficilement appréhendable, ce qui tient notamment au fait que l’expression même d’acte de gouvernement n’apparaît pratiquement dans aucune décision (V. cependant, pour des contre-exemples récents : CE, 20 octobre
2000, requête numéro 201061, requête numéro 201063, requête
numéro 201137, Bukspan : RDP 2001, p. 311, concl. Mitjaville – CE, 21
novembre 2017, requête numéro 415289, Association nationale d’assistance aux
frontières pour les étrangers et a.).
Elle est également en constant recul, les exigences de l’Etat de droit n’étant guère compatibles avec l’idée que certains actes sont « au-dessus » de tout contentieux. La catégorie des actes de gouvernement persiste néanmoins ce qui doit conduire à s’interroger sur le contenu de cette notion ainsi que sur son évolution.
D’abord conçue de façon assez large, la catégorie des actes de gouvernement a en grande partie été vidée de son contenu. Cette évolution, qui n’est certainement pas achevée, a été rendue possible par l’abandon du critère du mobile politique qui soutenait la conception originelle de l’acte de gouvernement.
1° Conception originelle de l’acte de gouvernement
Au début du XIX° siècle, l’acte de gouvernement pouvait être défini comme tout acte de l’administration pris en considération de motivations politiques.
Cette conception apparaît très clairement dans l’arrêt du Conseil d’Etat Laffitte du 1er mai 1822 (Rec. p.371). Dans cette affaire, le Conseil d’Etat refuse de connaître de la demande d’un banquier relative au paiement des arrérages d’une rente qui lui avait été cédée par un membre de la famille Bonaparte. Les juges estiment en effet que cette réclamation « tient à une question politique dont la décision appartient exclusivement au gouvernement ».
Cette jurisprudence était confortée par le règlement du Conseil d’Etat qui prévoyait que de fortes amendes pouvaient être infligées aux avocats qui le saisissaient de recours contre des actes relevant de cette catégorie. Toutefois, une telle immunité accordée à certains actes émanant d’organes administratifs n’était guère choquante. En effet, dans un système de justice retenue et sous l’empire de la théorie de l’administrateur juge, c’est de toute façon toujours le gouvernement et le chef de l’Etat qui statuaient en dernier ressort.
L’octroi définitif au Conseil d’Etat de la justice déléguée par la loi du 24 mai 1872 lui a conféré une nouvelle liberté d’action par rapport au pouvoir politique, ce qui a permis de revenir à une conception plus étroite de l’acte de gouvernement, concrétisée par l’arrêt Prince Napoléon du 19 février 1875 (Rec. p. 155, concl. David ; D. 1875, III, p.18, concl. David). Cet arrêt marque l’abandon du critère du mobile politique au profit de critères plus objectifs.
En l’espèce, le Conseil d’Etat était saisi d’un recours du neveu de l’Empereur déchu contre la décision radiant son nom de la liste des généraux figurant sur l’annuaire militaire. A l’évidence, cette mesure avait été prise pour un mobile politique lié au changement de régime consécutif à la défaite de 1870. Le Conseil d’Etat a pourtant décidé de suivre les conclusions de son commissaire du Gouvernement selon lesquelles « pour présenter le caractère exceptionnel qui le mette en dehors et au-dessus de tout contrôle juridictionnel, il ne suffit pas qu’un acte, émané du gouvernement ou de l’un de ses représentants, ait été délibéré en Conseil des ministres ou qu’il ait été dicté par un motif politique ».
Cependant, l’arrêt Prince Napoléon n’a pas fait disparaître la catégorie des actes de gouvernement. Il a seulement restreint leur domaine, cette restriction étant la conséquence de l’abandon du critère du mobile politique.
2° Conception actuelle de l’acte de gouvernement
Comme l’expose R. Odent l’acte de gouvernement peut être défini comme « un acte accompli par le pouvoir exécutif, dans ses relations avec une autorité échappant à tout contrôle juridictionnel, c’est-à-dire principalement le législateur ou une puissance étrangère » (Contentieux administratif, cours IEP Paris 1970-1971, p. 304). Les actes de gouvernement peuvent être ainsi répartis en deux catégories : une première catégorie concerne le fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels, une seconde la conduite des relations internationales.
a- Actes se rattachant au fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels
Cette première catégorie concerne d’abord les différents actes liés aux rapports constitutionnels entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.
Ainsi, constituent des actes de gouvernement :
– Une décision refusant de déposer un projet de loi (CE, 29 novembre
1968, requête numéro 68938, Tallagrand : Rec. p. 607 ; D. 1969, p. 386, note Silvera ; RDP 1969, p. 686, note Waline alors même qu’il s’agirait de respecter les engagements internationaux de la France (CE,
26 novembre 2012, requête numéro 350492, Krikorian et a. : Rec. tables, p.528.- Tribunal des
conflits, 6 juillet 2015, K. et autres, requête numéro 03995, Krikorian et a.,
prec.)
– Un décret de promulgation d’une loi (CE, 3 novembre
1933, requête numéro 25040, Desreumeaux : Rec. p. 993 ; D. 1934, III, p.9, note Allibert – Conseil d’Etat, 3ème et 8ème SSR, 27 octobre 2015, requête numéro 388807, Fédération
démocratique alsacienne)
– Une décision de nommer un membre du Conseil constitutionnel (CE Ass., 9 avril
1999, requête numéro 195616 : Rec. p. 124 ; AJDA 1994, p. 409, chron. Raynaud et Fombeur; D. 2000, p. 335, note Serrand ; Droit adm. 1999, 141 ; RDP 1999, p. 1573, note Camby ; RDP 2000, p.376, obs. Guettier ; RFDA 1999, p.566, concl. Salat-Baroux).
– Le refus du ministre de la Défense de faire droit à une demande de modification des « conditions d’application » d’une loi (CE, 18 décembre 2009, requête numéro 310317, Association des ingénieurs divisionnaires en retraite et des anciens préparateurs en laboratoire d’électronique ministère de la Défense : JCP A 2010, 2047, note Rouault).
En revanche, il a été jugé que ne constituent pas des actes de gouvernement :
– La décision du Premier ministre de mettre en œuvre, ou de ne pas mettre en œuvre, la procédure de délégalisation de l’article 37 al. 2 de la Constitution (CE Sect., 3 décembre 1999, requête numéro 164789, requête numéro 165122, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire
– Un décret du Président de la République déclarant l’état d’urgence en application des dispositions de la loi du 3 avril 1955, l’intervention du Parlement appelé à décider de la prorogation de ce régime d’exception n’étant pas certaine au moment de l’édiction du décret (CE, 24 mars 2006, requête numéro 286834, Rolin et Boisvert : préc).
– La délibération par laquelle le bureau du Conseil économique, social et environne mental déclare l’irrecevabilité d’une pétition qui lui est remise (CE, 15 déc.
2017, requête numéro 402259, Brillault : Dr. adm. 2018, 18, note Eveillard).
Par extension, la théorie de l’acte de gouvernement a également vocation à s’appliquer aux rapports entre le Parlement et les institutions de l’Union européenne. Le Conseil d’Etat a ainsi jugé, à l’occasion d’un arrêt d’Assemblée du 7 novembre 2008, Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine et a. (requête numéro 282920 : JCPA 2008, act. 956 ; RFDA 2009, p. 111) qu’un recours contre une décision du Premier ministre notifiant une loi instituant une aide d’Etat « n’est pas détachable de la procédure d’examen par la Commission » du projet d’aide. En revanche, il ressort du même arrêt qu’une décision refusant de notifier un texte au titre de la règlementation européenne des aides d’Etat se rattache à l’exercice, par le gouvernement, d’un pouvoir qu’il détient seul aux fins d’assurer l’application du droit de l’Union européenne et le respect des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes. Une telle décision est, y compris lorsque le texte en cause est de nature législative, susceptible d’être contestée par la voie du recours pour excès de pouvoir. Le juge devra alors déterminer si le texte dont la notification est demandée est relatif à une aide d’Etat dont la Commission doit être informée.
Peuvent également être qualifiés d’actes de gouvernement des actes concernant les rapports entre le Président de la République, le Premier ministre et le gouvernement. Ainsi, les décrets relatifs à la nomination du Premier ministre et à la composition du gouvernement mettent en cause les « rapports d’ordre constitutionnel institués entre le Président de la République, le Premier ministre et le gouvernement » et sont donc insusceptibles de contentieux (CE, 16 septembre 2005, requête numéro 282171, requête numéro 282173, Hoffer : JCPA 2005, act. 582).
Pour ce qui concerne maintenant l’autorité judiciaire, qui fait l’objet du titre VIII de la Constitution du 4 octobre 1958, il existait traditionnellement une seule illustration de la théorie des actes de gouvernement, celle où le chef de l’Etat exerçait son droit de grâce. La position du Conseil d’Etat a toutefois évolué sur cette question puisque s’il se déclare toujours incompétent pour connaître de telles décisions, c’est pour d’autres motifs que ceux tenant à la théorie de l’acte de gouvernement. Dans l’arrêt d’Assemblée Gombert du 28 mars 1947, le Conseil d’Etat a ainsi motivé l’irrecevabilité du recours contre une décision prise par le Président de la République dans l’exercice de son droit de grâce par le fait que cette décision est relative à la nature et aux limites d’une peine et relève donc de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire (Rec. p. 138 ; RDP 1947, p. 95, note Waline ; S. 1947, III, p. 89, concl. Celier.- CE, 30 juin 2003, requête numéro 244965, Observatoire international des prisons, section française : AJDA 2003, p. 1790). Une solution identique a été appliquée pour un recours dirigé contre une circulaire du garde des Sceaux relative à l’application d’un décret de grâce collective (CE, 19 avril 2011, requête numéro 339518, Boissier).
b- Actes se rattachant à la conduite des relations internationales
Les actes concernant la conduite des relations internationales sont insusceptibles de faire l’objet d’un recours contentieux.
Ont ainsi le caractère d’un acte de gouvernement :
– La décision par laquelle le gouvernement a suspendu les stipulations des accords en vigueur entre la France et un certain nombre d’Etats en vertu desquelles les ressortissants de ces Etats étaient dispensés de la formalité du visa pour l’entrée sur le territoire national (CE, 30 juillet 1997, requête numéro 155760, Etienne : Rec. p. 626) ;
– La décision du Président de la République de reprendre des essais nucléaires (CE Ass., 29 septembre 1995, requête numéro 171277, Association Greenpeace France : Rec. p. 347 ; AJDA 1995, p. 749, chron. Stahl et Chauvaux ; RDP 1996, p. 256, concl. Sanson ; JCP G 1996, II, 22582, note Moreau ; LPA 1995, n° 141, p. 23, note Nguyen Van Tong ; RFDA 1996, p. 383, chron. Ruzié ; D. 1996, p. 205, note Braconnier) ;
– La décision du chef de l’Etat d’engager des troupes en Yougoslavie et les décisions déterminant les objectifs militaires à atteindre et les moyens à mettre en œuvre (CE, 5 juillet
2000, requête numéro 206303, requête numéro 206965, Mégret et Mekhantar : AJDA 2001, p. 95, note Gounin ; RFDA 2000, p. 1144) ;
– Une circulaire par laquelle le ministre de l’Education nationale demande aux établissements d’enseignement supérieur de ne plus inscrire des étudiants irakiens pendant la première guerre du golfe (CE,
23 septembre 1992, requête numéro 120437, requête numéro 120737, GISTI et MRAP : Rec. p. 346 ; JCP G 1992, IV, 2796, obs. Rouault ; AJDA 1992, p. 572, concl. Kessler).
– Les décisions par lesquelles le groupe français de la Cour permanente d’arbitrage propose ou refuse de proposer une candidature à l’élection des juges à la Cour pénale internationale, dès lors qu’elles ne sont pas détachables de la procédure d’élection de ces juges par l’Assemblée des Etats parties à la convention portant statut de cette juridiction internationale (CE, 28 mars
2014, requête numéro 373064, X., de Baynast: Dr. adm. 2014, 43, note Eveillard).
-Une décision par laquelle le gouvernement s´oppose à la tenue, sur le territoire francais, d’opérations permettant aux ressortissants d’un Etat étranger – l’Etat syrien en l’espèce- qui résident en France de voter à un scrutin politique organisé par les autorités de ce pays (Conseil d´Etat, Ord., 23 mai 2014, requête numéro 380560, Mme E., Daoud: Dr.adm., 57 note de Montis).
-Une décision du ministre des Affaires étrangères reconnaissant le statut de diplomatique d’une institution étrangère, en l’occurence l’Institut pour le commerce intérieur italien (Conseil d´Etat, 3ème et 8ème SSR, 30 décembre 2015, Dupin, requête numéro
384321) .
Cependant, le régime juridique des actes de gouvernement n’a vocation à s’appliquer qu’aux seuls actes qui concernent les relations d’Etat à Etat. Puisqu’il s’agit d’un régime dérogatoire au droit commun, il n’a ainsi vocation à s’appliquer qu’à des hypothèses précisément circonscrites. Par conséquent, lorsque des éléments juridiques peuvent être détachés d’un acte de gouvernement, ils ne seront pas eux-mêmes qualifiés comme tels et pourront dès lors être soumis au contrôle du juge administratif. Plus précisément, comme l’expose M. Ricci « l’acte est dit détachable lorsqu’il peut être examiné, en droit ou en fait, en lui-même, car il forme un tout suffisamment cohérent en soi et suffisamment autonome par rapport à son environnement juridique pour être appréhendé et traité juridiquement tout seul » (Droit administratif général, 5ème éd., Hachette 2006, p.128).
Cette théorie, qui peut également concerner le fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels (V. par exemple, à propos d’un décret chargeant un parlementaire d’une mission temporaire CE, 25 septembre 1998, requête numéro 195499, Mégret : Rec. p. 341 ; Dr. adm. 1998, 351 ; RFDA 1999, p. 345, note Baghestani-Perrey ; AJDA 1999, p. 240 et p. 409, chron. Fombeur et Raynaud) a surtout vocation à s’appliquer en matière de relations internationales.
Ainsi, par exemple, sont détachables des relations diplomatiques :
– Une décision rejetant une demande d’extradition (CE Ass., 15 octobre 1993, requête numéro 142578, Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord, Gouverneur de la Colonie royale de Hong-Kong : Rec. p. 267, concl. Vigouroux ; RFDA 1993, p. 1179, concl. Vigouroux ; AJDA 1993, p. 886, chron. Maugüé et Touvet ; RDP 1994, p. 525, note Fines ; D. 1994, p. 108, note Julien-Laferriere, JCP G 1993, IV, 2643, obs. Rouault) ;
– Une décision retirant un décret d’extradition (CE, 14 décembre 1994, requête numéro 156490, Gouvernement suisse : Rec. p. 549 ; AJDA 1995, p. 56, concl. Vigouroux ; RDP 1995, p. 781, note Chappez ; RFDA 1995, p. 109, obs. Labayle) ;
– Une décision d’inscription d’un organisme sur la liste des entités dont les opérations de change, mouvements de capitaux et règlements financiers de toutes sortes sont soumis à autorisation (CE, 3 novembre 2004, requête numéro 262626, Association Secours mondial de France).
–Si la notification de la décision de la France de réintroduire temporairement le contrôle aux frontières intérieures prévue à l’article 27 du Code frontières Schengen n’est pas détachable de la procédure d’information des autres Etats membres et de la Commission dans laquelle elle s’inscrit, la décision nationale que cette notification porte à connaissance constitue une décision administrative dont il appartient au juge administratif de connaître par la voie du recours pour excès de pouvoir (CE, 28 décembre
2017, requête numéro 415291, Association nationale d’assistance aux frontières
pour les étrangers).
La jurisprudence concernant les actes de gouvernement est donc extrêmement subtile. Un dernier exemple, qui ne concerne pas la théorie de la détachabilité, est fourni par l´arrêt Conseil d’Etat, Assemblée, 30 juillet 2014, requête numéro 349789, Kodric et Herr (AJDA 2014, p. 2145, note Pontier ; JCP G 2014, 995, note Biagini-Girard ; JCP A 2014, act. 676, obs. Tesson ; RFDA 2014, p. 1092, note Lavialle). Il ressort de cet arrêt que si la décision de la France de saisir une oeuvre d’art à la fin de la Seconde Guerre mondiale inscrite au répertoire “Musées nationaux récupération” est un acte de gouvernement, la décision de refus de restituer l´oeuvre à celui qui se prétend son légitime propriétaire est un acte administratif unilatéral susceptible de recours devant le juge administratif. Et encore, dans cette hypothèse, le juge judiciaire devra être saisi à titre préjudiciel en cas, notamment, de questions accessoires relatives à la propriété de l´oeuvre concernée.
III- Actes de droit privé pris par des organes administratifs
L’édiction d’actes administratifs constitue la principale manifestation de l’exercice des prérogatives de puissance publique par les autorités administratives, et le cas échéant par des personnes privées. Il arrive toutefois que des décisions prises par des autorités administratives ne manifestent pas l’exercice de telles prérogatives et qu’elles se voient alors qualifiées d’actes de droit privé.
La principale hypothèse concerne les actes individuels relatifs à la gestion des services publics industriels et commerciaux, y compris ceux pris en charge par des personnes publiques (CE Sect., 15 décembre 1967, Level : Rec. p. 501 ; AJDA 1968, p. 230, chron. Massot et Dewost, concl. Braibant ; D. 1968, p. 387, note Leclercq), par opposition aux actes réglementaires qui constituent des actes administratifs (CE, 26 juin
1989, requête numéro 91356, Association Etudes et consommation -CFDT : CJEG 1990, p. 180, note Lachaume). Il s’agit ici d’éviter de compliquer les règles de répartition des compétences juridictionnelles en refusant d’opérer une distinction entre les services publics industriels et commerciaux selon qu’ils sont pris en charge par une personne publique ou bien par une personne privée.
Un autre cas particulier concerne les actes unilatéraux de gestion du domaine privé des collectivités publiques, conformément à la célèbre distinction établie par le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l’arrêt Terrier du 6 février 1903 (préc.). En effet, ces actes ne sont pas pris dans le cadre d’une mission de service public (TC,
15 janvier 2007, requête numéro 3521, Ouhramoune c/ Ville
de Paris) et ils ne mettent « en œuvre aucune prérogative de puissance publique distincte de l’exercice par un particulier de son droit de propriété » (TC, 24 octobre
1994, requête numéro 02922, Duperray et SCI Les Rochettes : Rec. p. 606 ; Bull. confl. n° 15, p. 18 ; Dr. adm. 1995, 69.- CE, 3 juin
1988, requête numéro 173186, Commune de Saint-Palais-sur-Mer).
Dans son arrêt Brasserie du théâtre du 22 novembre 2010 (requête numéro
C3764 : AJDA 2010, p. 2423, chron. Botteghi et Lallet ; BJCP 2011, p. 55, concl. Collin ; JCP A 2011, 2041, note. Sorbara ; Dr. adm. 2011, 20 note Melleray ; BJCL 2011, p. 439, note Martin ; Contrats-Marchés publ. 2011, 26, note Devillers ; RJEP mars 2011, p. 12, note Pélissier), le Tribunal des conflits a précisé les règles de compétence juridictionnelle en cas de litige concernant l’une de ces décisions. Le tribunal a considéré que « la contestation par une personne privée de l’acte par lequel une personne morale de droit public ou son représentant, gestionnaire du domaine privé, initie avec (une) personne privée, conduit ou termine une relation contractuelle, quelle qu’en soit la forme, dont l’objet est la valorisation ou la protection de ce domaine … ne met en cause que des rapports de droit privé et relève, à ce titre, de la compétence du juge judiciaire ». Toutefois, c’est le juge administratif qui est compétent pour statuer sur les refus d’une commune de conclure un contrat relatif à la gestion de son domaine privé avec une personne privée, alors même que c’est le juge judiciaire qui est compétent une fois le contrat conclu (TC, 5 mars 2012, requête numéro 12-03.833, Dewailly c/ Centre communal d’action sociale de Caumont : JCPA 2012, 2180, note Martin). Le juge administratif est également compétent dans deux autres cas. Le premier, visé par l’arrêt Brasserie de théâtre, est celui où la décision en cause affecte le périmètre ou la consistance du domaine public. C´est le cas, par exemple, s´agissant d´un acte mettant fin à une promesse unilatérale de vente portant sur un bien du domaine privé (Conseil d´Etat, 3ème et 8ème SSR, 2 avril 2015, Commune de Case-Pilote,
requête numéro 364539 : JCP A 2015, 2251, note Martin). Dans cette hypothèse, cependant, ce sont des règles du Code civil et non pas celle de droit administratif qui ont vocation à s´appliquer. La seconde concerne le cas où le contrat relatif au domaine privé contient une clause exorbitante du droit commun (CE,
19 novembre 2010, requête numéro 331837, Office national des
forêts : Dr. adm. 2011,19, note Brenet).
§II- Actes administratifs unilatéraux insusceptibles de recours contentieux
L’acte administratif unilatéral peut revêtir différentes formes : décret, arrêté, délibération, décision etc. Mais par-delà cet aspect formel, il peut être établi une distinction entre deux catégories d’actes administratifs : les actes administratifs décisoires et les actes administratifs non décisoires.
En principe, selon une approche classique, seuls les actes présentant un caractère décisoire peuvent être attaqués devant le juge administratif, sauf s’ils présentent le caractère d’actes de gouvernement. Ils relèvent du droit dur, lequel est caractérisé par la contrainte exercée sur les administrés, par l´existence de droits et d´obligations que ces actes édictent.
Selon la définition donnée par le commissaire du gouvernement Laroque dans ses conclusions sur l´arrêt Laboratoire Goupil du 27 mai 1989 (Conseil d´Etat, 4/1 SSR, 27 mai 1987, requête numéro 83292, Laboratoire Goupil) « Le caractère décisoire de l´acte résulte de la modification qu´il apporte à l´ordonnancement juridique: la circonstance qu´il fasse grief à un administré ne suffit pas à rendre ce dernier recevable à former un recours pour excès de pouvoir, si cet acte n´est pas susceptible par lui-même de modifier sa circonstance juridique »(requête numéro 83292 : Rec. p. 181).
A l’opposé, les actes qui n’ont pas de caractère décisoire ne peuvent normalement pas faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Ils relèvent en principe du droit souple, mais, comme on le verra en examinant plus précisément les actes concernés, cette distinction pose en réalité de nombreuses difficultés, notamment parce qu´il n´est pas toujours facile de déterminer si un acte relève ou non du droit souple et s´il produit ou non des effets juridiques. Si cette appréciation peut être délicate, elle s´inscrit néanmoins dans une approche traditionnelle que l´on peut qualifier de kelsénienne selon laquelle la recevabilité du recours dépend de la contrainte résultant de l´acte attaqué.
Plus novatrice, en revanche, est la récente jurisprudence du Conseil d´Etat qui admet que des actes relevant du droit souple et dénués d´effets juridiques peuvent néanmoins faire l´objet d´un recours pour excès de pouvoir, eu égard aux autres effets qu´ils sont susceptibles de produire.
Il existe enfin une catégorie d’actes administratifs décisoires – relevant donc incontestablement du droit dur- qui sont inattaquables : les mesures d’ordre intérieur.
I- Actes administratifs unilatéraux à caractère non décisoire
Cette catégorie comprend d´abord trois types d’actes : les mesures préparatoires, les circulaires et les lignes directrices. Normalement, ces actes sont inattaquables sauf dans le cas où ils produisent, en dépit de leur qualification, des effets juridiques suffisamment importants pour justifier l´exercice d´un contrôle juridictionnel. Mais dans cette hypothèse précise, il y a lieu de considérer que les actes concernés ne relèvent plus du droit souple. Il en va autrement pour d´autres types d´actes relevant du droit souple qui peuvent néanmoins faire l´objet d´un recours pour excès de pouvoir alors même qu´ils ne produisent pas d´effets juridiques.
A- Mesures préparatoires
En principe, les mesures préparatoires, qui participent à l’élaboration d’un futur acte normateur, sont insusceptibles de faire l’objet d’un recours contentieux.
Exemples :
– CE Ass., 15 avril 1996, requête numéro 120273, Syndicat CGT des hospitaliers de Bédarieux (AJDA 1996, p. 405, chron. Stahl et Chauvaux ; RFDA 1996, p. 610) : l’irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir « s’étend aux délibérations à caractère préparatoire des collectivités territoriales et de leurs établissements publics, même à raison des vices propres allégués … qu’il ne peut être fait exception à la règle selon laquelle un acte préparatoire ne saurait donner lieu à un recours pour excès de pouvoir que dans les cas où il en est ainsi disposé par la loi ».
– CAA Bordeaux, 4 février 1999, requête numéro 96BX30650, Francis : la délibération par laquelle une collectivité territoriale demande au préfet d’ordonner une enquête d’utilité publique ne peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir
– CAA Marseille, 13 mai 2008, requête numéro 05MA02420, Association fédérale d’action régionale pour l’environnement (AJDA 2008, p.1494, note Dreyfus) : une délibération d’un conseil de communauté urbaine décidant, sur le fondement de l’article L. 1411-4 du Code général des collectivités territoriales, de retenir le principe d’une délégation de service public pour la gestion d’une unité de valorisation énergétique des déchets ménagers et assimilés, ne constitue qu’un acte préparatoire insusceptible de recours pour excès de pouvoir.
– CE, 19 janvier 2011, requête numéro 332635, Mazroui : les avis des autorités consulaires saisies par le préfet dans le cadre de l’examen d’une demande de titre de séjour sont insusceptibles de recours contentieux.
En revanche, par la voie de l’exception d’illégalité, il est possible d’obtenir l’annulation de la décision finale en invoquant l’illégalité d’une mesure préparatoire. La solution paraît opportune du point de vue du principe de bonne administration de la justice. D’une part, elle évite la multiplication des recours contentieux éventuellement dilatoires pour des actes concourant à la même procédure. D’autre part, elle permet au juge saisi d’un recours contre l’acte normateur final de porter un regard rétrospectif sur l’ensemble de la procédure.
Exemple :
– CE, 26 octobre 1990, requête numéro 69039, Ministre de l’Intérieur (Rec. p. 818 ; LPA 28 octobre 1991, n° 129, p. 6, note Holleaux) : l’illégalité de la délibération d’un conseil municipal demandant au préfet qu’il soit recouru à la procédure d’expropriation peut être invoquée à l’appui d’un recours dirigé contre la déclaration d’utilité publique.
– CE,
30 décembre 2013, requête numéro 355556, Société
immobilière d’économie mixte de la Ville de Paris et Ville de Paris (Dr. rur. 2014, 47, note Tifine) : l’acte par lequel une personne privée chargée d’une mission de service public et ayant reçu délégation à cette fin en matière d’expropriation demande au préfet l’expropriation d’un immeuble pour cause d’utilité publique traduit l’usage de prérogatives de puissance publique et constitue ainsi un acte administratif. Cette délibération constitue un acte préparatoire aux arrêtés portant déclaration d’utilité publique et cessibilité. Par suite, son illégalité peut être utilement invoquée à l’appui d’un recours contre l’arrêté déclarant d’utilité publique l’acquisition de cet immeuble et contre celui qui le déclare cessible.
– Conseil d’Etat,
6ème et 1ère SSR, 6 avril 2016, requête numéro 395916 : la décision imposant la réalisation d´une évaluation environnementale en vertu du IV de l´article R. 122-18 du Code de l’environnement est un acte faisant grief. Tel n´est pas le cas, en revanche, de l´acte par lequel l´autorité de l´Etat compétente en matière d’environnement décide de dispenser d’évaluation environnementale un plan, schéma, programme ou autre document de planification mentionné à l´article L. 122-4 du Code de l´environnement. Un tel acte a le caractère d´une mesure préparatoire à l´élaboration de ce plan, schéma, programme ou document, insusceptible d´être déférée au juge de l´excès de pouvoir, eu égard tant à son objet qu´aux règles prévues au IV de l´article R. 122-18 du Code de l´environnement pour contester la décision imposant la réalisation d´une évaluation environnementale. Cette décision pourra toutefois être contestée à l´occasion de l´exercice d´un recours contre la décision approuvant le plan, schéma, programme ou document.
En outre, certaines mesures en apparence préparatoires entraînent des effets décisoires notables, et se détachent de l´acte administratif en cours d´élaboration. Dans de telles hypothèses, ils peuvent faire isolément l´objet d´un recours pour excès de pouvoir. Tel est le cas, par exemple, d´une délibération d´un conseil municipal prise en vue de la passation d´un marché public ou d’une délégation de service public. De même, si l´acte qui décide du principe même d´un projet d´aménagement est attaquable (Conseil d´Etat,
Section, 30 octobre 1992, Ministre des affaires étrangères et Secrétaire d´Etat
aux Grands travaux c/ Association de sauvegarde du site Alma Champ de Mars,
requête numéro 140220, recours. p.384 ; Conseil d’Etat,
Section, 6 mai 1996, Association Aquitaine Alternatives, requête numéro 121915,
rec. p.144), il en va autrement de la décision d’approbation du dossier de réalisation d’une zone d’aménagement concerté (Conseil d’Etat,
1ère et 6ème SSR, 4 juillet 2012, requête numéro 356221 ,Biglione: Rec. p.269 ; JCP A 2012, 2331, note Sire) ou encore de la délibération qui arrête le dossier définitif d’un projet d´aménagement (Conseil d’Etat,
Section, 30 mars 2016, Molinier, requête numéro 383037).
La jurisprudence peut évoluer sur ces questions. Ainsi, le Conseil d’Etat a longtemps rejeté les recours formés contre la notation des fonctionnaires au motif qu’il s’agissait de simples mesures préparatoires à l’établissement des tableaux d’avancement. Ce n’est qu’à partir de l’arrêt Camara du 23 novembre 1962 que le juge a opéré un revirement en admettant la recevabilité de ces recours (Requête numéro 50328; Rec. p.627; AJDA 1962, p.666, chron. Gentot et Fournier; JCP 1963, II., 13111, note Gandolfi).
B- Circulaires
On évoquera la notion de circulaire avant d’étudier la question de recevabilité du recours contre les circulaires et celle de leur légalité.
1° Notion de circulaire
La circulaire – appelée également note de service ou instruction – est l’instrument par lequel les chefs de service, et notamment les ministres, exercent leur pouvoir hiérarchique sur leurs subordonnés. En effet, le pouvoir hiérarchique implique la possibilité d’adresser aux agents du service des instructions qui vont les guider dans l’accomplissement de leurs missions. Le but recherché est que l’ensemble des agents du service adoptent une solution identique aux problèmes qui leurs sont soumis. La circulaire est une manifestation de ce pouvoir d’instruction : elle a pour principal objet d’interpréter la législation et la règlementation en vigueur et de définir la politique à suivre par l’administration concernée.
Il est à noter que si le premier Ministre n’est pas à proprement parler le chef hiérarchique des autres membres du gouvernement, il est également compétent pour édicter des circulaires, conformément aux dispositions de l’article 21 de la Constitution qui fait de lui le chef du gouvernement (CE,
26 décembre 2012, requête numéro 358226, Association
« Libérez les Mademoiselles » : Rec. p.501; JCP A 2013, 30, note Tollinchi et 31, note Pauliat ; RFDA 2013, p.233, concl. Bourgeois-Machureau).
Les circulaires sont extrêmement nombreuses ce qui peut nuire à la lisibilité du droit. En réaction, une circulaire du Premier ministre du 17 juillet 2013 (numéro 5667/SG) a voulu limiter leur usage à « la diffusion d’instructions pour la mise en oeuvre d’une politique publique ». Elles seront signées personnellement par les ministres et ne pourront comporter plus de cinq pages. Un examen rapide des dernières circulaires publiées démontre que ces principes ne sont pas toujours respectés. Notons enfin que la circulaire du 17 juillet 2013 mentionne les précisions techniques ou méthodologiques nécessaires à la mise en oeuvre d´un texte sont désormais transmises via des outil intranet des ministères, ce qui devrait éviter l’édiction de nouvelles circulaires.
L´article L. 312-2 du Code des relations entre le public et l´administration précise quant à lui que les instructions, les circulaires ainsi que les notes et réponses ministérielles qui comportent une interprétation du droit positif ou une description des procédures administratives font l´objet d´une publication. L´article R. 312-8 du même code prévoit que les circulaires et instructions adressées par les ministres aux services et établissements de l´Etat doivent être tenues à la disposition du public sur un site internet relevant du Premier ministre (circulaire.legifrance.gouv.fr). Une circulaire ou une instruction qui ne figure pas sur ce site n’est pas applicable et les services ne peuvent en aucun cas s’en prévaloir à l’égard des administrés dans le cadre de la prise de décisions individuelles (CE, ord. réf.,
requête numéro 405471, Association La Cimade, service oecuménique d’entraide). Notons également que la circulaire du Premier ministre du 15 juillet 2015 précise que ces documents doivent aussi être rendu publics sur les sites internets de chaque ministère.
Le décret n°2008-1281 du 8 décembre 2008, qui était seul à organiser avant l’entrée en vigueur au 1er janvier 2016 la publication des circulaires, prévoyait également que les circulaires et instructions déjà signées sont réputées abrogées si elles n’avaient pas été reprises sur le site internet dédié à la date du 1ermai 2009 (V. par ex. CE, 23
février 2011, requête numéro 334022, Association la CIMADE), ce qui a amené un auteur à parler de « Saint-Barthélémy des circulaires et instructions ministérielles » (S. Slama).
Enfin, pour les autres circulaires ministérielles, des modalités particulières de publication peuvent être prévues par un arrêté du Premier ministre (CRPA, art R. 312-9).
2° Recevabilité des recours dirigés contre les circulaires
Les circulaires ne présentent pas, en principe, de caractère décisoire puisqu’elles ne modifient pas l’état du droit. Cependant, une circulaire peut contenir des éléments qui ne se limitent pas à un simple rappel des règles applicables, et dans cette hypothèse le recours sera recevable. Dans son arrêt
d’Assemblée du 29 janvier 1954, Institution Notre-dame du Kreisker, le Conseil d’Etat a ainsi opéré une distinction entre les circulaires interprétatives – inattaquables – et les circulaires contenant des dispositions règlementaires qui peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (Requête numéro 07134; Rec. p.64 ; AJDA 1954, 2 bis, p. 5, chron. Gazier et Long ; Droit adm. 1954, p. 50, concl. Tricot).
Dans cette affaire, un recours pour excès de pouvoir était dirigé contre une circulaire du ministre de l’Education nationale relative à la constitution de dossiers de demandes de subvention présentées par des établissements d’enseignement privés. Certaines dispositions de cette circulaire ne faisaient manifestement qu’interpréter la loi en vigueur, et donc la mettre en application : par exemple, le ministre pouvait dresser une liste des documents que les établissements privés devaient produire à l’appui de leurs demandes de subvention. De cette façon, le ministre ne faisait que permettre aux conseils académiques de statuer efficacement sur les demandes, ce qui est une compétence qui leur était reconnue par la loi en vigueur. En revanche, d’autres dispositions présentaient un caractère règlementaire. En particulier, la circulaire soumettait l’octroi des subventions à l’acceptation, par les établissements privés, d’un contrôle de leurs enseignements et de leur gestion financière. Or, ces conditions n’étaient pas instituées par la loi. Par conséquent, la circulaire avait modifié l’état du droit résultant des textes applicables et présentait donc un caractère règlementaire.
La reconnaissance du caractère règlementaire de certaines dispositions d’une circulaire permettait au requérant de demander leur annulation au juge administratif. Sur le fond, les circulaires à caractère règlementaire étaient souvent illégales, puisque leur auteur n’était généralement pas compétent pour modifier les textes en vigueur. Si tel n’était pas le cas, et si elle n’était pas entachée de vices autres que l’incompétence de leur auteur, la circulaire était invocable par les administrés et elle leur était opposable.
Dans l’arrêt de Section Duvignères du 18 décembre 2002 (requête numéro 233618 : RFDA 2003, p. 280, concl. Fombeur ; AJDA 2003, p. 487, chron. Donnat et Casas ; JCP A 2003, 5, note Moreau; LPA 23 juin 2003, p.8, note Combeau : Dr. adm. 2003, 73 et repère 3), le Conseil d’Etat a inauguré une nouvelle distinction entre les circulaires dénuées de caractère impératif et les circulaires impératives. Cependant, la portée de cette évolution doit être relativisée : si la terminologie évolue, cette nouvelle distinction recoupe en partie l’ancienne distinction entre circulaires interprétatives et circulaires réglementaires.
Il ressort de l’arrêt Duvignères que l’interprétation que l’autorité administrative donne, par voie de circulaires, des lois et règlements qu’elle a pour mission de mettre en œuvre, n’est pas susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir dès lors qu’elle est dénuée de caractère impératif. En d’autres termes, une circulaire est inattaquable si elle n’a pas pour objectif de conditionner les décisions qui seront ultérieurement prises.
Exemples :
– CE, 1er mars 2004, requête numéro 254081, Syndicat national des professions du tourisme CGC : le précis de fiscalité édité par le ministère des finances, qui a pour seul objet de présenter sous une forme facilement consultable les dispositions essentielles du droit fiscal et qui indique, dans son avant-propos, ne pas se substituer aux documentations administratives officielles, ne peut être regardé comme étant au nombre des prises de position de l’administration fiscale pouvant lui être opposées par un contribuable sur le fondement de l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales. Par suite, il ne contient aucune disposition impérative à caractère général.
– CE, 4 février 2004, requête numéro 248647, OPHLM de Seine-et-Marne : une instruction fiscale qui se borne à résumer les modifications apportées par le législateur à un dispositif donné et à rappeler le régime en vigueur n’a pas pour objet de donner de ces dispositions législatives une interprétation qui, par son caractère impératif, devrait être regardée comme faisant grief. Par suite, le recours pour excès de pouvoir dirigé contre une telle instruction n’est pas recevable.
– CE, 3 octobre 2003, requête numéro 240270, Boonen (AJDA 2003, p.1847) : ne fait pas grief une circulaire de la Commission nationale informatique et libertés qui n’écarte pas de manière impérative la possibilité de photocopier des documents contenus dans le fichier des renseignements généraux.
– CE, 6 avril 2006, requête numéro 280303, Paris : en faisant connaître par avance les aspects de la contribution au bon fonctionnement du service public de la justice qu’il entendait plus particulièrement prendre en compte à l’occasion de la fixation des taux individuels de prime des magistrats de son ressort, un premier président de cour d’appel ne fixe aucune règle impérative.
En revanche, les dispositions impératives à caractère général d’une circulaire ou d’une instruction font grief, tout comme le refus de les abroger. Elles ne seront ni invocables par les administrés, ni opposables à eux par l’administration.
Ainsi, le recours pour excès de pouvoir est notamment recevable contre les circulaires qui dictent aux agents une conduite à tenir, sans qu’il soit nécessaire de déterminer si elles modifient ou non l’état du droit.
Exemples :
– CE, 8 octobre 2004, requête numéro 269077, Union française pour la cohésion nationale (Rec. p. 367 ; AJDA 2005, p. 43, note Rolin ; RFDA 2004, p. 977, concl. Keller ; JCPA 2004, 1849, note Tawil) : en rappelant que la loi n°2004-228 du 15 mars 2004 interdit, dans les écoles, collèges et lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse et en reprenant des exemples cités lors des travaux préparatoires de cette loi, le ministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a précisé l’interprétation de ce texte qu’il prescrit à ses services d’adopter. Le recours pour excès de pouvoir est donc recevable.
– CE, 6 mars 2006, requête numéro 262982, Syndicat national des enseignants et artistes : une instruction qui se borne à résumer les modifications apportées par le législateur au dispositif concernant les déductions pour frais professionnels est susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir dès lors qu’elle présente un caractère impératif.
– CE,
26 décembre 2012, requête numéro 358226, Association « Libérez les Mademoiselles » (préc.) : dans la circulaire litigieuse le Premier ministre a prescrit aux membres du gouvernement, aux préfets de région et aux préfets de département de donner instruction aux services placés sous leur autorité « d’éliminer autant que possible de leurs formulaires et correspondances » le terme « Mademoiselle » en lui substituant celui de « Madame ». La circulaire litigieuse présente donc un caractère impératif.
– CE, 26 avril
2018, requête numéro 407989, Préfet du Val d’Oise : l’instruction portée à la connaissance du préfet du département par courrier du 30 juin 2014, par laquelle le président du conseil général du Val-d’Oise a demandé aux services du département d’orienter systématiquement vers le service intégré d’accueil et d’orientation, à compter du 1er septembre suivant, toute demande d’hébergement d’urgence et d’évaluer la situation des femmes enceintes et des mères isolées avec leurs enfants de moins de trois ans exclusivement « dans le cadre d’une information préoccupante », telle que prévue au 5° de l’article L. 221-1 du Code de l’action sociale et des familles, présente un caractère impératif.
Comme l’a exprimé le Conseil d’Etat dans son rapport public de 2013, même si ces circulaires ne créent pas de règles nouvelles « leur caractère impératif et le fait qu’elles émanent d’une autorité exerçant un pouvoir hiérarchique doivent (…) conduire à retenir (…) leur appartenant au droit dur » ce qui n’est pas le cas des circulaires dénuées de caractère impératif (Le droit souple, la Documentation française 2013, p.59).
En outre, bien évidemment, une circulaire qui créée une règle nouvelle est nécessairement impérative et donc attaquable. Il peut arriver que dans une telle hypothèse les juges se réfèrent au caractère « règlementaire » de la circulaire – comme dans l’ancienne jurisprudence Institution Notre-Dame du Kreisker – ce qui n’a aucune incidence sur les règles qui seront appliquées.
Exemple :
– CE, 30 septembre 2011, requête numéro 337334, requête numéro 337389, Comité d’action syndicale de la psychiatrie et a. : la circulaire contestée a pour objet de fixer plusieurs conditions de forme qu’il était demandé aux représentants de l’Etat dans le département de faire respecter, lorsque leur étaient adressées des propositions de sorties d’essai formulées par les psychiatres des établissements d’accueil. Au nombre de ces conditions, dont le respect conditionne la recevabilité de la demande, figurent notamment plusieurs pièces et renseignements individuels non spécifiquement prévus par le Code de la santé publique, un délai minimum d’examen de 72 heures, ou le principe selon lequel la demande doit être dactylographiée. Ces dispositions qui précisent la forme, le contenu et le délai de présentation des propositions de sortie à l’essai formulées par les psychiatres des établissements d’accueil, revêtent un caractère règlementaire.
3° Légalité des dispositions des circulaires pouvant faire l’objet d’un recours
Une fois la recevabilité du recours admise, les juges procèdent à l’examen du contenu de la circulaire dont les dispositions litigieuses pourront fait l’objet d’une annulation dans deux hypothèses.
Il s’agit, tout d’abord, de l’hypothèse où la circulaire fixe une règle nouvelle entachée d’incompétence, ce qui sera souvent les cas, comme dans le cadre de la jurisprudence concernant les anciennes circulaires règlementaires illégales. Dans cette hypothèse, la circulaire crée des droits et des obligations supplémentaires sans que la personne qui l’édicte ne détienne de pouvoir règlementaire. Elle est donc susceptible d’être annulée pour vice d’incompétence.
Exemples :
– CE, 6 mars 2006, requête numéro 262982, Syndicat national des enseignants et artistes (préc.) : le ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie a, par l’instruction attaquée, prévu, en faveur des artistes musiciens, la possibilité d’opérer des déductions de 14 % et 5 % du montant total de leur rémunération nette annuelle au titre des frais réels. Le ministre ne tenant d’aucune disposition législative le pouvoir d’édicter de telles normes, la circulaire attaquée est annulée.
– CE,
30 septembre 2011, requête numéro 337334, Comité d’action syndicale de la psychiatrie et a. (préc.) : les psychiatres des établissements d’accueil n’étant pas placés sous l’autorité hiérarchique des ministres, ceux-ci ne tenaient pas dès lors de leurs pouvoirs d’organisation de leurs services la compétence pour édicter des dispositions relatives à la forme, au contenu et au délai de présentation des propositions de sortie à l’essai. La circulaire attaquée est donc annulée.
– CE, 16 juin 2008, requête numéro 306295, Association Vivre et vieillir ensemble en citoyens et Association des directeurs au service des personnes âgées (JCPA 2008, act. 587) : la circulaire du ministre de la Santé attaquée déterminait, notamment, les modalités de calcul de la dotation de soins allouée aux établissements hébergeant des personnes âgées dépendantes pour l’année 2007. Les juges estiment que le ministre ne s’est pas borné à interpréter les dispositions législatives applicables à la fixation des dotations en cause mais a édicté des règles nouvelles relatives au plafonnement des dotations et aux engagements devant être souscrits par les établissements en contrepartie de leur allocation. Or, il ne résulte ni des dispositions de l’article L. 314-3 du Code de l’action sociale et des familles, ni d’aucune autre disposition législative ou règlementaire que le ministre serait compétent pour édicter de telles règles.
La seconde hypothèse est celle où la circulaire est entachée d’erreur de droit.
Tel est le cas, tout d’abord, où l’interprétation méconnaît le sens et la portée des textes qu’elle interprète.
Exemples :
– CE, 10 janvier 2007, requête numéro 286701, Collectif pour la défense des loisirs verts : l’annexe 1 de la circulaire du 6 septembre 2005 du ministre de l’Ecologie et du Développement durable relative à la circulation des quads et autres véhicules à moteur dans les espaces naturels méconnaît la portée de la règlementation en vigueur en indiquant que le permis de conduire de la sous-catégorie B1 est obligatoire pour la conduite des quads, sans mentionner qu’il n’est requis que pour les quadricycles lourds à moteur.
– CE, 26 juillet 2006, requête numéro 284930, Société Natexis Banques Populaires (Droit fisc. 2006, 69, note Gest et 791, concl. Collin): le Conseil d’Etat interprète comme conformes à la convention fiscale franco-brésilienne les dispositions du paragraphe II de l’instruction du 5 décembre 1997 du ministre chargé des Finances qui précise que les intérêts de source brésilienne ne donnent droit à aucun crédit d’impôt en France lorsqu’ils n’ont pas été imposés au Brésil.
– CE, 26 mars 2012, requête numéro 338856, Syndicat national des inspecteurs en santé publique vétérinaire : en ordonnant à ses services de recruter des vétérinaires inspecteurs non titulaires à temps incomplet par voie de contrats conclus sur le fondement de l’article 4 de la loi n°84-16 du 11 janvier 1984, alors que cet article ne permet pas le recrutement d’agents contractuels pour assurer des fonctions qui, correspondant à un besoin permanent, impliquent un service à temps incomplet, le ministre a entaché sa note de service d’erreur de droit.
– CE, 20 septembre
2017, requête numéro 401294, Association Enerplan : il résulte des dispositions de l’article 266 quinquies C du Code des douanes qu’elles prévoient l’exonération de l’électricité consommée pour les besoins de l’activité de son producteur, à condition que la production annuelle des installations qu’il exploite n’excède pas 240 millions de kilowattheures par site de production. Ces dispositions, qui visent à favoriser l’autoconsommation d’électricité, n’ont pas subordonné le bénéfice de cette exonération à la condition que le producteur consomme l’intégralité de l’électricité qu’il produit. Dès lors, en prévoyant que celui-ci ne peut pas en bénéficier pour la partie autoconsommée de l’électricité produite si l’autre partie est revendue à des tiers, le ministre des Finances et des Comptes publics a ajouté à la loi une condition d’éligibilité à l’exonération qu’elle ne prévoit pas. Il suit de là que les dispositions contestées de la circulaire sont entachées d’incompétence.
Enfin est concernée l’hypothèse, plus rare où la circulaire réitère une règle juridique contraire à une norme supérieure. Ainsi, est désormais recevable le recours contre une circulaire prescrivant l’application d’un décret non conforme à une loi, ce qui n’était pas le cas dans la jurisprudence antérieure.
Exemple :
– CE, 2 décembre 2011, requête numéro 333472, CFTC (JCP A 2011, act. 763, obs. Dubreuil ; JCP S 2012, 1069, note d’Allende) : si la circulaire contestée du 26 mars 1997 se borne à tirer les conséquences de l’article 2 du décret n°91-1266 du 19 décembre 1991 portant application de la loi n°91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique elle réitère néanmoins, au moyen de dispositions impératives à caractère général, la règle qu’a illégalement fixée cette disposition.
Dans le cas, en revanche, où la circulaire litigieuse interprète une décision de justice, il n’appartient pas au juge de l’excès de pouvoir d’apprécier le bien-fondé de cette décision. Il ne pourra qu’apprécier, dans la limite des moyens soulevés, si l’interprétation retenue par la circulaire ne méconnaît pas le sens et la portée de cette décision (CE, 24 avril
2012, requête numéro 345301, Afane-Jacquard : Rec. tables, p.924; AJDA 2012, p. 915).
C- Lignes directrices
La notion de lignes directrices est nouvelle puisqu’elle est apparue à l’occasion de l’arrêt du Conseil d’Etat Jousselin du 19 septembre 2014 (Conseil d´Etat,
SSR, 19 septembre 2014, requête numéro 364385, Jousselin: Rec. p.272; AJDA 2014, p. 2262, concl. Dumortier ; Dr. adm. 2014, 70, note Auby ; JCP A 2014, act. 759, obs. Tesson ; JCP A 2014, act. 821, Libres propos Cassia). Elle succède à l’ancienne notion de directive, sans pour autant présenter de différences notables avec cette dernière. Le Conseil d’Etat se conforme ici aux préconisations de son propre rapport public de 2013 (Le droit souple, préc. p. 13). De fait, le terme de directive pouvait prêter à confusion avec les directives de l’Union européenne, qui ont peu à voir avec elles, tant du point de vue de leur fonction que de celui de leur régime juridique. Ensuite, le terme même de directive évoque l’idée d’une contrainte et d’une impérativité qui ne leur est justement pas reconnue L’appellation de « ligne directrice » apparaît plus fidèle au contenu de ces actes qui visent avant tout à orienter les agents. Il s’agit, plus précisément, de documents d’orientation dotés, certes, d’une valeur fortement incitative à l’égard des agents qui en sont destinataires, mais non absolument impérative puisqu’il leur est permis d’y déroger.
Sur le fond, en revanche, l’ancienne jurisprudence consacrée aux directives peut être transposée aux nouvelles lignes directrices. Comme les circulaires, les lignes directrices- anciennement dénommées directives- constituent un moyen par lequel les chefs de service indiquent à leurs subordonnés la façon d’interpréter et de mettre en oeuvre un texte. Il s’agit ainsi de rationaliser et de rendre cohérente l’action des agents appartenant à un même service. Comme les circulaires, elles doivent être publiées, conformément à la loi n°78-753 du 17 juillet 1978.
L’objet des lignes directrices n’est toutefois pas identique à celui des circulaires. Comme on l’a vu, les circulaires s’intéressent à expliquer le contenu du texte qu’elles interprètent. A l’opposé, les directives définissent un cadre pour les décisions individuelles qui seront prises en application de ces textes. Il s’agit donc, en quelque sorte, de définir une politique à suivre par le service.
Ainsi, par exemple, une circulaire peut définir de quelle façon seront composés des dossiers de demande de subvention, alors que les lignes directrices peuvent fixer le cadre d’analyse selon lequel ces subventions seront attribuées. Comme les circulaires, les lignes directrices devaient être publiées, conformément à la loi n°78-753 du 17 juillet 1978. Toutefois, de façon assez inexplicable, cette obligation de publication n’a pas été expressément reprise par le Code des relations entre le public et l’administration.
Il ne faut pas non plus confondre les lignes directrices et les orientations générales qui peuvent être définies par une circulaire. A propos de la circulaire dite « Valls » du 28 novembre 2012 relative aux conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière le Conseil d’Etat, au terme d’un raisonnement qui ne manque pas de subtilité,a ainsi pu considérer que si un étranger « peut, à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir formé contre une décision préfectorale refusant de régulariser sa situation par la délivrance d’un titre de séjour, soutenir que la décision du préfet, compte tenu de l’ensemble des éléments de sa situation personnelle, serait entachée d’une erreur manifeste d’appréciation, il ne peut utilement se prévaloir des orientations générales que le ministre de l’Intérieur a pu adresser aux préfets pour les éclairer dans la mise en œuvre de leur pouvoir de régularisation » (Conseil d’Etat,
Section, 4 février 2015, Ministre de l´intérieur c. Cortes Ortiz, requête
numéro 383267 ; Conseil d’Etat,
Section, 4 février 2015, Ministère de l´intérieur c/ Cortes Ortiz, requête
numéro 383268 : Rec. p.17, concl. Bourgeois-Machureau; AJDA 2015, p. 443, chron. Lessi et Dutheillet de Lamothe ; Dr. adm. 2015, doctr. 637, note Eveillard ; JCP A 2015, 2196, note Marti.- V. également CE, 16
octobre 2017, requête numéro 408344, Sadeqi. – CE, 16 octobre
2017, requête numéro 408374, M. et Mme Khodadad : AJDA 2017, p. 2424, concl. Odinet ; Dr. adm. 2018, 10, note Mouchette ; JCP A 2017, act. 501 et 502, obs. Erstein). Il s’agit donc ici, pour l’autorité compétente, de définir des « orientations générales » en vue de l’adoption de « mesures de faveur » susceptibles d’être octroyées à titre gracieux aux personnes intéressées (V. sur ce point J. Mouchette, note précitée).
On notera que comme pour les circulaires, le juge ne s’arrête pas à la dénomination de l’acte pour en déterminer le régime juridique. Ainsi, il n’est pas rare qu’une circulaire contienne en réalité des lignes directrices, l’inverse étant également possible (V. ainsi à propos d’une « directive » qui est en réalité une simple circulaire interprétative Conseil d´Etat,
2ème et 6ème SSR, 23 septembre 1983, requête numéro 29408, Association,
Information-Defense-Action-Retraite ; RDSS 1984, p. 525, concl. Genevois).
Si elles n’ont pas un caractère impératif, puisque les agents peuvent y déroger, les lignes directrices conditionnent néanmoins assez fortement les décisions qu’ils vont prendre. C’est pour cette raison qu’un auteur parle à propos de ces actes d’une « force mi-impérative mi-référentielle » (D. Costa, Des directives aux lignes directrices : une variation en clairs-obscurs : AJDA 2015, p. 806) et que le Conseil d’Etat, les classe dans une catégorie intermédiaire entre le droit souple et le droit dur (Le droit souple, préc. p. 69), ce qui ne saurait être le cas, même si la frontière entre ces notions est pour le moins imprécise, des orientations générales.
Le régime juridique des directives – nouvellement lignes directrices – a été précisé par le Conseil d’Etat dans son arrêt de Section du 11 décembre 1970 Crédit foncier de France c. Dlle Gaupillat et Dame Ader (Rec. p. 750, concl. Bertrand ; AJDA 1971, p. 196, chron. HTC ; RDP 1971, p. 1224, note Waline ; D. 1971, p. 674, note Loschak ; JCP G 1972, II, 17232, note Fromont) complété par l’arrêt de Section du 29 juin 1973, Société Géa (Rec. p. 453 ; AJDA 1973, p. 587, chron. Franc et Boyon, note Vier ; RDP 1974, p. 547, note Waline ; D. 1974, p. 141, note Durupty).
Les lignes directrices ne présentent pas de caractère décisoire, puisqu’elles se contentent d’orienter les mesures qui seront prises ultérieurement. Il s’agit de déterminer des critères permettant de mettre en oeuvre le texte en cause mais sans édicter aucune condition nouvelle par rapport à ce texte ni méconnaître les buts qu’ils visent. L’arrêt de Section Société Géa du 29 juin 1973 avait également précisé que l’autorité compétente devait respecter, dans l’édiction des directives, les principes généraux du droit (Rec. p. 453 ; AJDA 1973, p. 587, chron. Franc et Boyon et p. 589, note Vier ; D. 1974, p. 141, note Durupty ; RDP 1974, p. 547, note Waline).
Par conséquent, comme les circulaires, ces actes ne peuvent pas faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, à moins qu’elles ne présentent un caractère impératif, c’est-à-dire si elles ne laissent aucune marge de manœuvre à l’autorité compétente.
Exemple :
– CE, 3 mai 2004, requête numéro 254961, Comité anti-amiante Jussieu et a. ( Rec. p. 193; JCP A 2004, 1466, note Benoît; Dr. adm. 2004, 131) : les délibérations du conseil d’administration du fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante se bornent à définir des orientations et ne font pas obstacle à ce que, en fonction de la situation de chaque demandeur, les autorités compétentes s’écartent des directives qui leur sont ainsi adressées. Dès lors, ces délibérations dont les termes sont dénuées de caractère impératif, ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
Il en va de même lorsque les lignes directrices définissent des orientations contraires ou nouvelles au regard des actes législatifs ou réglementaires en vigueur.
Exemple:
–Conseil d’Etat,
1ère sous-section jugeant seule, 18 novembre 2013, requête numéro 358046, Syndicat Sud travail
affaires sociales: en l’absence de disposition législative ou réglementaire prévoyant une telle condition, le ministre chargé du travail ne pouvait compétemment subordonner la promotion de grade d’un membre du corps de l’inspection du travail à l’accomplissement d’une mobilité au moment de cette promotion ou antérieurement à celle-ci. La note de service ici attaquée paraît assimilable à des lignes directrices.
Ainsi, comme pour les circulaires, le recours pour excès de pouvoir est recevable lorsqu’il apparaît que les lignes directrices ne laissent en réalité aucune marge de manœuvre dans la prise de décision à l’autorité compétente. Dans ce cas, la directive pourra directement faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Il peut aussi arriver qu’un texte qui est dénommé « lignes directrices » s’apparente, matériellement, à une circulaire, l’inverse étant également possible.
Le Conseil d’Etat a toutefois récemment admis, en droite ligne de sa jurisprudence récente consacrée au droit souple (V. sur ces questions infra p. 412 s.), la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre les lignes directrices des autorités de régulation alors mêmes qu’elles ne produisent pas d’effets juridiques (CE,
13 décembre 2017, requête numéro 401799, Société Bouygues télécom : Dr. adm. 2018, 26, note Mouchette). Est ainsi recevable le recours contre des lignes directrices « introduit par un requérant justifiant d’un intérêt direct et certain à leur annulation lorsqu’elles sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles elles s’adressent ». Sont ici particulièrement visées les lignes directrices prises par certaines autorités administratives indépendantes – l’ARCEP en l’espèce – et l’influence qu’elles peuvent avoir sur le comportement des acteurs du marché.
Au demeurant, les lignes directrices ne s’imposent pas nécessairement à l’administration. En effet, avant d’appliquer les critères retenus par la directive, l’administration doit procéder « à un examen particulier de chaque affaire », cet examen pouvant permettre à l’administration de déroger à la ligne fixée par la directive.
Cependant, la dérogation à l’application de directives n’est possible que dans deux cas : s’il existe des motifs d’intérêt général ou s’il existe des motifs tirés des particularités de la situation de l’intéressé par rapport aux normes édictées.
Exemple :
–CE, 12 décembre 1997, requête numéro 147007, ONIFLHOR (Rec. tables, p.676 ; Dr. adm. 1998, 4, concl. Stahl) : pour refuser à la société Hortiflor la subvention qu’elle sollicitait en vue de la construction de serres horticoles, l’office national interprofessionnel des fruits, des légumes et de l’horticulture s’est fondé sur un motif tiré de ce que le capital social de cette société était détenu par des actionnaires n’ayant pas le statut d’exploitant agricole. Il ne résulte ni de la loi du 6 octobre 1982 relative à la création d’offices d’intervention dans le secteur agricole, ni du décret du 18 mars 1983 modifié portant création d’un office national interprofessionnel des fruits, des légumes et de l’horticulture, que les aides que cet office est susceptible d’accorder en vue d’améliorer la rentabilité et la compétitivité des entreprises ainsi que la qualité des productions soient réservées aux entreprises dont les actionnaires ont le statut d’exploitants agricole. Un tel motif qui n’est pas davantage prévu par la circulaire – qui matériellement s’apparente à une directive – du 2 novembre 1988 n’est pas susceptible de fonder légalement la décision attaquée.
–CE, 20 mars
2017, requête numéro 401751, Région Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes (JCPG 2017, 772, note Lanneau) : L’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières a adopté des lignes directrices relatives à l’instruction des demandes d’interdiction ou de limitation des services routiers sur les liaisons régulières interurbaines par autocar inférieures ou égales à 100 kilomètres. Si l’Autorité était tenue de suivre la méthode d’analyse qu’elle s’était ainsi donnée pour prendre l’avis contesté, il lui incombait, pour porter son appréciation sur le projet d’interdiction du service d’une société de transport par autocar, de prendre en compte l’ensemble des circonstances pertinentes de la situation particulière qui lui était soumise. Si les lignes directrices applicables prévoyaient que l’analyse de la substituabilité entre le service conventionné et le service librement organisé au regard de certaines caractéristiques de l’offre et de la demande devait porter sur la comparaison des horaires, les fréquences journalières et hebdomadaires proposées et les temps de parcours, il incombait à l’Autorité, eu égard au projet qui lui était soumis, de prendre en compte également, pour apprécier de façon pertinente la substituabilité, la localisation des arrêts du service proposé par la société.
Par conséquent les directives sont opposables aux administrés. De même elles sont invocables par eux, ce qui n´est pas le cas en principe pour les circulaires (Conseil d’Etat,
Section, 4 février 2015, requête numéro 383268, Ministère de l´Intérieur c/Cortes Ortiz) Ainsi, l’administration peut fonder une décision individuelle sur une directive. De même, un administré peut fonder un recours contre une décision rejetant sa demande au motif que l’auteur de cette décision aurait dû se fonder sur les indications contenues dans une directive ou, au contraire, y déroger.
D – Les actes relevant du droit souple
Apparue dans le domaine du droit international dans les années 1930, puis en droit de l’Union européenne, la notion de droit souple ou « soft law » a progressivement pénétré le droit interne, et plus particulièrement le droit administratif, jusqu’à faire l’objet de l’étude thématique insérée dans le rapport public annuel du Conseil d’Etat pour 2013. Comme on l’a vu, dès lors qu’elles n’ont pas d’effets juridiques, les circulaires dénuées de caractère impératif relèvent du droit souple, alors que les lignes directrices et certainement les mesures préparatoires se rapportent à un acte normateur futur, ce qui les situent à la frontière entre droit dur et droit souple.
Dans un contexte où la notion de régulation se substitue parfois à celle de réglementation, le droit souple se manifeste plus généralement par l’édiction d’actes qui ont pour point commun de ne pas prescrire des droits et des obligations précises. Ces actes sont très divers : il peut s’agir d’avis, de chartes, de guides de déontologie, de codes de conduite, de lettres d’intention ou encore de recommandations d’autorités administratives indépendantes.
Comme on l’a vu, la distinction entre actes décisoires et actes non décisoires doit être appréciée non pas d’un point de vue formel, en fonction du type d’acte qui fait l’objet d’un recours, mais d’un point de vue matériel, au regard du contenu de l’acte et des effets juridiques qu’il emporte. En d’autres termes, un acte relevant en principe du droit souple pourra néanmoins faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir dès lors qu’il comporte des éléments impératifs.
Dans ce sens, le Conseil d’Etat a pu juger qu’un communiqué par lequel la Commission des sondages donne l’interprétation des lois et règlements qu’elle a pour mission de mettre en œuvre, au moyen de dispositions impératives à caractère général, peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (Conseil d’Etat,
SSR, 18 juin 1993, requête numéro 137317, IFOP, Rec. p. 178).
De même, peut faire l’objet d’un recours une délibération du Conseil supérieur de l’audiovisuel énonçant les critères devant lui permettre d’apprécier le respect, par les services de radio et de télévision, de leurs obligations en matière de pluralisme politique et, en cas de méconnaissance de ces critères, d’adresser à ces services une mise en demeure puis, le cas échéant, une sanction (Conseil d’Etat,
Assemblée, 8 avril 2009, Hollande et Mathus, requête numéro 311136, rec. p.140 ; AJDA 2009, p. 1096, chron. Liéber et Botteghi ; RFDA 2009, p. 351, concl. de Salins). Plus récemment, à l’occasion d’un arrêt Formindep du 27 avril 2011 (Conseil d’Etat,
1ère et 6ème SSR, 27 avril 2011, Formindep, requête numéro 334396: AJDA 2011, p. 1326, concl. Landais : D. 2011, p. 2565, obs. Laude ; RDSS 2011, p. 483, note Peigné) le Conseil d’Etat a accepté de connaître du recours dirigé contre une recommandation de bonnes pratiques de la Haute autorité de santé au motif que celle-ci, en définissant ce qu’est l’état de l’art, était susceptible d’être ultérieurement prise en compte pour apprécier l’obligation déontologique du médecin.
Toutefois, la recevabilité du recours pour excès de pouvoir n’est pas exclusivement déterminée par la distinction traditionnellement opérée entre les actes décisoires et les actes non décisoires, comme l’illustre l’arrêt Dame Duvignères (Conseil d’Etat,
Section, 18 décembre 2002, Dame Duvignères, requête numéro 233618) qui admet la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre les circulaires impératives ne créant pas de règles juridiques nouvelles.
C’est cette solution qui a été transposée pour les actes de droit souple dans un arrêt du Conseil d’Etat du 26 septembre 2005, Conseil national des médecins (Conseil d´Etat,
1ère et 6ème SSR, 26 septembre 2005, Conseil national des médecins, requête
numéro 270234, rec. p.395; AJDA 2005, p. 308, note Markus). Il a été jugé dans cette affaire que si les recommandations de bonnes pratiques établies par l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé et homologuées par arrêté du ministre chargé de la santé n’ont pas en principe le caractère de décision faisant grief « elles doivent toutefois être regardées comme ayant un tel caractère, tout comme le refus de les retirer, lorsqu’elles sont rédigées de façon impérative ». De même, il a été jugé que si les recommandations de la HALDE ne peuvent en principe faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, « il en irait, en revanche, différemment de recommandations de portée générale, qui seraient rédigées de façon impérative » (CE, 13 juillet 2007, requête numéro 294195, Société Editions Tissot : Rec. p. 335 ; AJDA 2007, p. 2145, concl. Derepas).
Il y a donc deux éléments qui sont pris en compte pour déterminer la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre des actes relevant en principe du droit souple : la rédaction impérative de l’acte ; la possibilité qu’interviennent ultérieurement des décisions dont le contenu est susceptible d’être influencé par le sens de cet acte. Il faut toutefois considérer, dans ces différentes hypothèses, que les actes litigieux, en dépit de leur apparence, ne sont pas des actes de droit souple, dès lors qu’ils emportent des effets juridiques, même limités. Dans ses arrêts Société Casino Guichard-Perrachon (Conseil d´Etat,
9ème et 10ème SSR, 11 octobre 2012, Société Casino Guichard-Perrachon, requête
numéro 357193: AJDA 2012, 2373, chron. Domino et. Bretonneau ; RTD com. 2012, p.747, obs. Claudel) et Société ITM Entreprises et a. du 11 octobre 2012 (Conseil d’Etat,
9ème et 10ème SSR, 11 octobre 2012, Société ITM Entreprises, requête
numéro 346378: D. 2013, p. 732, obs. Ferrier),le Conseil d’Etat a systématisé ces solutions en précisant que si les prises de position et les recommandations de l’Autorité de la concurrence « ne constituent pas des décisions faisant grief (…) il en irait toutefois différemment si elles revêtaient le caractère de dispositions générales et impératives ou de prescriptions individuelles dont l’Autorité pourrait ultérieurement censurer la méconnaissance ». C’est ce considérant de principe qui est repris par le Conseil d’Etat dans ses arrêts d’Assemblée du 21 mars 2016 Société Fairvesta International GMBH et a. (Conseil d’Etat,
Assemblée, 21 mars 2016, Société Fairvesta International GmBH, requête numéro
368082, requête numéro 368083, requête numéro 368084 ; Conseil d’Etat,
Assemblée, 21 mars 2016, Société NC Numéricable, requête numéro 390023: Rec. p. 77, concl. von Coester ; AJDA 2016, p. 717, chron. Dutheillet de Lamothe et Ondinet ; Dr. adm. 2016, 10, concl. von Coster et concl. Daumas ; Gaz. Pal. 2016, n°22, p. 31, note Seiller ; JCP 2016, 623, note Perroud et 671, note Aguila et Froger ; LPA 2016, n°185, p. 11, note Chaltiel ; RDP 2017, p. 482, note Pauliat ; RFDA 2016, p. 506, concl. von Coester ; RTD civ. 2016, p. 571, note Deumier ; RTD com. 2016, p. 298, obs. Rontchevsky et p. 711, note Lombard) et Société NC Numéricable (requête numéro 390023 : Rec. 89, concl. Daumas ; RFDA 2016, p. 497, concl. Daumas).
L’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat l’a ainsi conduit à appréhender des instruments de droit souple, mais seulement dans les hypothèses où ils entraînent des effets juridiques, ce qui fait que dans ces hypothèses on ne peut plus considérer qu’ils relèvent du droit souple.
Cette approche, somme toute classique, ne rend toutefois pas parfaitement compte des effets concrets que sont susceptibles de produire certains de ces actes, particulièrement lorsqu’ils émanent des autorités de régulation dans l’exercice de leurs missions. C’est cette dimension qui a été prise en compte, exclusivement pour certains actes émanant de ces autorités, par les arrêts d’Assemblée du 21 mars 2016.
Désormais, le recours pour excès de pouvoir est également recevable contre les normes de droit souple qui « sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique » ou qui « ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent ». De tels actes font grief, alors même qu’ils ne créent ni droits ni obligations, et ils peuvent donc être contestés devant le juge de l’excès de pouvoir » (sur la transposition de ce raisonnement aux lignes directrices V. supra p.410).
Si l’on prend l’hypothèse visée par l’arrêt Fairvesta International GMBH et a. , ce sont des communiqués de presse publiés par l’Autorité des marchés financiers (AMF) sur son site internet qui font l’objet d’un recours contentieux. Dans ces communiqués, l’AMF avait voulu inviter les investisseurs à la vigilance concernant certains placements immobiliers qu’elle estimait commercialisés de façon « très active par des personnes tenant des discours parfois déséquilibrés au regard des risques encourus ».
Certes, les communiqués de presse publiés par l’AMF – ainsi que la prise de position de l’Autorité de la concurrence dans l’arrêt Société NC Numéricable – n’emportaient aucune conséquence juridique, dans le sens où ils n’avaient pas pour effet de prescrire aux acteurs du marché un comportement à suivre. Il n’en demeure pas moins, cependant, que de par leur contenu, ces actes exercent une forte influence sur ces acteurs. Concrètement, si l’on revient à l’arrêt Fairvesta International GMBH et a., les conseils de prudence de l’AMF à destination des investisseurs concernant les placements immobiliers proposés par les sociétés requérantes auront certainement pour effet de détourner une partie d’entre eux de ces placements, ce qui entraîne des conséquences économiques notables pour ces sociétés.
Mais s’il autorise la contestation de certains actes de droit souple, le Conseil d’Etat a voulu réserver l’accès au juge aux seuls requérants pouvant justifier d’un « intérêt direct et certain à leur annulation ». En d’autres termes, si le Conseil d’Etat a fait sauter un verrou, il entend canaliser le contentieux que ne manquera pas de susciter l’évolution de sa jurisprudence.
Concernant l’appréciation de la légalité des actes de droit souple pouvant faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, le Conseil d’Etat précise qu’il appartient au juge de vérifier que les actes contestés entrent bien dans les compétences de leur auteur. C’est bien le cas s’agissant de l’AMF qui est compétente, dans sa mission de régulation, pour adresser des mises en garde aux épargnants ou investisseurs.
Enfin, du point de vue de la légalité interne, l’intensité du contrôle sur la qualification juridique des faits opérée par l’autorité compétente est variable. S’agissant des communiqués de l’AMF appelant les investisseurs à faire preuve de vigilance à l’égard de placements immobiliers offerts au public, le contrôle opéré est restreint et en conséquence seule une erreur manifeste d’appréciation, qui n’est pas retenue en l’espèce, peut donner lieu à une annulation par le juge.
En revanche, concernant les prises de position de l’Autorité de la concurrence, visées par l’arrêt Société NC Numéricable, dont les effets sont plus directs, c’est un contrôle normal qui doit être opéré par le juge de l’excès de pouvoir. Dans cette seconde affaire, le juge considère toutefois que l’Autorité de la concurrence n’a commis aucune erreur dans son analyse et elle l’a donc confirmée. Cette différence de degré de contrôle des actes concernés démontre à quel point il y aura lieu pour le juge de l’excès d’opérer une analyse précise des actes de droit souple portés devant lui en vue de leur appliquer le régime juridique approprié, ce qui ne manquera pas de donner naissance à une jurisprudence peu fournie qui ne pourra être rien d’autre que casuistique (V. ainsi annulant des actes de droit souple : CE Sect., 13 juillet 2016, requête numéro 388150, Société GDF Suez : JCP A 2016, act. 632 ; JCP A 2016, 2252, note Le Bot .- CE, 19 juillet 2017, requête numéro 399766, Société Menarini France et Société Daiichi Sankyo France : Rec. tables, p.2017. V. en revanche estimant le recours irrecevable CE, 22 juillet 2016, requête numéro 397014, Alliance française des industries du numérique. V. enfin rejetant le recours au fond CE, 10 novembre 2016, requête numéro 384691, Marcilhacy et a. – CE, 20 juin 2016, requête numéro 384297, Fédération française des sociétés d’assurances : Rec. tables p.2016 ; RD bancaire et fin. 2016, comm. 186).
Si l’exposé de ces nouvelles solutions jurisprudentielles a été nécessairement long il faut encore insister sur le fait qu’elles ont vocation à s’appliquer de façon exceptionnelle à certains actes pris par des autorités de régulation.
Une solution assez proche a toutefois été également retenue par le Conseil d’Etat concernant la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre les rescrits fiscaux, dès lors qu’ils produisent des conséquences extra-fiscales que le contentieux devant le juge de l’impôt ne permettrait pas de réparer dans le cadre d’un recours de plein contentieux (CE, 2 décembre 2016, requête numéro 387613, requête numéro 387631, requête numéro 387632, requête numéro 387633, requête numéro 387635, requête numéro 387636, requête numéro 387637, requête numéro 387638, Ministre des Finances et des Comptes publics c/ Société Export Press : Dr. adm. 2017, 11, note Rigaudeau et 1143, note Eveillard ; Dr. fisc. 2017, 172, note Ménard et Lieb ; JCP G 2017, 88, note Collet ; RFDA 2017, p. 351, note Plessix). Les juges admettent d’abord qu’une « prise de position formelle de l’administration sur une situation de fait au regard d’un texte fiscal en réponse à une demande présentée par un contribuable (…) a, eu égard aux effets qu’elle est susceptible d’avoir pour le contribuable et, le cas échéant, pour les tiers intéressés, le caractère d’une décision ». Le recours pour excès de pouvoir est admis dès lors que « le fait de se conformer à la prise de position de l’administration aurait pour effet, en pratique, de faire peser sur le contribuable de lourdes sujétions, de le pénaliser significativement sur le plan économique ou encore de le faire renoncer à un projet important pour lui ou de l’amener à modifier substantiellement un tel projet ». En d’autres termes, c’est le fait que les prises de position de l’administration fiscale peuvent représenter des « enjeux économiques » essentiels qui justifie la recevabilité du recours pour excès de pouvoir.
II- Mesures d’ordre intérieur
Les mesures d’ordre intérieur sont des décisions qui concernent, selon l’expression de Jean Rivero, la « vie intérieure » des services (Les mesures d’ordre intérieur administratives. Essai sur les caractères juridiques de la vie intérieure des services : Sirey 1934). Bien qu’il s’agisse de décisions, les recours en annulation dirigés contre elles sont irrecevables, ce qui se justifie de deux points de vue.
D’un point de vue juridique, tout d’abord, certaines décisions ont des conséquences juridiques très limitées (de minimis non curat prætor). C’est le cas, notamment, des sanctions bénignes, telles celles qui consistent à infliger une retenue à un élève ou à supprimer la permission d’un militaire. L’annulation de telles décisions ne présente guère d’intérêt, dans la mesure où elles ne modifient pas la situation juridique de leurs destinataires. Selon une expression classique, « elles ne font pas grief », et par conséquent les recours dirigés contre elles sont irrecevables.
D’un point vue pratique, ensuite, les mesures d’ordre intérieur sont extrêmement nombreuses et déclarer recevables les recours dirigés contre elles aboutirait à un encombrement inutile des tribunaux. Cela conduirait à remettre en cause l’autorité des donneurs d’ordre et nuirait à la nécessaire rapidité dans l’élaboration et l’exécution des décisions mineures.
Cependant, la jurisprudence a une conception de plus en plus restrictive de la notion de mesures d’ordre intérieur qui résulte de la prise de conscience, par les juges, de l’effet que peuvent avoir certains actes sur la situation juridique de leurs destinataires. Cette évolution est particulièrement sensible dans deux domaines : les recours dirigés contre les mesures touchant à l’aménagement interne des services et les recours dirigés contre les mesures prises à destination des détenus et des militaires.
A- Mesures d’aménagement interne des services
Traditionnellement, le juge administratif refusait de connaître des recours dirigés contre de tels actes, particulièrement contre les règlements internes régissant le fonctionnement du service.
Exemples :
– CE, 21 octobre 1938, Lote (Rec. p. 786 ; DH 1939, p. 25) : irrecevabilité du recours dirigé contre une décision interdisant aux élèves d’une école le port d’insignes religieux.
– CE, 20 novembre 1954, Chapou (Rec. p. 541 ; D. 1954, p. 789) : irrecevabilité du recours dirigé contre une décision interdisant le port de pantalons de ski dans une école.
La position du Conseil d’Etat a finalement évolué avec l’arrêt Kherouaa du 2 novembre 1992 relatif au port du voile islamique (requête numéro 130394, préc.). Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat déclare recevable le recours pour excès de pouvoir exercé contre la décision d’un directeur d’école d’interdire « le port de tout signe distinctif, vestimentaire ou autre, d’ordre religieux, politique ou philosophique ».
L’arrêt Kherouaa ne signifie pas pour autant que le Conseil d’Etat déclare désormais recevables l’ensemble des recours dirigés contre des décisions touchant l’aménagement interne des services. En revanche, l’irrecevabilité de ces recours n’est plus systématique. Le Conseil d’Etat vérifie, au cas par cas, si la décision contestée porte ou non atteinte à la situation juridique de ses destinataires. Ainsi, la solution qui est retenue en matière de port d’insignes religieux – avant la loi n°2004-228 du 15 mars 2004 qui les interdit dans les écoles, collèges et lycées publics – ne remet pas en cause, par exemple, la jurisprudence Chapou.
La même réflexion peut être faite à propos des mesures prononcées à l’égard des agents publics par leur chef de service. Comme l’a récemment rappelé le Conseil d’Etat à l’occasion d’un arrêt Bourjolly du 25 septembre 2015 (Conseil d´Etat, Section, 25 septembre 2015, Mme Bourjolly, requête numéro 372624: Rec. p. 322 ; AJDA 2015, p. 2147, chron. Dutheillet de Lamothe et Odinet ; Dr. adm. 2015, 5, note Eveillard ; RFDA 2015, p. 1107, concl. Pellissier, note Defoort ) sont considérées comme des mesures d’ordre intérieur celles qui « tout en modifiant leur affectation ou les tâches qu’ils ont à accomplir, ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives (que les agents) tiennent de leur statut ou à l’exercice de leurs droits et libertés fondamentaux, ni n’emportent perte de responsabilités ou de rémunération ». Ces actes demeurent toutefois attaquables s’ils constituent une sanction – déguisée ou non – ou s’ils emportent une discrimination, de telles mesures faisant nécessairement grief. Ainsi, dans cette affaire, le Conseil d’Etat conclut-il à l’irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre une décision changeant de lieu d’activité un agent communal, étant entendu que ce nouveau lieu d’activité est toujours situé sur le territoire de la commune. En revanche, une décision retirant à un professeur des universités-praticien hospitalier des responsabilités d’animation et de coordination, si elle est sans incidence sur la rémunération et les perspectives de carrière de l’intéressé et ne porte pas atteinte à son statut ou à une garantie, entraîne une diminution sensible de ses attributions et responsabilités et ne constitue donc pas une simple mesure d’ordre intérieur insusceptible de recours (CE, 7 octobre 2015, requête numéro 377036, X.)
Dans un autre domaine, les règlements intérieurs des collectivités territoriales sont également désormais susceptibles de recours pour excès de pouvoir, conformément à l’article L. 2121-8 du Code général des collectivités territoriales dont la rédaction est issue de la loi n°92-125 du 6 février 1992. A l’opposé, les recours dirigés contre les règlements intérieurs des assemblées parlementaires sont toujours irrecevables (Conseil d´Etat, 7ème et 2ème SSR, 28 janvier 2011, Patureau, requête numéro 335708, rec. p.23 ; AJDA 2011, p. 1851, note Chifflot ; AJFP 2011, p. 199, note Jeannard).
B- Mesures prises à l’encontre des militaires et des détenus
Traditionnellement, le juge administratif considérait que les mesures de sanction prises à l’encontre des militaires et des détenus ne faisaient pas grief et qu’elles ne pouvaient, par conséquent, faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
Exemples :
– CE, 27 janvier 1984, requête numéro 27329, Caillol (Rec. p. 541 ; AJDA 1984, p. 72, chron. Lasserre et Delarue ; D. 1983, jurispr. p. 587, note Regourd) : est irrecevable le recours dirigé par un détenu contre la décision de le placer dans un « quartier de plus grande sécurité ».
– CE Sect., 11 juillet 1947, Dewavrin (Rec. p.307) : une solution identique avait été appliquée au cas d’un militaire puni de plusieurs jours de forteresse.
Pourtant, dans les deux cas, les mesures prises avaient des conséquences indéniables sur la situation juridique de leur destinataire. En effet, les décisions contestées ont un caractère disciplinaire avéré et, en outre, elles ont des conséquences qui ne se limitent pas à une simple punition. En effet, pour ce qui concerne le détenu, la décision qui le concerne pourra avoir des conséquences sur des mesures futures d’aménagement de sa peine, notamment sur l’obtention d’une libération conditionnelle. Pour ce qui concerne le militaire, s’il est sous contrat, la sanction subie pourra notamment justifier un non renouvellement ultérieur de ce contrat.
De telles solutions étaient contestables puisque le juge s’interdisait de connaître de décisions portant gravement atteinte à la situation juridique des intéressés et surtout, éventuellement, de censurer de telles décisions qui seraient illégales.
La jurisprudence a toutefois fini par évoluer à l’occasion de deux arrêts d’Assemblée du 17 février 1995, Hardouin et Marie (requête numéro 107766, requête numéro 97754 : Rec. p. 84, concl. Frydman ; AJDA 1995, p. 420, chron. Touvet et Stahl, p. 379 ; LPA 1995, no 51 p. 11, note Vlachos ; LPA 1995, no 69, p. 16, note Nguyen Van Tuong ; LPA 1995, no 93, p. 28, note Otekpo ; RDP 1995, p. 1340, note Gohin).
L’affaire Hardouin concernait un recours dirigé contre une punition de 10 jours d’arrêts infligée à un militaire qui avait refusé de se soumettre à un alcootest à un retour sur l’unité navale sur laquelle il servait. Les juges relèvent que « tant par ses effets directs sur la liberté d’aller et venir du militaire, en dehors du service, que par ses conséquences sur l’avancement ou le renouvellement des contrats d’engagement, la punition des arrêts constitue une mesure faisant grief, susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir ».
L’affaire Marie concernait, quant à elle, un recours dirigé par un détenu contre une décision lui infligeant une punition de cellule. Comme dans l’affaire précédente, le Conseil d’Etat examine si cette décision fait grief pour décider de la recevabilité du recours. Les juges relèvent que cette punition consiste à enfermer un détenu dans une cellule qu´il doit occuper seul, qu’elle le prive de cantine, de visites et qu’elle impose une restriction de sa correspondance. En outre, elle peut avoir des conséquences sur l’octroi de réductions de peine. Il en résulte « eu égard à la nature et à la gravité de cette mesure, que la punition de cellule constitue une décision faisant grief susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir ». Le recours est donc recevable, ce qui permet au juge de contrôler la légalité interne de la décision.
Cette évolution, fortement inspirée par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’homme (V. notamment CEDH, 28 juin 1994, affaire numéro 7818/77, affaire numéro 7819/77, Campbell et Fell c. Royaume-Uni) est à mettre en parallèle avec le décret n°96-287 du 2 avril 1996 qui encadre étroitement le régime disciplinaire appliqué aux détenus. Le droit des sanctions disciplinaires infligées aux prisonniers a par la suite été réformé par la loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 précisée par le décret n° 2010-1634 du 23 décembre 2010. Le juge de l’excès de pouvoir exerce désormais un plein contrôle proportionnalité des sanctions (CE, 1er juin 2015, requête numéro 380449, Boromée, préc.). Ainsi il vérifie que « la nature et le quantum (de la sanction ne soient pas) manifestement disproportionnés à la nature et à la gravité de la faute disciplinaire commise » (V. par ex. CAA Douai, 7 décembre 2017, requête numéro 16DA00715, M. A…D…) . Dans le même sens, le nouveau statut général des militaires, issu de la loi n°2005-270 du 24 mars 2005, abolit la catégorie des punitions en les fusionnant avec les sanctions disciplinaires. Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de préciser, quant à lui, que la sanction des arrêts prévue par l’article L. 4137-2 du Code de la défense n’est pas contraire à la Constitution (CC, 27 février 2015, numéro 2014-450 QPC : Rec. CC p. 159 ; AJFP 2015, p. 244, note Videlin ; RFDA 2015, p. 608, note Roblot-Troizier).
Si les juges n’opposent plus une irrecevabilité de principe aux recours dirigés contre les mesures prises à l’encontre des détenus et des militaires, ils n’acceptent de connaître que des mesures qui portent réellement atteinte à leur situation juridique, ce qui n’est toujours aisé à déterminer.Toutefois, dans une décision récente, le Conseil d’Etat, qui statuait en l’espèce sur une mesure d’avertissement, a considéré que désormais toutes les décisions de sanction infligées aux détenus peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (Conseil d´Etat, SSR, 21 mai 2014, Garde des Sceaux, requête numéro 359672: JCP A 2014, act. 444, obs. Touzeil-Divina ; Rec. p. 139 ).
La solution retenue dans les arrêts Hardouin et Marie concerne d’autres hypothèses que celle des recours exercés par des détenus ou des militaires. Ainsi, s’agissant des fonctionnaires, les juges considèrent que si une décision de changement d’affectation constitue une mesure d’ordre intérieur relative « à l’organisation du service », elle devient attaquable dès lors qu’elle porte atteinte aux droits statutaires de l’agent (CE, 29 décembre 1999, numéro 202822, Saint-Aubin.- CE, 14 mars 2012, requête numéro 343768, Carmier.-CE, 4 décembre 2013, requête numéro 359753, X).
Si l’on revient au cas des détenus, le Conseil d’Etat a considéré, dans un premier temps, qu’à partir du moment où, d’après le Code de procédure pénale, une mesure prise à l’encontre d’un détenu ne présentait pas un caractère disciplinaire, elle ne pouvait être attaquée. Dans un arrêt Fauqueux du 28 février 1996, les juges ont ainsi rejeté un recours pour excès de pouvoir dirigé contre une mesure prononçant la mise à l’isolement d’un détenu contre la volonté de celui-ci (requête numéro 106582 : RFDA 1996, p. 397 ; JCP G 1996, IV, 1102, obs. Rouault). Les juges ont en effet constaté que d’après l’article D.171 du Code de procédure pénale la « mise à l’isolement (d’un détenu) ne constitue pas une mesure disciplinaire. Les détenus qui en font l’objet sont soumis au régime ordinaire de détention ». Le Conseil d’Etat en a déduit qu’une telle mesure, qui n’a pas pour effet d’aggraver les conditions de détention, n’est pas, par nature, susceptible d’exercer une influence sur la situation juridique de la personne qui en est l’objet. Elle constitue donc une mesure d’ordre intérieur qui ne peut être déférée au juge administratif par la voie du recours pour excès de pouvoir.
Cette solution pouvait paraître contestable. En effet, même si la mise à l’isolement n’est pas une sanction selon le Code de procédure pénale, elle peut être prise contre la volonté du détenu et constituer ainsi une sorte de sanction déguisée. En tout cas, le fait même qu’une décision de ce type soit attaquée par son prétendu bénéficiaire paraît aller dans ce sens.
Le Conseil d’Etat a finalement opéré un revirement de jurisprudence à l’occasion de l’arrêt Remli du 30 juillet 2003 (requête numéro 252712 : Rec. p. 366 ; JCP G 2004, II, 10067, note Petit ; Droit adm. 2003, 224, note Lombard ; AJDA 2003, p. 2090, note Costa). Les juges ont relevé en l’espèce que cette mesure prive la personne qui en fait l’objet de l’accès aux activités qui sont proposées de façon collective aux autres détenus (sport, enseignement, travail rémunéré…). En outre, une telle mesure peut être prononcée pour une durée qui peut atteindre trois mois et être prolongée. Il en résulte que « dans ces conditions, et alors même que l’article D. 283-2 du Code de procédure pénale dispose que la mise à l’isolement ne constitue pas une mesure disciplinaire… le placement à l’isolement d’un détenu contre son gré constitue, eu égard à l’importance de ses effets sur les conditions de détention, une décision susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir ». Il ne s’agit donc plus d’une mesure d’ordre intérieur.
Une solution identique a été également retenue à propos du placement d’un détenu en régime différencié de détention « portes fermées » dans un arrêt Bennay du 28 mars 2011 (requête numéro 316977 : JCP G, act. 430, obs. Dubreuil.- CAA Nancy, 23 février 2012, requête numéro 11NC00318, Garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés). En effet « par sa nature et par ses effets sur ses conditions de détention, notamment au regard de l’objectif de réinsertion sociale (cette décision) alors même qu’elle n’affecte pas ses droits d’accès à une formation professionnelle, à un travail rémunéré, aux activités physiques et sportives et à la promenade, constitue une décision susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir ». Cette solution se justifie eu égard à la durée de la mesure – un mois renouvelable – et à ses conséquences sur la vie quotidienne du détenu. Celui-ci est en effet isolé en cellule individuelle, y compris pendant les repas, et soumis à une surveillance accrue. Ses déplacements sont réduits, et son accès aux activités culturelles et d’enseignement est limité.
De même, le Conseil d’Etat considérait à l’origine qu’une décision de placement à titre préventif dans une cellule disciplinaire en vue de préserver l’ordre intérieur dans l’établissement, conformément à l’article D.250-3 du Code de procédure pénale, était une mesure d’ordre intérieur (CE, 12 mars 2003, requête numéro 237437, Ministre de la Justice c. Frérot (Rec. p. 121 ; AJDA 2003, p. 1271, concl. Olson ; JCP A 2003, 1703, note Guillet). Désormais toute mesure de mise à l’isolement prononcée contre la volonté du détenu est attaquable, quelle que soit ses motifs (CE, 17 décembre 2008, requête numéro 293786, Section française de l’Observatoire international des prisons : Rec. p. 463 ; Gaz. Pal. 2009, n° 55, concl. Guyomar ; JCP G 2009, II, 10049, note Merenne).
En revanche, d’autres mesures qui affectent de manière beaucoup plus superficielle la situation personnelle d’un détenu ou d’un militaire ne sont toujours pas considérées comme faisant grief et ne peuvent donc faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
Exemples :
– CE, 7 juin
2006, requête numéro 275601, Matelly : l’ordre verbal donné à un officier de gendarmerie de s’abstenir désormais de toute communication avec la presse audiovisuelle, à la suite et sur les sujets d’un entretien donné à un quotidien national, relatif à la présentation des statistiques de la gendarmerie nationale sur la délinquance est une mesure d’ordre intérieur, insusceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.
– CAA Lyon, 19 mai 2011, requête numéro 10LY00334, Nouri : la privation de téléviseur pendant une durée de 10 jours, au surplus assortie d’un sursis, n’a entraîné que peu d’effets sur les conditions de détention du requérant alors même qu’elle sanctionnait la méconnaissance de l’interdiction de fumer dans l’établissement qui, n’étant pas l’objet mais le motif de la mesure, ne saurait entrer en ligne de compte dans l’appréciation du caractère décisoire de celle-ci.
– CAA Marseille, 3 février 2011, requête numéro 09MA01135, Garde des Sceaux, ministre de la Justice : s’il résulte des dispositions des articles D. 99 à D.102 du Code de procédure pénale que le travail auquel les détenus peuvent prétendre constitue pour eux non seulement une source de revenus mais encore un mode de meilleure insertion dans la vie collective de l’établissement, tout en leur permettant de faire valoir des capacités de réinsertion, et si par suite, eu égard à sa nature et à l’importance de ses effets sur la situation des détenus, une décision de déclassement d’emploi constitue un acte administratif susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, il en va autrement d’une mesure suspendant le requérant de ses fonctions d’auxiliaire d’étage à titre conservatoire dans l’attente de sa comparution devant la commission de discipline. En effet, de par son caractère provisoire et conservatoire en l’attente du passage de l’intéressé en commission de discipline, cette mesure n’a pu par elle-même affecter de manière substantielle la situation de l’intéressé, ni mettre en cause ses libertés et ses droits fondamentaux. Cette mesure d’ordre intérieur est donc insusceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir
–CAA Marseille, 23 avril 2018, requête numéro16MA01968, M. D… C… : le refus de laisser au requérant l’usage en cellule d’un sceau et de cire à cacheter, qui ne constitue pas une mesure disciplinaire, a été motivé par l’administration par l’objectif d’éviter un détournement de l’utilisation de ces objets pour des raisons de maintien de la sécurité. Cette décision n’a pas eu d’effet notable sur les conditions de vie en détention de l’intéressé qui n’a pas été privé de la propriété de ces objets. Enfin, la mesure en litige n’entraîne aucun effet par elle-même ni sur le libre exercice par le détenu de son droit de correspondre avec des personnes extérieures, ni sur le respect par l’administration du secret des correspondances dans les conditions prévues par les textes. Elle ne met, dès lors, pas en cause les libertés et droits fondamentaux des détenus. Par suite, le refus opposé à la demande de restitution de ces objets par le directeur de la maison d’arrêt de Grasse constituait une mesure d’ordre intérieur insusceptible de recours pour excès de pouvoir.
Le Conseil d’Etat a eu également l’occasion de préciser la porté de la jurisprudence Hardouin et Marie à l’occasion de trois arrêts d’Assemblée du 14 décembre 2007 (CE Ass., 14 décembre 2007, requête numéro 290420, Planchenault ; CE Ass., 14 décembre 2007, requête numéro 290730, Garde des sceaux, ministre de la Justice c. Boussouar ; CE Ass., 14 décembre 2007, requête numéro 306432, Payet). La première affaire concerne une mesure de déclassement d’emploi édictée à l’encontre d’un détenu (V. également CAA Bordeaux, 12 février 2008, requête numéro 05BX01961, Turquin). La seconde porte sur une décision de transfèrement d’un détenu d’un établissement vers un autre. Enfin, la troisième est relative à des mesures constituant une « rotation de sécurité », visant à prévenir notamment les tentatives d’évasion en changeant fréquemment l’affectation d’un détenu. Dans ces différentes affaires, le Conseil d’Etat admet la recevabilité du recours pour excès de pouvoir (V. également, concernant une mesure d’inscription au répertoire des détenus particulièrement signalés, CAA Paris, 22 mai 2008, requête numéro 05PA00853, Kehli : AJDA 2008, p. 1483, note Bachini).
En particulier, l’arrêt Boussouar permet au Conseil d’Etat de censurer le raisonnement des juges de la cour administrative d’appel de Paris qui avaient estimé qu’une mesure de transfèrement d’un détenu est attaquable dès lors que les modalités de la détention sont appréhendées par des dispositions législatives et règlementaires venant avec détail encadrer les pouvoirs de l’administration et conférer des garanties aux usagers (CAA Paris, 19 décembre 2005, requête numéro 05PA00868, Boussouar : RFDA 2006, p. 981, concl. Bachini).
Cet arrêt était donc en décalage par rapport à la jurisprudence Marie puisque, selon la cour, le recours pour excès de pouvoir était automatiquement recevable contre certaines catégories de décisions sans qu’il soit nécessaire de déterminer, au cas d’espèce, si la décision contestée fait grief « eu égard à (sa) nature et à (sa) gravité».
Cet arrêt est cassé par le Conseil d’Etat qui en profite pour préciser la jurisprudence Marie : « pour déterminer si une décision relative à un changement d’affectation d’un détenu d’un établissement pénitentiaire à un autre constitue un acte administratif susceptible de recours pour excès de pouvoir, il y a lieu d’apprécier sa nature et l’importance de ses effets sur la situation des détenus ». On relèvera toutefois que cette approche très concrète n’est plus valable dans les cas où c’est une mesure de sanction qui est attaquée. Comme on l’a vu, en effet, les sanctions disciplinaires prises à l’encontre des détenus peuvent désormais faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, et cela quelle que soit leur gravité (Conseil d´Etat,
SSR, 21 mai 2014, Garde des Sceaux, requête numéro 359672, préc.).
Dans l´affaire Boussouar, les juges relèvent que d’après le Code de procédure pénale, le régime de la détention en établissement pour peines constitue le mode normal de détention des condamnés. Il se caractérise, par rapport aux maisons d’arrêt, par des modalités d’incarcération différentes et, notamment, par l’organisation d’activités orientées vers la réinsertion. Ainsi « eu égard à sa nature et à l’importance de ses effets sur la situation des détenus, une décision de changement d’affectation d’un établissement pour peines, à une maison d’arrêt constitue un acte administratif susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès ». En revanche, les juges précisent qu’il en va autrement pour « des décisions d’affectation consécutives à une condamnation, des décisions de changement d’affectation d’une maison d’arrêt à un établissement pour peines ainsi que des décisions de changement d’affectation entre établissements de même nature, sous réserve que ne soient pas en cause des libertés et des droits fondamentaux des détenus » (V. également CE, 13 novembre 2013, requête numéro 355742, requête
numéro 355817, Ministre de la Justice et Puci –Conseil d´Etat,
10ème et 9ème SSR, 13 novembre 2013, requête numéro 338720, Agamemnon: rec. tables, p.748).
L’hypothèse dans laquelle sont en cause des libertés et des droits fondamentaux a été illustrée par l’arrêt du Conseil
d’Etat Rogier du 9 avril 2008 (requête numéro 308221 : AJDA 2008, p.1827, note Costa). En l’espèce, le requérant avait fait l’objet d’un changement d’affectation d’une maison d’arrêt vers un établissement pour peines. Selon lui, sa nouvelle affectation n’était pas adaptée à son Etat de santé et elle constituait un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le Conseil d’Etat rejette cette demande au motif que le requérant est en phase de rémission depuis deux ans et qu’il peut être efficacement suivi par un centre hospitalier disposant d’un service adapté à sa pathologie. Ainsi, la mesure d’affectation du requérant ne portant pas atteinte à ses droits fondamentaux, il s’agit donc d’une mesure d’ordre intérieur insusceptible de recours. En revanche, il a été jugé que le transfert d’un détenu d’une maison centrale située à 60 kilomètres des domiciles de ses filles et de sa compagne, qui pouvaient lui rendre visite chaque semaine, à une autre située à plus de 800 kilomètres de leurs domiciles, les moyens financiers de sa famille ne leur permettant que de procéder à des visites mensuelles, alors qu’il a fait l’objet d’une condamnation à une longue peine d’emprisonnement, bouleverse, dans des conditions qui excèdent les restrictions inhérentes à la détention, son droit de conserver des liens familiaux. Le Conseil d’Etat estime en conséquence que les libertés et droits fondamentaux de l’intéressé étant en cause, et que ce transfèrement constitue une décision susceptible de recours (CE, 27 mai
2009, requête numéro 322148, Miloudi : Rec. p. 209).
Une autre illustration de cette évolution jurisprudentielle peut être fournie par l’arrêt du Conseil d’Etat du 26 novembre 2010, requête numéro 329564, Ministre de la Justice c. Bompard. Les juges considèrent que la décision par laquelle un chef d’établissement pénitentiaire fixe les modalités essentielles de l’organisation des visites aux détenus, notamment le nombre de visiteurs admis simultanément à rencontrer un détenu, est indissociable de l’exercice effectif du droit de visite. Cette décision affecte directement le maintien des liens des détenus avec leur environnement extérieur. Eu égard à sa nature et à ses effets sur les détenus, notamment sur leur vie privée et familiale, elle ne constitue pas une mesure d’ordre intérieur et est toujours un acte faisant grief qui peut donc faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. A contrario, seule est donc susceptible de continuer à constituer une mesure d’ordre intérieur la détermination des modalités non essentielles du droit de visite, c’est-à-dire celles n’affectant pas le nombre de personnes que le détenu est autorisé à rencontrer.
Enfin, dans un arrêt du 9 novembre 2015 (Conseil d´Etat,
10ème et 9ème SSR, 9 novembre 2015, requête numéro 383712: JCP A, act. 963, obs. Touzeil-Divina), le Conseil d’Etat, a considéré que « si une mesure de contrôle par l’administration pénitentiaire des équipements informatiques des détenus, eu égard à sa nature et à l’importance de ses effets sur la situation des détenus, ne constitue pas, en elle-même, un acte administratif susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, tel n’est en revanche pas le cas de la décision distincte de retenue de ces équipements ». Concrètement si une décision refusant au détenu la possibilité d’acquérir un système d’exploitation pour son ordinateur – le système « linux » en l’occurrence – ne constitue pas un acte susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, il en va autrement s’agissant d’une mesure qui aurait pour effet de priver la personne détenue de la possibilité effective d’utiliser cet équipement.
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